CONCLUSION GENERALE
L'entreprise philosophique de Jürgen Habermas peut
apparaître à plus d'un titre comme très ambitieuse. Ce ne
serait rien de moins que répondre à l'injonction
hégélienne qui assigne au philosophe la tâche de
« penser l'effectivité » tout en assumant quelque
chose d'un héritage marxiste qui imposerait, lui, la
nécessité de relever le défi de l'émancipation
pratique : relire l'histoire des sociétés modernes, repenser
la critique de la modernité, établir une nouvelle théorie
de la connaissance, fonder une nouvelle réflexion sur la
légitimité et la démocratie, jeter les bases d'une
éthique et d'une théorie de l'action et, en fin de compte,
construire une théorie de la société au travers d'une
nouvelle conception de la rationalité, tels seraient les
différents aspects de ce projet tout aussi systématique
qu'affolant !
Cependant, cette tournure systématique que le lecteur
ou le commentateur peut constater après coup, ne rend pas vraiment
compte de l'esprit qui a habité - et habite encore - les recherches de
Jürgen Habermas. La tournure qu'a pris notre exposé est là
pour en témoigner. En effet, si l'objectif était de s'interroger
sur la conception politique originale de notre auteur, à travers les
notions fondamentales de la domination et de l'Etat de droit, nous avons, en
quelque sorte, abouti à un constat d'échec. A vouloir chercher
chez Habermas une appréciation claire et tranchée sur la nature
de la domination ou le sens de l'Etat de droit, nous n'avons en fait
trouvé chez lui que des dénonciations d'une telle
prétention chez d'autres auteurs comme Marx, Weber et Marcuse. Le point
de départ était pourtant simple, et la question ne semblait pas
pouvoir être évincée : la domination est une
« caractéristique » économico-politique des
sociétés occidentales modernes, c'est-à-dire que ces
dernières se sont historiquement organisées de telle
manière que certains hommes ou certains groupes prennent en main, pour
une part au moins, la destinée de l'ensemble de la population de ces
sociétés. La domination était donc posée comme un
fait politique ou historique. La formulation est ici volontairement la
plus neutre possible, car la problématique et tout l'enjeu du
débat qui suivait étaient justement de justifier selon certains
critères cette situation.
La domination a donc été investie de plusieurs
sens : pensée corrélativement à l'exploitation par le
travail, elle pouvait être identifiée à la forme politique
prise historiquement par le mode de production capitaliste que la
critique et la pratique révolutionnaire devait transformer
(Marx) ; elle a pu aussi être interprétée comme le
phénomène politique majeur du processus de rationalisation qu'a
connu le monde occidental, comme ce qu'a révélé
l'établissement d'un Etat moderne soucieux de stabilité et donc
de légitimité (Weber). Or, de ces deux références
initiales, dont il entend pourtant se démarquer, Habermas retient, de la
première, l'exigence d'émancipation que doit assumer le travail
critique et, de la seconde, la nécessité de penser la domination
au sein d'une réflexion historique centrée sur la
rationalité et grâce à une réflexion sociologique
centrée sur l'action. Mais dans un cas comme dans l'autre, tout se passe
comme si Habermas refusait de voir dans la domination autre chose qu'un fait
historique.
Avec Marcuse le débat se précise enfin :
dans une optique quelque peu décentrée (marquée notamment
par la forte influence de la psychanalyse). Ce dernier se présente en
effet comme un autre héritier de la première Ecole de Francfort
qui, à l'inverse de Habermas, reconduit après elle une
dénonciation forte de cette domination générée par
la raison instrumentale et toujours à l'oeuvre dans les
sociétés capitalistes avancées. Précis, le
diagnostic marcusien établit ainsi que la domination échappe
à toute détermination politique et trouve son fondement bien
plutôt dans le processus de rationalisation (décrit par Max Weber)
qui a institutionnalisé le progrès scientifique et
technique : la rationalité technologique s'est convertie en
instrumentalisation de l'homme ; technique et domination ne font qu'un.
Devant une critique aussi radicale, Habermas ne peut plus éluder le
débat. La domination est un fait politique et ne saurait être
appréhendée exclusivement au travers d'une logique instrumentale
ou téléologique. Elle relève d'une dimension pratique que
l'on ne peut réduire à la rationalité technique. La
logique du travail illustre la relation à la nature, la logique de
l'interaction les relations des hommes entre eux. Pour Habermas, le domaine
pratique ne se limite pas au fait de la domination ; il est régi par la
rationalité communicationnelle que révèle une
pluralité d'individus agissant à l'horizon d'une
compréhension en vue d'un accord. La domination n'est alors
perçue, par rapport à cette activité primordiale, que
comme une détérioration historiquement limitée de
l'exercice du pouvoir politique.
Habermas opère ainsi un « changement de
paradigme » grâce auquel il entend poser un regard nouveau sur
le monde : il faut renoncer à penser à partir des
catégories de sujet, de conscience ou de travail pour se tourner vers
celles de communication, de compréhension et d'interaction. Ici
s'éclaire la prétention totalisante qu'a pu percevoir le
lecteur : il ne s'agit pas de « penser
l'effectivité » au sens où l'entendait Hegel, mais sans
doute bien plus de « penser la communication » dans chacune
de ses dimensions. C'est pourquoi la plupart des oeuvres postérieures
à la Théorie de l'agir communicationnel portent la
réflexion vers le domaine éthique ou vers la communication
elle-même : Habermas s'efforce d'en clarifier la nature, le sens et
la portée à partir d'une vaste réflexion sur le langage et
sur la philosophie anglo-saxonne contemporaine. De l'intérêt de
connaissance « émancipatoire » à la notion du
monde vécu qui constitue « l'horizon » à
partir duquel les sujets sont à même de communiquer, en passant
par la discussion qui est une « forme de communication
caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les
prétentions à la validité devenues problématiques
sont thématisées et examinées du point de vue de leur
justification ».
La théorie de l'agir communicationnel exige en fait une
refondation communicationnelle de la rationalité, marquant aussi la
rupture avec les idées hégélo-marxistes. Avec les trois
composantes - le tournant linguistique, le consensus et la publicité -
la théorie de l'agir communicationnel postule une situation
idéale de la compréhension qui est la condition de
possibilité de la communication et de la reconnaissance
intersubjectives.
Le changement de paradigme donne à la réflexion
sur l'Etat de droit une impulsion nouvelle. Conditionnée par cette
articulation nécessaire à la communication, l'analyse se porte
alors sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat
de droit démocratique. Quittant le terrain historique, la
réflexion est donc devenue normative et retrouve ainsi
l'intérêt pour l'émancipation : le pouvoir, pour être
légitime, doit se fonder sur une communication non-contrainte, sur une
discussion rationnelle en vue d'un accord de tous les membres du corps
politique. La démocratie ne repose pas, ainsi, sur des institutions
justes et libérales, non plus que sur des conquêtes historicistes,
mais seulement sur des mentalités démocratiques se subsumant dans
le processus démocratique. Des mentalités démocratiques
qui, suivant Habermas, souhaitent prendre en charge la promesse de
l'autolégislation et assurer le consentement de tous concernant les
droits, les normes et les institutions. Le lieu d'explication ne peut pas, dans
une perspective habermassienne, être les mentalités en tant que
telles, mais bien le processus de la démocratie où les sujets de
droit peuvent se reconnaître comme des auteurs et des destinataires de
leurs droits, normes et institutions. Les mentalités modernes, qui
peuvent soutenir le projet juridique moderne, se réalisent, en
conséquence, dans les structures de communication capables d'affirmer la
perspective intersubjective inhérente à la démocratie.
Autrement dit, la démocratie ne peut se déployer, suivant
Habermas, que dans le cadre des discours communicationnels. Habermas peut ainsi
revendiquer que « la politique délibérative constitue
le coeur même du processus démocratique ». La raison en
est que la démocratie renvoie à des conditions sociales
permettant l'auto-organisation d'une communauté politique.
Mais c'est le sens de l'attitude critique apparue en
filigrane tout au long de notre parcours qui resurgit ici. Celle-ci demeure en
effet pour Habermas non seulement un point de référence
obligé, mais surtout le cadre nécessaire dans lequel toute
réflexion doit prendre place. Comme nous l'avons souvent
remarqué, c'est en son nom que Habermas établit la plupart de ses
réfutations et de ses réserves. Il s'agit, de façon tout
à fait fondamentale, de s'imposer à la fois une pratique
cognitive adéquate du réel et une réflexion sur
l'émancipation que celui-ci autorise : « établir
ce qui est à la fois nécessaire du point de vue pratique et
objectivement possible ». Penser le politique, c'est rendre compte
des voies laissées ouvertes pour le transformer.
La pensée de Jürgen Habermas se comprend ainsi en
même temps comme pensée de son temps et comme pensée
spéculative ; elle dégage « un horizon dans lequel
pensée historique et pensée utopique s'amalgament ».
Mais cette fusion, loin d'être arbitraire, relève d'une
nécessité propre à l'activité philosophique. Une
pensée politique qui, prise par l'actualité de l'esprit du temps,
entend faire face à la pression des problèmes que lui pose le
temps présent, se charge d'énergies utopiques. L'utopie de
Habermas n'est donc pas hors-monde, elle ne se construit pas. Elle est
« contrefactuelle », c'est-à-dire qu'elle part des
faits. On peut donc bien affirmer qu'une certaine forme d'utopie marxiste est
morte, mais on ne fera là rien de plus que de constater la fin d'une
société fondée exclusivement sur le travail. Comme son
illustre antécédente, la théorie de l'agir
communicationnel se sait donc déterminée et limitée par le
temps qui l'a vu naître ; et c'est sans doute en ce sens que l'on
doit continuer à lire Habermas comme l'héritier d'un certain
projet marxiste. « Une théorie de la modernisation capitaliste
mise en oeuvre grâce à une théorie de l'agir
communicationnel s'aligne (...) sur le modèle marxien. Elle a une
attitude critique aussi bien à l'égard des sciences sociales
qu'envers la réalité sociale qu'elles sont censées
ressaisir ».
C'est dans ce sens de médiation entre la théorie
et la pratique que le défi de l'agir communicationnel devient
« pratiquement vrai ». Ce défi est celui de
l'émancipation et il s'adresse à tous les citoyens. Habermas
appelle en quelque sorte à ne pas se résigner, à ne pas
s'abandonner à cette facilité qui consiste à ne voir dans
l'Etat qu'une caricature de la liberté. L'Etat peut et donc doit
s'exercer en se fondant sur la volonté collective établie
discursivement ; il faut le concevoir comme un espace ouvert à
l'interaction. S'émanciper de la domination serait donc presque en
retourner le principe. Pour être également traités par le
pouvoir d'Etat, il faut que les individus-citoyens soient eux-mêmes le
coeur du pouvoir, c'est-à-dire détenteurs de la
souveraineté.
En définitive donc, Habermas prône une
« pratique qui s'attache à une volonté
rationnelle », c'est-à-dire à une volonté qui
« n'esquive pas les exigences de fondation et de
justification », mais qui exige au contraire, « d'avoir
clairement conscience de ce que nous ne savons pas ». Cette ignorance
est celle qu'impose une critique résolument tournée vers
l'avenir, qui ne s'autorise qu'à poser la nécessité du
changement et à indiquer certaines voies possibles.
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