II.3.2. A Deraa, la mèche a pris feu, la ville a
saigné : pourquoi ?
L'année 2011, qui a été marquée
par le soulèvements des sociétés dans le monde
arabo-musulman, a révélé de hauts lieux de révolte,
restés dans la conscience de l'opinion publique comme des «
épicentres » de la contestation, des villes « martyres »
qui ont fait souffler l'air de la révolution bien au delà de
leurs frontières. La Tunisie a désormais le symbole de «
Sidi Bouzid », point d'origine des révoltes arabes de cette
année, l'Égypte a sa place Tahrir au Caire et la Syrie a Deraa,
ville du début des soulèvements en mi-mars 2011.
Pour tenter de comprendre pourquoi la contestation s'est
embrassée d'abord dans cette ville, il est primordial de comprendre les
composantes de la société à Deraa, les rapports
qu'entretiennent ses acteurs entre eux, et leur relation avec le reste du
territoire national.
La plupart des activités économiques de Deraa
sont générées par le secteur agricole. Elle a, à
l'image de la région du Hauran bénéficié, comme
nous l'avons dit en citant Fabrice Balanche, de la réforme agraire,
mesure phare de Hafez El Assad. Mais en décembre 2000, quarante deux ans
après la réforme agraire initiée lors de l'union
syro-égyptienne, la Syrie a entrepris de réformer ses structures
agraires. Par la décision « qarâr » politique
numéro 83 émanant du Baath, les fermes d'Etat syriennes ont
été loties en parcelles irriguées à distribuer en
priorité aux anciens propriétaires expropriés entre 1958
et 1966, aux ouvriers agricoles, ainsi qu'aux fonctionnaires désirant
prendre leur retraite. Myriam Ababsa78 juge que ces politiques
visaient une privatisation d'un secteur stratégique de l'économie
syrienne : en effet, le secteur agricole emploie le tiers de la population
active et contribue au tiers de son PIB national. Surtout, cette mesure
réduira le poids des dépenses dans le secteur public. Pourtant,
cette réforme ne fut pas très médiatisée, les lots
étaient rarement cédés et pour cause : d'après
Myriam Ababsa, des centaines de lots en attente dans le village de Dibsi Afnan
auraient été attribués à des membres haut
placés du Parti Baath. Selon l'auteur, cette réforme aurait
produit un effet de contre-réforme tant elle a surtout profité
à une nouvelle classe de propriétaires enrichis qui s'est
ajoutée « aux relais habituels du clientélisme syrien
».
78 Myriam Ababsa, « Le
démantèlement des fermes d'Etat syriennes : une contre
réforme agraire » in La Syrie au présent, reflets d'une
société, éditions Sindbad-Actes Sud, p.739, juin
2007.
78
Pour en revenir à Deraa, les revendications des
populations concernent, comme nous l'avons vu, la région
elle-même, son gouverneur, les notables locaux du Parti et les «
relais habituels du clientélisme syrien ». A Deraa, la
communauté alaouite qui, nous le rappelons, s'est étendue sur le
territoire syrien à partir des années 1970, s'installe à
Deraa. Les fermes d'Etat, comme les postes dans la fonction publique ou dans
l'armée sont presque réservés aux alaouites du djbel
Ansariyeh. Or, la crise socio-économique grave que traverse la Syrie,
combinée à de plus en plus de privilèges accordés
et à d'avantage de frustrations relatives, pouvait mener à la
rupture sociale et à la rébellion contre l'Etat, qui n'est plus
considéré dès lors comme légitime. Les causes de
révolte à Deraa sont multiples : le marasme
socio-économique, le chômage endémique et les
privilèges clientélistes ont fini par embraser les frustrations
relatives et la colère sociale.
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