E - L'appropriation de l'espace.
Tout au long de leur périple, les voyageurs ne manquent
pas de nommer les différents éléments constituant les
décors de leur parcours. Cette nomenclature et nomination des faits
d'ordre naturel couronne en quelque sorte la « vieille
géographie » du milieu du 19° siècle, celle
où la géographie physique était
prépondérante. Notons ainsi, et par ordre d'apparition dans le
roman :
- le ruisseau «Hans-bach », page 194,
- « la mer Lidenbrock », page 233,
- « Port Graüben », page 253,
- « l'îlot Axel », page 281,
- « le cap Saknussemm », page 326.
Les principaux protagonistes prêtent ainsi leur nom
à des éléments naturels. Ce principe qui consiste à
nommer, à baptiser des éléments naturels procède de
la démarche géographique qui permet ainsi une meilleure
appropriation et possession intellectuelle de l'espace, ce dernier étant
totalement inconnu aux explorateurs. Cela leur permet alors d'exorciser une
forme d'angoisse liée à l'incertitude de l'aboutissement du
voyage (c'est le principe du voyage initiatique79). Il s'agit pour
l'homme, encore une fois, de dominer l'espace.
F - De l'Islande à l'Italie : un autre moyen de
voyager dans le temps.
Outre ce voyage au centre de la terre qui emmène les
voyageurs dans les entrailles du globe, Jules Verne fait faire
à ses héros un autre type de voyage dans le temps, en donnant
comme point de départ de l'aventure l'Islande, et comme point
d'arrivée l'Italie. En effet, nous pouvons déceler là
aussi la volonté de l'auteur de faire voyager ses héros à
la fois dans l'espace mais aussi dans le temps. L'Islande comme point de
départ n'est pas innocent, de même que l'Italie comme point
d'arrivée :
79 Qu'on se rappelle l'étymologie d'initiatique
: le commencement...
ISLANDE ITALIE
1 - Sneffels = volcan éteint 1 - Stromboli = volcan en
activité
2 - Lépreux 2 - Enfant gardien des vignes
3 - Lichens 3 - Raisins80
4 - Pays froid, neuf, vierge 4 - Pays chaud, ancien,
habité
5 - Direction de départ = N.O. 5 - Direction
d'arrivée = S.E.
G) - Un voyage aux nombreuses boucles.
Ce voyage au centre de la terre que nous offre Jules
Verne présente de nombreuses boucles, à la fois en
référence à la mythologie gréco-romaine, à
la géologie (réelle et/ou imaginaire), et parfois en
référence au voyage proprement dit.
La première boucle, ou premier parallèle, que
nous pouvons mettre en évidence, concerne le complexe
d'Empédocle. En effet, comment ne pas évoquer le nom de ce
philosophe grec qui s'est jeté dans le cratère d'un volcan.
D'ailleurs Michel Serres a justement écrit que
Voyage au centre de la terre « est l'ouvrage parfait du
complexe d'Empédocle [...] : le voyage relie la bouche d'un volcan
éteint à un cratère en pleine activité
»81.
Le deuxième parallèle associe directement la
collection de géodes du professeur Lidenbrock82 et la
structure interne du globe découverte par les aventuriers. Car,
là aussi, comment ne pas remarquer que le centre de la terre que nous
décrit Jules Verne est creux83, et que par
conséquent la terre est en fait une énorme géode. Or, une
fois atteint ce centre de la terre, Lidenbrock peut prétendre alors,
avec beaucoup d'imagination, ranger la terre dans sa collection de
géodes...
80 Ibid. page 172.
81 In (op. cit.) COMPERE Daniel. Un
voyage imaginaire de Jules Verne. Voyage au centre de la terre. Page
56.
82 Op. cit. VERNE Jules. Voyage au
centre de la terre. Page 28.
83 Cf. la mer intérieure, page 233.
Le troisième parallèle concerne le voyage en
lui-même. Car nous pouvons là aussi mettre en évidence deux
boucles, parmi évidemment bien d'autres possibles. D'une part, et nous
l'avons montré dans le cadre de ce mémoire, nous avons affaire
ici à une véritable boucle temporelle : le voyage nous
emmène des origines de la terre aux origines de l'homme, pour revenir
à la fin du roman aux hommes de la fin du 19° siècle (qui
est aussi le point le départ du dit roman, avec une date précise
: « Le 24 mai 1863, un dimanche »84) . Mais
d'autre part, remarquons qu'au climat froid de l'Islande (donc correspondant
à l'idée que se fait Lidenbrock de la température de
l'intérieur du globe, et permettant ainsi la descente) s'oppose le
soleil ardent85 de l'Italie (donc correspondant à la
théorie d'Axel, celle de la chaleur interne). Nous avons alors affaire
ici à une boucle dialectique opposant mais réunissant aussi deux
ensembles contradictoires qui tendent à se rejoindre pour former un tout
relativement cohérent, celui du roman proprement dit.
A travers ses nombreux romans, Jules Verne
nous fait donc voyager dans l'espace mais aussi dans le temps. Cet espoir
pluri-séculaire de remonter le temps constitue une source d'inspiration
inépuisable que de nombreux auteurs ont exploitée. Voyage
au centre de la terre est ainsi un bon exemple illustrant cet
état de fait, où les héros font alors preuve
d'ubiquité temporelle : ils se retrouvent en un même lieu à
deux époques différentes, à la fois en 1864 et plusieurs
millions d'années en arrière, dans un écosystème
(ou plus exactement un « oïkosystème » ) bien
différent de celui qu'ils connaissent. C'est la dualité de leur
voyage qui constitue donc notre problématique.
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