III.2.2. Un patient humanisé par le respect de
sa dignité grâce à la pratique soignante
Les enquêtes ont permis de connaître les
représentations du corps et la considération du patient par les
infirmiers dans leurs pratiques. Même si reconnaître la
capacité de raisonner d'un individu et donc la faculté de
consentir pourrait permettre d'humaniser le patient, les quatre infirmiers ont
introduit d'autres concepts qui sembleraient nécessaires à
l'humanisation du malade.
Ainsi l'IDE1 et l'IDE2 introduisent la notion de «
pudeur » et d'« intimité ». En effet,
l'IDE1 dit se représenter le corps du patient dans ses soins avec «
beaucoup de pudeur [...] même si tu regardes un corps
handicapé ou abîmé », il oppose cette
manière de « regarder pudiquement » en
écarquillant les yeux pour mimer un regard insistant. L'IDE2
complète cette notion en disant que face à un corps «
désacralisé » dans le contexte de l'hôpital, il
faut pour « chaque partie du corps faire preuve de pudeur »
et « intimité ». Il est donc intéressant
de définir le concept de pudeur pour comprendre le lien qu'il a avec le
concept de l'intimité. La pudeur serait un trait de personnalité
d'une personne que tout le monde n'aurait pas. Elle serait « une
réaction émotive, assimilée à la
vulnérabilité, timidité, retenue [...] qui tend à
préserver ce que l'on a de plus secret, elle est alors de toute
évidence une «naturelle autoprotection de
l'intime«»1. De cette manière, selon le
Larousse, le mot intimité se définit par «
caractère de ce qui est intime, profond, intérieur ».
Finalement la pudeur serait la manière dont une personne
réagit ou non à un potentiel dévoilement
d'intimité.
Martine Meder-Klein, sociologue, offre alors une
définition plus élargie de l'intimité dite sociale qui
peut s'inscrire dans le contexte hospitalier : « Partager une
intimité sociale, c'est partager un territoire dans des distances et des
espaces définis par les personnes, c'est consentir à l'intrusion
de l'autre et c'est se mouvoir sous la protection du secret professionnel
». Cette approche est particulièrement intéressante car
le professionnel doit, tout le long de sa prise en charge, trouver une juste
distance avec son patient. On parle alors de la proxémie, cette
réflexion sur la façon dont nous occupons l'espace pour ne pas
empiéter la zone dite « intime » d'autrui. Ainsi, dans le
cadre d'un soin, l'infirmier se voit partager l'intimité de son patient
grâce à l'accord de ce dernier. Etant donné que cette
distance spatiale varie notamment selon
1 LE MOAL, S.2007 (vol.30/
n°122), pages 215-221
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les cultures, l'âge et le sexe, il est nécessaire
pour le soignant de l'évaluer pour chaque patient afin de la respecter
et d'adapter sa pratique lors du soin.
L'IDE4 rappelle par la suite que « le corps du
patient [...] est pas juste un objet de soin [...] mais c'est vraiment un
être sensible » qui fait écho à ce qu'elle disait
à propos du soin « tu ne viens pas parce que tu as des soins
à faire, tu viens parce que tu veux prendre soin de la personne
». Cette approche se réfère au fondement du principe de
dignité théorisé par Emmanuel Kant : « Agis de
telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que
dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais
comme un moyen ». Par ces dires, Kant démontre qu'il s'agit de
respecter la dignité de l'humanité chez chaque personne et non
pas la dignité de chaque personne. Ainsi, le soignant doit respecter le
patient comme une fin en soit, donc sa dignité humaine et jamais comme
un objet de soin.
Le concept de dignité est alors directement lié
à celui de la personne. Il renvoie au respect : le respect de soi et le
respect d'autrui. Cette considération de la personne et donc d'autrui
est aussi analysée par Hegel, philosophe allemand du XIXème
siècle. Selon lui, « Je ne suis pas humain si je ne suis pas
reconnu comme tel par autrui. Le secret de ma dignité se trouve dans le
regard qu'autrui porte sur moi ».. Ce « regard »
introduit par Hegel est particulièrement présent dans la
pratique infirmière et c'est ce que les infirmiers
révèlent dans leurs entretiens. L'IDE1 aborde l'outil de
l'observation dans ses soins en énonçant qu' « il
regarde pudiquement » et que son métier demande de «
regarder tout le corps [...] dans sa globalité » afin de
détecter le moindre problème et de s'assurer que le patient
« est dans un bon environnement ». Il ajoute l'importance
d'adopter un « oeil professionnel », un regard «
sans jugement ». Tout comme l'IDE1, l'IDE3 confie que dans le
cadre d'un soin, il « regarde un peu partout » pour
vérifier que le corps ne soit pas abîmé ou
altéré, cette observation est utilisée comme un outil
préventif dans le soin. L'IDE2 révèle que, selon lui,
« le regard soignant-patient » permet « d'avoir un
contact un peu plus facile » avec ce dernier. Enfin ce «
regard » qu'une personne porte sur autrui selon Hegel est
très illustré par les dires de l'IDE4 lorsqu'elle explique
l'image que renvoie l'infirmier lors d'un soin. En effet, d'après elle,
la manière dont le soignant approche le patient renvoie un message sur
le regard qu'il lui porterait. Elle conclut cette illustration en rappelant que
le patient « est vraiment un être sensible que l'on doit
vraiment prendre soin, en faisant attention, même [à la]
façon de toucher ».
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Enfin, l'IDE2 ajoute à l'observation un nouvel outil
pour considérer les patients, « la communication ».
En effet, d'après lui, la communication complète
l'observation pour connaître le degré d'autonomie de son patient.
Il s'agirait donc de poser directement la question au patient pour
connaître ses capacités. Ensuite l'infirmier ajoute l'importance
de l'évaluation afin de s'assurer que le patient ait bien les
capacités qu'il aurait énoncées, en fonction de cette
évaluation, l'infirmier réajusterait alors sa pratique pour
s'adapter au patient. L'IDE 3 rejoint cette idée selon laquelle
« tout [serait] dans la communication » et ajoute que la
solution contre cette déshumanisation du patient serait «
l'écoute active ». Ce concept est théorisé par
Carl Rogers, psychologue humaniste américain du XXème
siècle, qui n'utilise pas l'expression d'« écoute active
» mais plus celle de « relation d'aide ». Cette
« écoute active » apparaît les années
suivantes chez les auteurs post-rogériens. Ainsi, selon Rogers, «
en relation d'aide de type non-directif [...] les techniques primordiales
de l'aidant consistent à aider le client à reconnaître et
comprendre plus clairement ses sentiments, ses attitudes et ses formes de
réactions, et à l'encourager à en parler ». La
technique de reformulation adoptée par l'aidant dans cette
démarche est primordiale car elle permet au client de trouver «
quelqu'un qui l'écoute et accepte ses sentiments, il devient peu
à peu capable de s'écouter soi-même ». Philippe
Kaeppelin, docteur en philosophie au XXème siècle énonce
dans son ouvrage L'écoute que « l'écoute devient
active avec la parole et la parole en devenant écoutante
(c'est-à-dire questionnante, reformulante, encourageante, facilitante
pour le locuteur) se fait entendre. [...] Ce qu'il est convenu d'appeler
écoute active correspond en fait, à une écoute parlante
».1 De cette manière, nous comprenons mieux la
nécessité de la communication et donc de «
l'écoute parlante » dans le soin afin de savoir ce que pense
et ce que ressent le patient au coeur de la prise en charge.
Pour finir, l'IDE4 a relevé un aspect important dans la
considération du patient, c'est le rôle propre que doit adopter et
pratiquer les infirmiers dans leurs soins. Dans un premier temps, elle souligne
l'importance de « s'adapter » au patient c'est-à-dire
vérifier si « c'est le bon moment » pour
réaliser un soin, « s'il veut que tu reviennes dans 5 minutes
», « si la personne est prête » afin
d'ajuster « les soins au rythme du patient ». En effet,
« il ne faut pas se substituer à ses capacités
» mais il faudrait « toujours donner le temps, qu'il fasse
ce qu'il peut faire » et donc « l'accompagner
».
1 SIMON, E (de), FORMARIER M. (sous la dir.), 2012,
p.310-311.
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Par la suite, l'infirmière évoque le travail de
stimulation et de motivation qu'elle effectue auprès des patients
notamment grâce à la valorisation : « vraiment mettre une
valeur sur les capacités d'opérer du patient et encourager, [...]
faut toujours encourager, ça stimule et ça le motive, ça
lui donne de l'importance, même s'il est malade et qu'il peut faire
très peu de choses, il peut quand même en faire ». De la
même manière, l'IDE2 fait référence à la
considération de la personne par son autonomie en énonçant
l'importance de «la solliciter progressivement ». Cette
façon de travailler est finalement inscrite dans le Code de
Déontologie des infirmiers du 25 novembre 2016. A l'article R. 4312-10,
concernant les devoirs des infirmiers envers les patients, l'infirmier doit
« consacrer le temps nécessaire en s'aidant, dans toute la
mesure du possible, des méthodes scientifiques et professionnelles les
mieux adaptées ». Tout comme dans le Code de la Santé
Publique régissant les activités et les compétences de
l'infirmier, l'article R.4311-2 énonce que l'IDE se doit « de
protéger, maintenir, restaurer et promouvoir la santé physique et
mentale des personnes ou l'autonomie de leurs fonctions vitales physiques et
psychiques en vue de favoriser leur maintien, leur insertion ou leur
réinsertion ». Enfin l'article 4311-3 rappelle que «
relèvent du rôle propre de l'infirmier les soins liés aux
fonctions d'entretien et de continuité de la vie et visant à
compenser partiellement ou totalement un manque ou une diminution d'autonomie
d'une personne ou d'un groupe de personnes. ».
Pour finir, il semble nécessaire de relever les dires
de l'IDE3 lorsqu'il parle des « habitudes » et des
« automatismes » adoptés par les soignants qui
conduiraient à l'instrumentalisation des patients. Selon une
étude de Swanson1, les « automatismes »
dans la pratique infirmière sont la conséquence d'un travail
dans un milieu où l'approche du caring n'est pas
implanté2. Rappelons que, selon la théoricienne Jean
Watson, le caring est l'essence de la pratique infirmière et
vise à promouvoir et préserver la dignité humaine.
Finalement, comme le suggère le devoir
d'humanité de l'IDE envers le patient inscrit à l'article
R-4312-3, le professionnel de santé se doit de respecter la vie humaine
de son patient en respectant sa dignité et son intimité. Ainsi,
ce respect de la pudeur, de l'intimité, de la dignité, de
l'autonomie, notamment grâce à la communication, au regard
soignant et à l'écoute active
1 Kristen Swanson, directeur de American
Association Of Colleges Of Nursing
2 ST GERMAIN, D, BLAIS, R, CARA, C, 2008, p. 57-69.
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conduiraient à humaniser le patient. Cette
démarche estimerait alors le patient comme une fin en soi et non comme
un moyen.
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