Le droit international à l'épreuve de l'emploi d'armes nucléaires aux termes de l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice du 8 juillet 1996( Télécharger le fichier original )par Sylvain-Patrick LUMU MBAYA Université de Kinshasa - Licence en droit-Avocat au Barreau de Kinshasa/Matete et Assistant à la Faculté de droit de l'UNIKIN 2004 |
SIGLES ET ABREVIATIONS UTILISESA.C.D.I. : Annuaire de la Commission du Droit International A.F.D.I. : Annuaire Français de Droit International A.J.I.L. : American Journal of International Law AG : Assemblée Générale des Nations Unies C.D.I. : Commission du Droit international C.I.C.R. : Comité International de la Croix-Rouge C.I.J. : Cour internationale de Justice C.P.J.I. : Cour permanente de Justice internationale CS : Conseil de Sécurité des Nations Unies J.I.L. : Journal of International Law I.C.J. : International Court of Justice J.E.D.I. : Journal Européen de Droit International N.I.L.R. : Netherlands International Law Review N.J.I.L. : Nordic Journal of International Law NU : Nations Unies O.M.S. : Organisation Mondiale de la Santé O.N.U. : Organisation des Nations Unies R.B.D.I. : Revue Belge du Droit International R.A.D.I.C. : Revue Africaine de Droit International et comparé R.G.D.I.P. : Revue générale de Droit international Public R.H.D.I. : Revue Hellénique de Droit International T.N.P. : Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires R.I.C.R. : Revue internationale de la Croix-Rouge UN : United Nations R.C.A.D.I. : Recueil des Cours de l'Académie de Droit International. INTRODUCTIONDe tous les débats de l'après-guerre froide, il en est un point qui est rarement absent de l'ordre du jour des Nations Unies. C'est le recours à la force de plus en plus fréquent, contrairement aux espérances suscitées d'abord par la fin de la guerre froide et ensuite par l'effondrement du camp de l'Est opposé à celui de l'ouest. Le préambule de la Charte des Nations Unies proclamait déjà il y a plus d'un demi-siècle, la volonté des « peuples [...] à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances »(1(*)) L'Organisation mondiale n'a-t-elle pas été créée à l'issue de l'une des guerres les plus meurtrières de l'histoire de l'humanité à cette fin ? Plusieurs engagements fermes furent pris dans ce cadre pour l'établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales, avec le moindre détournement possible des ressources humaines et économiques mondiales au profit des armements. Les Etats se promirent de renoncer au recours à la force au profit des moyens pacifiques pour le règlement des différends internationaux. Mais « à peine l'encre des signataires de la Charte des Nations Unies fut-elle séchée, que la nouvelle société internationale sentit l'odeur d'une poudre, pas comme les autres, provenant d'une arme, pas comme les autres et dont l'effet destructeur prît des proportions, pas comme les autres. Il s'agissait des premières armes nucléaires larguées sur Hiroshima et Nagasaki »(2(*)) au Japon. A en croire certains auteurs, ému par cette expérience et par les souffrances rencontrées au cours de la seconde guerre mondiale - et alors que, dans ces années de l'après-guerre, l'humanité était consciente du danger permanent et imminent qui la guettait, mais restait partagée entre l'espoir et la crainte - « le CICR s'est donné pour tâche d'établir la base juridique qui serait à même d'empêcher que le pire se reproduise »(3(*)) Cette intense activité humanitaire a eu pour résultat la modernisation et le renforcement des conventions de Genève existantes, notamment à travers l'adoption d'une quatrième convention relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Les travaux y afférents ont abouti le 12 août 1949, moins d'un mois après que l'ex-URSS ait procédé à son premier essai nucléaire, l'explosion de cette bombe mettant en évidence une course aux armements en plein essor. Malgré, ou peut-être, à cause de cette évolution, la « communauté internationale » n'a pas pu se résoudre à se défaire de l'arme nucléaire comme elle l'avait fait en « interdisant, pour des raisons humanitaires, l'emploi de certains types d'armes. C'est notamment le cas du protocole de Genève du 17 juin 1925 prohibant l'utilisation des armes biologiques et chimiques ainsi que des gaz asphyxiants, toxiques ou similaires ».(4(*)). Tandis que les conventions de Genève du 12 août 1949, et même leurs protocoles additionnels de 1977, ignorent cette arme. Il est à craindre que l'humanité soit menacée d'autodestruction du fait de l'accumulation massive, dans un esprit compétitif, des armes les plus destructives que l'homme ait fabriquées. Les arsenaux d'armes nucléaires, entre autres armes de destruction massive, qui prolifèrent et se disséminent, suffisent pour détruire toute vie sur terre (5(*)) ; l'esprit de désarmement qui a paru nécessaire s'est volatilisé. Même si l'ambition nucléaire ne fascine pas tous les Etats, les puissances dotées d'armes nucléaires les conservent et entendent les conserver à l'avenir ; d'autres désirent en acquérir ou en ont développé et perfectionné les techniques de production sans en faire étalage, à l'instar d'Israël, soit pour dissuader les autres à ne pas les attaquer, soit comme symbole de puissance, susceptible d'être employé un jour et s'assurer d'une victoire sur le champ de bataille.(6(*)) En face de cette réalité et de l'échec de conclusion d'un traité spécifique au terme duquel les armes de destruction massive - surtout leur emploi - devraient être considérées comme illégales en tant que telles, « la communauté internationale » s'est retrouvée en face d' « un postulat paradoxal » qui veut qu'un Etat puisse légitimement posséder l'arme nucléaire alors que son emploi constituerait généralement une grave violation du droit international humanitaire. (7(*)) Le postulat, ainsi établi, est loin de faire l'unanimité dans la société internationale ; il est de bon ton chez ceux qui pensent que l'arme nucléaire est « le dernier recours dissuasif » notamment les adeptes de la politique de dissuasion ; tandis que de nombreux Etats - non détenteurs et possesseurs de l'arme nucléaire - se sentent déjà menacés par l'existence de cette arme fatale. Au plan doctrinal, il y a de vives controverses sur la question de l'emploi d'armes nucléaires. C'est ainsi que le 3 septembre 1993(8(*)), l'Assemblée mondiale de la santé (OMS) a décidé de demander à la Cour internationale de Justice d'émettre un avis consultatif sur la question de savoir si « compte tenu des effets des armes nucléaires sur la santé et l'environnement, leur utilisation par un Etat au cours d'une guerre ou d'un autre conflit armé constituerait - elle une violation de ses obligations au regard du droit international, y compris la constitution de l'OMS ?(9(*)) Le 6 janvier 1995, c'est l'Assemblée générale des Nations Unies à son tour qui pressait la Cour de dire « dans les meilleurs délais » s'il est « permis en droit international de recourir à la menace ou à l'emploi d'armes nucléaires en toute circonstance » (10(*)) Le 8 juillet 1996(11(*)), la Cour internationale de Justice a rendu deux avis- ou plutôt un avis et un refus d'avis - car l'un se borne à rejeter la requête de l'OMS tandis que l'autre - qui devrait concilier tout le monde - invoquant « les questions éminemment difficiles que soulève l'application à l'arme nucléaire du droit relatif à l'emploi de la force et surtout du droit applicable dans les conflits armés »(12(*)), fournit « une réponse ambiguë et controversée »(13(*)) dont la lecture renseigne moins sur la clarté des règles juridiques pertinentes que sur les divisions qui se sont manifestées au sein de la Cour (14(*)) et ce, malgré les exceptions d'incompétence et d'irrecevabilité soulevées notamment par les Etats-Unis d'Amérique, le Royaume-Uni et la France(15(*)) Ces controverses sont révélées notamment soit, par des déclarations, soit par les opinions individuelles ou dissidentes exprimées par les quatorze juges et surtout par la nécessité du recours à la voix prépondérante du président pour l'adoption du paragraphe crucial de l'avis (16(*)) qui, en lui-même suscite plusieurs interrogations. Comment pourrions-nous juridiquement l'interpréter ? La Cour, par cet avis consultatif a-t-elle définitivement mis fin à la querelle doctrinale sur la question de la licéité ou l'illicéité de l'emploi de l'arme nucléaire en toute circonstance ou ne l'a-t-elle point du tout résolu ? Quels ont été les arguments avancés par les Etats partisans ou adversaires de la licéité ou de l'illicéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires pour étayer leurs thèses respectives ? En outre, il y a lieu de vérifier si le droit international positif a fini par accorder une dérogation au principe, affirmé par les « lois et coutume de la guerre » codifiées dans les conventions de la Haye de 1899 et de1907, selon lequel la légitime défense ne pouvait justifier une atteinte au droit international humanitaire ou, par ailleurs, si l'emploi de l'arme nucléaire est libre de toute contrainte juridique. Nous tenterons de répondre à toutes ces questions au bout de cette étude. Le présent travail offre donc un intérêt évident tant au point de vue théorique que pratique. Au point de vue théorique, cette étude suscite la réflexion sur l'emploi de l'arme en droit international. Il s'agit de répondre à la question de la licéité ou l'illicéité de la menace ou de l'emploi de l'arme nucléaire. Quel est le contenu du droit international général à ce sujet ? On peut aussi s'interroger sur l'état du droit dans les branches particulières, notamment en droit de l'environnement, droit des conflits armés. Tandis qu'au point de vue pratique, la destruction à grande échelle, les conséquences dévastatrices de l'arme nucléaire sur l'écosystème, l'environnement et la vie humaine interpelle tout juriste et, en particulier, tout internationaliste sur l'usage des armes nucléaires, d'autant plus que les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki démontrent à suffisance qu'il ne s'agit pas d'une simple spéculation que l'OMS et l'Assemblée générale des Nations Unies aient sollicité un avis consultatif de la CIJ là-dessus. Cette activité intellectuelle intéresse en ce qu'elle regarde comment l'ordre juridique international saisit, à l'intermédiaire de son juge privilégié, un phénomène grave, un problème difficile et délicat dans un contexte de menace d'anéantissement de l'humanité toute entière et s'efforce, à sa façon, de le contenir, sinon d'y apporter remède. Il permettra de confronter les réponses qu'a données la Cour internationale de Justice dans son avis consultatif au droit international positif et de voir si elle a esquivé la question ou bien elle a franchi un pas significatif dans le domaine du désarmement nucléaire. C'est autant voir, aux termes dudit avis consultatif, comment les contradictions doctrinales entre Etats détenteurs et possesseurs de l'arme nucléaire et leurs alliés, qui ont intérêt à préserver leur outil de dissuasion suprême, et les Etats qui en sont dépourvus se font et se défont autour de la question de l'emploi de l'arme nucléaire. Ainsi, nous sommes-nous évertué, dans cet exercice, à circonscrire les contours de cette étude à son intitulée. La question de l'arme nucléaire y sera traitée pas comme le feraient les autres chercheurs, mais dans son approche juridique telle que l'a fait la Cour internationale de Justice dans l'avis consultatif précité. Au delà de l'avis lui-même, les déclarations, opinions individuelles et dissidentes des juges à côté des commentaires de la doctrine feront également objet de notre analyse. Comment allons-nous y parvenir ? On peut se convenir aisément (...) qu'on ne peut aboutir à des constructions doctrinales valables sans méthode. Celle-ci est entendue comme « la marche rationnelle de l'esprit pour arriver à la connaissance ou à la démonstration d'une vérité »(17(*)) Ainsi, pour réaliser un travail intellectuel, le chercheur doit choisir et préciser sa méthodologie (18(*)) Quant à ce qui concerne ce travail, nous aurons recours principalement à l'approche juridique qui nous permettra, non seulement d'examiner les textes juridiques en particulier la Charte des Nations Unies, le statut de la Cour internationale de Justice, diverses résolutions de l'Assemblée générale des Nations Unies et les traités sur le désarmement nucléaire, mais aussi et surtout d'analyser l'avis consultatif de la Cour internationale de Justice et tous les commentaires y afférents. Mais en même temps, l'approche sociologique nous permettra d'aborder le contexte dans lequel la demande d'avis consultatif a été formulée. Elle nous aidera à saisir la portée du comportement des Etats et des juges ainsi que les différentes péripéties qui ont marqué le prononcé de cet avis. Dans l'un ou l'autre cas la technique à utiliser sera documentaire et informatique. Outre l'introduction, cette étude s'articulera autour des deux parties comportant chacune deux chapitres. La première partie est consacrée à la « Détermination des normes du droit international relatives à la menace ou à l'emploi de l'arme nucléaire ». Elle exposera d'abord « les normes du droit international général» (chapitre 1er) puis celles des « branches spécifiques» (chapitre II) du droit international applicables en l'espèce. La deuxième, quant à elle, portera sur l'étude de la question de « L'emploi de l'arme nucléaire passée au crible de la CIJ », premièrement, au regard des dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies (chapitre I) ; ensuite à la lumière du droit des conflits armés» (chapitre II) et l'étude sera sanctionnée en dernière analyse par une conclusion. * 1 Charte des Nations Unies, préambule. * 2 SAYED (Abdullah), Quand le droit est face à son néant : le droit à l'épreuve de l'emploi de l'arme nucléaire; Bruxelles, éd. Bruylant, 2000, p.30. * 3 GORDON-BATES (Kim), « Le CICR et l'arme nucléaire : histoire d'un paradoxe embarrassant », http// : www.icrc.org, 27/01/2001. * 4 DUPUY (Pierre-Marie), Droit international public, 5ème éd. Dalloz, Paris, 2000, p.577. * 5 Selon les récentes conclusions du physicien français, prix Nobel de physique, Georges CHARPAK et du physicien américain, Richard GARWIN, « les données scientifiques disponibles permettent d'envisager comme possible sinon une extinction du genre humain du moins quelque chose qui se rapproche de l'apocalypse ». Georges CHARPAK, GARWIN, Richard L., Feux follet et champignons nucléaires, Paris 1997, p. 294. * 6 Lire à ce propos DE LA GORCE (Paul-Marie), « Une réflexion nouvelle sur la politique de défense », Défense nationale, Publication du Comité d'études de Défense Nationale, n°1, janvier, Paris, 1993, pp.9-16. * 7 Il est certes vrai que plusieurs instruments internationaux ou régionaux traitent de la question des armes nucléaires, mais ils ne le font que sous l'angle de l'acquisition, de la possession, du déploiement ou des essais de ces armes. Il n'a été traité du recours à ces armes que dans le traité de Tlatelolco de 1967 visant l'interdiction des armes nucléaires en Amérique latine, et dans le traité de Rarotonga en 1985 portant sur la dénucléarisation dans le Pacifique sud, auxquels il faut ajouter le traité de Bangkok signé en 1995 et celui de Pelindaba de 1996 instituant respectivement des zones exemptes d'armes nucléaires en Asie du Sud-Est et en Afrique. Comme le souligne le Vice-Président Schwebel, même le Traité de non-prolifération concerne la possession d'armes nucléaires plutôt que leur emploi. * 8 CIJ, Recueil 1996, p.68, paragraphe 1. * 9 Date de l'enregistrement au Greffe de la Cour de la lettre en date du 27 août 1993 du Directeur général de l'OMS, communiquant la résolution WHA 46.40 adoptée par l'Assemblée mondiale de l'OMS le 1er mai 1993. * 10 Date de l'enregistrement au Greffe de la Cour de la lettre du Secrétariat général de l'ONU du 19 décembre 1994 communiquant la résolution 19/75K adoptée par l'Assemblée générale le 15 décembre 1994. * 11 Idem * 12 CIJ, Avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, paragraphe 98. * 13 FUJITA(Hisakasu), Au sujet de l'avis consultatif de la Cour Internationale de Justice rendu sur la licéité de la menace ou de l'emploi des armes nucléaires, in RICR ,n°823, pp.22-36, http//www.icrc.org/web/fre/sitepres.nsf/iw/2001, avril 2004. * 14 CIJ, Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, Avis du 8 juillet 1996, Recueil 1996, pp.232-238, paragraphe 10-19. * 15 MILLET (Anne-Sophie), « Les avis consultatifs de la Cour Internationale de Justice du 08 juillet 1996 » R.G.D.I.P., Tome 1, 1997, pp.141-175. * 16 Le paragraphe 105 E a été adopté par 7 voix contre 7, par la voix prépondérante du président en vertu de l'article 55.2 du Statut de la Cour internationale de justice. * 17 MBOKO (Dj'Andima), Principes et usages en matière de rédaction d'un travail universitaire, Kinshasa, éd. Cadicec, 2004, p.21. * 18 Idem, p.21. |
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