Le rétablissement de l'Etat de droit dans une société en reconstruction post-conflictuelle: l'exemple de la sierra léone( Télécharger le fichier original )par Jukoughouo Halidou Ngapna Institut des Droits de l'Homme de Lyon & Université Pierre Mendès France de Grenoble - Master 2, Recherche, Histoire du Droit, Droit et Droits de l'Homme 2007 |
B. Des mécanismes mixtes de recherche de la véritéLa mise en place d'une commission de vérité dans une société en reconstruction post conflictuelle doit s'inspirer d'autres expériences de réussite. Cependant, à chaque société correspond une culture particulière, une manière de faire, un ensemble de systèmes de valeurs et de mécanismes de gestion des conflits différents. Il est donc nécessaire d'établir un équilibre entre les mécanismes classiques et spécifiques de réhabilitation et de reconstruction. Le législateur sierra léonais, conscient de cette nécessité, a mis en place une commission alliant les mécanismes de réhabilitation dits classiques (1) et ceux plus proches des pratiques culturelles locales (2).
Le travail de la Commission, plus que celui de toute autre institution, constituait une opportunité sans précédent pour les personnes affectées par le conflit de participer à la reconstruction morale et matérielle de la société. Avant la création, les autorités publiques ont mis sur pied un comité consultatif regroupant les chefs religieux, les membres d'associations des femmes, des ex-combattants, des victimes de guerre ainsi que les représentants des ONG oeuvrant dans le domaine de l'assistance humanitaire et de la consolidation de la paix. Ce comité consultatif a continué à siéger280(*) pendant le mandat de la Commission pour évaluer l'impact des activités de cette dernière sur la réconciliation. La Commission avait mis sur pied différentes méthodes de recherche de la vérité, notamment, les enquêtes et investigations sur le terrain ainsi que des audiences publiques et privées sur des bases volontaires ou non. Les audiences publiques étaient thématiques, c'est-à-dire consacrées à un aspect particulier du conflit. L'on pouvait donc assister à des audiences consacrées aux femmes, d'autres aux enfants, à la réconciliation, au rôle des forces armées et des factions dans le conflit ainsi qu'au rôle de l'Etat, plus précisément le rôle de ceux qui exerçaient les attributs de puissance publique à différentes phases du conflit281(*). Les différentes audiences appelaient la présence et la participation des femmes et des enfants affectés par le conflit. La prise en compte de leurs particularités était un impératif pour la Commission. C'est ainsi qu'une prise en charge psychologique a été mise sur pied à a fois pendant et après les témoignages. Les auditeurs de la Commission ont tous été formés aux droits de l'homme, à la psychologie des victimes et aux symptômes et à l'accompagnement du traumatisme que le souvenir de violences pouvait causer aux victimes ainsi qu'aux méthodes d'interrogation neutre des victimes et perpétrateurs. Etant donné qu'il est beaucoup plus facile pour une personne souhaitant relater son expérience de le faire à partir de ses propres mots. C'est ainsi que le recrutement des auditeurs prenait en compte leur capacité à s'exprimer avec aisance dans les langues locales et leur sexe. En effet, il est plus psychologiquement confortable pour une femme de s'exprimer sur les violences sexuelles qu'elle a subies devant une autre femme. Avant tout témoignage public, la cellule psychologique prenait en charge ces victimes pour les préparer à affronter leurs souvenirs. Elles étaient aussi informées sur la possibilité pour elles de témoigner sur des bases confidentielles. Concernant les enfants, ceux-ci étaient interrogés conformément au mémorandum signé entre la Commission, d'une part, et l'UNICEF et l'Agence de protection de l'enfance (APE), d'autre part. Ce mémorandum prévoyait une évaluation psychologique de chaque enfant par un professionnel de l'APE affin de vérifier si celui-ci était apte à témoigner et sur quelles bases ce témoignage allait avoir lieu. La Commission s'est largement inspirée de l'expérience sud-africaine dans le soutien des victimes pendant leurs témoignages publics. Il y avait systématiquement un membre de la Commission aux cotés d'une victime pendant son passage. La présence d'un parent, d'un ami ou d'un membre de la famille était fortement encouragée, avec, en ce qui concerne les enfants la présence obligatoire d'un agent de l'APE à leurs cotés. Il arrivait qu'à l'écoute des témoignages, certaines personnes dans le public subissaient elles aussi un traumatisme. Une équipe de la Croix-Rouge nationale et des hôpitaux locaux était présente pour assurer les premiers soins d'urgence à ceux qui en avaient besoin. Les séances publiques servaient aussi de grande salle de consultation médicale. En effet, lorsque les témoignages des victimes apportaient des indices pouvant laisser présager à la nécessité d'une consultation médicale, celle-ci était immédiatement effectuée dans les centres de santé les plus proches. Après leur témoignage, les témoins recevaient des visites régulières de la part des agents de la Commission pour évaluer l'impact de leur témoignage sur leur vie quotidienne282(*). L'on s'assurait que les mêmes agents s'occupent des mêmes victimes tout au long du processus pour créer un lien de confiance entre les deux parties et permettre ainsi un suivi plus efficace des cas individuels. La Commission menait son action dans un contexte précis : la majorité de la population de Sierra Léone appartient aux groupes culturels peulhs et mandingues, pratiquent pour la plupart l'Islam, le Christianisme ou les religions dites traditionnelles (animistes). Il n'était donc pas logique d'ignorer ces particularités dans la recherche de la réconciliation.
Chez les mandingues, et c'est également le cas chez d'autres groupes ethniques de la Sierra Léone, le péché d'un membre de la communauté est porté par tous les autres. Il est donc inefficace que le perpétrateur se purifie seul. Bien que la Commission ait choisi pour un certain nombre de raisons283(*) de nommer certains responsables, il était nécessaire de mettre en place des community-based reconciliation (ou réconciliations communautaires) qui ont épousé le modèle de la palabre. Ahmadou KOUROUMA284(*) définit la palabre comme une «... manifestation de l'attachement traditionnel des ancêtres [de l'homme africain] à l'échange pacifique d'arguments. La palabre africaine possède son rituel. Le villageois le plus âgé préside la palabre dont les mécanismes sont rigoureusement codifiés. Chacun ensuite intervient selon son âge. Le benjamin parle le premier. Après lui intervient celui qui le suit en âge et ainsi de suite jusqu'au vieux qui s'exprime le dernier... » Des deux institutions de justice transitionnelle, la Commission avait le plus de faveur de la part des sierra léonais. Ils préféraient en effet cette manière de gérer les problèmes qui cadre mieux avec les mécanismes traditionnels de gestion de conflits. La Commission procédait de manière originale à l'accompagnement des audiences publiques et à huis clos. A chaque fin de session dans une localité, les différentes parties prenantes (groupes de victimes, perpétrateurs, dignitaires religieux et chefs traditionnels) se retrouvaient pour pratiquer une réhabilitation dite traditionnelle. Cette réhabilitation comprenait des prières aux morts, l'établissement des monuments, ce qui était important non seulement pour les personnes concernées mais pour la communauté tout entière. La réconciliation communautaire est un mécanisme dont l'accomplissement va au-delà du mandat de deux ans de la Commission. Financée par le PNUD, elle a été mise sur pied avec le concours du Conseil interreligieux de Sierra Léone285(*) qui en exerce la direction. Ce type de réconciliation, initiée pour la première fois en Sierra Léone en octobre 2003 s'exécute en trois phases : la formation de formateurs, les séminaires régionaux de réconciliation qui débouchaient sur la formation des comités régionaux de support. · La formation de formateurs : du 14 au 16 octobre 2003, un panel de 14 anciens auditeurs de la Commission se sont réunis à Freetown à la faveur d'un séminaire de formation sur les enjeux de la réconciliation communautaire. Il s'agissait entre autres du concept de réconciliation, du rôle de la religion et des traditions, de celui des femmes et des enfants, des perspectives comparatives d'autres pays ainsi que l'ensemble des retombées du travail effectué auprès des victimes et des perpétrateurs de violences. · Les séminaires régionaux de formation : au niveau régional, des séminaires auxquels participaient les chefs traditionnels et religieux, les représentants d'associations des victimes et d'anciens combattants. Une représentativité des femmes était assurée, de telle sorte que pendant les 10 jours des séminaires (du 10 au 20 novembre 2003), une grande partie de la population féminine ait pu participer au programme. Les débats portaient sur les différents mécanismes à mettre en oeuvre pour faciliter la réconciliation et l'évaluation des besoins des victimes et d'autres personnes affectés par le conflit. · Les Comités régionaux : les séminaires régionaux débouchaient sur la mise sur pied des comités régionaux chargés de mettre en oeuvre les propositions. Ces comités exerçaient sous l'autorité du Conseil interreligieux et étaient composés de représentants des chefferies traditionnelles et d'associations de victimes et d'ex-combattants. Il pouvait y avoir entre autres comme activités pertinentes dans le sens de la réconciliation : des rituels de purifications des sociétés secrètes286(*), les activités religieuses, les cérémonies commémoratives, les activités sportives et culturelles, les projets communautaires générateurs de revenus et la sensibilisation aux droits de l'homme, et surtout ceux des femmes et des enfants. La Sierra Léone a connu par le biais de la réconciliation communautaire des avancées significatives dans la résolution de certains conflits et surtout des problèmes que les politiques publiques classiques ne pouvaient régler du moins, dans des termes aussi courts. La construction de certains monuments et des marchés ; la création artistique notamment, les films et pièces de théâtre et la création de coopératives ou d'autres projets intercommunautaires ont permis, dans une certaine mesure, au tissus social de se ressouder et de fixer les jalons d'un nouveau vivre ensemble que les conclusions du rapport appellent en mettant les victimes au centre des préoccupations. * 280 Des séminaires se sont tenus les 3 et 24 juillet 2003 à Freetown, lesquels séminaires ont été complétés par une série de questionnaires envoyés à tous les représentants associatifs afin de procéder à l'évaluation la plus complète possible du processus de réconciliation. * 281 La conduite de ces audiences thématiques a permis d'identifier des problèmes spécifiques aux groupes de personnes affectés par le conflit. L'Association des amputés et des blessés de guerre ont mis un préalable à leur participation. Ils ont voulu attirer l'attention du gouvernement de Sierra Léone sur leurs problèmes et ont exigé l'adoption d'une loi de prise en charge des amputés et de leur famille sinon, «... no amputee will appear before the Commission ! », (Cf. Communiqué de presse de l'association à Freetown en janvier 2003.) * 282 Un certain nombre de questions d'évaluation étaient posées, à savoir : la perception personnelle des victimes de leur témoignage ; leurs sentiments, leurs attentes, la réaction de leurs familles et communautés ; si elles avaient encouru des menaces ou de la stigmatisation ; ou si elles ont encore gardé des traces de leur traumatisme et enfin, l'état des relations avec le perpétrateur s'ils ont été réunis pendant le processus devant la Commission. * 283 Citer nommément les responsables des violations des droits de l'Homme a toujours été une donnée controversée des commissions de vérité comme celle de la Sierra Léone. Les principaux arguments pour un tel procédé étaient liés à la loi d'amnistie découlant de l'accord de Lomé. En effet, étant donné que la loi accordait l'amnistie à tous pour les crimes, nommer les perpétrateurs était le seul moyen de leur faire assumer publiquement leurs actes et de leur permettre de se réconcilier avec leurs victimes. A contrario, cela pouvait mener à une stigmatisation à la fois des victimes et des perpétrateurs une fois de retour dans leur communauté. * 284 Préface de Mwamba CABAKULU, Proverbes africains, Marabout, Paris, 2003, p 5. * 285 Le Conseil Interreligieux est un organisme indépendant qui regroupe tous les chefs religieux musulmans et chrétiens. * 286 Ces rituels revêtent une signification très particulière en ce qui concerne la réhabilitation des victimes des violences sexuelles. En effet, dans les tribus des grands groupes ethniques mandingue, temne et mende, les jeunes filles devaient se marier en étant vierges. Les rituels traditionnels permettaient aux prêtres traditionnels de redonner aux jeunes filles qui ont subi des viols pendant le conflit de recouvrer symboliquement leur virginité et être ainsi dignes au mariage. |
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