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Ecriture romanesque post-apartheid chez J.M. Coetzee et Nadine Gordimer

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par Ives SANGOUING LOUKSON
Université de Yaoundé I - Master2 0000
  

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II-1-2- Les modalités du personnage dans Elizabeth Costello et Get a life

Philippe Hamon présente l'importance de l'étude des modalités du personnage en ces termes:

La théorie des modalités est certainement, dans la recherche narratologique contemporaine, la branche qui a fait le plus spectaculairement progresser la connaissance que nous pouvons avoir du fonctionnement des structures narratives, des récits en général, et qui a affiné considérablement la description du problème du personnage en particulier112(*).

C'est dire qu'étudier les modalités du personnage dans Get a life et dans Elizabeth Costello aiderait à mettre en évidence la contribution de la catégorie personnage à la construction du sens dans ces deux romans. Il convient de préciser que dans mon analyse, il s'agit de rechercher le sens afin de décider si l'écriture post-apartheid chez Coetzee et Gordimer témoigne des ruptures ou des continuités autant stylistiques, thématiques, idéologiques, qu'épistémologiques en rapport avec leur deux romans précédemment étudiés.

Bien qu'Hamon détermine trois modalités du personnage dans ses analyses, je me contenterai d'étudier deux de ces modalités, compte tenue de leur pertinence pour mes préoccupations. J'évite ainsi l'étude du vouloir des personnages parce qu'on la rencontre involontairement dans les questions du savoir et du pouvoir des personnages. Aussi, faut-il signaler qu'étant donné la « mise à distance »113(*) que Coetzee et Gordimer font subir aux personnages secondaires, je m'intéresse exclusivement aux personnages principaux dans mon étude des modalités.

II-1-2-1- Le savoir des personnages

Je m'intéresse au savoir des personnages dans Elizabeth Costello et Get a life afin d'avoir une plus large connaissance des personnages. Hamon souligne d'ailleurs l'intérêt du savoir des personnages lorsqu'il écrit :

Le savoir est certainement la modalité qui, dans le système des personnages, informe le plus ces mêmes personnages ; modalité polymorphe, polyvalente, elle contribue d'abord à qualifier le personnage, à définir un type particulier de compétence préalable à l'action (...) ; enfin ce savoir peut circuler préférentiellement du narrateur au lecteur...114(*)

En d'autres termes, l'examen du savoir des personnages contribue à définir sous quel angle leur lecture est révélatrice de fêlures davantage décisives quant à leur contribution à la construction du sens dans les romans.

Dans Elizabeth Costello, on est aussitôt impressionné par l'importance aussi bien qualitative que quantitative du savoir du personnage central. Elizabeth Costello se profile plutôt comme une prodige des humanités. Son savoir ne s'étend pas seulement aux philosophes occidentaux de renom comme Descartes, Platon, St Augustin, Aristote, Wittgenstein..., aux hommes politiques célèbres comme Gandhi, Hitler, Bentham, Machiavel,...mais aussi bien aux hommes de lettres comme Montaigne, Camus, Dostoïevski, Swift, Amos Totuola et bien d'autres.

La pluridisciplinarité du savoir de Costello n'est pas sans conséquence pour le décodage de la symbolique qu'elle constitue. Elizabeth Costello est simplement une érudite insatiable de savoir majoritairement produit par des hommes occidentaux. Le point de vue de Costello, eu égard à son impressionnant savoir, même s'il ne compte pas pour Emmanuel Egundu, l'autre écrivain nigérian qu'elle rencontre lors de la croisière à destination de Cape Town, devrait compter pour le lecteur comme il compte déjà pour l'Occident115(*).

En effet, que Coetzee campe dans le personnage Elizabeth Costello une telle impressionnante culture savante, force le lecteur sinon à l'admirer, du moins à lui faire confiance au point d'adhérer par principe à ses thèses ou à ses idéaux par rapport aux thèmes divers qu'elle aborde en trois années de célébration le long du récit.

Aussi réussit-elle à faire passer ses convictions pour la Norme. C'est le cas par exemple lorsqu'elle souligne l'inexistence de la littérature africaine comparée à la littérature anglaise ou russe. La scène se passe lors de la croisière à bord du SS Northen Lights à destination de Cape Town. À cette occasion, elle a rencontré Emmanuel Egundu, un ami de longue date qu'elle a perdu de vue depuis fort longtemps. Costello théorise en effet sur la littérature africaine en réaction à l'exposé de l'écrivain nigérian Egundu :

The English novel is written in the first place by English people for English people. That is what makes it the English novel. The Russian novel is written by Russians for Russians. But the African novel is not written by Africans for Africans. African novelists may write about Africa, about African experiences, but they seem to me to be glancing over their shoulder all the time they write, at the foreigners who will read them. Whether they like it or not, they have accepted the role of interpreter, interpreting Africa to their readers. Yet how can you explore a World in all its depth if at the same time you have to explain it to outsiders? (...) It is too much for one person; it can't be done, not at the deepest level. That it seems to me is the root of your problem. Having to perform your Africanness at the same time as you write (EC: 51)

Même si Boniface Mongo-Mboussa voit dans cette théorisation de Costello un doigt accusateur que Costello pointe sur l'absence d'une institution littéraire autonome en Afrique116(*), il n'en demeure pas moins qu'Elizabeth Costello traite ici d'une Afrique qui serait figée, une Afrique qui serait simplement « là » comme l'aurait dit Edward Said117(*). Une Afrique qui ne demande qu'à être interprétée par l'Africain pour l'autre. De l'autre côté, elle projette une Angleterre ou une Russie toutes aussi figées. Costello semble plutôt convaincue que « les Nations n'auraient d'autre avenir culturel que l'enfermement dans un particulier limitatif ou, à l'opposé, la dilution dans un universel généralisant »118(*).

Par cette forme de conceptualisation, Costello, rejette ou ignore non seulement l'idée d'une Afrique en construction, mais soutient l'incapacité des écrivains africains à détourner à l'institution littéraire occidentale sa matière d'oeuvre afin de la convertir au profit de l'Afrique et de l'humanité tout court. Ce modèle de survie que Coetzee concédait pourtant à Michaël K dans Michaël K., sa vie son temps, est refusé dans Elizabeth Costello aux écrivains africains. Voilà qui suggère une vision manichéenne en circulation dans ce roman, mais les informations jusque là exhumées ne permettent pas encore de dire avec assurance si cette vision est partagée par le créateur du personnage d'Elizabeth Costello.

Néanmoins, il n'est pas exagéré de dire de Costello qu'elle est loin d'admettre ce qu'Édouard Glissant appelle « la poétique de la relation », poétique selon laquelle toute identité figée n'est qu'identité de nom, tandis que la véritable identité s'étend toujours dans un rapport à l'autre119(*).

En estimant comprendre le problème dont souffrent les écrivains africains, Costello n'ignore sans doute pas que « qu'elle soit de forme passive (la compréhension) ou active (la représentation) la connaissance permet toujours à celui qui la détient la manipulation de l'autre ; le maître du discours sera le maître tout court »120(*). La supériorité que confère le savoir ou la connaissance est illustrée à travers Costello selon qu'on la considère du point de vue actanciel ou du point de vue sémiologique.

Du point de vue actanciel, le fait qu'elle soit maître tout court se vérifie au-delà de l'admiration ou de la quasi divinisation dont elle bénéficie dans les universités américaines (Appelton, Pennsylvanie, Williamstown, Altona...), en Australie, aux Pays-Bas ou au Mexique. Dans ce dernier pays, il existe d'ailleurs une revue trimestrielle intitulée Elizabeth Costello Newsletter (EC : 2). Celle-ci consacre ses publications aux prouesses et réalisations d'Elizabeth Costello. La célèbre écrivaine est exclusivement célébrée, honorée voire magnifiée en Europe, aux USA et en Australie où elle a plutôt bonne presse. En outre, la multiplication des scènes où elle est adulée qui contraste fortement avec la rareté des fois où elle est plutôt critiquée, contribue à renforcer le statut de maître chez Costello.

Le pouvoir qu'a Costello d'ébranler des sympathies dans la plupart des lieux où elle se produit dans la diégèse, a pour conséquence sur le lecteur, d'ébranler aussi les siennes. Ce dernier n'a quasiment pas autre choix que de sympathiser avec Costello. Voilà une démarche qui garantit au lecteur de s'interdire à desceller quelque gravité ou faiblesse que ce soit dans les thèses ou les convictions de la savante.

J.M. Coetzee d'Elizabeth Costello comme J.M. Coetzee de Michaël K, sa vie, son temps n'encourage donc pas son lecteur à être actif, créatif ou critique vis-à-vis de son personnage central. J.M. Coetzee continue simplement à forcer l'admiration ou l'émotion du lecteur, réarticulant ainsi le principe que Rita Barnard soulignait déjà à propos de Michaël K, à savoir qu'il faut pratiquement mériter de lire et de comprendre J.M. Coetzee121(*). C'est dire qu'on peut admettre sans résistance que le personnage d'Elizabeth Costello renferme par certains côtés quelques traits de la personnalité de J.M. Coetzee.

Comparé à Elizabeth Costello où le personnage central se distingue par une pluridisciplinarité impressionnante de son savoir, ce qui lui confère notoriété et respectabilité, Get a life expose plutôt un personnage de premier plan qui se distingue fortement de celui dans Elizabeth Costello. Paul Bannerman, écologiste qualifié de son état, n'exhibe pas comme Elizabeth Costello son savoir. Tout se passe avec lui comme s'il avait pour ambition de se donner comme le contraire d'Elizabeth Costello. Tandis que Costello est vénérée, célébrée et respectée pour son savoir, Paul semble être de ceux qui pensent comme Paul Valery qu' « il n'est de véritable savoir que celui qui peut se changer en être et en substance d'être, c'est-à-dire en acte»122(*) .

En réalité, Paul Bannerman oriente son savoir vers l'action politique et sociale. Il oppose une énergique résistance, avec Derek et Thapelo, aux projets gouvernementaux d'acquisition nucléaire en Afrique du Sud. L'idée c'est d'épargner à l'Afrique du Sud et aux pays voisins les conséquences environnementales importantes découlant des implantations nucléaires (GL : 15). Paul conteste également la construction d'une autoroute dont la réalisation raserait de la carte du monde le pondoland. Il qualifie ce site écologique comme « the centre of endemism, the great botanic treasure (...), sixteen million tons of heavy minerals and eight million tons of ilmenite. One of the biggest mineral sand deposits in the world » (GL: 84).

Plutôt que de détruire ce grand centre d'espèces végétales et animales singulières, le gouvernement gagnerait à en faire un site touristique qui lui générerait autant d'espèces sonnantes et trébuchantes que l'autoroute, à la différence que l'écologie n'en souffrirait pas. Voilà pourquoi Paul pense qu'en prétendant développer le pays, le gouvernement contribue avec de tels projets, s'ils venaient à se réaliser, plutôt à l'appauvrir et à le ruiner. « The government must, insiste-t-il, vuka (se reveiller)123(*) ! Open their eyes. See what's getting by in the name of development. All over the country (...) development taking the form of destruction ». (GL : 84-85)

Que, malgré son activisme et la justesse des raisons de sa lutte, ses idéaux ne rencontrent de sympathie aucune au sein du gouvernement sud-africain, souligne le paradoxe et le sentiment d'inachevé dont est porteur le véritable savoir ; savoir que Gordimer semble avoir pris le parti de déployer au-travers de Paul Bannerman. D'entrée de jeu, Paul est atteint d'un cancer de la thyroïde qui le freine sérieusement dans sa lutte politico-sociale et environnementale. Sans doute que s'il était dépositaire du même type de savoir qu'Elizabeth Costello, ce cancer l'aurait évité et n'aurait pas autant souligné sa fragilité et sa faillibilité. Nadine Gordimer adopte par ce discours sur le savoir une démarche moins stériotypée que celle de J.M. Coetzee chez Elizabeth Costello.

La quarantaine terminée, Paul renoue avec les recherches dans des forêts, brousses et velds, question de mobiliser davantage de faits et d'éléments pouvant lui servir, ses amis aussi, de pièces à conviction afin de dissuader le gouvernement des réalisations qu'il entend mener. Comme si Gordimer était résolument décidée à soutenir que le véritable savoir ne conférait pas automatiquement une place au soleil, elle n'autorise pas d'espérer un succès automatique dans la démarche de Paul et de son équipe. Car à la fin du roman, on voit un gouvernement visiblement décidé à mener à exécution ses projets :

Minister of environmental Affairs, Van Schalkwyk, has set aside (abandoned? A for real no-no? May be) a decision made a year before this month of birth to construct the pondoland Wild coast toll road. And the Minister of Minerals and Energy, she's announced that the pebble-bed nuclear reactor is halted. Pending further environmental assessment, yes-oh of course. (GL : 187)

De l'étude du savoir des personnages dans Get a life et dans Elizabeth Costello, on peut observer que comparée à J.M. Coetzee, Nadine Gordimer propose avec Get a life une démarche conceptuelle sur le savoir qui l'engage sur la voie des écrivains engagés à se soustraire des fixités, vices ou extravagances du groupe social auquel elle appartient. Néanmoins, il demeure le fait qu'il ne lui réussit pas toujours d'envisager comme personnage central un personnage noir124(*).

* 112 P. Hamon, Le personnel du roman, op. cit., p. 235.

* 113 P. Hamon, Le personnel du roman, op.cit., p. 56.

* 114 P. Hamon, Le personnel du roman, op.cit., p. 274.

* 115 Il convient de faire observer que si on venait à remplacer Costello par Coetzee (cette interchangeabilité est d'ailleurs possible, tant les deux auteurs ont de points de ressemblances), on remarquerait une coïncidence notoire entre le sort de Costello autant en Afrique (Egundu) qu'en Occident (USA, Pays-Bas...) et celui que la critique a réservé à John Coetzee comme cela a été souligné à l'introduction, célébré en Occident mais suspecté par les Noirs sud-africains.

* 116 Boniface Mongo-Mboussa, « Littérature en miroir : création, critique et intertextualité » in Notre Librairie, La critique Littéraire N°160, décembre 2005-février 2006, P.56.

* 117 Edward Said, L'orientalisme, L'orient crée par l'occident, Paris, Seuil, 1981, p .56.

* 118 Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p.117.

* 119 Édouard Glissant, Poétique de la relation, op. cit., p.117.

* 120 Tzvetan Todorov, Préface à l'orientalisme d'Edward Said, op. cit., p. 8.

* 121 Rita Barnard, Apartheid and Beyond... op. cit., p. 25.

* 122 Paul Valery, cité par P. Hamon, Le Personnel du Roman, op.cit., p. 275.

* 123 Notre traduction partant du glossaire fourni en fin de volume, p. 189.

* 124 Il convient de signaler que Gordimer s'y essaye déjà dans The pickup. Cependant, Abdu est un arabe métis plutôt qu'un véritable Noir. Voir Nadine Gordimer, The pickup, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2001.

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