L'art numérique: médiation et mises en exposition d'une esthétique communicationnellepar Lauren Malka Celsa-Paris IV - Master 2 de Management Interculturel et Communication 2005 |
b) Le développement pédagogique de l'art numérique freiné par les discours « esthétiquement corrects »Si les nombreux rapports et études publics concernant les dispositifs institutionnels de l'art numérique sont, pour la plupart, restés lettre morte, ils ont cependant stimulé l'apparition très progressive des nouvelles technologies dans les universités, les écoles et les centres d'art. Cette émergence ne peut être réduite aux changements matériels qu'elle engendre. Elle implique en effet l'acquisition de nouveaux matériels, une actualisation des acteurs et des formes artistiques, mais elle entraîne surtout de nombreux questionnements, au sein des universités, écoles, et différents centres d'art, au sujet des manières d'appréhender, d'enseigner ou encore d'exposer ces oeuvres. Avant de devenir un objet d'étude et d'enseignement pédagogique, l'art numérique doit être pensé, et surtout intégré dans sa dimension esthétique. Or, sur le plan des initiatives pédagogiques, si les universités et les écoles d'arts commencent, dès le début des années 80, à prendre en charge des formations d'art numérique, ces formations s'inscrivent toujours dans des programmes d'enseignement plus larges et ne parviennent à construire une politique commune que très progressivement. Nos observations concernant les institutions pédagogiques et universitaires ne peut être exhaustive et vise la représentativité. .La difficile légitimation au sein des écoles Il semble, selon nombreux théoriciens, que l'art numérique ait été pris en compte sur le plan matériel par les universités, mais ait été relativement négligé sur le plan de la réflexion esthétique. Les questionnements théoriques impliqués par cette forme naissante, concernant aussi bien le mode de création que le mode de réception de l'oeuvre étaient certainement trop important pour que les Ecoles des Beaux-Arts osent y apporter un point de vue définitif. Pour Paul Ardenne, cette esthétique ne pouvait être admise par les Académies artistiques : « Le principe de passivité était admis comme fondateur du rapport avec les oeuvres traditionnelles : une passivité toute traditionnelle où seule vibre l'intériorité de celui qui regarde l'oeuvre »13(*). Claude Mollard, dans son ouvrage La Passion de l'art, écrits et paroles 1981-198514(*), s'interroge sur les raisons d'une telle hétérogénéité de l'enseignement de cette forme artistique émergente. Pour lui, l'enseignement de l'art numérique souffre de l'influence académique des Beaux-arts qui oppose l'art et la technique. Pour lui, le discours dominant oppose « arts majeurs et arts mineurs, don du ciel et dur labeur » et entraîne de véritables « distorsions entre formation artistique et formation technique ». Cette interprétation peut être mise en parallèle avec celle d'Edmond Couchot et de Norbert Hillaire qui, dans leur ouvrage L'art Numérique, tentent de comprendre les causes de la « technophobie » latente dans l'enseignement artistique. Selon eux, l'art numérique s'inscrit en contradiction avec l'évolution récente de la philosophie pédagogique au sein des écoles d'art. Les courants récents de l'art moderne, tels que l'art conceptuel ou expressionniste, impliquaient une « dé-spécification » de l'enseignement artistique. Dans cette optique, la formation aux nouvelles technologies est apparue comme l'émergence d'outils scientifiques difficiles d'accès freinant la créativité des étudiants : « La sensibilité générale, partagée entre technophobie et scepticisme, et qui avait déjà eu du mal à accepter la vidéo et la photo, ne favorisait pas la création de ce genre de formation (...) Il fallait laisser l'informatique aux informaticiens et l'art aux artistes »15(*). . Les initiatives pédagogiques Il serait incorrect de conclure que les grandes écoles nationales d'art plastiques sont restées indifférentes à l'égard des nouvelles technologies. Le Ministère de la Culture a encouragé celles-ci, dès les années 1980, à s'engager dans l'art numérique, ou au moins à suivre de près ses évolutions. L'Ecole Nationale des Arts Décoratifs, par exemple, a été l'une des premières à être équipée de machines Silicon Graphics16(*). Elle dispose aujourd'hui de deux cent postes graphiques, de vidéo numérique, et de photographie numérique. Cependant, la mise en place du matériel n'a pas été accompagnée de l'arrivée de nouveaux enseignants en titre d'art numérique ou d'infographie, ni de recherches théoriques concernant ce mode de création. Ainsi, au sein de cette Ecole, les outils numériques ne font l'objet d'aucune conceptualisation esthétique, d'aucun discours théorique, et ne peuvent être réellement intégrés comme instruments artistiques. Le texte institutionnel de présentation de la formation à la « Communication visuelle, Graphisme et Multimédia » semble à cet égard très significatif : « A travers une initiation à des pratiques professionnelles spécifiques, ce secteur (...) forme des graphistes généralistes, graphistes designers aptes à répondre à des commanditaires institutionnels, publics ou privés ». De même, l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, au travers de sa présentation institutionnelle sur Internet, ou encore de ses différentes brochures, semble accorder une grande importance aux outils matériels, et ne considérer qu'au second plan les versants conceptuel et esthétique fondamentaux de l'art numérique. Le pôle numérique des Beaux-Arts, dirigé par Moïra Marguin, tente de se construire dans un contexte visiblement hostile, et peine à se faire connaître. La visibilité accordée à cette formation par l'institution, au travers des supports de communication écrits ou interactifs, est en effet particulièrement faible. Ceci explique en partie le fait que le courant ne se développe que très lentement aux Beaux-Arts, et commence à peine, depuis environ deux ans, à mettre en place des cours plus théoriques et esthétiques, parallèlement aux cours techniques et logiciels17(*). Edmond Couchot et Norbert Hillaire soutiennent, dans l'ouvrage déjà évoqué, que: « Les cours théoriques dans le cursus artistiques sur les rapports entre science et art, technique et art, technologies numériques et art sont inexistants »18(*). Les deux théoriciens considèrent cette négligence, ou cette faute de priorité, comme l'une des fragilités essentielles du courant naissant. C'est dans cette optique qu'Edmond Couchot, Hervé Huitric (artiste), Michel Bret (mathématicien) et Monique Nahas (physicienne), pour ne citer que les principaux fondateurs, ont créé une formation aux « Arts et Technologies de l'Image » à l'université de Paris VIII. Si en effet, les nombreuses formations universitaires en informatique graphique ne forment pas aux pratiques artistiques ni aux métiers de l'art, et s'il n'existe pas aujourd'hui de formation spécifique en Art-Science-Technologie dans le domaine des arts visuels, cette formation précise semble tout à fait atypique. Elle présente en effet un mélange très original d'enseignements techniques et artistiques. Cependant, il est très difficile pour cette formation peu traditionnelle, d'acquérir l'ampleur et l'autonomie que ses fondateurs voudraient lui accorder. Ainsi, on peut affirmer aujourd'hui que la plupart des écoles et universités d'art plastique ont pris la mesure des enjeux du multimédia dans leur politique d'achat et de développement. La plupart se sont procuré de nombreux logiciels informatiques, que ce soit dans le but de numériser les oeuvres, de les publier, ou encore, de manière plus fragile, dans le but d'accorder une certaine place aux arts numériques. Cependant, cette acquisition de matériel ne s'accompagne que très rarement, ou bien très lentement, de réels changements pédagogiques et de mises en place de formations techniques, artistiques et théoriques à l'art numérique. Une timidité évidente, liée au caractère non conventionnel, et presque « esthétiquement incorrect » de cette expression, freine les initiatives pédagogiques et entraîne un développement partiel et hybride de l'art numérique. * 13 Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, P.179. * 14 Claude Mollard, La Passion de l'Art, écrits et paroles 1981-1985, La Différence, 1986 * 15 Edmont Couchot et Norbert Hillaire, L'Art Numérique. Comment la technologie vient au monde de l'art, Champs Flammarion. (p.158-159) * 16 La Silicon Graphics est une société américaine qui construit des stations de travail (workstations) dédiées aux domaines de l'infographie, de la 3D et du traitement vidéos connues pour leur design avant-gardiste et coloré. * 17 Les difficultés auxquelles nous avons été confrontées pour rencontrer Moïra Marguin, directrice du pôle numérique de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, témoigne largement de ce manque de communication externe. * 18 Ibid (p. 159.) |
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