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L'Etat de droit: entre la domination et la rationalité communicationelle

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par Raphaël BAZEBIZONZA
Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza - Maîtrise 2007
  

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CONCLUSION GENERALE

 

L'entreprise philosophique de Jürgen Habermas peut apparaître à plus d'un titre comme très ambitieuse. Ce ne serait rien de moins que répondre à l'injonction hégélienne qui assigne au philosophe la tâche de « penser l'effectivité » tout en assumant quelque chose d'un héritage marxiste qui imposerait, lui, la nécessité de relever le défi de l'émancipation pratique : relire l'histoire des sociétés modernes, repenser la critique de la modernité, établir une nouvelle théorie de la connaissance, fonder une nouvelle réflexion sur la légitimité et la démocratie, jeter les bases d'une éthique et d'une théorie de l'action et, en fin de compte, construire une théorie de la société au travers d'une nouvelle conception de la rationalité, tels seraient les différents aspects de ce projet tout aussi systématique qu'affolant !

Cependant, cette tournure systématique que le lecteur ou le commentateur peut constater après coup, ne rend pas vraiment compte de l'esprit qui a habité - et habite encore - les recherches de Jürgen Habermas. La tournure qu'a pris notre exposé est là pour en témoigner. En effet, si l'objectif était de s'interroger sur la conception politique originale de notre auteur, à travers les notions fondamentales de la domination et de l'Etat de droit, nous avons, en quelque sorte, abouti à un constat d'échec. A vouloir chercher chez Habermas une appréciation claire et tranchée sur la nature de la domination ou le sens de l'Etat de droit, nous n'avons en fait trouvé chez lui que des dénonciations d'une telle prétention chez d'autres auteurs comme Marx, Weber et Marcuse. Le point de départ était pourtant simple, et la question ne semblait pas pouvoir être évincée : la domination est une « caractéristique » économico-politique des sociétés occidentales modernes, c'est-à-dire que ces dernières se sont historiquement organisées de telle manière que certains hommes ou certains groupes prennent en main, pour une part au moins, la destinée de l'ensemble de la population de ces sociétés. La domination était donc posée comme un fait politique ou historique. La formulation est ici volontairement la plus neutre possible, car la problématique et tout l'enjeu du débat qui suivait étaient justement de justifier selon certains critères cette situation.

La domination a donc été investie de plusieurs sens : pensée corrélativement à l'exploitation par le travail, elle pouvait être identifiée à la forme politique prise historiquement par le mode de production capitaliste que la critique et la pratique révolutionnaire devait transformer (Marx) ; elle a pu aussi être interprétée comme le phénomène politique majeur du processus de rationalisation qu'a connu le monde occidental, comme ce qu'a révélé l'établissement d'un Etat moderne soucieux de stabilité et donc de légitimité (Weber). Or, de ces deux références initiales, dont il entend pourtant se démarquer, Habermas retient, de la première, l'exigence d'émancipation que doit assumer le travail critique et, de la seconde, la nécessité de penser la domination au sein d'une réflexion historique centrée sur la rationalité et grâce à une réflexion sociologique centrée sur l'action. Mais dans un cas comme dans l'autre, tout se passe comme si Habermas refusait de voir dans la domination autre chose qu'un fait historique.

Avec Marcuse le débat se précise enfin : dans une optique quelque peu décentrée (marquée notamment par la forte influence de la psychanalyse). Ce dernier se présente en effet comme un autre héritier de la première Ecole de Francfort qui, à l'inverse de Habermas, reconduit après elle une dénonciation forte de cette domination générée par la raison instrumentale et toujours à l'oeuvre dans les sociétés capitalistes avancées. Précis, le diagnostic marcusien établit ainsi que la domination échappe à toute détermination politique et trouve son fondement bien plutôt dans le processus de rationalisation (décrit par Max Weber) qui a institutionnalisé le progrès scientifique et technique : la rationalité technologique s'est convertie en instrumentalisation de l'homme ; technique et domination ne font qu'un. Devant une critique aussi radicale, Habermas ne peut plus éluder le débat. La domination est un fait politique et ne saurait être appréhendée exclusivement au travers d'une logique instrumentale ou téléologique. Elle relève d'une dimension pratique que l'on ne peut réduire à la rationalité technique. La logique du travail illustre la relation à la nature, la logique de l'interaction les relations des hommes entre eux. Pour Habermas, le domaine pratique ne se limite pas au fait de la domination ; il est régi par la rationalité communicationnelle que révèle une pluralité d'individus agissant à l'horizon d'une compréhension en vue d'un accord. La domination n'est alors perçue, par rapport à cette activité primordiale, que comme une détérioration historiquement limitée de l'exercice du pouvoir politique.

Habermas opère ainsi un « changement de paradigme » grâce auquel il entend poser un regard nouveau sur le monde : il faut renoncer à penser à partir des catégories de sujet, de conscience ou de travail pour se tourner vers celles de communication, de compréhension et d'interaction. Ici s'éclaire la prétention totalisante qu'a pu percevoir le lecteur : il ne s'agit pas de « penser l'effectivité » au sens où l'entendait Hegel, mais sans doute bien plus de « penser la communication » dans chacune de ses dimensions. C'est pourquoi la plupart des oeuvres postérieures à la Théorie de l'agir communicationnel portent la réflexion vers le domaine éthique ou vers la communication elle-même : Habermas s'efforce d'en clarifier la nature, le sens et la portée à partir d'une vaste réflexion sur le langage et sur la philosophie anglo-saxonne contemporaine. De l'intérêt de connaissance « émancipatoire » à la notion du monde vécu qui constitue « l'horizon » à partir duquel les sujets sont à même de communiquer, en passant par la discussion qui est une « forme de communication caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur justification ».

La théorie de l'agir communicationnel exige en fait une refondation communicationnelle de la rationalité, marquant aussi la rupture avec les idées hégélo-marxistes. Avec les trois composantes - le tournant linguistique, le consensus et la publicité - la théorie de l'agir communicationnel postule une situation idéale de la compréhension qui est la condition de possibilité de la communication et de la reconnaissance intersubjectives.

Le changement de paradigme donne à la réflexion sur l'Etat de droit une impulsion nouvelle. Conditionnée par cette articulation nécessaire à la communication, l'analyse se porte alors sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat de droit démocratique. Quittant le terrain historique, la réflexion est donc devenue normative et retrouve ainsi l'intérêt pour l'émancipation : le pouvoir, pour être légitime, doit se fonder sur une communication non-contrainte, sur une discussion rationnelle en vue d'un accord de tous les membres du corps politique. La démocratie ne repose pas, ainsi, sur des institutions justes et libérales, non plus que sur des conquêtes historicistes, mais seulement sur des mentalités démocratiques se subsumant dans le processus démocratique. Des mentalités démocratiques qui, suivant Habermas, souhaitent prendre en charge la promesse de l'autolégislation et assurer le consentement de tous concernant les droits, les normes et les institutions. Le lieu d'explication ne peut pas, dans une perspective habermassienne, être les mentalités en tant que telles, mais bien le processus de la démocratie où les sujets de droit peuvent se reconnaître comme des auteurs et des destinataires de leurs droits, normes et institutions. Les mentalités modernes, qui peuvent soutenir le projet juridique moderne, se réalisent, en conséquence, dans les structures de communication capables d'affirmer la perspective intersubjective inhérente à la démocratie. Autrement dit, la démocratie ne peut se déployer, suivant Habermas, que dans le cadre des discours communicationnels. Habermas peut ainsi revendiquer que « la politique délibérative constitue le coeur même du processus démocratique ». La raison en est que la démocratie renvoie à des conditions sociales permettant l'auto-organisation d'une communauté politique.

Mais c'est le sens de l'attitude critique apparue en filigrane tout au long de notre parcours qui resurgit ici. Celle-ci demeure en effet pour Habermas non seulement un point de référence obligé, mais surtout le cadre nécessaire dans lequel toute réflexion doit prendre place. Comme nous l'avons souvent remarqué, c'est en son nom que Habermas établit la plupart de ses réfutations et de ses réserves. Il s'agit, de façon tout à fait fondamentale, de s'imposer à la fois une pratique cognitive adéquate du réel et une réflexion sur l'émancipation que celui-ci autorise : « établir ce qui est à la fois nécessaire du point de vue pratique et objectivement possible ». Penser le politique, c'est rendre compte des voies laissées ouvertes pour le transformer.

La pensée de Jürgen Habermas se comprend ainsi en même temps comme pensée de son temps et comme pensée spéculative ; elle dégage « un horizon dans lequel pensée historique et pensée utopique s'amalgament ». Mais cette fusion, loin d'être arbitraire, relève d'une nécessité propre à l'activité philosophique. Une pensée politique qui, prise par l'actualité de l'esprit du temps, entend faire face à la pression des problèmes que lui pose le temps présent, se charge d'énergies utopiques. L'utopie de Habermas n'est donc pas hors-monde, elle ne se construit pas. Elle est « contrefactuelle », c'est-à-dire qu'elle part des faits. On peut donc bien affirmer qu'une certaine forme d'utopie marxiste est morte, mais on ne fera là rien de plus que de constater la fin d'une société fondée exclusivement sur le travail. Comme son illustre antécédente, la théorie de l'agir communicationnel se sait donc déterminée et limitée par le temps qui l'a vu naître ; et c'est sans doute en ce sens que l'on doit continuer à lire Habermas comme l'héritier d'un certain projet marxiste. « Une théorie de la modernisation capitaliste mise en oeuvre grâce à une théorie de l'agir communicationnel s'aligne (...) sur le modèle marxien. Elle a une attitude critique aussi bien à l'égard des sciences sociales qu'envers la réalité sociale qu'elles sont censées ressaisir ».

C'est dans ce sens de médiation entre la théorie et la pratique que le défi de l'agir communicationnel devient « pratiquement vrai ». Ce défi est celui de l'émancipation et il s'adresse à tous les citoyens. Habermas appelle en quelque sorte à ne pas se résigner, à ne pas s'abandonner à cette facilité qui consiste à ne voir dans l'Etat qu'une caricature de la liberté. L'Etat peut et donc doit s'exercer en se fondant sur la volonté collective établie discursivement ; il faut le concevoir comme un espace ouvert à l'interaction. S'émanciper de la domination serait donc presque en retourner le principe. Pour être également traités par le pouvoir d'Etat, il faut que les individus-citoyens soient eux-mêmes le coeur du pouvoir, c'est-à-dire détenteurs de la souveraineté.

En définitive donc, Habermas prône une « pratique qui s'attache à une volonté rationnelle », c'est-à-dire à une volonté qui « n'esquive pas les exigences de fondation et de justification », mais qui exige au contraire, « d'avoir clairement conscience de ce que nous ne savons pas ». Cette ignorance est celle qu'impose une critique résolument tournée vers l'avenir, qui ne s'autorise qu'à poser la nécessité du changement et à indiquer certaines voies possibles.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault