C. L'industrie 4.0 dans le contexte du
développement mondial
Le débat sur l'Industrie 4.0 est jusqu'ici
dirigé par quelques pays et régions. L'Europe a eu une grande
influence, tant dans le monde universitaire qu'en politique, mais d'autres pays
mettent en oeuvre des stratégies voisines, dont la stratégie
« Fabriqué en Chine 2025 » est un exemple. Lancée en
2006 par l'Union européenne, la stratégie « Europe 2020
» a pour objectif « une croissance intelligente, durable et inclusive
». Cette stratégie ne se limite pas à la croissance
économique : elle prend en considération un grand nombre de
facteurs sociaux, l'adaptation nécessaire de l'UE et l'adoption de
politiques nationales en matière d'éducation et d'aide sociale.
Cela dit, les pays européens développés dirigent cette
discussion en faisant peu de cas des effets que cette transformation risque
d'avoir sur le monde en voie de développement. Or, il ne faut pas
laisser l'Industrie 4.0 devenir, aux mains des pays développés,
un nouveau moyen de punir les pays qui le sont moins.
Il est probable que la mise en oeuvre de l'Industrie 4.0
débutera dans chaque secteur par les industries où les
coûts de cette transformation auront le plus de chance d'être
rapidement compensés par des gains de productivité - et donc des
hausses de bénéfices. Les premiers utilisateurs de ces
technologies exerceront des pressions sur leurs fournisseurs et clients
immédiats qui, à leur tour, exerceront des pressions sur leurs
fournisseurs et clients respectifs, et ainsi de suite, tant vers le haut que
vers le bas et d'un bout à l'autre de la chaîne de valeur, pour
qu'ils emboîtent le pas. Leurs concurrents, ainsi que leurs propres
chaînes de valeur, devront céder aux pressions et adopter les
technologies de l'Industrie 4.0. L'adoption croissante ne sera donc pas un
processus graduel ou linéaire. Elle s'étendra plutôt de
façon exponentielle, une fois qu'elle sera pleinement lancée, et,
grâce aux chaînes de valeur mondialisées d'aujourd'hui, elle
ne demeurera pas bien longtemps un phénomène propre aux pays
européens ou aux pays développés - ce qu'elle n'est
déjà plus, en fait. La forme et l'orientation actuelles des
chaînes d'approvisionnement mondiales et de la mobilité de la
main-d'oeuvre seront de nouveau en harmonie.
L'Industrie 4.0 changera plus que les méthodes de
production. Elle déplacera l'endroit où la plus grande valeur est
ajoutée sur la chaîne de valeur. Les différentes
étapes - conception, ingénierie et entretien - doivent être
prises en considération au-delà de la fabrication industrielle
d'un produit. Il faudra peut-être repenser les droits de
propriété intellectuelle (brevets et droits d'auteur) et les
droits relatifs aux mégadonnées. Les lois en vigueur dans ce
domaine ont permis à un petit nombre de compagnies d'accumuler
d'énormes richesses.
1. Au-delà de l'économie
européenne - Menace pour les pays en développement
La façon dont les pays développés
agissent dans cette transformation et la façon dont les gouvernements
décident de subventionner ce changement socioéconomique ou
d'assurer un soutien par d'autres moyens (p. ex., des réductions
d'impôt) ont des effets marqués et très directs sur les
pays en développement. Dans une économie mondialisée, les
bas salaires versés dans les pays en développement sont l'un des
principaux avantages compétitifs de ces derniers par rapport aux pays
développés.
C'est d'ailleurs cet avantage qui est à l'origine de la
désindustrialisation de certains pays développés, mais
l'expression « relocalisation industrielle » serait plus
appropriée pour décrire ce phénomène.
Bien que le travail précaire soit
particulièrement répandu dans les pays du Tiers-Monde, de
nombreux travailleurs, leur famille et leur collectivité ont vraiment
besoin du (petit) revenu qu'ils tirent de ce travail industriel, même
s'il est parfois insuffisant pour combler leurs besoins fondamentaux.
En somme, l'Industrie 4.0 rend possible la production en
petits nombres de produits spécialisés à des prix
relativement bas, même dans le monde développé. Les
ressources et les matériaux sont utilisés d'une façon plus
rationnelle, mieux réutilisés et mieux recyclés; la
décentralisation de la production d'énergie et des réseaux
de distribution d'électricité permet aux compagnies de produire
elles-mêmes l'énergie dont elles ont besoin et de retirer un
revenu supplémentaire en déversant leurs surplus d'énergie
dans le réseau électrique qui dessert les collectivités
avoisinantes. Et, bien sûr, les rationalisations et les réductions
d'effectifs exercent elles aussi une tendance à la baisse sur les
coûts de production, ce qui représente un immense avantage pour
les compagnies. Pour certains chercheurs, ces changements sont un stimulant
économique puissant, surtout pour l'Europe, car, associé à
des produits de grande qualité, le sceau « Fabriqué en
Europe » est très recherché sur le marché.
Toutefois, quand la fabrication de produits coûte de
moins en moins cher dans les pays développés, les pays en
développement commencent à perdre leur avantage compétitif
et sont placés en concurrence directe avec eux - et cela se fait la
plupart du temps aux dépens des travailleuses et travailleurs. Les
technologies qui gravitent autour de l'Industrie 4.0 - il s'agit ici surtout de
systèmes d'aide et de systèmes cyberphysiques - coûtent
encore relativement cher et, en raison des bas salaires versés dans les
pays en développement, elles ne sont pas près d'être
appliquées dans ces pays. Cela dit, il s'ensuit que les travailleuses et
travailleurs des pays en développement subissent des pressions directes
quand les compagnies menacent de relocaliser leur production dans les pays
développés qui offrent la fabrication numérisée.
Lasociété allemande Adidas illustre parfaitement
cette réalité. À l'été de 2016, elle a
annoncé la construction en Allemagne d'une usine numérique de
pointe pour les chaussures de sport haut de gamme, où elle relocalisera
une partie de la production qui était auparavant fabriquée dans
ses usines situées en Asie orientale. Les pressions exercées sur
les salaires versés aux travailleuses et travailleurs des pays du
Tiers-Monde augmenteront, même si ces travailleurs sont
déjà confrontés à des situations de travail
précaire et à des salaires à peine suffisants pour assurer
leur subsistance. Qui plus est, les pressions globales exercées sur les
travailleurs pourraient toucher d'autres aspects, notamment le nombre d'heures
de travail, la santé et la sécurité au travail, etc.
Les technologies de l'Industrie 4.0 sont encore relativement
chères, mais lorsque les coûts de la robotique de pointe seront
inférieurs aux coûts de la main-d'oeuvre, il y aura un risque
élevé de réduction des effectifs, même dans le monde
en développement. Selon la théorie du choix rationnel, on serait
porté à croire que, parmi les pays du Tiers-Monde, ceux où
les salaires sont les plus élevés seront les premiers à
subir des réductions d'effectifs à la suite de l'automatisation
de leurs usines par la robotique de pointe. Pourtant, l'exemple bien connu de
Foxconn, un fabricant chinois de téléphones intelligents, prouve
le contraire. Les salaires versés en Chine se situent dans la moyenne
asiatique. Cela n'a pas empêché la société Foxconn
d'effectuer d'importants investissements dans ce qu'elle appelle « son
Foxbot », un robot, par lequel elle a déjà remplacé
30 % de ses effectifs - au total, quelque 300 000 travailleuses et
travailleurs. Les effets de la numérisation sur les pays en
développement peuvent paraître indirects, à première
vue, mais c'est seulement parce que les pays développés peuvent
les forcer à entrer dans une concurrence qu'ils n'ont tout simplement
pas les moyens de soutenir dans la durée. Ils ne sont donc pas à
l'abri des conséquences directes négatives de l'Industrie 4.0 sur
les travailleuses et travailleurs - lesquelles pourraient n'être que
reportées à plus tard. En fait, les pays en développement
seront touchés beaucoup plus durement pour les raisons suivantes :
problèmes actuels au sujet des bas salaires; soutien pratiquement
inexistant en matière de santé; situations de travail
précaire; faiblesse des systèmes d'aide sociale, surtout dans les
pays où le travail informel et atypique est répandu. Pour toutes
ces raisons, les travailleuses et travailleurs de ces pays courent un risque
élevé de tomber en chute libre le jour où ils seront
touchés par les rationalisations découlant de l'automatisation.
Enfin, il faut comprendre les objectifs et les
répercussions des règles et des ententes commerciales. Une
tendance récente consiste à donner à l'économie
numérique un statut spécial au sein des accords commerciaux, ce
qui rendra encore plus difficile pour les futurs gouvernements de
contrôler le pouvoir de monopole et la concentration excessive de la
richesse. Parmi les tendances politiques, mentionnons la protection accrue des
brevets et des droits d'auteur (propriété intellectuelle) et la
mise en place d'obstacles afin de bloquer le contrôle des données
ou de la vie privée, lorsque les données sont stockées
dans un autre pays. Ces tendances risquent d'empêcher la
réalisation des objectifs en matière de développement
durable. La délocalisation de la production contrôlée
numériquement à partir d'un endroit éloigné; la
production locale utilisant la technologie d'impression tridimensionnelle
à l'aide de logiciels et de modèles qui sont
protégés par des droits d'auteur, voilà d'autres nouveaux
domaines qui ne sont pas encore bien compris.
Il faut souligner que les expressions « pays
développés » et « pays en développement »
ne sont pas absolues. Il existe tout un continuum de développement
économique, selon le degré de dépendance à
l'égard de l'exploitation des matières premières et de la
production industrielle qui (dans de nombreuses régions) n'ont pas
encore tout à fait incorporé les avantages et les leçons
des révolutions industrielles précédentes. Ce qui est
clair, c'est qu'il doit exister un chemin vers un meilleur avenir pour tout le
monde. Les avantages de l'Industrie 4.0 doivent être partagés
à la fois à l'intérieur des pays et entre les pays.
Les actions des gouvernements et des compagnies dans le monde
développé, surtout en Europe, ont une incidence directe sur le
monde en développement. C'est pourquoi les pays développés
doivent prendre en compte ces actions quand ils prennent des décisions
au sujet de l'Industrie 4.0.
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