Conclusion
La fin des activités du CCRM de Bruxelles marquait,
comme vu plus haut, une phase d'assouplissement relative d'Hassan II*. Le CCRM
de Bruxelles tenait sa dernière coordination le 30 mai 1994, le monarque
chérifien mourrait le 23 juillet 1999. L'avènement du nouveau
roi, Mohamed VI, a marqué des espoirs nationaux : relâchement du
contrôle de la presse, restructuration de l'appareil sécuritaire
par le renvoi de Driss Basri* et de la quasi-totalité des officiers
supérieurs ayant servi sous Hassan II*. Une volonté
d'intégrer la berbérité dans la culture nationale en
créant par dahir l'Institut de la Recherche sur la Culture
Amazigh (IRCAM)354. Et enfin, la réforme du Code de la
Famille (Moudâwwana) qui permettait une sensible
amélioration du statut des femmes marocaines. En marge de ces grands
chantiers politiques, des chantiers économiques ont été
entamés : des voies ferrées, une transition progressive de
l'économie agricole vers une économie industrielle et la
construction du grand port Tanger MED entre 2008 et 2012355.
Ces premiers gages d'ouverture, intervenus entre 1999 et 2004,
furent suivis d'une procédure où le monarque a favorisé
des commissions d'enquêtes sur les victimes des années de plomb
d'Hassan II*. Il est à noter que la dénonciation
systématique de la dictature d'Hassan II* par les CLCRM a obligé
la monarchie marocaine à jouer le jeu des Droits de l'Homme au Maroc. En
ce sens, le CCDH, devenu le Conseil National des Droits de l'Homme (CNDH)
assisté de l'Instance Equité et Réconciliation (IER) a
émis plusieurs rapports à l'attention du roi quant à
l'indemnisation des victimes des années de répression. Entre 2004
et 2013, les deux instances ont indemnisé 26.063 victimes pour une
enveloppe budgétaire de 1.804.702.899,80 dirhams (approximativement 180
millions d'euros)356.
Cependant, depuis les attentats du 16 mai 2003 à
Casablanca, un premier tournant a été pris par le nouveau
monarque. Les premières condamnations tombent à l'encontre de
certains journalistes jugés trop critiques envers le système
politique. Parmi ces journalistes figure Ali L'mrabet. Ce journaliste a
été condamné le 17 juin 2003 par la Cour d'Appel de Rabat
pour ses publications satiriques envers le roi dans son journal Demain
(Doumane version arabophone)357. Condamné
à trois ans de prison ferme avec une amende de 20.000 dirhams, il est
depuis sa libération interdit d'exercer son métier de journaliste
au Maroc. Depuis l'avènement de Mohamed VI, un autre journal a
témoigné de cette fragile liberté d'expression
tolérée par le régime : Le Journal Hebdo. Le
Journal Hebdo a vu le jour le 17 novembre 1997. Ce journal
d'investigation a traité des sujets aussi divers que pertinents touchant
à la fois la monarchie, le Makhzen, la question du Sahara occidental, le
conflit israélo-palestinien, des enquêtes sur l'impact de la
354 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 1er novembre
2001, N°4948, Dahir n°1-01-299 du 29 rajab al khaïr 1422 (17
octobre 2001) portant sur l'Institut Royal de la Culture Amazighe.
355 D. MENSCHAERT, Maroc : quatre champs de batailles pour
la démocratie, Bruxelles, PAC, in Les Cahiers de l'Education
Permanente, N°43, 2013, pp. 51-57.
356 Rapport du CNDH présenté au Parlement du
Royaume du Maroc, juin 2014, p. 16
357 FIDH, Communiqué relatif à la
confirmation en appel de la condamnation d'Ali L'mrabet : une atteinte grave
à la liberté d'expression, 17 juin 2003.
114
religion dans la société marocaine, le budget de
l'Etat etc... Sur la base d'un certain succès, une version arabophone
voyait aussi le jour : Assahifa. Un autre journal suivait une voie
similaire au Journal : Le Telquel. Néanmoins, le
Journal Hebdo et Assahifa allaient connaître plusieurs
problèmes judiciaires à partir du 14 février 2002 sous le
deuxième Gouvernement USFP d'Abderrahmane El Youssoufi*. De lourdes
amendes ont été infligées au Journal allant de
700.000 à 3.000.000 de dirhams358. Au final, le Journal
a été saisi en février 2010359.
Depuis les élections législatives du 7 septembre
2007, le monarque a usé des mêmes stratégies que son
prédécesseur. Alors que le PJD, parti islamiste né d'une
fusion entre les jeunesses islamiques et le MPDC en 1996, était en
tête des voix, le régime l'écartait pour octroyer la
majorité au PI360. En février 2009, Mohamed VI
chargeait l'un de ses plus importants conseillers (Wasif), Fouad Ali
El Himma, de créer un « parti pivot » à l'image des
« droites populaires » nées sous Hassan II*. Ce nouveau «
parti pivot » est le Parti Authenticité et Modernité (PAM)
et représente une certaine mise à jour du RNI et de l'UC.
Cependant, malgré le jeu électoral, le taux d'abstention ne cesse
de croître. Ainsi des élections législatives de 2002
à celles de 2007, 70 % des électeurs disposant de leur carte de
vote n'ont pas participé au scrutin361.
A partir de 2009, un nouveau tournant plus dur est pris par le
régime. Du point de vue économique, le roi tient tous les
secteurs à travers sa propre holding : la Société
Nationale d'Investissement. Plus que sous Hassan II*, Mohamed VI fait main
basse sur l'économie nationale décidant ainsi des
priorités en matière d'investissements. Cette toute puissance
économique ne parvient, cependant, pas à engager le pays dans une
croissance économique. La paupérisation s'accentue. Le
contrôle du secteur économique est accompagné d'une forte
unanimité politique à son égard. En effet, depuis son
accession au trône jusqu'en 2011, le souverain n'a pas eu affaire
à une forte opposition au sein des partis politiques traditionnels.
Quelques mouvements politiques sont cependant marginalisés par le
régime : le mouvement islamiste Justice et Bienfaisance et la Voie
Démocratique (Annahj Addimocrati). Ce dernier parti politique
est né vers 1994 et regroupe des éléments de
l'extrême gauche. Cette unanimité politique est
complétée d'une restructuration du système
sécuritaire. Depuis 2005, le souverain a placé ses hommes de
confiance dans l'Etat-Major, la DST et la DGED362. Les espoirs
suscités par le nouveau souverain deviennent plus mitigés.
Plusieurs rapports de certaines ONG pointent une recrudescence de la
répression politique et un maintien de la systématisation des
tortures. Les tortures exercées sous les années de plomb d'Hassan
II* sont restées quasi-intactes, en guise d'exemple : la violence
physique, les agressions sexuelles et les menaces à l'encontre de la
famille du détenu s'appliquent toujours. Ces cas de tortures et de
maltraitance
358 Le Journal, N°286 du 20 au 26 janvier 2007, pp.
24-25.
359 Rue 89 du 1er février 2010.
360 L. ZAKI (dir.), Terrains de campagne au Maroc : les
élections législatives de 2007, Paris, Karthala, 2009, pp.
73-97.
361 J-L. PIERMAY, Maroc 2007. Les élections
législatives du 7 septembre, in Echo Géo - Sur le Vif,
N°2, le 13 novembre 2007.
362 A. AMAR, Mohamed VI le grand malentendu : Dix ans de
règne dans l'ombre d'Hassan II, Paris, Calmann-Lévy, 2009,
pp. 197-203.
115
ont été signalés par Amnesty
International363. Ces séances de torture commises par des
agents de la DST ont surtout visé les militants des Droits de l'Homme,
les sympathisants sahraouis du POLISARIO et les détenus islamistes.
Human Right Watch signalait dans un communiqué l'iniquité des
procès et les aveux arrachés de force lors des interrogatoires.
Les policiers obligent l'inculpé à signer des déclarations
sous la torture364.
Par ailleurs, les observateurs étrangers ont
noté une recrudescence des violences policières à Sidi
Ifni, ville située dans l'extrême sud marocain, le 7 juin
2008365. En automne 2010, les troupes marocaines procédaient
à un démantèlement de force d'un camp de
réfugiés sahraouis à Gdeim Izik, ville située dans
les territoires sahariens que réclame le Maroc depuis
1975366. Le Programme des Nations Unies pour le Développement
(PNUD) et l'AMDH publièrent chacun un rapport sur la situation
économique, la liberté d'expression et l'accès au savoir.
Sur 187 pays, le PNUD classe le Maroc à la 130e place, entre
le Nicaragua et le Guatemala367. La position du Maroc contraste avec
la richesse personnelle du monarque, s'élevant à près de
2,5 milliards de dollars368 . Quant à l'AMDH, elle soulignait
certes l'iniquité des procès, mais aussi les multiples violations
des libertés économiques, du droit à la santé, du
droit à l'éducation et des droits des migrants369. Sur
ce dernier point, Médecin Sans Frontières section Maroc
dénonçait dans son dernier rapport les violences
systématiques commises par les forces armées et la police
marocaine contre les migrants subsahariens. Entre 2011 et 2012, MSF signalait
1100 victimes subsahariennes ayant subi des fractures aux bras, aux jambes et
sur le crâne370. L'inertie des autorités marocaines a
été l'origine du départ définitif de MSF. En
octobre 2013, la presse d'investigation électronique marocaine
Lakome est censurée371.
Depuis l'immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie le 4
janvier 2011, le monde arabe a été secoué par plusieurs
révoltes et révolutions. Il s'agit « du Printemps arabe
». Ces mouvements protestataires avaient précipité la fin du
régime de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et d'Hosni Moubarak en
Egypte. Au Maroc, l'influence des mouvements protestataires des autres pays
arabes a permis la naissance du Mouvement 20 Février. Ce mouvement,
né le 20 février 2011, rassemblait tous les segments de la
société marocaine et exigeait la liberté, la justice et la
dignité. Quelques semaines plus tard, avec l'objectif d'endiguer un
puissant mouvement social, Mohamed VI promulgue une nouvelle Constitution le 9
mars.
Comme les constitutions adoptées sous le règne
d'Hassan II*, la Constitution du 9 mars 2011 a été
octroyée sous l'influence d'une pression sociale montante. Seulement, il
s'agit d'une Constitution écartant
363 Rapport d'Amnesty International, 2006, pp. 187-188.
Rapport d'Amnesty International, 2012, pp. 290-291.
364 Maroc-Sahara occidental : Aveux contestés,
procès contestables, Communiqué d'Human Right Watch, 21 juin
2013.
365 Rapport d'ATTAC concernant les événements
de Sidi Ifni, 1er juillet 2008.
366 Rapport du Secrétaire général sur
la situation concernant le Sahara occidental, Publication du Conseil de
Sécurité des Nations Unies, 8 avril 2013.
367 Rapport sur le développement humain en 2011,
Publication du PNUD, 2010-2011, p. 144.
368 Le Courrier International du 11 juillet 2009.
369 Rapport annuel sur les violations des Droits Humain au
Maroc en 2010, Publication de l'AMDH, juin 2011, pp. 20-39.
370 Rapport sur les migrants subsahariens en situation
irrégulière au Maroc, Publication d'MSF, mars 2013, p.
35.
371 La liberté de la presse : le Maroc derrière
l'Algérie et la Lybie, Communiqué de Reporters Sans
Frontières, 20 octobre 2013.
116
toute initiative émanant d'une Assemblée
Constituante. Ainsi, la nouvelle constitution ne distingue toujours pas
formellement les pouvoirs législatifs et exécutifs372.
La nouvelle constitution laisse espérer un assouplissement du pouvoir
judiciaire bien que le roi reste le garant du pouvoir judiciaire. La campagne
du référendum du « oui » (sous-entendu « oui pour
la nouvelle Constitution ») n'a duré qu'une semaine : du 21 au 30
juin 2011373. Le Mouvement 20 Février organisait, depuis sa
création, plusieurs manifestations tous les dimanches dans diverses
villes et localités au Maroc. Le slogan du Mouvement devient plus
frontal : « Mamfakinch ! (On ne lâche rien !) ».
Néanmoins, si la société civile marocaine s'est
montrée réactive par des manifestations et des comités
locaux, le mouvement peine à montrer des revendications politiques
adaptées à la situation du pays.
Si le Mouvement du 25 janvier 1959 avait annoncé la
naissance de l'UNFP et que les mouvements des lycéens et universitaires,
nés des événements du 23 mars 1965, avaient annoncé
la naissance des partis d'extrême gauche entre 1968 et 1972, le Mouvement
20 Février, âgé de quatre ans, ne laisse toujours pas
entrevoir la naissance d'un courant politique fort. Cette faiblesse trouve
certainement ses origines dans les conséquences de la répression
politique du règne d'Hassan II*. Ces conséquences peuvent se
résumer aux points suivants : une forte fragmentation de la
société marocaine, la démission des partis politiques, le
renforcement du Makhzen et de l'appareil sécuritaire, un écart
grandissant entre la classe politique et la jeunesse des partis, et surtout un
divorce politique entre les courants laïques et religieux des partis.
Comme le notait un ancien militant communiste marocain, Raymond Benhaïm :
« Plus de cinquante ans ont été nécessaires pour
que nous viennent le Printemps arabe et l'éveil et l'émancipation
des sociétés arabes et musulmanes du Maroc à
l'Indonésie. Plus de cinquante années de dictatures,
d'autoritarisme, d'humiliations, et aussi le retard accumulé en termes
de modernisation sociale et de modernisation technique : nous avons payé
très cher le prix du rejet de l'alliance entre nationalistes et
marxistes au début des années 1960374. »
En Belgique, la fin des CLCRM n'a pas laissé place
à un mouvement citoyen de même envergure. Il y a, actuellement,
des comités de soutien au profit de certains détenus parmi
lesquels : Abdelkader Belliraj (arrêté au Maroc depuis 2008), Ali
Aaras (arrêté en Espagne et extradé au Maroc depuis 2009)
et Zakaria Moumni (arrêté au Maroc en 2010, relâché
mais ayant subi des tortures). Les deux premiers sont ressortissants belges,
alors que le troisième est français. Entre 2011 et 2012, le
Comité des familles des prisonniers européens au Maroc voyait le
jour. Plus tard, l'ASHDOM annonçait dans son point hebdomadaire
plusieurs arrestations de militants du Mouvement 20 Février dans
différentes villes du Maroc375.
372 Voir les statuts de la royauté, du pouvoir
législatif, du pouvoir exécutif et des rapports entre ces deux
derniers in la Constitution du Royaume du Maroc du 29 juillet 2011, de
l'article 41 à l'article 106.
373 Slate Afrique du 2 juillet 2011.
374 K. SEFRIOUI, op. cit., p. 403.
375 Point Hebdomadaire sur la campagne de parrainage des
prisonniers d'opinion au Maroc, publication de l'ASHDOM, N°52, 30
janvier 2014.
117
L'observation du Maroc actuel peut susciter plusieurs
interrogations. Pouvons-nous parler de légitimité politique
consubstantielle de la monarchie marocaine, alors que nous avons vu, à
travers cette étude, l'évolution d'une vive opposition politique
à son égard ? Dans un pays où le système politique
innove avec du vieux, pouvons-nous parler de modernité alors que de
graves problèmes sociaux, culturels, et économiques sont
gelés sinon accentués depuis 1956 ? Comment pouvons-nous parler
de démocratie naissante dans un pays où l'initiative d'Etat
appartient exclusivement au monarque ? Qui plus est, comment pouvons-nous
parler de démocratie lorsque les pouvoirs législatifs,
exécutifs et judiciaires n'exercent pas les contrôles qui,
normalement, leur incombent ? Pendant combien de temps le régime
marocain va-t-il empêcher la circulation des idées et des savoirs
dans sa société, à l'heure des réseaux sociaux et
de la mondialisation ?
Toutes ces interrogations mériteraient une étude
plus approfondie. Les contributions ultérieures sur la répression
politique au Maroc vont devoir élargir leur heuristique et leur
méthode de travail, au vu de l'impressionnante quantité de
publications, de rapports des ONG, des centres de recherche scientifique, des
mouvements citoyens et politiques au Maroc et à l'étranger. En
tout cas une chose est sûre, la démocratie et les Droits de
l'Homme ont encore un très long chemin à parcourir au Maroc.
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