Le pardon et la justice post conflits en Afrique. Etude comparative des dynamiques des acteurs et des institutions du dedans et du dehors (Afrique du Sud, Rwanda)( Télécharger le fichier original )par Alain-Roger Edou Mvelle Université de Yaoundé 2 - DEA 2008 |
Paragraphe 1 : La structuration actancielle : entre stabilité et incertitudeIl convient de l'analyser tour à tour en Afrique du Sud et au Rwanda. A. En Afrique du Sud : une configuration multipartiteLa sortie négociée de l'ère apartheid en Afrique du Sud a entraîné l'uniformisation de la justice. Auparavant, la ségrégation judiciaire ôtait aux noirs la possibilité de saisir les instances judiciaires pour se faire rétablir dans leurs droits. Néanmoins Mandela et un de ses amis ont fondé un cabinet d'avocat, dont le but était de donner des consultations aux noirs des townships à bas coût. En tant que tels, ils peuvent donc être retenus comme acteurs de première heure de la justice dans ce pays. Leurs actions de protestation ont progressivement suscité la prise de conscience de la minorité blanche, et la mobilisation ultérieure de la communauté internationale, pour provoquer des changements politiques substantiels, mais de manière graduelle. Comme il dira d'ailleurs lui-même à ses compatriotes à sa sortie de prison : « Nous ne sommes pas encore libre, mais nous avons acquis la liberté d'être libre ». Ces acteurs ne seront pas étudiés en détail dans cette rubrique, au regard de la délimitation temporelle du sujet. Les différents acteurs de la chaîne judiciaire vont obligatoirement, indépendamment de leurs couleurs, agir dans le sens de la nouvelle Constitution de 1993. Dans son préambule, celle-ci proclame: «We, the people of South Africa, recognise the injustices of our past, honour those who suffered for justice and freedom in our land, believe that South Africa belongs to all who live in it, united in our diversity..., heal the divisions of the past and establish a society based on democratic values, social justice and fundamental rights...» Il est primordial de relever que l'intégration, dans les consciences collectives, des abus perpétrés par le passé, a joué un rôle crucial dans la transformation mentale des personnels judiciaires. La béatification subséquente des martyrs de la justice les érige du coup en acteurs moraux de la justice rénovée. Ici, les acteurs de la justice sont des magistrats et juges dans différents tribunaux et institutions du système judiciaire. Mention doit aussi être faite des avocats et des différents acteurs de la police judiciaire, dont le rôle consiste à accompagner les magistrats dans le ministère du droit. A la tête de cet édifice trône le `'Chief Justice of South Africa'', lequel est assisté du `'Deputy Chief Justice''. Très importante est l'autorité chargée du ministère public. Celle-ci est composée du Directeur national des poursuites, du Directeur des `'Public Prosecution'' et des `'Procecutors'' déterminés par la loi. Il existe par ailleurs un `'Public Protector'' qui fait office de médiateur de la République. Les membres des différentes institutions judiciaires sont également des acteurs de premier plan. C'est le cas du Président de la cour suprême d'Appel, des praticiens du droit, des enseignants d'université, des représentants de l'Assemblée Nationale officiant par exemple dans la commission de service judiciaire, etc. La situation rwandaise est examinée dans les paragraphes qui vont suivre. B. Au Rwanda : une architecture imparfaite Anne Cécile Robert pose avec clarté le problème de la justice en ces termes : « 1200 prisonniers attendent d'être jugés. Les conditions de détention sont désastreuses et 761 hommes en sont morts en 1999... le TPIR n'a, depuis sa création en 1994, jugé que 28 prévenus et édicté 57 actes d'accusation, tandis que la justice rwandaise est débordée, faute de magistrats, et n'a pu traiter que 1500 dossiers »53(*). Le défaut de magistrats souligné par l'auteur est l'une des différences majeures avec l'Afrique du Sud où, contrairement à la destruction massive des personnels judiciaires pendant le génocide rwandais, les personnels existant étaient en nombre suffisant, et devaient simplement s'adapter à la législation post apartheid révisée. Pour pallier à la carence de magistrats, des juges sont formés en six mois et des procès collectifs seront organisés, allant de 10 à 60 personnes. La formation des magistrats non juristes a été faite grâce au concours de RCN54(*). Le 28 septembre 1996, l'on dénombrait alors 20 juges à la Cour Suprême, 29 juges à la Cour d'Appel, 200 procureurs et magistrats. Le problème de formation des magistrats ne s'est pas véritablement posé en Afrique du Sud. Au Rwanda par contre, « les effectifs des magistrats ... posaient moins de problèmes que leur niveau de formation. Sur les sept cent huit magistrats de l'ordre judiciaire (fin 1992), quarante six seulement avaient une formation universitaire. Les autres, après des études secondaires, avaient suivi une courte formation professionnelle. »55(*). Les autres acteurs de la justice n'avaient pas une situation plus reluisante. Par exemple, avant le génocide, l'on ne dénombrait que 128 avocats et conseillers des entreprises dont le niveau de culture juridique atteignait la licence en droit56(*). Après le génocide, ils n'étaient plus qu'une trentaine. Face à cela, la profession a du s'ouvrir aux personnes ayant exercé des métiers connexes liés à celui d'avocat (huissiers, etc). La situation est ainsi résumée par le juriste Frédéric Mutagwera : « Pour une population de sept millions cinq cent mille habitants, le rapport avocat diplômé/population était de un pour cent vingt mille, c'est-à-dire une proportion tout à fait insuffisante même avant le génocide »57(*). Notons que le nombre de magistrats avant le génocide était de moins de 800. Le tableau ci-après donne un aperçu de la situation qui vient d'être décrite. Tableau 1 : Les effectifs des personnels judiciaires au Rwanda entre 1994 et 1996
Source : Stef Vandeginste, « Poursuite des présumés responsables de génocide et des massacres politiques au Rwanda », in www.ua.ac.be/objs/00110967.pdf, visité le 09/12/09 Les acteurs de la justice au Rwanda sont l'incarnation matérielle des institutions. En bonne place se trouve le Procureur de la République et ses substituts, qui forment le corps des officiers publics, les inspecteurs de police judiciaire, les secrétaires de parquet58(*). Tous ces acteurs sont en réalité une somme condensée d'un ensemble d'individus dont le rôle dans la réconciliation a été crucial dans les deux pays. Malgré les écarts dans les chiffres et la formation, l'office des acteurs de la justice en Afrique du Sud est le même que celui des acteurs rwandais : contribuer à la sociabilité commune par la sanction des injustices (à des degrés divers néanmoins) et le bannissement de la culture de l'impunité. Mais tout va dépendre du rôle que leur confèrent les catégories dirigeantes dans les deux pays. Et c'est à ce niveau que la différence est nette. Le poids de l'ordre dirigeant, composante du pouvoir exécutif, sur les rôles assignés aux acteurs judiciaires dans les situations post conflits, est tel que ceux-ci ne peuvent pas prendre des distances vis-à-vis de ces rôles qui leur sont confiés. Dans le cas d'espèce donc, l'on est dans une perspective contraire à la lecture interactionniste symbolique, qui postule justement la rationalité et l'émancipation des acteurs par rapport aux rôles à eux assignés. Ces différents acteurs interagissent dans des systèmes institutionnels tout aussi distincts. * 53 Anne Cécile Robert, « Au Rwanda, vivre avec le génocide », Manière de voir, n°55, Janvier-Février 2001, p.77. * 54 Il s'agit notamment d'une ONG belge, dont l'acronyme voudrait dire réseau de citoyens. * 55 Frédéric Mutagwera, « Détention et poursuites judiciaires au Rwanda », in : Jean-François Dupaquier (sour dir), La justice internationale face au drame rwandais, Paris, Karthala, 19996, pp. 18-19. * 56 La loi organique portant création du Barreau au Rwanda est celle n° 3/97 de mars 1997. * 57 Ibid. * 58 Voir Jean François Dupaquier (sous dir), op.cit ; p. 38. |
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