III- Les caractéristiques de l'être
décadent
La décadence telle qu'elle se définit dans le
dictionnaire, est l'acheminement vers la ruine, vers le déclin. Dans le
contexte littéraire, la notion décadence garde tout de même
son sens propre dans la mesure où on associe l'idée de
décadence volontiers à cette atmosphère
"fin-de-siècle", jalonnée par la guerre de 1870 et les
pénibles évènements de la commune, qui seraient la
métaphore de la fin d'un monde, d'une civilisation en gésine
d'un
1 Ibid. p.88
2 Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris,
Flammarion,2001, p.50
3 Ibid. p.55
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esprit démoralisateur. Nombreux écrivains et
artistes produisent l'essentiel de leur oeuvre dans les années
1840-1870. Toutefois, malgré cette prestigieuse ascendance, il faut bien
reconnaître que le mouvement décadent ne prend conscience de
lui-même qu'avec la publication, en 1883, des essais de psychologie
contemporaine, consacrés par Paul Bourget. L'auteur y
précise les caractéristiques de la névrose dont sont
atteints les maîtres contemporains , selon lui inquiets, nerveux,
portés par la mélancolie et au pessimisme.
Ces essais de psychologie séduisent la jeunesse, qui y
trouve un message adapté à son sentiment de déliquescence.
En 1884, l'apparition d'À Rebours intensifie davantage cette
vogue et le livre devient la bible de ceux qui, à travers ce prisme, se
découvrent désormais décadents. Huysmans, le fabricateur
du personnage de des Esseintes, va déléguer sa virtuosité
à maints auteurs, qui ont choisi de franchir le sentier qu'il a pris, en
l'occurrence Remy de Gourmont et Jean Lorrain, qui vont eux aussi restituer les
mêmes traits de l'être décadent qu'était des
Esseintes. En quoi Des Esseintes et ses descendants incarnent-ils des
personnages décadents?
1-La névrose
La névrose désigne une maladie psychique dans la
mesure où il s'agit d'une affectation caractérisée par des
troubles affectifs et émotionnels sans cause anatomique et intimement
liée à la vie psychique d'un sujet. En général, la
névrose est très souvent associée à un traumatisme,
ayant influencé l'état psychologique de la personne. Toutefois,
il existe plusieurs types de névroses à savoir le trouble de
panique( défini par des répétitions des attaques de
panique dont au moins certaines d'entre elles surviennent d'une façon
inattendue), l'anxiété chronique (une névrose d'angoisse:
l'angoisse est présente plus d'une journée sur deux), la
névrose phobique( relative à un état de mal-être
face à une situation ou à un élément phobique) et
la névrose obsessionnelle( l'obsession est la base de cette
névrose où toutes les craintes sont cristallisées sur des
idées obsédantes). La névrose, dans la littérature
fin-de-siècle, est présentée comme le trait commun et
essentiel entre tous les décadents dans la mesure où dans les
trois ouvrages nous faisons face à trois personnages malades:
affectés par la névrose . Dans le livre Huysmansien, on assiste
à un lien étroit entre le jaillissement des souvenirs et les
crises nerveuses autrement dit les réminiscences sont toujours
couronnées par des crises et par des convulsions violentes dans le sens
où des Esseintes à chaque rappel des souvenirs passés,
manifeste les symptômes de la névrose «Ses souvenirs
s'apaisèrent, mais d'autres symptômes morbides
parurent»1. Après l'accalmie des bouts de mémoire
qui le torturent, surgissent de forts moments de crise nerveuse.
« il avait dû suivre des traitements
d'hydrothérapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs
affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient
à coups continus la tempe, aiguillaient les paupières,
provoquaient des nausées qu'il ne pouvait combattre qu'en
s'étendant sur le dos dans l'ombre»2
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.115
2 Ibid. p.120
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Pire encore, il s'avère que ces symptômes ne
gardent pas la même forme dans le sens où chaque crise peut avoir
ses propres syndromes à part entière, différents de ceux
de la crise précédente.
«ces accidents [les signes de la première crise]
s'imposaient à nouveau, variant de forme, se promenant par tout le
corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient au ventre
ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge, aux
efforts inutiles et pressants ; puis la toux nerveuse, déchirante,
aride, [...] le réveilla, l'étrangla au lit ; enfin
l'appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui
parcoururent l'estomac ; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus,
après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée,
un gilet serré»1.
Parmi les symptômes les plus évidents de la
névrose et les plus apparents chez des Esseintes, on cite le manque
d'appétit, qui est un signe avant-coureur de la névropathie. Le
duc des Esseintes, qui est gourmet par dandysme mais qui subit
involontairement, si on s'autorise l'usage de ces termes médicaux, une
sorte d'inappétence ou de "dysphagie" surtout que « les
défaillances de son estomac ne lui permettant plus d'absorber des mets
variés et lourds»2. Cette diminution d'appétit
alimentaire, se décèle à travers la fixation des
«heures immuables des repas»3 mais également via
l'immuabilité des repas eux-mêmes «il prenait ces repas, dont
l'ordonnance et le menu étaient, une fois pour toutes, fixés
à chaque commencement de saison»4. Il s'avère que
des Esseintes, se nourrit par obligation c'est à dire que les aliments
ne sont pour lui qu'une subsistance, qui lui permet de rester en vie.
Ce dégoût de la nourriture n'apparaît que
chez le héros huysmansien, les autres personnages subissent eux-aussi
des crises de nerfs mais n'éprouvent pas un écoeurement
vis-à-vis de la nourriture. On soustrait en guise de petite
synthèse que la névrose chez des Esseintes atteint son paroxysme,
elle est beaucoup plus intense: Cela se clarifie d'autant plus, en
déclarant quelques années plus tard dans Cinq leçons
sur la psychanalyse suivi de contribution à l'histoire du mouvement
psychanalytique de Sigmund Freud, que l'inappétence est parmi les
signes fondateurs de cette maladie « la malade[...]manifesta [...]toux
nerveuse intense, dégoût de toute nourriture»5.
Avec les publications des traités freudiens, qui traitent les signes de
la névrose, se cristallise davantage la gravité de la
névrose de des Esseintes en comparaison avec Hubert et Monsieur de
Phocas.
Dans À Rebours, les crises nerveuses
surviennent la plupart du temps sous le coup des vestiges de la mémoire
mais à tour de rôle les souvenirs eux-mêmes sont
régis par d'autres facteurs , qui sont généralement les
sens. Odorat, goût et vision se chargent d'éveiller les souvenirs
les plus lointains, cela se perçoit via le pouvoir des «bonbons
violets»6, qui étaient aptes de lui transporter vers un
passé d'ébauche «il déposait l'un de ces bonbons sur
la
1 Ibid.
2 Ibid. p.56
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Sigmund FREUD, Cinq leçons sur la
psychanalyse suivi de contribution à l'histoire d mouvement
psychanalytique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p.10
6 Joris-Karl HUYSMANS, Op.cit, p.137
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langue, le laissait se fondre et soudain, se levaient avec une
douceur infinie, des rappels très effacés, très
languissants des anciennes paillardises»1. L'odorat est aussi
muni d'un certain pouvoir dans le sens où des Esseintes, par le biais
d'un parfum fleuriste, tombe dans un gouffre de souvenirs sombres «cette
orchidée qui fleurait les plus désagréables des
souvenirs»2. En revanche, cela ne veut pas dire que le
héros maintient le contrôle sur le jaillissement des souvenirs et
par conséquence sur les crises nerveuses, au contraire des Esseintes
subit l'emprise de ses souvenirs, il est condamné de se rappeler
«Dans cette nuit où sans cause apparente, il avait
évoqué le mélancolique souvenir d'Auguste Langlois, il
revécut toute son existence»3. Il en résulte que
même sans motif palpable, les souvenirs envahissent tout de même la
conscience de des Esseintes.
Les crises nerveuses de Hubert se diffèrent de celles
de des Esseintes dans la mesure où ce héros ne livre pas des
symptômes physiologiques graves, à l'exception de quelques signes:
«il sentit le précurseur frisson[...] la souffrance lui ferma les
yeux, il tremblait de froid, de fièvre et d'horreur»4.
Sa crise se limite au niveau de la conscience autrement dit l'acuité de
la crise affecte plutôt l'esprit que le corps dans la mesure où
les néfastes répercussions de la névrose restent sur le
plan moral «il pâtit des semaines de réelles et profondes
peines, des peines les plus cruelles qu'ait inventées la tortionnaire
imagination humaine»5. Au moment des crises, Hubert se prend
dans un état de délire et d'hallucination: le personnage
éprouve une grande difficulté à discerner la
réalité et le rêve. Cette confusion est intimement
liée à Sixtine notamment au terme des rencontres: Hubert se croit
voir la figure aimée alors qu'il est prisonnier des illusions. Hubert se
distingue de des Esseintes et de duc de Fréneuse parce que sa
névrose n'est pas tout à fait identique à celles des
autres personnages. La spécificité de la névrose de Hubert
d'Entragues se voit dans le caractère "contagieux" dans le sens
où dans Sixtine, la névrose n'affecte pas seulement la
figure centrale du roman mais se propage comme par contagion et inclue
pareillement les autres personnages, qui peuplent le roman. En effet, Sixtine,
qui est tout à la fois un personnage de second rang mais indispensable
dans le roman, n'est pas exclue de cette maladie et ses contrecoups. Sa
névropathie se perçoit à plusieurs niveaux dans la
proportion où elle se montre comme étant un personnage
déséquilibré et hésitant: ses comportements ne sont
pas toujours raisonnables et justifiés. À cela s'ajoute que le
personnage de Sixtine est d'une nature complexe en ce qu'elle est d'une part,
la veuve conservatrice, qui ne veut pas faire des relations amoureuses et
d'autre part la femme mystérieuse, qui n'a pas hésité
à accepter les avances de Moscowitch que pour provoquer la jalousie de
Hubert. Sixtine est une névropathe parce qu'elle aussi endure de
pénibles crises de nerfs et des hallucinations intenses.
1 Ibid. p.137
2 Ibid. p.128 3Ibid. p.110
4 Remy de GOURMONT, Sixtine, Paris, Mercure
de France, 2016, p.78-79
5 Ibid. p. 79
16
«Surpris [Hubert] d'une si étrange crise
[...]tremblante encore [...] affolée [...]avec un tremblement de tous
les petits muscles, et sans savoir pourquoi, elle essayait de se
déganter. Quand une de ses mains fut libre, elle la secoua, l'agita, en
fit craquer les jointures».1
La névrose se multiplie dans le roman et touche
même les personnages-figurants tel est le cas de la marchande d'oranges,
qui se comportait d'une manière extravagante et incompréhensible
mais pour autant Hubert reconnaît de quoi elle souffre «vous
êtes seulement un peu névrosée»2 La dame
pareillement à Hubert, était sujette à une crise de nerfs.
Il en va de même pour le figurant Marguerin, un théosophe victime
de la même maladie phénoménale dans la mesure il manifeste
des conduites irraisonnables et extrêmement bizarres «ses amis
excusaient la folie licencieuse par une maladie du
cervelet»3.
La névrose dans Sixtine de Gourmont est
très originale par rapport à la névrose de des Esseintes
qui est plus intense mais qui reste tout de même réduite. En fait
la singularité de la névrose dans le livre de Gourment trouve son
origine dans cette dimension collective dans la mesure où la
névropathie dépasse la simple conception de maladie et
revêt une ampleur prodigieuse. Gourmont a voulu probablement pousser plus
loin la névrose, qui s'est multipliée comme par enfantement tout
le long du texte et devenue un mode de vie régnant sur tous les
personnages sans exception.
Quant au personnage du duc de Fréneuse, nous le
rapprochons plus à Hubert qu'à des Esseintes. De prime abord, La
névrose de Monsieur de Phocas s'apparente à celle de Hubert
d'Entragues parce que les deux ne sont pas aussi graves que la névrose
esquissée par Huysmans. En effet, le personnage ne manifeste pas des
syndromes apparents de la maladie, cette dernière se localise dans la
conscience du héros, conformément à la névrose de
Hubert. En revanche, la névrose de Phocas reste tout de même
distincte par rapport aux autres puisqu'elle se repose sur un seul fait:
l'obsession d'une «certaine transparence glauque»4. La
mise en parallèle avec Hubert s'explique également dans
l'étendue de la névrose dans le roman quoique chez Gourmont la
névrose collective est beaucoup plus large en comparaison avec le roman
de Lorrain. le traitement de la névrose dans Monsieur de Phocas
ressemble un peu à celui qu'on retrouve chez Gourmont: le duc de
Fréneuse identiquement à Hubert, est à la confrontation
d'un personnage malade à savoir Claudius Ethal «une lettre de
Claudius [...]Mon cher duc[...] entre malades on se comprend
toujours»5. L'inclusion du personnage du peintre malade, est
porteuse de sens, dans la mesure où ce Claudius sadique, qui se
prétendait savoir guérir le duc de Fréneuse de son
obsession dévorante mais qui tend plutôt à le faire
souffrir davantage et le laisser périr dans
1 Ibid. p. 41
2 Ibid. p.125
3 Ibid. p. 260
4 Jean LORRAIN, op.cit, p.55 5Ibid. p.
116-117
17
sa maladie rien que pour s'amuser, va intensifier et
croître des instincts naturels et néfastes chez le
héros.
La névrose du duc de Fréneuse vient à
l'encontre de la névrose des deux autres héros dans le sens
où elle se dévie vers une autre direction plus absurde et plus
dangereuse. En fait, Monsieur de Phocas éprouve un penchement vers la
beauté des yeux, qui est fortement lié à des pulsions
destructives et meurtrières autrement dit à chaque fois que le
héros s'impressionne par cet étrange regard qui le hante sans
cesse, il éprouve en parallèle des pulsions de mort: il endure un
besoin de tuer quelqu'un dès le début du roman «j'aurais
voulu l'étrangler et la mordre, l'empêchait de respirer
surtout»1. Ces Thanatos, qui tourmentent le duc vont être
couronnés par un meurtre: Monsieur de Phocas met fin à la vie de
ce Claudius maléfique. Quoique l'épouvantable crime du duc de
Fréneuse est représenté dans le roman comme une tentation
d'émancipation de l'ensorcellement d'un Claudius diabolique,
n'empêche que le crime reste toujours un crime. Il semble que l'auteur a
voulu reproduire l'image des patriotes qui tuent les colonisateurs sous
prétexte qu'ils se trouvent dans l'obligation de défendre leur
patrie: un meurtre justifié. On constate que la névrose
s'intercède en faveur du personnage-criminel, elle s'avère
être un bon prétexte pour se disculper et s'autoriser à
entamer une nouvelle vie comme si rien ne s'était.
Il importe de signaler que malgré quelques
différences en détails, les trois héros partagent tous la
même maladie psychique, qui les torture différemment mais qui les
met tout de même sur le même pied d'égalité au terme
de la souffrance.
Généralement et dans de nombreuses études
sur la névrose, on admet que le névrosé est conscient de
sa maladie et s'en plaint, il veut s'en débarrasser tel est le cas
d'ailleurs des trois héros, qui sont tous conscients de leur maladie
sauf qu'ils n'ont jamais émané la volonté de se
débarrasser de la névrose. En fait, des Esseintes semble au
courant de son état maladif «cette crainte de cette maladie va
finir par déterminer la maladie elle-même»2 mais
pour autant il a refusé de suivre un traitement pour se guérir au
contraire quant à lui la névrose a même des avantages: elle
est un moyen de connaissance «des Esseintes [...]tout en luttant contre
les manifestations extérieures de la névrose, fort
gênantes, n'envisage à aucun moment de se priver de ce puissant
moyen d'exploration psychique»3. La névrose chez le
héros huysmansien possède des capacités incontestables
dans la mesure où elle est apte de transporter le névrosé
dans un ailleurs onirique parfois fantasmagorique, peuplé des figures
extravagantes mais d'autres fois elle l'emporte vers un monde joyeux où
«il avait surtout éprouvé d'ineffables
allégresses»4. Il appert que la névrose devient
pour des Esseintes une attribution, qui lui distingue des êtres normaux,
si comme si la névrose hissait les décadents à un rang
supérieur et éthéré loin d'une
réalité vulgaire.
1 Ibid. P.63-64
2 Joris-Karl HUYSMANS, op. cit, p. 115
3 François LIVI, op.cit, P. 83
4 Joris-Karl HUYMANS, op.cit, p.230
18
Il en va de même pour le héros de
Sixtine, qui à son tour apparaît conscient de sa maladie
«il sentit le précurseur frisson qu'il connaissait
bien»1. La prise de conscience de la maladie psychique chez
Hubert semble fortement liée à sa connaissance déjà
acquise et à son intelligence dans la mesure où Hubert est muni
d'un certain génie, qui lui confère une facilité de
comprendre les phénomènes les plus compliqués y compris la
névrose. En fait, Hubert se montre à maintes occasions un
personnage perspicace, cela s'explique parfaitement dans sa passion pour la
lecture et l'écriture et surtout par la fréquence des
thèmes philosophiques qu'il discute ou qu'il défend. Ce
personnage-écrivain s'autorise de s'attaquer à des auteurs et
à légitimer d'autres, ne serait pas dans l'incapacité de
déterminer sa maladie.
Monsieur de Phocas aussi prend au sérieux sa maladie et
en est très bien conscient «je me suis levé, une sueur
froide aux tempes, bouleversé par l'âme d'assassin que j'avais
été pendant dix secondes»2. À la
différence de Hubert et des Esseintes, le duc de Fréneuse
perçoit parfaitement la gravité de sa névrose et ses
contrecoups et tient à coeur de trouver un remède. La raison pour
laquelle, il a dû fréquenter le peintre Claudius, qui lui a promis
un salut.
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