II.2 - Perceptions et logiques des acteurs impliqués
dans la gestion des
ressources naturelles à
Youpwe
L'espace à mangrove de Youpwe fait de plus en plus
l'objet de discorde entre différents acteurs intervenant dans ce champ
d'action. Les municipalités, l'Etat, les populations autochtones et
les groupes étrangers qui s'y sont installés, il y a environ
trois décennies, se livrent à des luttes d'influence. L'espace
à mangrove devient par conséquent une plate forme aux enjeux
multiples et variés. Schématiquement, il se dégage
plusieurs logiques d'acteurs.
La mangrove revêt une signification pour chaque groupe
installé à Youpwe. Les représentations que les groupes se
font de cet espace sont totalement contraires aux intérêts des
pouvoirs publics. Cette divergence d'intérêts suivant les acteurs
se traduit parfois par la contestation et le non respect des lois et
règlements édictés par les autorités
administratives. A titre d'illustration les arrêtés municipaux
interdisant la construction des habitations dans toute la zone
marécageuse sont balayés du revers de la main par les populations
en quête des terres. De même l'interdiction d'acquisition des
terres dans les cinquante premiers mètres à partir du niveau de
la plus basse mer, mentionnée dans l'ordonnance n °74 /2 du
26 juillet 1974, n'est pas respectée par les populations qu'elles soient
autochtones ou étrangères. Cette situation est
révélatrice de la nature de relations qui existe entre les
populations et l'administration au sujet de l'espace à mangrove de
Youpwe. En clair, les populations de Youpwe développent une logique de
contestation à l'égard de l'administration. Elles récusent
tout de l'administration qui les empêcherait de jouir paisiblement des
ressources de la mangrove.
En effet la mangrove regorge de nombreuses ressources (terres,
bois, poisson, sable, gravier...). Ainsi les populations autochtones estiment
que c'est en résidant près de ces ressources qu'elles assumeront
à bon escient leur droit naturel de propriété. Selon eux,
il est hors de question d'aller s'installer ailleurs. En effet, tous ceux qui
se réclament autochtones affirment que les terres et les ressources qui
s'y trouvent appartiennent aux populations qui y vivent. Ainsi l'espace
à mangrove de Youpwe passe pour devenir une entité autour de
laquelle se construit une identité spatiale ; bien que cet espace
n'appartienne véritablement à aucun groupe. Youpwe apparaît
en effet comme un espace éclaté au sein duquel les populations
hétéroclites et aux intérêts divergents se
côtoient. Il se développe donc chez ces populations dites
autochtones un élan de revendication de cet espace qui pourtant, selon
la loi relève du domaine public. Cette logique d'appropriation de
l'espace à mangrove de Youpwe se heurte contre la puissance publique.
Cette situation ambiguë voire conflictuelle entre populations locales
soucieuses d'exploiter leurs ressources, et les dispositions légales qui
leur en interdisent, trouvera- t- elle une issue dans cette
localité ? Pour l'instant ce débat n'est pas à
l'ordre du jour. Mais toujours est-il qu'avec l'avènement de la
décentralisation et surtout du concept de la foresterie communautaire
qui est synonyme de transfert de pouvoirs aux collectivités locales avec
possibilité de gestion autonome des ressources de toute nature, cette
épineuse question sera plus ou moins résolue.
Mais dans l'attente de l'effectivité de la foresterie
communautaire l'espace à mangrove de Youpwe fait déjà
l'objet de nombreuses représentations populaires. Plusieurs observations
et témoignages indiquent que les populations de Youpwe et des environs
entretiennent des liens particuliers avec l'espace à mangrove. Les
populations de Youpwe considèrent l'espace à mangrove comme
« un don naturel de Dieu ». La forêt de mangrove
à Youpwe remplit une double fonction : la fonction
matérielle et dans une moindre mesure la fonction spirituelle. La
fonction assignée à la forêt de mangrove dépend
largement du groupe ethnique et de la classe sociale auxquels l'on
appartient. Cette signification est d'autant plus profonde lorsqu'il s'agit des
groupes autochtones, c'est-à-dire ceux qui ont entretenu des rapports
étroits et séculaires avec cet écosystème. Ainsi
pour les autochtones Douala, la mangrove qu'on appelle ici
« matanda » n'est pas considérée comme un
réservoir de ressources qu'il faille exploiter absolument. Mais c'est un
espace, ou un milieu qui représente un fort potentiel culturel. C'est un
véritable patrimoine traditionnel à transmettre à la
génération future.
Pour le peuple Douala, la mangrove et l'espace côtier en
général est le lieu par excellence où séjournent
momentanément les esprits de l'eau ou ancestraux. C'est
précisément vers l'eau et l'espace côtier souvent recouvert
de mangrove que le peuple Douala va à la rencontre des génies de
l'eau lors du célèbre festival annuel des peuples Sawa : le
« Ngondo ». Vu sur cet angle, la forêt de mangrove
n'est pas seulement un écosystème, un ensemble des
éléments de la nature (végétation, animaux,
poisson, sol, ...), mais une âme, un lieu sacré qui requiert
respect, protection et mérite d'être conservé. Il se
dégage clairement chez les douala une logique traditionnelle et
affective en rapport avec la mangrove et l'espace côtier en
général.
En revanche pour les populations allogènes, la mangrove
est perçue comme un espace malsain et impropre qui requiert d'être
aménagé et urbanisé. De même la mangrove est
perçue comme un support des activités matérielles :
chasse, pêche, cueillette. Cette vision réductrice de la
mangrove par les allogènes comme un milieu à exploiter est aux
antipodes de celle des autochtones Douala. La mangrove à Youpwe est donc
au centre des enjeux divers. Ces enjeux qui sont de plus en plus culturels,
sociaux et économiques relèguent au deuxième plan la
dimension écologique et environnementale de cet espace pourtant
indispensable à la stabilisation et au maintien de l'équilibre de
la zone côtière. Nous relevons pour ainsi dire une logique
rationnelle en finalité ou en calcul d'intérêt qui
caractérise les populations immigrées notamment les
étrangers ouest africains mais aussi les populations de l'ouest Cameroun
pour qui la mangrove et l'espace côtier n'ont aucune signification. Cette
situation relève de l'ignorance et du déficit d'éducation
et de sensibilisation des populations ; et la conséquence
immédiate qui découle du déficit d'information des
populations sur l'importance et les potentialités écologiques de
la mangrove est la mise en valeur de cet espace pour des fins d'urbanisation.
C'est d'ailleurs dans cette perspective d'aménagement
et d'artificialisation de l'espace à mangrove que s'inscrit
malheureusement le projet « Sawa beach », projet
initié par la communauté urbaine de Douala (CUD). Selon la CUD,
le projet Sawa beach est porteur de développement multisectoriel.
Conçu pour être construit sur une superficie de 1000 ha, Sawa
beach devrait « permettre aux habitants de la capitale
économique de profiter de sa façade maritime ». En plus
de quelques 800 logements, le projet devrait générer selon les
projections, 3000 emplois, 345 ha de terrains aménagés dont 100
ha de routes, 100 ha d'espaces verts, 100 ha de canaux et autres lacs sont
également prévus. Bref, la CUD prévoit simplement la
construction d'une nouvelle ville ; « Celle- ci ne va pas se
faire au détriment de la vieille ville » souligne le
délégué du gouvernement. Ce projet certes salutaire qui
vise à doter la ville de Douala d'infrastructures viables se heurte
malheureusement aux aspirations des populations et des entreprises
installées à Youpwe soucieuses de consolider leurs assises
foncières dans l'espace à mangrove. De ce point de vue, l'espace
à mangrove devient un espace à géométrie variable
où des acteurs aux logiques diverses s'emploient, se déploient et
s'affrontent. Il convient de souligner que certains acteurs impliqués
dans la problématique de l'espace à mangrove de Youpwe sont
à l'origine d'un processus de territorialisation à travers des
pratiques et des stratégies d'appropriation.
III - Contraintes du milieu physique et mise
en valeur de l'espace à
mangrove à Youpwe
Constitué essentiellement de la mangrove qui se
développe sur des formations superficielles composées de vases,
de tourbes et du sable mouvant, l'espace où s'est érigé le
quartier Youpwe présente des conditions naturelles difficiles pour toute
installation humaine. Toutefois, l'homme, doté d'une intelligence et
d'une imagination débordante a su mettre en place une technicité
et des savoirs qui lui ont permis de dompter ce milieu, de se l'approprier et
de l'exploiter à sa guise.
|