2.3 Les élus partisans du pragmatisme ou le principe
de réalité
Un certain nombre d'élus des villes de Gdansk,
Brème et Riga sont sceptiques quant à un quelconque discours
utilisant la mythologie hanséatique. Ils sont élus au conseil du
Land, au Sénat, à la mairie, ou au sein du Voïvodie. Deux
arguments principaux sont convoqués par ces acteurs : le manque de
visibilité du mot « Hanse » et le caractère
périphérique des villes hanséatiques dans un contexte
européen ou mondial.
Le premier argument de ces élus est le manque de
visibilité du mot Hanse. Il faut prendre ici le mot visibilité
dans tous ses sens : la Hanse ne serait pas visible dans la ville et son sens
n'apparaîtrait pas comme évident.
Ainsi à Gdansk et à Riga, certains
spécialistes et élus109 affirment que la Hanse ne
serait pas un héritage qui aurait une trace dans le développement
contemporain de la ville. Le nom de « Hanse » serait peu
utilisé y compris pour le patrimoine et l'on préférerait
parler d'âge d'or du développement de la ville, de traditions
historiques. La Hanse ne serait plus qu'un élément
décelable dans le style de l'architecture, dans le paysage urbain et
dans le pouvoir économique représenté par ce paysage. Si
la Hanse serait si absente de ces villes, c'est qu'elle ne pourrait pas
être à la base d'un nouveau développement de celles-ci :
l'efficacité même du concept de Hanse dans le domaine de l'action
est mise en question. La « Nouvelle Hanse » peut certes être
une bonne idée mais elle mérite d'être
matérialisée : or, est ce que les entrepreneurs, investisseurs
partagent l'opinion que l'histoire peut jouer un rôle important, ont-ils
le souvenir de ce qu'était la Hanse autrefois ? Cet avis est
partagé par Peter Oliver Loew. Pour lui, la Hanse si elle a un sens dans
les pays de la Baltique laissant ainsi apparaître un horizon et une
sensibilité pour l'espace historique, ne doit pas être
surestimée : elle est un capital symbolique pour les villes et
régions qui ont appartenu à la Hanse historique. Mais ce capital
doit être validé par des actes. Il prend l'exemple de Gdansk : la
Hanse serait trop présente dans la ville qui aurait souffert de sa
mythologie. La ville des narrations n'est pas la ville où l'on vit.
La
108 Cette réticence risque à terme de mettre en
danger l'effervescence du mythe de la Hanse dans la ville car c'est par
l'emploi que se construit l'habitude (c'est sans doute l'emploi qui a aussi
construit une forme d'habitude à Gdansk et Riga) et donc la mythologie.
En somme, le couple représentations/pratiques fonctionne dans les deux
sens.
109 Interview du 24/10/07 avec Iwona Sagan, maître de
conférences et du 29/10/2008 avec Ewa Jagodzinska, élue,
responsable du service de la coopération internationale auprès de
l'office du maréchal du Voïvodie de Poméranie. Interview du
20/02/2008 avec Zaiga Krisjane, maître de conférences à la
faculté de Géographie de Lettonie
35
rhétorique politique n'engendrerait aucune dynamique,
pire, elle comblerait un manque de développement. Il serait facile pour
les politiques de rappeler un passé glorieux qui éviterait une
remise en question, comblerait un manque et cacherait de vraies questions sur
la nécessité d'un plan urbain ou d'infrastructures de transport.
Cette supériorité d'une sphère symbolique expliquerait que
l'ancienne Danzig possédant de nombreux atouts soit en stagnation
économique face à des villes telles Poznañ, Wrocaw ou
Varsovie au « coeur de l'Europe » qui auraient su développer
une conscience citadine.
A Brème, les élus110 soulignent
également l'inutilité des rencontres hanséatiques,
qualifiées de « rencontres folkloriques ». Ce serait en somme
une réunion de maires aimant à se retrouver une fois par an.
Certains élus ont même été « irrités
» que le débat tourne autour du passé hanséatique
lors de nos interviews. En effet, Brème voulant défendre l'image
d'une ville à la pointe de la technologie111souhaite le faire
en tournant le dos au passé hanséatique perçu comme
désuet : la ville a d'ailleurs rédigé un document
récemment afin d'expliquer les raisons pour lesquelles elle refusait
depuis 8 années de participer aux « Journées
Hanséatiques » : celles-ci n'aboutissent pas sur des pratiques
économiques même si des forums sur le thème de
l'économie ou du commerce sont organisés pendant les
festivités et les entreprises les plus importantes pour la ville ne
participent pas à ces forums. Brème organiserait elle-même
des forums économiques qui seraient plus utiles pour construire des
partenariats à l'international et non pas seulement à
l'échelle régionale. Les échanges entre les villes
baltiques dès 1970-1980 ne se seraient d'ailleurs pas construits
principalement sur le thème de la Hanse mais sur d'autres thèmes
essentiels. Les réseaux dans lesquels Brème est active ne
feraient pas en majorité référence à la Hanse et ne
concerneraient pas forcément des régions hanséatiques. En
somme, les rencontres hanséatiques n'auraient de sens que d'un point de
vue touristique or les touristes ne viennent pas à Brème pour les
monuments hanséatiques finalement assez rares mais pour
l'Universum, ou pour le Kunsthalle112. La Hanse
aurait un impact plus important dans les petites villes, qui se raccrochent
à cet héritage comme à une ressource, susceptible de
favoriser leur développement.
A Brème, Gdansk et Riga, l'aspect trop flou du concept
de « Hanse » est également souligné113. A
Gdansk, les acteurs dénoncent la liste des villes de l'organisation
« Hanse des Temps Nouveaux» qui s'allonge d'année en
année et qui ne correspond plus précisément à une
carte médiévale. En réalité, la carte de
l'organisation occupe peu à peu l'ensemble de l'aire de drainage de la
mer Baltique, prenant en compte toutes les villes situées sur la Weser,
sur l'Elbe ou sur la Vistule. Cela n'aurait rien à voir avec
l'idée originale de la Hanse historique consistant à créer
un réseau économique autour d'un intérêt commun : la
sécurité du transport des marchandises. Aujourd'hui, la
110 Interview du 08/02/2008, avec Andrea Frohmader,
chargée des relations internationales auprès du Senatkanzlei
qui nous a parlé de son travail avec les élus du
Senatkanzlei
111Grâce notamment à son secteur
aéronautique
112 Musée d'art de la ville
113 Par les mêmes acteurs
36
Hanse serait plus politique qu'économique et chaque
membre d'un réseau de coopération aurait une idée
différente de sa possible application. Un article du « Berner
Zeitung » en vient à poser la question « Qu'est-ce donc
qu'une ville hanséatique ? »114.
Les élus s'opposent également à une
utilisation intempestive de la Hanse car la région qu'elle recoupe
serait aujourd'hui périphérique.
A Gdansk, on parle de l'impossibilité d'être fier
de s'affirmer comme périphérique115. En effet, pour
l'Union Européenne dont le centre économique se situe dans la
Dorsale, la Baltique est une périphérie. Avec
l'intégration de 2004, les centres économiques pour les villes
étudiées ont changé et d'autres aires économiques
que la Baltique sont apparues. Le projet baltique doit être
considéré à présent à égalité
avec d'autres projets internationaux, européens ou non, dans un contexte
mondialisé. Ainsi ces acteurs insistent sur la présence, à
Gdansk, d'investisseurs indiens, américains, japonais, français.
Le nouveau port conteneurs de Gdansk, actuellement en construction a
été financé par des anglais et australiens à
hauteur de 250 000 000 d'euros116. De plus, dans un monde
globalisé, Gdansk doit être compétitive et elle est, pour
cela, en concurrence avec Brème ou Riga. Si la coopération entre
les villes peut être administrative, économiquement, c'est la
concurrence qui domine. Mais la compétition se fait aussi à
l'échelle des pays. Or dans cette course à la
compétitivité, la Baltique n'est pas forcément une
solution viable pour les exportations polonaises hors de la Baltique : Une
entreprise située à Poznañ ou à Cracovie
préférera rejoindre Hambourg en 2 jours de transport car le
réseau polonais est encore assez lent (même si celui-ci
s'améliore) sachant que le réseau allemand est très rapide
plutôt que de passer par Gdansk avec des détroits danois
ralentissant encore un peu plus le temps de trajet.
A Riga, le discours est le même et les élus
arguent de relations avec la Chine et l'Afrique du Sud. L'Europe
n'apparaît d'ailleurs que comme un but parmi d'autres.
Même constat à Brème : le réseau
européen est privilégié face au réseau baltique et
la ville cherche à conformer ses thèmes aux thèmes
européens et non aux motifs hanséatiques. Or est-ce bien vu au
temps de la mondialisation de faire référence à des
particularités régionales ? La ville a construit des relations
avec la Chine, avec l'Amérique ou avec Toulouse sur le thème de
l'aéronautique et, dans ces réseaux mondiaux, la Hanse
apparaîtrait là encore comme périphérique surtout
depuis la guerre de 1939-1945 qui aurait complètement modifié
l'ensemble du système économique.
Trois conclusions possibles peuvent être tirées, me
semble-t-il de ces discours.
Il est d'abord frappant de remarquer que les arguments
développés par ceux qui se disent contre le concept de la «
Nouvelle Hanse » sont les mêmes que ceux qui revendiquent ce
même
114 « Was bitte ist eine Hansestadt? »
115 Mêmes acteurs
116 C'est le plus grand investissement à Gdansk
37
concept. La seule différence est qu'ils sont
retournés : la Hanse irait contre l'attraction des investisseurs et
contre les logiques européennes. Alors que les élus de la «
Hanse des Temps Nouveaux » pensent une Hanse permettant
l'intégration européenne et l'attraction des investisseurs par la
coopération, les élus allant contre cette idée, opposent
Europe et Hanse, limitant la Hanse à la Baltique et montrant comment la
référence historique peut empêcher un ancrage à
l'Ouest.
Le deuxième élément qui peut être
relevé de cette analyse est l'importance d'une réflexion spatiale
dans l'étude de la mythologie hanséatique. L'espace est au coeur
des débats sur le concept de Hanse chez les deux partis. Chaque acteur a
une vision de la Hanse qu'il défend. L'espace sert à montrer le
manque de clarté du terme Hanse117, il est utilisé par
les acteurs pour mettre en évidence le caractère
périphérique ou central des réseaux hanséatiques
renouvelés dans les réseaux européens. Mais dans ces
raisonnements, à aucun moment, une carte de l'ancienne Hanse n'est
utilisée. Tout se fait selon une appréciation mentale de la
Hanse. Pour certains, elle se limite à l'espace maritime baltique et
l'espace qu'elle représente est donc périphérique. Pour
d'autres, elle est prise selon une acception large, englobant l'Angleterre, les
Pays Bas, la France118 , la Belgique et ses principaux axes
apparaissent donc centraux dans une Europe élargie.
Enfin, au-delà de l'espace recouvré par la
Hanse, le caractère même spatialisé ou non du mot Hanse
dans les trois villes est essentiel. A Brème, le mythe de la Hanse est
très peu spatialisé119. On utilise le concept de Hanse
comme l'affirmation d'une valeur individuelle liée à la
dénomination Hanseat : des entrepreneurs de Hambourg
travaillant à Singapour120 pourront être
qualifiés de Hanseaten. Or l'aspect spatial du mythe de la
Hanse, c'est bien la Baltique en tant que mer mais aussi la région
baltique, à prendre au sens large des espaces riverains de la mer
Baltique. Il en est de même à Gdansk, où le mythe de la
Hanse est associé à la multi-culturalité, non à
l'espace baltique. Là encore, la Hanse est déspatialisée.
En revanche, à Riga, le mythe garde sa teneur spatiale. La Hanse est
l'époque où Riga se trouvait au coeur des relations Est/Ouest et
constituait la métropole de la Baltique de l'Est. Or c'est cette place
qu'elle brigue aujourd'hui. La ville s'ouvre donc à l'espace baltique.
Ces éléments montrent comment un mythe hanséatique peut
être vivant dans une ville sans que celle-ci place la Baltique au coeur
de sa politique (Brème en est un exemple frappant).
Ces éléments sont aussi à rapprocher
d'une situation : Brème est proche du coeur de l'espace européen,
des grands ports de la « Northern Range » et est situé en mer
du Nord de l'autre côté des détroits danois. Quant à
Gdansk, elle est relativement proche de la frontière allemande. Ces deux
villes peuvent plus facilement « tourner le dos » à la
Baltique et donc à la Hanse que Riga.
117 Par une extension spatiale trop grande des admis dans le
réseau de la «Hanse des Temps Nouveaux»
118 La « Hanse des Temps Nouveaux » voulait inclure la
Rochelle dans les villes hanséatiques
119 Sauf à l'époque nazie pour justifier
l'idéologie hitlérienne de l'espace vital.
120 Donc assez loin des côtes hanséatiques
38
|