Paragraphe 1 : l'héritage de la colonisation
L'intérêt de cette approche historique convient
à notre travail car il est question de dénuder en quoi la
colonisation constitue une source des crises en Afrique. Autrement dit, on peut
se demander si cette période coloniale a introduit une rupture
fondamentale dans la trajectoire des pays africains ou si elle n'a
affecté que légèrement leurs formes et leurs pratiques
politiques.
L'idée selon laquelle elle n'a affecté que
légèrement leurs formes et leurs pratiques politiques est
probablement celle qui résiste le moins à l'analyse, que ce soit
d'un point de vue expérimental lorsqu'on observe les
sociétés africaines ou d'un point de vue théorique,
notamment lorsqu'on adopte une approche institutionnelle et, plus
particulièrement, les perspectives postulant la force des institutions
et des politiques.
En se situant par contre dans l'idée selon laquelle la
colonisation a introduit une rupture fondamentale dans la trajectoire des pays
africains, il faut noter que l'histoire sociopolitique africaine est
marquée par de multiples périodes sans doute bouleversantes. La
colonisation a
29 Hans Morgenthau, cité par MWAYILA; iOp.cit
22
été généralement brève en
Afrique selon les auteurs tel que C. Young30 ; pour autant, d'autres
tel que Mamadou Gazibo souligne que « ses répercussions sont
impressionnantes et continuent à être ressenties aujourd'hui
encore »31. Ces propos de Mamadou Gazibo illustrent
très bien l'impact qu'a eu la colonisation sur la société
africaine. Selon Mathieu Le Hunsec,
« près d'un demi-siècle après le
mouvement de décolonisation qui a transformé le visage de
l'Afrique occidentale, la région reste fragmentée. La progression
vers la coopération est lente en raison d'une grande diversité
linguistique et culturelle, les divergences entre Etats anglophones et
francophones, notamment, demeurant fortes »32.
En poursuivant son analyse, il déclare que les
divergences entre Etats anglophones et francophones « sont largement
héritées de la colonisation, qui a joué un rôle
ambigu dans le processus d'unification de la zone »33.
La colonisation, bien qu'ayant duré sur une
période relativement courte, a introduit des modifications
significatives sur le continent africain. A ce propos, Mamadou Gazibo affirmait
qu'« elle a créé de nouveaux Etats, redéfini les
enjeux de pouvoir, réorienté les formes économiques,
cristallisé de nouveaux intérêts
»34.
La conséquence la plus évidente de plusieurs
siècles de contact avec l'Europe a été de reconfigurer la
conception de la distribution territoriale et de l'exercice de
l'autorité. De ce contact entre les blocs africain et occidental sont
nés après les indépendances, des États et des
formes institutionnelles dont l'extériorité a pu conduire
certains auteurs à les qualifier de « produits de pure
importation ». A cet effet, on peut citer Crawford Young, qui a bien
mis en justesse l'importance de l'héritage colonial dans l'État
postcolonial africain, son aménagement et ses pratiques politiques.
Young postule la grande capacité d'ingérence de l'État
colonial et ceci, malgré le volontarisme des élites nationalistes
qui, aux indépendances, étaient déterminées
à retrouver une authenticité africaine et de nouvelles formules
institutionnelles et politiques rompant avec le système colonial.
Toute littérature sur l'Afrique, qu'elle soit d'origine
africaine ou européenne et américaine, est dominée par le
dualisme du bon système politique et du mauvais. En effet, constate
François Borella,
30 Crawford Young, The Politics of Cultural Pluralism,
Madison, University of Wisconsin Press, 1976
31 GAZIBO Mamadou, Op.cit.
32 LE HUNSEC Mathieu, « De l'AOF à la CEDEAO. La
France et la sécurité du golfe de Guinée, un essai
d'approche globale », bulletin de l'institut Pierre Renouvin,
2009
33 LE HUNSEC Mathieu, Op.cit
34 GAZIBO Mamadou, Op.cit.
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« Le bon pouvoir est démocratique, respectueux des
droits et libertés, dévoué au bien public et à
l'intérêt général. Le mauvais pouvoir, et dans les
pays d'Afrique il est la règle, est tyrannique, prédateur,
patrimonial ou néo patrimonial, c'est la politique du ventre du haut en
bas de l'appareil d'Etat »35.
L'Afrique coloniale a connu des évènements qui
influencent depuis les indépendances sa vie sociopolitique. En effet,
pendant les indépendances, plusieurs militaires appelés «
tirailleurs sénégalais »36 ont combattu aux
côtés des Français. Selon Pierre Bouvier, « entre
1939 et 1945, plusieurs centaines de milliers de soldats coloniaux et
ultramarins revêtent encore une fois l'uniforme pour défendre la
France »37. Au lendemain des
indépendances, ces militaires ont été rapatriés
dans leurs pays d'origine. C'est le cas par exemple du Togo sous la
présidence de Sylvanus Olympio. Revenus au pays dans l'espoir de
retrouver une vie meilleure, ces derniers se voient mépriser et mal
considérés ; on aurait dit « de l'espoir à la
désillusion ». Cette attitude de ces dirigeants africains
vis-à-vis des tirailleurs sénégalais a été
peut-être l'une des causes du coup d'Etat militaire le 13 janvier 1963 au
Togo qui plongea le pays dans un chaos sans fin.
L'impact de la colonisation n'a pas cependant qu'un versant
politique ; il faut noter que sur le plan économique, la colonisation a
plongé les Etats africains dans une situation difficile au profit des
colonies. L'impact de la monopolisation des ressources a entraîné
une pauvreté sur l'ensemble du continent et surtout en Afrique
francophone. Selon Simon-Pierre Ekanza, « en l'absence de formulation
explicite d'une politique de développement, on peut cependant en
déceler certains indices dans la politique de « mise en
valeur » ou, plus exactement, d'exploitation qui voit le jour
dans toute l'Afrique »38. En effet, poursuit-il
en ces termes:
« La première phase de la colonisation,
c'est-à-dire la période qui va de 1900 à 1910, fut
particulièrement dramatique pour l'Afrique. Rêvant des
trésors du continent, soucieuses de rentabilité, les puissances
coloniales se précipitent dans une exploitation économique
effrénée, caractérisée par le pillage des richesses
naturelles, mais aussi par la violence sous toutes ses formes :
réquisitions, travail forcé, cultures obligatoires, impôts,
expropriations... »39.
35 BORELLA François, « L'État en Afrique :
crise des modèles et retour aux réalités »,
Mélanges René Gendarmes, Editions Serpenoise, 1996, pp.
229-236.
36 Les tirailleurs sénégalais étaient un
corps de militaires appartenant aux troupes coloniales constitué au sein
de l'Empire colonial français en 1857, principal élément
de l'Armée Noire et dissous au début des années 1960.
37 BOUVIER Pierre, La longue marche des tirailleurs
sénégalais. De la Grande Guerre aux indépendances,
Paris, Belin, 2018, pp. 189-227.
38 EKANZA Simon-Pierre, « Le double héritage de
l'Afrique », Études, vol. 404, no. 5, 2006, pp. 604-616
39 Idem
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La méconnaissance du passé colonial est un fait
à ne pas négliger. Le partage de l'Afrique à la
conférence de Berlin (1884-1885) occupe une place importante pour
déterminer les enjeux liés à l'ethnicité sur le
continent africain de nos jours. Kouamé N'Guessan affirmait à
juste titre que « la Côte d'Ivoire héritée de la
colonisation est une Côte d'Ivoire pluriethnique
»40. Les ambitions coloniales loin de favoriser un
développement du continent africain, se sont transformées en
« ambiguïtés »41 comme héritage pour
l'Afrique. Son impact dans les crises sociopolitiques dans les Etats africains
à l'instar du Togo et de la Côte-d'Ivoire n'est plus à
négliger. Par ailleurs il faut noter que le problème ethnique
constitue également un facteur majeur des crises en Afrique.
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