L'Etat de droit: entre la domination et la rationalité communicationelle( Télécharger le fichier original )par Raphaël BAZEBIZONZA Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza - Maîtrise 2007 |
I.2. Travail et domination chez MarxLe concept de domination est chez Marx comme dans toute la tradition philosophico-politique qui s'en réclame, un concept central dans l'analyse critique du capitalisme. Mais son caractère récurrent ou même omniprésent rend délicate toute tentative d'en circonscrire le sens précis, d'autant que celui-ci subit, au fil de l'évolution de la pensée de Marx, des transformations ou du moins des appréciations différentes. La première appréhension de la domination s'inscrit chez Marx dans la perspective d'une évolution historique ; celle-ci est en effet d'abord identifiée comme une structure incontournable du politique, ou plutôt de l'évolution politique. Le niveau de développement des sociétés capitalistes résulte d'une histoire sociale qui s'est jouée autour des oppositions de classes, et des rapports de domination. La célèbre formule du Manifeste, « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe »3(*), circonscrit en quelque sorte un contexte d'analyse ; néanmoins elle n'explique encore rien. La bourgeoisie, caractérisée comme classe dominante, est celle qui détient le pouvoir, l'autorité : domination et autorité sont en allemand, et plus particulièrement sous la plume de Marx une seule et même chose [die Herrschaft] ; ainsi, de fait, la lutte pour le pouvoir ou pour l'autorité peut toujours aussi bien se lire comme lutte pour la domination : toute pratique politique, y compris celle du prolétariat, s'orienterait alors autour de cette plaque tournante qu'est la domination. Cependant cette domination, si elle est politique, au premier abord, est au fond de nature avant tout économique : « l'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital »4(*). La domination désigne donc un rapport de classes qui se comprend comme le face à face entre les propriétaires des moyens de production et propriétaires de la simple force de travail. Comme l'a dit Engels, il faut commencer par dire que « le côté économique du rapport est plus fondamental que le côté politique ». Dans un premier temps, cette conception permet de se déprendre d'une vision des antagonismes sociaux qui leur donnerait pour seule logique celle d'une lutte stratégique pour le pouvoir. Marx et Engels entreprennent donc de comprendre la domination à travers une analyse plus fondamentale de l'évolution. Dans une perspective à la fois historique et anthropologique, « l'activité humaine » peut être conçue sous deux aspects primordiaux : « le travail des hommes sur la nature » et « le travail des hommes sur les hommes ». Ainsi, toute société se trouve fondée sur deux principes : un principe commun à tous et unificateur, le rapport à la nature, et un principe de différenciation divisant la société en classes, la domination. Néanmoins, ils relèvent d'une même perspective et sont, tous deux, mus par la même logique instrumentale à laquelle renvoie l'unicité du terme « travail ». La domination apparaît donc comme le versant « politique » (au sens le plus large de ce qui règle la vie de la communauté) d'un fait anthropologique indépassable qui la détermine - le travail. Pour Marx, le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, une médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine. Le rapport de l'homme à la nature devient ainsi le premier lieu d'exercice du pouvoir, première forme de domination dont la seconde - celle des hommes sur les hommes - pourrait découler directement. En effet, ici le travail se conçoit non seulement comme une activité que réclame la satisfaction des besoins, mais aussi et surtout comme un mode d'action qui définit l'homme lui-même comme ayant-un-pouvoir-sur-la-nature. C'est un procès dans lequel l'homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. En fait, il serait déjà en lui-même une domination sur la nature que l'action de certains hommes asservissant leurs semblables ne ferait que reproduire. La domination politique ne serait donc qu'une continuation « par d'autres moyens » d'une domination naturelle. Mais la question du passage de la figure du travail à celle de la domination demeure très problématique chez Marx. Cela provient surtout du fait que son analyse abandonne très vite le terrain anthropologique pour devenir historique. En effet, cette première figure du travail n'est en fait première que dans un souci didactique ; comme rapport à la nature, le travail est toujours en même temps rapport social. Il est le rapport social fondamental : le travail s'incarne historiquement et socialement comme une nécessaire répartition des tâches ; « la division sociale du travail » fonde ainsi un mode de production déterminé et, avec lui, un mode de répartition déterminé, dans lesquels la domination trouverait son origine. Le mouvement de l'évolution se conçoit ainsi à travers cette articulation entre production et échange, qui détermine la dotation et la répartition en capital. Cependant, ici encore, il faut souligner chez Marx l'évolution de la terminologie et donc de son appréhension de la domination. Dans L'Idéologie allemande, c'est la lutte de classe menée quotidiennement dans la production par le capital contre le prolétariat qui fait du procès de travail un procès de production de profit et donc d'exploitation. Mais les analyses du Capital vont affiner cette formulation en introduisant le concept de propriété : celle-ci y est, d'une part, le droit du capitaliste de s'approprier le travail d'autrui sans le payer et, d'autre part, elle rend compte de l'impossibilité pour l'ouvrier de s'approprier son propre produit. La séparation propriété-travail est ainsi la caractéristique même du mode de production capitaliste. C'est par elle que se comprend le double caractère du travail : production et domination. Le travail est à la fois concret et abstrait, à la fois ce qui est produit et ce qui est échangé ; sa dimension sociale est à la fois économique et politique. De cette façon, la force de l'analyse matérialiste réside non pas dans une déconstruction savante des rouages et des contradictions de l'économie capitaliste, mais bien plus dans cette formulation d'une articulation indépassable entre sphère économique et sphère politique, entre rapport d'exploitation et rapport de domination. De l'Etat bourgeois au système capitaliste, point d'hétérogénéité, mais bien un fondement commun : le rapport de travail. Il est la « base de toute forme de communauté économique » et « en même temps la base de sa forme politique ». Mais cette formulation n'est pleinement intelligible que si l'on accepte de l'entendre aussi dans une perspective historique ; c'est comme moteur des transformations historiques que Marx analyse le travail. Celui-ci n'est donc pas pour lui une incertaine « essence de l'homme » mais bien plus une détermination première dans la dynamique historique de l'espèce : le travail n'a pas de réalité effective, mais on peut appréhender chaque « formation économico-sociale » comme un mode de production, c'est-à-dire comme une forme de travail social historiquement déterminée par l'état des forces productives et des rapports de production. L'exploitation est donc toujours immédiatement rapport social dynamique, toujours immédiatement domination. Cependant, le matérialisme historique ne se limite pas à cette dimension descriptive de l'évolution : la critique de l'économie politique doit se penser comme affirmation de l'intérêt pour l'émancipation. Or, sur cette question, les hésitations de Marx entre une attitude volontariste prônant une pratique révolutionnaire du prolétariat et une analyse scientifique démontrant la destruction inéluctable du capitalisme sont nombreuses. Mais ce qui nous importe ici, c'est de souligner le fait que ce second pôle du discours marxiste doit être éclairé par le premier : l'émancipation ne sera donc pas exclusivement politique, elle ne sera pas seulement émancipation par rapport à la domination, mais au moins autant émancipation par rapport à l'exploitation. C'est à partir de cette dernière assertion que se greffe la critique de Habermas, une critique qui se veut constructive ou plutôt re-reconstructive. I.2.1. Habermas et la « reconstruction » d'une critique de la dominationHabermas s'appuie sur Hegel pour critiquer certaines ambiguïtés de Marx qui réduisent l'interaction au travail, comme est censée le montrer « une analyse précise de la première partie de l'idéologie allemande »5(*). Certes, Marx a eu « l'intuition géniale du lien dialectique existant entre forces productives et rapports de production »6(*) ; et c'est cette distinction matérialiste historique que reprend Habermas en la remplaçant « par le couple plus abstrait du travail et de l'interaction »7(*). Dans une optique identique à celle de Marx, le travail et l'interaction déterminent deux dimensions de l'évolution sociale : le processus de production d'un côté, l'individualisation et la socialisation de l'autre ; ces deux dimensions sont indépendantes l'une de l'autre quant à leur logique propre. Le travail se rapporte à une logique instrumentale et relie l'homme à la nature tandis que l'interaction se rapporte à une logique communicationnelle et relie les hommes entre eux. Cette distinction n'est en rien propre à Habermas ; elle était bien sûr déjà présente en un sens chez Marx, dans la distinction entre forces productives et rapports de production. Cette remarque est importante car elle permet de cerner précisément ce que Habermas conteste chez Marx et donc le sens que prend sa propre réflexion : « Marx n'explique pas à proprement parler le lien entre travail et interaction, mais il réduit l'un de ces deux moments à l'autre sous le titre non spécifique de pratique sociale ; en l'occurrence, il fait remonter l'activité communicationnelle à l'activité instrumentale »8(*). Habermas distingue donc chez Marx une dispersion singulière entre la pratique de la recherche et la conception philosophique que cette recherche a d'elle-même : en réduisant l'acte d'autocréation de l'espèce humaine au travail, Marx ne serait donc pas conséquent avec ses propres intuitions ou même avec ses propres analyses. Mais, il y a plus : en faisant du travail un concept de synthèse exclusif, Marx est amené à concevoir la réflexion d'après le modèle de la production et de l'activité instrumentale. C'est cette prémisse qui, pour Habermas, explique la tentation récurrente dans la tradition marxiste à concevoir le discours critique sur le modèle des sciences de la nature. Mais cette tentation révèle surtout désormais l'ambiguïté du statut de ce discours, y compris chez Marx lui-même. Cette rectification des catégories conceptuelles du marxisme montre qu'en définitive Habermas pense devoir reprendre à son compte le reproche d' « économisme », déjà ancien, fait à Marx car en fin de compte, l' « activité instrumentale devient le paradigme qui permet de produire toutes les catégories ; tout est absorbé dans le dynamisme immanent de la production »9(*). La réduction du cadre institutionnel des « rapports de production » à une simple superstructure de la base économique signifie un assujettissement aux « forces productives », c'est-à-dire aux sous-systèmes d'activité par rapport à une fin. Or, cet ancrage correspond à un moment historique déterminé qui est « la phase du développement du capitalisme libéral : ce n'a été le cas ni avant ni après »10(*). Le marxisme « pouvait ainsi faire facilement l'objet d'une erreur d'interprétation de type mécaniste »11(*). Habermas cite longuement le passage bien connu du Manifeste où Marx fait l'éloge de la bourgeoisie en montrant le rôle économique proprement « révolutionnaire » qui a été le sien : elle a amené un développement des forces productives considérable jusque là insoupçonné, faisant apparaître en quelque sorte un développement spectaculaire de l'histoire économique du monde. Ce spectaculaire développement a libéré un certain potentiel critique d'émancipation. Mais c'est là une vision encore trop intéressée des choses. « Contrairement à ce que Marx a pensé, il ne semble pas que ces forces productives soient un potentiel de libération en toutes circonstances »12(*). En présentant les lois de l'évolution sociale comme des lois objectives de la nature, la critique se mettrait alors comme en dehors de l'Histoire tout en prétendant en posséder les clefs ; elle ne pourrait alors plus concevoir sa pratique - et la pratique révolutionnaire dans son ensemble - que de façon dogmatique comme une nécessité de fait. Poussée à son paroxysme, la contradiction inhérente au discours marxiste semble en anéantir toute portée critique. Mais Habermas se refuse à considérer cette inconséquence comme définitive ; son projet est bien plutôt - et conformément à la valeur tant théorique que politique qu'il entend lui conserver - de « reconstruire » le matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique13(*). Insérée dans le cadre de ce projet de « reconstruction », le matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique, la question de la domination doit, pour une approche descriptive, faire détour par la pensée de Max Weber. * 3 K. MAX, Manifeste du Parti communiste, p. 35. * 4 Ibid., p. 51. * 5 J. HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 209. * 6 Ibid., p. 210. * 7 Ibid., p. 59. * 8 Ibid., p. 209. * 9 Ibid., p. 210. * 10 Ibid., p. 59. * 11 Ibid., p. 210. * 12 Ibid., p. 60. * 13 Critique, la théorie ne doit pas servir à l'ordre établi, elle doit être pour ainsi dire « inutile » ; mais elle ne doit pas être comprise non plus comme l'antithèse contemplative de la pratique. La théorie critique n'est pas une sorte de rétrospection inactive et au-dessus de tout, une activité purement « spéculative ». Pour Habermas, la théorie doit être critique, c'est-à-dire engagée dans les luttes politiques d'aujourd'hui au nom de l'avenir révolutionnaire auquel elle travaille et pour la société sans classe de demain. |
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