La limitation des droits fondamentaux au nom de l'ordre public et de la sécurité nationale: cas des coupures d'internet en période électorale de décembre 2018par Isambya Jean-Claude Université Officielle de Bukavu - Licence en Droit 2019 |
SECTION II. ANALYSE DES CONDITIONS DE LIMITATION SELON L'ARTICLE 19 DU PIDCPCertains droits sont affectés d'un certain coefficient de relativité97(*). Cette relativité peut tenir à des causes diverses. La première est qu'en toute hypothèse, ces droits peuvent connaitre des dérogations en périodes exceptionnelles. La seconde tient à ce que certains des droits reconnus sont susceptibles, même en période normale, de connaitre des limitations dont les traités qui les prévoient, s'emploient à régler l'ampleur. Ces limitations expliquent donc l'ingérence del'Etat dans les droits et libertés des citoyens. En ce sens, la Cour européenne des droits de l'homme souligne que, pour être admissible, cette ingérence est subordonnée à une triple condition : · Elle doit être prévue par la loi ; · Elle doit viser un but légitime, et · Elle doit présenter un caractère de nécessité dans une société démocratique. Dans cette section, nous n'allons pas examiner les conditions consacrées à l'article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se rapportant respectivement aux circonstances exceptionnelles, mais plutôt celles de l'article 19 du même Pacte qui s'appliquent en période normale. L'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se libelle comme suit98(*) : « 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions. 2. Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. 3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires: a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui; b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. » Il découle de ces dispositions que les restrictions doivent être expressément prévues par la loi (§.1) et qu'elles doivent être nécessaires (§.2). Après avoir démontré l'inefficacité des mesures de coupure totale d'Internet, quelques suggestions pourront être formulées en vue de pallier à la pratique récurrente qui caractérise nombre des Etats en général, et la RDC en particulier (§.3). §.1 LES RESTRICTIONS DOIVENT ETRE EXPRESSEMENT PREVUES PAR LA LOIL'exercice des droits de l'homme ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par une loi nationale d'application générale qui est compatible avec le Pacte et en vigueur au moment où la restriction est appliquée. Les lois qui imposent des restrictions à l'exercice des droits de l'homme ne doivent être ni arbitraires ni déraisonnables. Les règles juridiques restreignant l'exercice des droits de l'homme doivent être claires et accessibles à tous. De surcroit, des garanties adéquates et des recours utiles doivent être prévus par la loi contre l'introduction ou l'application, illégale ou abusive de restrictions aux droits de l'homme. En revanche, des objections restent à éclaircir quant à l'appréhension du terme « loi ». D'où, l'intérêt de passer en revue les différentes conceptions de la loi. A. Diverses conceptions de la Loi : Lato sensu Versus Stricto sensu En matière de limitation des droits et libertés fondamentaux, certains militent pour la conception restreinte de la loi, alors que d'autres pour la conception élargie. - Compétences partagées en matière de limitation : Conséquence de la conception élargie de la loi La Cour européenne des droits de l'homme a une conception singulièrement extensive de la notion de « loi », qu'elle entend dans son acception matérielle et non formelle. Dans un sens couvert par le droit écrit, la « loi » désigne le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l'ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques nouvelles99(*). Ainsi,pour la Cour européenne des droits de l'homme, la « loi matérielle » est l'ensemble du droit en vigueur, qu'il soit législatif, réglementaire ou jurisprudentiel. Un acte administratif peut ainsi fournir une base légale à une ingérence. Toutefois, la Cour européenne des droits de l'homme insiste surla qualité de la mesure légale qui, en vertu de sa jurisprudence traditionnelle (arrêt Sunday Times, du 26 avril 1979, § 49 et 50, GACEDH, n° 49)dégage les caractères que doit présenter ladite mesure : L'accessibilité aux citoyens : ce critère implique que la mesure fasse l'objet de publication, notamment au Journal officiel ; La précision et la prévisibilité dans ses conséquences :cela suppose que la mesure doive définir avec une précision suffisante les conditions et modalités de la limitation au droit, afin de permettre au citoyen de régler sa conduite et de bénéficier d'une protection adéquate contre l'arbitraire100(*). C'est dans cette conception que s'inscrivent les deux mesures prises respectivement par l'Autorité de régulation de la poste et des télécommunications en date du 24 décembre 2018 et du Ministère des postes, télécommunications et nouvelles technologies de l'information et de la communication en date du 31 décembre 2018. En revanche, toutes ces deux mesuresn'ont fait l'objet de publication. Comme l'a mis en évidence Jean RIVERO, la détermination des limites aux droits fondamentaux est liée à la définition de leurs statuts juridiques101(*). Au sens strict, les droits fondamentaux se définissent comme des permissions d'agir, dans la mesure où ils autorisent certains comportements humains, y compris lorsqu'ils sont formulés négativement102(*). Conformément à l'article 122 de notre Constitution et à chaque disposition relative à un droit ou une liberté, le législateur est habilité à déterminer leurs conditions d'exercice. Il précise les exigences de l'ordre public nécessaires à la vie en société, en les traduisant en règles juridiques. Il revient donc au législateur de définir les permissions garanties aux bénéficiaires, mais aussi les interdictions et les obligations qui s'imposent à eux. Concrétiser l'ordre public implique ainsi, pour le législateur, de déterminer des limites aux droits et libertés garantis. D'après la définition retenue dans cette étude, les limites désignent des prescriptions juridiques ayant pour objet de restreindre la portée ou l'exercice d'un droit ou d'une liberté garanti103(*). Leur appréhension est indispensable puisque modifier les limites, au gré des exigences de l'ordre public, conduit à redéfinir les conditions d'exercice des droits et libertés. La question de la délimitation des compétences entre la loi et le règlement se pose depuis le début du XXème siècle104(*). Les incertitudes résident à la fois sur la distinction entre les domaines de la loi et du pouvoir règlementaire d'exécution, qui complète la loi en vertu d'une habilitation législative, mais aussi entre la loi et le pouvoir règlementaire autonome. Néanmoins, les restrictions apportées aux droits et libertés semblent faire l'unanimité à ce sujet. Dégagé par le Conseil d'État français, l'élément de répartition reposerait sur l'effet juridique de la norme105(*). Dans les arrêts du 19 février 1904, Chambre syndicale des fabricantsconstructeurs de matériels pour chemins de fer et de tramways106(*), puis du 4 mai 1906, Sieur Babin107(*), le Commissaire du Gouvernement ROMIEU considère que relèvent par leur nature du pouvoir législatif toutes les questions relatives directement ou indirectement aux obligations à imposer aux citoyens par voie d'autorité sans aucun lien contractuel. Il précise que le législateur peut déléguer au pouvoir règlementaire la définition de leur champ d'application et que c'est, en principe, le pouvoir exécutif qui règle l'organisation intérieure des services publics et les conditions de leur fonctionnement qui ne lèsent pas les droits des tiers. Ces indications demeurent précieuses pour comprendre la répartition des compétences en matière de définition des limites aux droits fondamentaux. Ces arrêts signifient que le législateur détermine le principe de la restriction à l'exercice des droits et libertés et peut confier au pouvoir réglementaire la fixation des modalités d'application. Le législateur dispose donc d'une compétence de principe dans la mise en cause des dispositions constitutionnelles, alors que le pouvoir réglementaire est cantonné à leur mise en oeuvre. Il en découle une répartition en profondeur des compétences, selon l'importance de la question traitée. Il y a donc une compétence partagée dans la définition des limites aux droits et libertés. Si, face à des circonstances de fait, les exigences de l'ordre public se sont renforcées, elles se sont également complexifiées, rendant nécessaire une réaction immédiate et technique du pouvoir politique. A cet égard, le pouvoir exécutif dispose d'un pouvoir réglementaire indépendant de la loi, lui permettant de déterminer des limites aux droits fondamentaux, alors que la restriction apportée à leur exercice justifierait leur éligibilité au rang législatif. La justification du pouvoir réglementaire autonome en matière d'ordre public repose sur l'idée que le pouvoir exécutif doit pouvoir réagir face à des circonstances appelant une réponse rapide. Comme le souligne Georges BURDEAU, le pouvoir exécutif est responsable de l'ordre et doit pouvoir empêcher les troubles108(*). - Pour une conception stricte de la Loi : Assurance contre l'arbitraire des pouvoirs publics Selon le sens strict du mot « loi », ce mot ne recouvre qu'une partie de la loi entendue au sens large, à savoir les règles confectionnées par le pouvoir législatif au sens constitutionnel du terme. La loi est donc strictement parlant l'oeuvre du pouvoir législatif, c'est-à-dire du Parlement. La Constitution de la RDC dispose à cet égard que « Le pouvoir législatif est exercé par un Parlement composé de deux Chambres: l'Assemblée nationale et le Sénat. Sans préjudice des autres dispositions de la présente Constitution, le Parlement vote les lois (...) »109(*). Le domaine de la loi se trouve limité par la Constitution, qui détermine les matières qui sont réservées à la loi. Il est vrai que la loi n'a pas vocation générale à réglementer toute activité en tout secteur. Les matières qui ne sont pas du domaine de la loi sont déférées au domaine réglementaire110(*). Ainsi, la compétence législative s'étend à des matières fort étendues et importantes. Or, les droits civiques et les garanties fondamentales accordés aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques sont du domaine de la loi entendue stricto sensu111(*).Dans ce sens, la loi parait comme la règle par excellence dans la protection des droits des citoyens. En ce qui concerne la loi régissant la limitation du droit à la liberté d'expression et d'information sur le web en République démocratique du Congo, cette matière reste à élucider. B. Pour une clarté de la loi en matière de limitation : Remise en question de l'article 46 de la Loi-cadre n° 013/2002 du 16 octobre 2002 sur les Télécommunications en RDC La jointure entre l'Internet et les droits de l'homme, notamment la liberté d'expression et d'information, justifierait bien la protection à accorder aux usagers des services de télécommunications. C'est dans ce sens que certaines dispositions de la loi-cadre n°013/2002 du 16 octobre 2002 sur les télécommunications en RDC ont des incidences avec les activités sur le Net. Et parmi ces dispositions, il y a l'article 46 qui donne à l'Etat le pouvoir d'interdire, soit pour des raisons de sécurité publique ou de la défense du territoire, l'usage de tout ou partie des installations de télécommunications. Cet article serait la base légale justificative des coupures d'Internet en RDC112(*). A la lecture de l'article 46 de la loi sus-indiquée, qui se libelle de la manière suivante, il y a lieu de faire quelques commentaires : « Article 46 : L'Etat peut, soit pour des raisons de sécurité publique ou de la défense du territoire soit dans l'intérêt du service public de télécommunications soit pour tout autre motif, interdire en tout ou partie, et durant le temps qu'il détermine, l'usage des installations de télécommunications. L'Etat peut également, dans les cas visés au premier alinéa du présent article, réquisitionner ou faire réquisitionner par les fonctionnaires désignés par lui, les installations de télécommunications. Les personnes desservant habituellement ces installations peuvent être tenues de prêter leurs services à l'autorité compétente si elles en sont requises par celle-ci. » L'article sous examen parait ambigu pour pouvoir constituer de base à la prise de mesure restreignant la liberté d'expression et d'information sur Internet. Les installations sont des implantations, telles les antennes de réseaux, etc. Or, il est entendu que les États exercent leur souveraineté sur l'installation des infrastructures et déterminent les moyens à mettre en oeuvre aux fins de la télécommunication internationale. Il s'agit donc ici, des règles qui s'appliquent aux matériels. Mais, s'agissant des règles d'utilisation des réseaux, celles-ci fixent le droit des usagers, lesquels usagers sont guidés par trois principes essentiels : la liberté, l'égalité des usagers et la neutralité du traitement des communications113(*). Ce qui ne semble pas être le cas de l'article 46 de la loi-cadre indiquée ci-haut. Le champ d'application de cet article porte donc sur les implantations des réseaux de télécommunications. Autrement, il s'agit des prérogatives reconnues aux pouvoirs publics, notamment au Gouvernement, d'interdire aux exploitants privés du secteur, l'utilisation de leurs installations pour quelque raison que ce soit. Relativement à la situation de décembre 2018, rien ne démontre que l'Etat congolais ait assiégé les antennes des sociétés de télécommunications. Loin de là, l'idée d'interpréter les dispositions de cet article comme étant le fondement justifiant la mesure de censure d'Internet en RDC. Par contre, en droit international des télécommunications, l'article 31 de la Convention internationale des télécommunications de 1959, à laquelle la RDC est partie, dispose d'une part que : « Les Membres et lesMembres associés se réservent le droit d'arrêter la transmission de tout télégramme privé qui paraîtrait dangereux pour la sûreté de l'Etat ou contraire à ses lois, à l'ordre public ou aux bonnes moeurs, à charge d'aviser immédiatement le bureau d'origine de l'arrêt total du télégramme ou d'une partie quelconque de celui-ci, sauf dans le cas où cette notification paraîtrait dangereuse pour la sûreté de l'Etat. »114(*), et d'autre part que : « Les Membres et les Membres associés se réservent aussi le droit de couper toute communication télégraphique ou téléphonique privée qui peut paraître dangereuse pour la sûreté de l'Etat ou contraire à ses lois, à l'ordre public ou aux bonnes moeurs115(*)». * 97P. WACHSMANN, Op. cit., p. 71. * 98Pacte international relatif aux droits civils et politiques,Op. cit.,Art. 19. * 99F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l'homme, 6e éd., Paris, PUF, 2003, p. 205. * 100Ibidem, p. 206. * 101 J. RIVERO et H. MOUTOUH, Libertés publiques, 9e éd., Tome I, Paris, PUF, 2003, p. 164. * 102L. FAVOREU et alii, Droit des libertés fondamentales, 6e éd., Paris, Dalloz, coll. « Précis », 2012, p. 79. * 103P. GERVIER,Op. cit.,p. 113. * 104 M.-J. REDOR, De l'État légal à l'État de droit : l'évolution des conceptions de la doctrine publiciste française,Paris, Economica, 1992, p. 143. * 105Idem. * 106C.E., 19 février 1904, Chambre syndicale des fabricants constructeurs de matériel pour chemins de fer etde tramways. * 107C.E., 4 mai 1906, Sieur Babin, Rec.Lebon. * 108G. BURDEAU, Les libertés publiques,4e éd., Paris,L.G.D.J., 1972, p. 36. * 109Constitution de la RDC,Op. cit.,Art. 100. * 110Ibidem, Art. 128. * 111Ibidem, Art. 122. * 112 www.rfi.fr/afrique/20190118-rdc-comment-gouvernement-prive-congolais-Internet-mobile * 113B. TCHIKAYA, Droit international des télécommunications, PUF, 1998, p. 87. * 114Convention internationale des télécommunications, Genève, 1959, Art. 31 § 1. * 115Ibidem, Art. 31 § 2. |
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