CONCLUSION GÉNÉRALE
164. Il n'est pas aisé de systématiser la
jurisprudence de la CourEDH, tant elle est casuistique et complexe.
Plutôt que de tenter vainement de dégager des principes
généraux des différentes affaires, il semble plus
judicieux de lire les arrêts à la lumière de la formule
type rappelée par la Cour avant de chaque espèce 155
l'examen . En outre, cette dernière
emploie des expressions différentes pour
désigner un même mécanisme, sans souci de précision
ou de pertinence. Seule lui importe la garantie finale du respect de l'article
6 et des exigences du procès équitable. Toutefois, afin de donner
un peu de clarté et de cohérence à sa jurisprudence, et
surtout afin d'en déterminer la portée réelle, il convient
de définir ici les notions utilisées à l'occasion de la
mise en Ïuvre du droit de ne pas s'autoaccuser156.
165. L'individu accusé d'une infraction en
matière pénale au sens autonome de la Convention se trouve en
situation de faiblesse face aux autorités de poursuite. Le
déséquilibre des forces et la situation de
vulnérabilité que celui-ci entra»ne expose à des
risques d'erreur judiciaire. En effet, l'accusé placé dans une
telle situation peut céder à la contrainte et collaborer
activement à la recherche de preuves contre lui-même,
compromettant ainsi gravement ses droits de la défense. Par
conséquent, la Cour le protège en lui garantissant le droit de ne
pas être contraint de s'autoaccuser. Mais ce droit serait une coquille
vide si le requérant, protégé contre les incitations
à parler et conservant le silence, se voyait condamner sur le fondement
de son choix de se taire. Le droit de ne pas s'autoaccuser serait alors
vidé de sa substance puisque ne pas être contraint de parler
suppose qu'on puisse librement se taire. La Cour interdit en conséquence
aux juridictions nationales de tirer des conclusions défavorables du
seul silence de l'accusé d'un bout à l'autre de la
procédure.
155 Cf. supra, n°15.
156 Les relations entre le droit au silence, le droit de ne
pas s'autoaccuser, le droit de se taire, les droits de la défense et la
présomption d'innocence ont fait l'objet d'une présentation
ordonnée par la Commission européenne, dans son Livre vert
sur la présomption d'innocence, cité en bibliographie.
Pourtant, cette présentation n'est pas parfaitement
représentative de la jurisprudence de la Cour et il faut s'en
écarter sur certains points.
166. Le droit de ne pas sÕautoaccuser est donc
indissociable du droit de se taire. Ensemble, ces droits assurent une
immunité de parole au justiciable, ou plutTMt, une immunité de
silence, en interdisant que ce dernier soit une source de responsabilité
pénale. Le droit au silence permet dÕéviter les erreurs
judicaires en évitant les decisions fondées sur des
éléments dont la force probante est contestable mais ne pourrait
etre valablement contestée. En effet, lÕaveu contraint ou les
deductions a contrario tirées du silence ont un impact
trés important sur lÕesprit du juge, sans que
lÕaccusé puisse faire obstacle au poids quÕils auront sur
la decision finale puisque, par nature, ils supposent lÕinexistence ou
lÕexercice inefficace des droits de la defense. Dans les deux cas, la
charge de la preuve est renversée et une présomption de
culpabilité se substitue à la présomption
dÕinnocence, sans que lÕintéressé ait une chance se
défendre equitablement.
Le droit de ne pas sÕautoaccuser doit
sÕentendre comme le droit de ne pas etre contraint de produire des
preuves à charge, oralement ou par écrit. Ce droit est absolu, il
emporte interdiction pour le juge national de fonder sa decision sur les
éléments obtenus au mépris de la volonté de
lÕaccusé. Il est indissociable du droit de se taire, entendu
comme le droit de ne pas répondre aux questions posées lors des
interrogatoires, sous reserve dÕavoir à justifier de ce silence
lors du procés si les autres éléments de preuve vont dans
le sens de la culpabilité de lÕaccusé. Ces deux droits
sont les deux facettes du droit au silence, entendu comme droit de se taire et
de ne pas contribuer à sa propre accusation : le droit de se taire
équivaut à un droit de garder le silence, le droit de ne pas
sÕautoaccuser à un droit de passer sous silence.
167. Le droit au silence et les droits de la defense sont
étroitement lies, ces derniers intervenant aux deux stades de la
procedure. Lors de la phase dÕenquête, la presence de
lÕavocat permet de contrebalancer la coercition exercée par les
enquêteurs et en supprime le caractére abusif. Assisté dans
son choix, si lÕaccusé decide alors de parler, il avoue librement
les faits quÕil mentionne et le cas échéant sa propre
culpabilité, sa parole pouvant etre retenue contre lui lors de son
procés. SÕil choisit de se taire aprés voir
consulté son avocat, il adopte une ligne de defense quÕil peut
conserver lors du procés mais à ses risques et perils, ou
quÕil peut abandonner afin de contredire les éléments de
preuve apportés par lÕaccusation. En fin de compte, tout se passe
comme si lÕexercice effectif des droits de la défen se faisait
alors échec au droit au silence : dÕabord, ces droits peuvent
TMter à la coercition son caractére abusif ; ensuite, si le
silence est adopté comme ligne de defense, il devient possible
dÕen déduire des consequences défavorables quant à
la culpabi lité de lÕaccusé. Autrement dit,
l'effectivité des droits de la défense
empêche de conclure à une violation du droit de se taire et de ne
pas s'autoaccuser.
168. Si l'exercice effectif des droits de la défense
peut ainsi court-circuiter le mécanisme du droit au silence, c'est parce
que ce dernier n'en est en réalité qu'une garantie
procédurale, au même titre que la présomption d'innocence:
dès lors qu'il est établi que l'accusé a pu
efficacement se défendre, il n'y a plus lieu d'exiger la
garantie supplémentaire de respect du droit au silence. Ainsi, le droit
de ne pas s'autoaccuser empêche in fine que des
déclarations faites sous la contrainte ne viennent jeter le
discrédit sur les éléments que l'accusé pourraient
ensuite leur opposer lors de son procès. De même, le droit de se
taire doit se lire en combinaison avec la présomption d'innocence,
à laquelle il s'associe afin de faciliter la défense de
l'accusé : en interdisant de déduire la culpabilité du
seul silence de l'intéressé (qui serait présumé
coupable dès lors qu'il se tait), il maintient la charge de la preuve
sur l'accusation et ce n'est que si cette
dernière produit un commencement de preuve de la
culpabilité de l'accusé que celui-ci devra se défendre.
L'effectivité des droits de la défense semble
donc être la clef de l'équilibre entre les
nécessités de la répression et les garanties
accordées à l'accusé dans le cadre du procès
équitable. Il ne peut y avoir équité si la
procédure ne respecte pas la présomption
d'innocence157 et si les droits de la défense ont
été bafoués158, ce qui suppose, dans la plupart
des cas, le respect du droit au silence entendu comme droit de se taire et de
ne pas s'autoaccuser.
169. En dotant l'arsenal européen de ces deux nouveaux
droits, la CourEDH semble avoir accru la protection accordée au
justiciable au titre du procès équitable. Pour autant, il n'est
pas certain que les objectifs visés n'auraient pu être atteints
gr%oce aux mécanismes déjà existants.
En effet, au stade de l'enquête, l'exercice des droits de
la défense remplit intégralement le rTMle joué par le
droit de ne pas s'autoaccuser : l'absence ou la présence de l'avocat
influe sur la liberté du choix de l'accusé de se taire ou de
collaborer à la recherche de preuves, partant
157 Ç La présomption d'innocence consacrée
par le §2 de l'article 6 figure parmi les éléments du
procès équitable exigés par le §1È, CEDH 23
avril 1998, Bernard c/ France, Rec. 98, II.
158 Ainsi, lorsque la Cour retient une violation
combinée des articles 6§1 et 6§3-c, alors qu'elle a
rejeté la requête sur le fondement de l'article 6§1 pris
isolément, il faut comprendre que le droit a un procès
équitable peut être violé non seulement par une atteinte au
droit au silence mais aussi par une atteinte aux droits de la défense.
La combinaison ne signifie pas que l'atteinte aux droits de la défense
ne peut pas à elle seule emporter violation du procès
équitable, simplement la Cour faisant du §1 le siège du
droit à un procès équitable, il en résulte une
violation combinée des deux paragraphes en cas de violation des droits
de la défense.
sur la recevabilité de l'aveu contraint. Il est donc
possible de ramener ce droit à une exigence de satisfaction de
l'article 6§3-c dès les premiers instants des interrogatoires et
quelle que soit
159
la nature de l'infraction ayant justifié les poursuites
.
Au stade du procès, l'exercice des droits de la
déf ense se confond avec l'exercice du droit de se taire: si la
présomption d'innocence et les règles d'administration de la
preuve ont été respectées, alors les droits de la
défense peuvent être efficacement exercés et le droit de se
taire ne trouve plus à s' appliquer ; si ces principes n'ont pas
été respectés, alors les droits de la défense sont
compromis et le droit de se taire permet à la CourEDH d'exercer un
contrôle approfondi sur la décision du juge national. En
réalité, la Cour pourrait tout aussi bien censurer cette
décision sur le fondement de l'article 6§3-c (ou même de
l'article 6§2 si ce dernier n'était pas devenu surabondant depuis
son absorption par l'article 61).
S'il n'est pas un instrument qui bouleverse l'ordre juridique
européen, le droit au silence permet à la Cour de faire respecter
les exigences du procès équitable sans recourir à une
interprétation trop extensive des notions de présomption
d'innocence ou de droits de la défense, ou du moins sans modifier
profondément la conception de ces notions en droit interne.
170. L'effet principal de la jurisprudence européenne
en matière de droit au silence réside surtout dans la limite
imposée au pouvoir du juge national d'apprécier, en son intime
conviction, la force probante d'un élément de preuve. En effet,
il ne s'agit pas tellement d'une question de respect du contradictoire mais
bien de l'impact que le silence ou les déclarations obtenues sous la
contrainte ont exercé sur l'esprit du juge pénal: la CourEDH lui
interdit de fonder sa décision sur un élément qu'elle
considère irrecevable au vu de l'article 6 de la Convention; il s'agit
bien là d'une règle d'admissibilité de la preuve qui
empiète sur les pouvoirs d'appréciation du juge national.
Toutefois, l'influence réelle de cette jurisprudence
européenne sur le droit interne reste relativement faible. Si l'on prend
l'exemple de la France, on sait que l'article 116 CPP autorise
expressément l'accusé à se taire ; la présomption
d'innocence faisant le reste, le juge francais ne peut, en vertu de la loi
francaise, tirer des conclusions défavorables du seul silence
159 On a vu que le gouvernement ne saurait arguer des
nécessités de la répression en matière de
terrorisme ou d'infractions sur les sociétés pour priver
l'accusé du droit d'accès à un avocat dès les
premiers instants de la garde à vue, cf. supra n°161.
de l'intéressé lors de son procès. Point
n'est besoin d'un principe européen pour garantir le respect du droit de
se taire en matière pénale.
En revanche, le droit de ne pas s'autoaccuser semble avoir une
portée plus vaste : il est probable que la conception européenne
autonome de la matière pénale contraigne le droit fiscal francais
à revoir sa procédure de droit de communication, laquelle est
incluse dans la matière pénale et constitue une coercition
abusive au sens de la Convention puisqu'elle contraint le contribuable à
collaborer à la recherche de preuves contre lui-même sous la
menace d'une sanction pénale.
171. Certaines procédures internes semblent a
priori devoir elles aussi être soumises à la jurisprudence de
la Cour. Ainsi de l'obligation de l'auteur d'un accident de la circulation
de
160
s'identifier, sous peine de sanction pénale .
L'identification permet de faire le lien entre l'infraction et son auteur, et
la preuve de la commission d'une infraction incombe donc à l'accusation.
En contraignant l'auteur de l'accident à s'identifier sous la menace
d'une condamnation, cette obligation aboutit à le contraindre à
s'autoaccuser.
Néanmoins, la CourEDH jugeant in concreto,
elle refuse d'apprécier la compatibilité d'une loi interne avec
les exigences de l'article 6. Aussi, tant qu'une procédure
déclenchée effectivement sur le fondement de cette disposition
interne n'aura pas été soumise à l'appréciation de
la Cour, il semble difficile de dire in abstracto si la loi
concernée aboutit à une méconnaissance du droit de ne pas
s'autoaccuser. D'autant que la violation de ce droit au stade de
l'enquête pourrait être réparée par le juge national
au stade du procès, qui devrait dans cette hypothèse refuser de
considérer établie l'identification reposant sur les seuls
déclarations du suspect.
172. Le renouveau de l'aveu en matière pénale
pose des difficultés supplémentaires au regard du droit de ne pas
s'autoaccuser. En effet, l'aveu sert désormais de fondement à
l'établissement de la culpabilité de l'accusé dans des
procédures accélérées qui ne sont pas soumises
à un contrôle suffisant du juge en application de la jurisprudence
européenne. Ainsi, dans la CRPC161, l'aveu du suspect permet
à ce dernier d'obtenir une peine fixée par le ministère
public et censée être inférieure à celle qui aurait
probablement été prononcée par la juridiction de jugement,
sans que le juge ne puisse contrôler la valeur probante de cet aveu.
Certes, l'aveu reste libre en principe: l'accusé qui reconna»t sa
culpabilité renonce aux
160 Cf. supra, nO3.
161 Art. 495-7 et suivants CPP.
162
garanties de la procédure de jugement . Mais il n'est
pas certain que la pression psychologique subie par l'intéressé,
menacé d'une sanction plus sévère s'il refuse la CRPC, ne
puisse être qualifiée de coercition abusive au sens de l'article
6.
173. Le droit au silence semble doté d'une
portée restreinte sur le plan national. Tout au plus précise
-t-il, en les complétant, les mécanismes procéduraux
internes qui existaient déjà. Le nouvel enjeu du droit de ne pas
s'autoac cuser réside peut être dans le contrôle par la Cour
de la compatibilité entre les procédures dites «de justice
pénale immédiate» ou «alternatives aux poursuites»
et les exigences de l'article 6 ConvEDH.
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