Les caricatures
Le Monde n'est pas friand de photographies. Il utilise en
revanche énormément les caricatures. On le voit notamment en Une
avec les dessins de Plantu. Il faut considérer les caricatures comme
étant une synthèse du point de vue de la rédaction sur le
sujet traité. Les auteurs, qui assistent aux conférences de
rédaction, ne connaissent en effet bien souvent pas le sujet. 
La plus connue et la plus controversée des caricatures
publiées par Le Monde est sans doute celle de Plantu dans
l'édition du 21/22 août, date du retrait de l'opération
Turquoise. Le dessinateur y représente un soldat français,
embarquant dans un avion qui le ramène en France. Celui-ci se retourne
et s'adresse à un membre du FPR en lui lançant :
« Et on est bien d'accord, plus de
génocide !!! » Etrange retournement de situation alors
que le FPR s'est justement battu contre les forces armées rwandaises
génocidaires. 
  
On distinguera également un dessin de Sergueï,
publié pourtant le 15 septembre 1995. Le dessinateur représente
Paul Kagamé, leader du FPR, ressemblant étrangement à un
dictateur d'Amérique du Sud, et tendant la main à une flaque de
sang. Il cache dans son dos une machette, arme privilégiée du
génocide perpétré par le gouvernement rwandais. 
  
Ces deux premières caricatures illustrent à
merveille la diabolisation du FPR qui s'opère dans les colonnes du Monde
lors du génocide rwandais.Enfin, un dernier exemple, signé
Pancho, illustre quant à lui un mécanisme plus répandu,
celui de l'interprétation ethniste du conflit.  Le 20 août 1996,
le dessinateur illustre un article signé du journaliste Jean
Hélène. Il représente le président du Burundi,
Pierre Buyoya, sous la pression d'un embargo décidé par l'Ouganda
et le Rwanda. Ces trois pays sont pourtant, selon l'analyse du Monde,
gouvernés par les Tutsis. Le dessin illustre la réaction du
président burundais face à l'embargo : « Tous
des Hutu ! » lance-t-il. 
 
Les accusations
La collusion entre les analyses venues des services
français et celles livrées dans le quotidien national, en
particulier par Jacques Isnard, n'a pas manqué de soulever les
protestations, les indignations et même les accusations. Billets
d'Afrique, publication de l'association Survie, qui a réalisé un
remarquable travail de collecte des articles concernant le Rwanda,
écrivait notamment à ce sujet dans son numéro de juin
1995. 
« Cette analyse de réécriture
instantanée de l'Histoire par les services de renseignements
français est intéressante à plusieurs titres - et pas
seulement par les quelques éléments d'information qui tentent
d'en asseoir la crédibilité [...]. On y trouve à la fois
les grosses ficelles désinformatrices (l'anti-Mobutu Museveni
habillé en mafieux) et cette lecture raciste, virant à la
paranoïa, qui conduisit la France à soutenir le camp du
génocide (la légion tutsi, les nostalgiques de l'empire
tutsi). »2(*)4 
Le 16 juillet, une lettre de lecteur parvient à la
rédaction du Monde. Elle critique la description générale
de la situation au Rwanda comme des massacres interethniques ne prenant pas en
compte l'aspect politique des événements. C'est à dire la
non prise en compte des mécanismes du génocide. 
« Vous réduisez la guerre et les massacres
à l'horreur quand il s'agit également d'actes politiques,
exercés collectivement autant qu'individuellement et dont on peut, dont
on doit chercher les mobiles et les causes possibles. Pourquoi ne
consacrez-vous pas autant de place à une tentative de
compréhension et d'analyse du drame qu'à la
répétition d'une litanie de souffrances
individuelles ? »2(*)5 
En juillet 1994, déjà, les premières
accusations commencent donc à paraître vis à vis du
traitement éditorial du génocide rwandais par le journal Le
Monde. La première à le dénoncer est la journaliste belge
Colette Braeckman. Celle-ci publie un article dans le journal Le Soir,
intitulé « Désinformation et manipulation »
le 25 juillet 1994. Elle commente un éditorial signé de
Jean-Marie Colombani, directeur du Monde. 
« Concluant une prise de position très
critique à l'égard de l'action passée de la France au
Rwanda, ce dernier [Jean-Marie Colombani] recommande à juste titre de se
garder de toute naïveté et affirme - ce dont on se doutait
déjà -  que les bons et les méchants ne sont pas d'un seul
côté. Il précise que « le FPR fait le vide autour
de lui, est responsable de l'exode et surtout ne veut laisser rentrer que les
paysans, sous prétexte de récoltes, ce qui lui permet d'exclure
les intellectuels hutu ». Si cela était confirmé,
conclut prudemment l'éditorialiste du Monde, « cela
rappellerait quelque chose du côté du
Cambodge. » »2(*)6 
Cette « information » sur la
stratégie du FPR est en effet douteuse. Il faut une nouvelle fois
s'interroger sur les sources de Jean-Marie Colombani. L'allusion au Cambodge
n'est pas nouvelle. Le 18 juin 1994, Le Monde utilisait déjà la
comparaison dans un reportage sur six colonnes sur les armes alimentant le FPR.
Il n'est pas le seul. Depuis plusieurs années, les conseillers
français du président rwandais Juvénal Habyarimana
utilisent fréquemment l'appellation « Khmers noirs »
afin de désigner les rebelles du FPR. 
Il est, au sujet de la stratégie du FPR,
intéressant d'examiner un article de l'International Herald Tribune, qui
disposait d'un envoyé spécial au Rwanda. 
« Des officiels français ont dit que le FPR
avait mis des conditions au retour des réfugiés, parmi lesquelles
qu'ils soient analphabètes et qu'aucun membre de leur famille
n'appartienne aux Forces Armées Rwandaises. » 
L'information, reprise dans Le Monde par Colombani, provient
donc des officiels français. Mais elle reprend en fait les propos d'un
représentant rwandais. C'est un article du Monde, preuve que certains
articles des envoyés spéciaux ne participaient pas à la
désinformation, qui nous l'apprend. Jean-Baptiste Naudet2(*)7 écrit ainsi que la
« manoeuvre d'intoxication » est le fait de
« l'ex gouvernement rwandais en exil au Zaïre qui veut que le
FPR règne sur un désert. » Le journaliste reprend ainsi
un discours d'une grande importance, celui du ministre du Travail de l'ancien
gouvernement rwandais génocidaire. Jean de Dieu Habineza
déclarait ainsi, lors d'une conférence de presse du Haut
Commissariat aux Réfugiés (HCR) : 
« Le FPR a dit que seuls les gens qui ne savent ni
lire ni écrire peuvent rentrer, je le confirme. » 
Les accusations apparaissent donc dès juillet 1994 sous
la plume de Colette Braeckman. La journaliste belge conclut même son
article dans le journal Le Soir par une citation évocatrice à
destination de Jean-Marie Colombani : 
« Mentez, mentez, il en restera toujours quelque
chose, disait déjà Voltaire. »26 
C'est donc au fil de 1994 que les doutes vont émerger
concernant le traitement du génocide rwandais par le journal Le Monde.
Très vite, le quotidien dirigé par Jean-Marie Colombani fut
suspecté de partialité dans sa description des
événements, partialité qui, eu égard au
caractère exceptionnel de la question rwandaise, fut qualifiée de
complicité de génocide. Car, dans le même temps, certains
envoyés spéciaux, même au Monde, rendent compte
d'informations objectives qui contredisent les articles de la rédaction
parisienne du quotidien. 
Le 22 juin notamment, dans le journal Le Figaro, un article
prouvait que les coupables du génocide avaient été
identifiés, que les techniques de désinformation sont connues,
notamment la diabolisation du FPR. « Le complexe de Fachoda, la
vision anglophones contre francophones, le discours sur le FPR : les
Khmers noirs de l'Afrique, nos ennemis, tout cela c'est vrai !
reconnaît aujourd'hui une source très haut placée à
Paris. »2(*)8 
Jean-Paul Gouteux fait le même constat, il conclut
d'ailleurs durement, en évoquant Jean-Marie Colombani :
« Mais peut-être ne lit-il pas Le
Figaro ? ».2(*)9 L'entomologiste français livre l'analyse la
plus poussée sur le journal Le Monde. Nous avons donc souvent
évoqué ses conclusions et ses remarques car elles sont sans aucun
doute les plus documentées. Jean-Paul Gouteux faisait ainsi partie de
l'association Survie qui a, dès 1994, cherché à compiler
les articles de presse sur le Rwanda. 
Pour conclure cette partie sur Le Monde, il est important de
préciser une nouvelle fois certaines limites aux accusations. D'une
part, si la ligne éditoriale a été globalement
désinformatrice, certains envoyés spéciaux du journal ont
livré des analyses pertinentes. Certains n'hésiteront pas
à évoquer une énième technique : celle de
glisser quelques articles de vérité pour crédibiliser les
articles de désinformation. Mais ces allégations sont
difficilement vérifiables. 
Il est néanmoins indéniable qu'une certaine
filiation se détache entre les journalistes de la rédaction.
Nombreux ont été les auteurs à écrire sur le
Rwanda. On pourra citer pour unique exemple un article du 3 octobre 1990,
écrit par Jacques de Barrin, sur la première offensive du FPR sur
le pays. « Pasteurs nomades de tradition guerrière, les Tutsis
se raccrochent à la branche des Nilotiques. On les dit quelque peu
sûrs d'eux-mêmes et dominateurs. Les Hutus, eux, appartiennent au
monde bantou. Volontairement ou non, ils se donnent l'image de paysans
accrochés à leurs terres, madrés et plutôt rustres,
malhabiles en politique. »3(*)0 
Cette interprétation ethnique a, semble-t-il,
donné au Monde une ligne de pensée cohérente -encore une
fois celle-ci n'était pas toujours partagée par les
envoyés spéciaux. L'africaniste Jean-Pierre Chrétien
indique ainsi : « Apparemment, il n'y a pas à
Libération une « pensée maison », alors qu'il
y en a une au « Monde » qui est manifestement plus
cohérente. (annexe 6) »3(*)1  
Autre spécialiste du Rwanda, François-Xavier
Vershave revient également sur la question de la relation du Monde avec
les services secrets. 
« Le quotidien du soir évitait d'autant moins
aisément les pièges des spécialistes de la
désinformation, tels Barril ou certains officiers de Turquoise, qu'une
partie de son service « Etranger » semblait en osmose avec
la présentation officielle de l'engagement français au Rwandais
et l'option foncièrement anti-FPR qui le sous-tend. »3(*)2 
* 24 Billets d'Afrique
n°47, juin 1995 
* 25 Lettre publiée
dans Le Monde du 16 juillet 1994 
* 26 Colette Braeckman. Le
Soir, Désinformation et manipulation, 25 juillet 1994 
* 27 Envoyé
spécial à Goma durant l'exode 
* 28 Officiel français
cité par Patrick de Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La
France au Rwanda 
* 29 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999 
* 30 Le Monde, Jacques de
Barrin, 3 octobre 1990 
* 31 Entretien avec
Jean-Pierre Chrétien, Le Cobaye, septembre 1995 
* 32 François-Xavier
Vershave, Complicité de génocide ? La politique de la France
au Rwanda, Editions La Découverte, 1994 
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