III. II. INDUSTRIE 4.0, UNE REVOLUTION SOCIALE ?
A. Ressources humaines en période
de transformation industrielle
Les prévisions concernant les futures exigences en
matière de compétences dans le secteur manufacturier varient
beaucoup. Certains prévoient qu'elles vont augmenter et que les
compétences en programmation et en technologie de l'information (TI)
seront les plus recherchées. D'autres prédisent que les
travailleuses et travailleurs occuperont surtout des postes de contrôle
et que les qualifications exigées vont diminuer. Dans certaines
industries, nous observons de plus en plus le regroupement de sous-segments de
la production industrielle (ventes, conception, création, production et
entretien) dans un « service intégral », dont le personnel est
très qualifié et polyvalent.
Dans d'autres industries, nous assistons à une
déqualification des travailleuses et travailleurs, à mesure que
des robots exécutent de plus en plus de tâches à leur
place, laissant les tâches subalternes, mais non
répétitives (donc difficiles à automatiser) aux humains
(figure 4). Les variations entre les prédictions sont dues à
trois raisons principales. Premièrement, comme les exigences
professionnelles varient grandement d'un secteur à l'autre, elles
doivent être analysées séparément.
Deuxièmement, les variations régionales ont une incidence
importante sur les résultats de ces pronostics : les aptitudes
exigées en Europe ne seront pas les mêmes qu'aux États
Unis; les résultats de l'Asie orientale seront différents des
résultats de l'Amérique du Sud, etc. Troisièmement, les
exigences de qualification varient en fonction du degré de
numérisation. L'emploi des technologies de pointe en fabrication
entraîne pour les travailleuses et travailleurs des défis
variés et de nouvelles exigences.
Figure 5. Estimation des
ventes mondiales annuelles de robots industriels par secteur
2016-2018
Source : World Robotics 2019
1. Fabrication intelligente
La « fabrication intelligente » amène les
travailleuses et travailleurs hautement qualifiés à un niveau
tout à fait nouveau. Il va de soi que tous les travailleurs et
travailleuses d'une usine intelligente doivent posséder des
habiletés pratiques, des compétences techniques et des
compétences en programmation. D'une manière
générale, les qualifications requises dans une installation
industrielle vont probablement devenir plus élevées. Le travail
d'entretien, par ailleurs, bien qu'il exige des niveaux élevés de
compétences, sera surtout externalisé ou gardé «
captif » par les fabricants de machinerie qui passeront à un
modèle de services d'entretien et de réparation
après-vente plutôt que de se limiter à la vente
d'équipement.
Cette tendance soulève d'ailleurs des questions
importantes à propos, notamment du continuel échec des efforts
déployés pour transférer les technologies au monde en
développement. On peut dire quand même, tout bien
considéré, que les pays ayant déjà en moyenne une
main-d'oeuvre hautement qualifiée s'adapteront plus facilement à
ces changements que les pays dont la main-d'oeuvre est surtout moyennement et
peu qualifiée.
Toutefois, cela ne les protégera pas contre les
rationalisations qui seront entreprises quand le secteur de la fabrication aura
moins besoin du travail humain.
Ce sujet est analysé de façon plus
controversée par Ben Shneiderman, professeur d'informatique à
l'Université du Maryland, qui écrit que :
« Les robots et l'intelligence artificielle fournissent
matière à des reportages captivants pour les journalistes, mais
ils donnent une vision erronée des grands changements
économiques. Les journalistes ont perdu leurs emplois à cause des
changements survenus dans la publicité, les professeurs sont
menacés par les cours en ligne ouverts à tous (CLOT), et les
commis de magasin perdent leurs emplois au profit des vendeurs sur Internet.
L'amélioration des interfaces d'utilisateurs, la livraison
électronique (vidéos, musique, etc.) et l'autonomie accrue des
clients ont pour résultat une diminution des besoins en main-d'oeuvre.
Parallèlement, on bâtit de nouveaux sites Web, on gère des
plans d'entreprise pour les réseaux sociaux, on crée de nouveaux
produits, etc. L'amélioration des interfaces d'utilisateurs, de nouveaux
services et des idées novatrices créera plus d'emplois. »
Une étude menée en 2016 par Wolter et des
collaborateurs, pour le compte de l'Agence fédérale allemande
pour l'emploi, prédit qu'à mesure qu'augmentera la demande envers
les technologies numériques, il sera de plus en plus nécessaire
d'investir dans l'éducation et les formations professionnelles.
L'étude prédit la perte de 1 540 000 emplois et la
création de 1 510 000 emplois d'ici 2025. Comme l'Allemagne a fait
preuve par le passé d'une grande capacité d'adaptation, notamment
à la suite de la fermeture des mines de charbon, on peut supposer que
les quelque 30 000 travailleuses et travailleurs qui se retrouveront au
chômage trouveront rapidement un autre emploi.
Admettons que ces deux prévisions - celle de Ben
Shneiderman et celle de Wolter - contiennent toutes deux un peu de
vérité, il est clair que : comme les profils et les exigences
professionnelles des emplois perdus sont différents des profils et des
exigences professionnelles des emplois créés, il faudra, pour
répondre aux exigences de ces derniers, mettre en place de nouveaux
programmes d'éducation et de formation professionnelle intensifs, ce qui
ne s'improvise pas du jour au lendemain. Rien ne garantit non plus que tous les
nouveaux emplois créés seront accessibles aux travailleuses et
travailleurs d'aujourd'hui déplacés pour d'autres raisons - ils
pourraient, par exemple, se trouver dans des régions complètement
différentes.
La transition vers la fabrication intelligente produit toute
une gamme d'effets sur la façon dont le travail peut être fait et
sera fait à l'avenir, ainsi que sur son degré d'inclusion ou
d'exclusion à l'égard de certains travailleurs. Le travail manuel
est en baisse, tandis que le travail par ordinateur est à la hausse.
Posséder des connaissances en informatique et être capable de
comprendre et de travailler avec les langages de programmation les plus
courants seront des compétences précieuses à l'avenir.
Pour permettre l'acquisition de ces compétences, il faudra mettre en
place des programmes d'éducation et de formation professionnelle, ainsi
que fournir des possibilités de perfectionnement, lesquels ne seront pas
accessibles à tous. De même que pour les langues parlées,
la maîtrise des langages de programmation s'acquiert plus facilement
à un jeune âge, ce qui veut dire que les générations
de travailleurs plus âgés pourraient avoir de la difficulté
à acquérir les qualifications nécessaires. Les
travailleurs migrants dont la langue maternelle n'est pas l'anglais peuvent se
retrouver en situation d'inégalité sur le plan de la formation
(bien que des études montrent qu'ils ne sont pas aussi
désavantagés qu'on pourrait le croire, en raison de la nature
extrêmement logique des langages de programmation).
Les études et les formations exigent du temps et des
efforts en dehors de l'horaire normal de travail. L'Union européenne
estime qu'il nécessite en moyenne un minimum de 40 heures par
année dans certains métiers, alors que la moyenne d'aujourd'hui
se situe autour de 9 heures par année. Les travailleurs qui ont de
jeunes enfants, et surtout les femmes, auront donc plus de difficulté
à concilier leurs obligations de travail avec leurs obligations
familiales. Les travailleuses et travailleurs ayant une incapacité, plus
particulièrement les personnes ayant une incapacité mentale,
avaient jusqu'ici leur place dans les usines de fabrication, où elles
exécutaient les tâches plus simples - mais étant
donné la complexité croissante des tâches et la
nécessité de posséder des compétences en
informatique et en programmation, ces emplois sont eux aussi en train de
devenir plus fermés.
Le travailleur du nouveau savoir, que certains appellent
« innovateur col bleu » et d'autres, « travailleur de
l'innovation », a étudié pendant des années et est
à tout le moins capable de comprendre les principaux langages de
programmation, à défaut de les maîtriser parfaitement. Or,
pour arriver à un tel niveau de main-d'oeuvre, il faut offrir des
programmes d'éducation et de formation professionnelle avancés
aux travailleuses et travailleurs.
Cela doit être fait d'une façon qui respecte les
choix des travailleurs, d'une façon inclusive et sans aggraver les
inégalités sociales déjà à l'oeuvre.
Contrairement à la fabrication intelligente, les
industries qui utilisent des systèmes d'aide ont besoin de
compétences très différentes. Les programmes informatiques
facilitent l'assemblage des produits en donnant à chaque travailleuse et
travailleur des instructions relativement claires sur les tâches à
accomplir. Dans ce scénario, le profil d'un travailleur est donc
très différent du travailleur du savoir. Les compétences
manuelles sont plus importantes dans ce cas-ci, et les compétences en
programmation sont inutiles pour ce travail. Dans les économies
émergentes où la main-d'oeuvre est moyennement qualifiée,
cette transformation pourrait s'avérer une opportunité
intéressante et exercer un attrait sur les compagnies parce que cette
main-d'oeuvre moyennement qualifiée est déjà
présente et que leur embauche pourrait stimuler leur économie
nationale.
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