C. Bilans et résultats obtenus.
Au vu de l'impressionnant travail effectué par les
CLCRM, dont celui de Bruxelles, que pouvons-nous dresser comme bilan ?
Pouvons-nous dire que les objectifs auxquels tendait le CCRM de Bruxelles ont
été atteints ? Les premiers constats sont sans aucun doute
positifs. Les saisies des Institutions Européennes ont favorisé
la naissance d'une nouvelle association des Droits de l'Homme le 10
décembre 1988335: l'Organisation Marocaine des Droits de
L'Homme. Deux ans plus tard, et suite aux relations déjà
établies avec le CLCRM de Paris, Gilles Perrault* prenait contact avec
Pierre Le Grève* pour organiser un meeting sur son ouvrage « Notre
Ami Le Roi »336.
Cet ouvrage a littéralement levé le tabou sur la
répression politique au Maroc, si bien qu'il est interdit au Maroc
depuis sa parution. « Notre Ami Le Roi » propose un récit en
deux parties : une première partie consacrée à la
politique marocaine depuis l'indépendance, et une seconde partie sur la
mise au pas du Mouvement National par le monarque, suivie de la
répression politique dont il a été aussi traité
dans cette présente étude. Actuellement, « Notre Ami Le Roi
» représente une première synthèse sur la
répression politique au Maroc. Celle-ci énonce brièvement
les activités des CLCRM.
Affiche de la conférence organisée
par le CCRM de Bruxelles relative au livre de Gilles Perrault
« Notre Ami le Roi »337
332 Annales Parlementaires de Belgique, Chambre, Bulletin des
questions et réponses n°217 du 21 avril 1989. Question
écrite posée par José Daras au ministre de la Justice
Melchior Wathelet portant sur la décoration par le Maroc de
l'Administrateur général, p. 5784.
333 Idem
334 HASSAN II, Mémoire d'un Roi : Entretiens avec Eric
Laurent, Paris, Plon, 1993, p. 228.
335 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°365, OMDH - Assemblée constitutive : déclaration du
bureau central de l'OMDH de Rabat daté du 10 décembre
1988.
336 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°398, CCRM - Correspondances diverses de 1977 à 1994 : Lettre
de Pierre Le Grève à Gilles Perrault datée du 30 septembre
1990.
337 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM
de Bruxelles, janvier-février, 1991, p. 1.
108
Gilles Perrault* confirmait sa disponibilité en
Belgique pour le 14 février 1991. Le CCRM de Bruxelles en profita pour
louer la salle de La Madeleine338. Parallèlement à ce
meeting, une nouvelle association des Droits de l'Homme vit le jour en Belgique
: l'Association des Marocains en Belgique pour la Défense des Droits de
l'Homme. Inquiet de son image, Hassan II* cherchait à rallier le plus
possible l'opinion internationale en sa faveur. Pour se faire, il a mis sur
pied sa « propre » instance des Droits de l'Homme le 20 avril
1990339: le Comité Consultatif des Droits de l'Homme (CCDH).
En même temps, il levait l'interdiction de l'AMDH. Alors que les derniers
mouvements de grève étaient réprimés à
Tanger, Kénitra et Fès entre le 9 et le 31 décembre de la
même année, le monarque organisait un cessez-le-feu avec le
POLISARIO340. La signature du cessez- le-feu eut lieu le 6 septembre
1991. Peu de temps après, Hassan II* libérait plusieurs
détenus politiques de Kénitra et du bagne de Tazmamart. Parmi les
prisonniers et bagnards il y avait : Abraham Serfaty*, le lieutenant M'barek
Touil et le capitaine Salah
338 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°81, Correspondance générale pour l'année 1991 :
Lettre du CCRM de Bruxelles adressée à Freddy Thielemans
datée du 2 février 1991.
339 Bulletin officiel du Royaume du Maroc du 2 mai 1990,
N°4044, Dahir n° 1-90-12 du 24 ramadan 1410 (20 avril 1990) relatif
au Conseil Consultatif des Droits de l'Homme
340 D. LE SAOUT et M. ROLLINDE (dir.), op. cit., pp.
127-137. P. VERMEREN, Histoire du Maroc depuis l'indépendance,
op. cit., pp. 88-96.
109
Hachchad. Ce dernier écrira son témoignage dans
le bagne de Tazmamart341. Toutefois, il s'agissait d'une campagne de
libération mesurée. L'ASCLCRM recensait encore en avril 1992, 817
détenus politiques342.
Au vu des travaux soutenus relatifs à la
dénonciation de la répression politique au Maroc, nous pouvons
mettre en évidence une certaine typologie dressée par les CLCRM
décrivant l'exercice de la répression politique au Maroc. Ainsi
un tableau récapitulatif nous permettrait de suivre l'évolution
chronologique des arrestations dans les rangs des mouvements politiques
marocains et
leurs principales revendications :
Période
|
Mouvements politiques visés
|
Principales revendications
|
1960-1973
|
- UNFP
- UMT
- PCM - ALM - UNEM
- PI
|
Constitution et Gouvernement
Populaire. Constitutionnalisation de la monarchie.
Industrialisation du secteur économique.
Nationalisation des entreprises. Meilleur distribution des
richesses
nationales. Etablissement d'un
Plan d'Enseignement. Droits culturels.
|
1973-1979
|
- USFP
- PLS
- flal Amam
- 23 Mars
- CDT
- UNEM
- POLISARIO
|
Constitution et Gouvernement
Populaire. Polarisation entre une
volonté d'une monarchie
constitutionnelle et le
républicanisme. Meilleur
distribution des richesses nationales. Meilleur partage des
terres agricoles. Droit à l'enseignement de
qualité. Droits
syndicaux. Droit à l'autodétermination du peuple
sahraoui.
|
1979-1984
|
- USFP
- UNEM
- flal Amam
- 23 Mars
- CDT
- OADP
- PADS
- Syndicats des Commerçants locaux
- POLISARIO
|
Droit à l'enseignement de qualité. Droit aux
prisonniers politiques de poursuivre l'enseignement. Meilleur distribution des
richesses nationales. Diminution des prix imposés par le
Gouvernement.
Droits syndicaux. Droit à l'autodétermination
du peuple sahraoui.
|
341 A. SERHANE, Les Emmurés de Tazmamart :
Mémoires de Salah et Aïda Hachad, Casablanca, Tarik Editions,
Coll. Témoignages, 2004.
342 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°408, les CLCRM - Coordination européenne (7/8.121992) :
Communiqué du CLCRM de Lausanne daté du 4 avril 1992.
110
1984-1995
|
- UNEM
- CDT - AMDH
|
Droit à l'enseignement de qualité. Droit aux
prisonniers politiques de poursuivre l'enseignement.
|
|
- Mouvements islamistes :
|
Droit au Travail. Droits
|
|
jeunesses islamiques et
|
syndicaux. Justice sociale.
|
|
Justice et Bienfaisance
|
Reconnaissance des Droits de
|
|
- POLISARIO
|
l'Homme. Droit à
l'autodétermination du peuple sahraoui.
|
Le CCRM de Bruxelles a participé à une
dernière mission juridique avec quelques éléments du CLCRM
de Paris entre le 29 janvier et le 5 février 1992. Cette mission a
été davantage une rencontre avec des membres de l'AMDH et de la
toute jeune OMDH. Alors que le monarque montrait des gages d'assouplissement du
système politique, le compte rendu déplorait que : « la
répression continue à tous les niveaux et surtout envers les
travailleurs, les paysans, les syndicalistes, les étudiants (...). Rien
n'a changé dans les facteurs déterminants du système
répressif : ni les raisons profondes, ni les exécutants, ni
l'absence de véritables garanties pour le respect des droits de l'homme.
Les événements et les méthodes déjà connus
peuvent donc se répéter à
l'avenir343(...). » Les organisations marocaines
des Droits de l'Homme ajoutaient aussi qu' : « il n'existe aucun
état de droit au Maroc. Des décisions judiciaires ne sont souvent
pas appliquées par les walis (pour la délivrance de passeports
par exemple) ou par les chefs d'entreprises, même publiques, lorsqu'elles
sont favorables aux salariés. Les droits de la défense sont quasi
inexistants, aucune sanction ne peut être prise à l'encontre des
responsables d'atteintes aux droits de l'homme et les associations de
défense sont constamment
menacées344(...). » Par ailleurs, un
rapport établi par les CLCRM lors d'une coordination organisée
à Rouen entre le 7 et le 8 novembre 1992 stipulait que : « des
pratiques de collaboration entre polices Françaises/Européennes
et Marocaines sont évidentes (les accords de shengen vont dans ce
sens)345. » En deux ans, Hassan II* a
procédé à une nouvelle action politique dans laquelle il
présentait, le 21 août 1992, une nouvelle révision
constitutionnelle et a décidé d'octroyer sa Grâce envers
les détenus politiques et les exilés marocains le 7 juillet
1994346. Entre temps le Maroc organisait le sommet du GATT (Accord
général sur les tarifs douaniers et le commerce) en avril de la
même année.
Se sachant malade, Hassan II* voulait aussi permettre une
transition en faveur du prince héritier Mohamed dans les meilleures
conditions. Des grandes figures de la dissidence marocaine décidaient
de
rentrer tel Mohamed Basri*, revenu au pays en juin 1995
après 30 ans d'exil. La révision constitutionnelle
octroyée par le roi cherchait aussi à définitivement
à avoir les partis de gauche à ses
343 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°364, Missions du CLCRM au Maroc : Rapport établi par les
CLCRM, l'AMDH et l'OMDH lors de la mission d'observation juridique
passée entre le 29 janvier et le 5 février 1992, pp. 2-4.
344 Idem
345 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°82, Correspondance générale pour l'année 1992 :
Communiqué du CLCRM de Lausanne relatif aux détenus politiques du
Maroc daté du 12 avril 1992.
346 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°405, les CLCRM - Communiqué de presse : Discours d'Hassan II
relatif à la Grâce du 7 juillet 1994.
111
côtés en vue de former un nouveau gouvernement
dit « Gouvernement de l'Alternance ». La nouvelle Constitution
adoptée le 13 septembre 1996 a été
plébiscitée par « 99,56% » des voix et allait permettre
l'installation de ce Gouvernement de tendance gauche USFP le 14 mars 1998. Ce
gouvernement plaçait à sa tête une autre figure de
l'opposition marocaine : Abderrahmane El Youssoufi*.
« Maroc Répression » de mai 1994 signalait la
candidature du Maroc à la vice-présidence de la Commission
Internationale des Droits de l'Homme déposée en mars
1993347. Le bulletin annonçait
une question posée par le député Xavier
Winckel* (ECOLO) relative à la position prise par la Belgique
par rapport à une éventuelle
vice-présidence assumée par le Maroc. Une question similaire a
été posée par Raymonde Dury* (PSB). Le bulletin
annonçait aussi la préparation d'un dossier économique sur
le
Maroc, mais celle-ci ne s'est pas concrétisée.
Durant les deux dernières coordinations, au Havre et à Bruxelles,
les 17 et 18 décembre 1993 et le 30 mai 1994, le CCRM de Bruxelles
s'était surtout consacré aux cas des détenus de Tazmamart.
Les derniers fonds du Comité bruxellois ont été
liquidés à cet effet348. Un ultime appel à une
coordination des CLCRM fut proposé par le CCRM de Bruxelles en vue
d'établir le compte rendu des activités pour l'année 1994,
mais sans suite349.
Ceci nous amène à énoncer, avec les
constats positifs, des constats moins favorables quant aux réalisations
des buts poursuivis par le CCRM de Bruxelles. Nous avons vu tout au long de
cette étude que la performance du CCRM de Bruxelles
réalisée dans ces activités était due, d'une part,
à son fonctionnement interne et, d'autre part, à son
réseau de solidarité syndicale qui l'assistait. A partir de 1991,
les dissensions parmi les membres consultatifs se manifestaient au grand jour
comme en témoigne cette lettre écrite le 20 janvier par un membre
consultatif demandant la suspension de la collaboration du RDM avec le CCRM de
Bruxelles: « Les membres du RDM considèrent que le marchandage
de certains partenaires dans les dernières réunions du CCRM de
Bruxelles sur les positions de leur association, le RDM, est une atteinte grave
à la liberté d'opinion et, en même temps, un chantage
qu'ils n'acceptent ni ne taisent. Tant que dure l'absence du minimum de
clarté des relations au sein du CCRM de Bruxelles, ce qui
perpétue le climat de tension dans ses réunions, ils sont
convaincus de l'impossibilité de toute clarification ou rectification en
son sein. Ils appellent les concernés par ces pratiques à revoir
leurs attitudes négatives à l'égard de la liberté
d'opinion et également à se débarrasser de toute manoeuvre
visant l'exclusion de l'opinion différente. Ceci afin de servir l'unique
objet qui justifie l'existence d'un CCRM et qui constitue la base des relations
en son sein, à savoir la lutte contre la répression au
Maroc.350 »
Cette crise complétait une implosion interne des
sections locales de l'UNEM en Europe. Nous avions vu que l'UNEM était
l'un des principaux mouvements du réseau de solidarité du CCRM de
Bruxelles. A la veille de son XVIe Congrès, le Conseil
Fédéral de l'UNEM-Europe s'était tenu à Paris entre
le 23
347 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM
section Bruxelles, avril-mai, 1994, pp. 2-5.
348 M. BENTALEB (dir.), Les passeurs de la mémoire
sociale 1964-2004 : 40 ans de présence marocaine en Belgique,
Bruxelles ASBL Jeunesse Maghrébine - Ministère de la Culture et
de l'Audiovisuelle de la Communauté française, 2008, p. 54.
349 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°85, Correspondance générale pour l'année 1995 :
Lettre du CCRM de Bruxelles adressée à l'ASCLRM datée du
26 mars 1995.
350 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Lettre du
représentant du RDM adressée au CCRM de Bruxelles datée du
20 janvier 1991.
112
et le 26 décembre 1979. Etaient présentes 51
sections, dont 25 non reconnues par le Bureau Fédéral. Ce schisme
interne résultait d'une mésentente relative à la
possibilité ou non d'établir une alliance avec la monarchie
marocaine sur la question saharienne. Parmi les sections «
excommuniées » par le Bureau Fédéral se trouvait la
section bruxelloise, ce dernier : « a exprimé courageusement
ses positions anti-Unanimité Nationale, anti-alliance avec le pouvoir
anti-national, a eu droit à toutes les attaques haineuses de la part du
B.F et de ses alliés, mais il a eu le soutien de la part de la
majorité des militants présents au C.F qui ont longuement
applaudi le délégué légal de notre
section351. »
Le retrait des mouvements politiques et syndicaux marocains ne
permettait plus au CCRM de Bruxelles de continuer son travail avec la
même flexibilité. Qui plus est, la Grâce royale du 7 juillet
1994 finissait par marquer un frein dans l'opposition des gauches marocaines.
Ce frein de la gauche permettait aux mouvements islamistes de mieux investir
l'espace social et politique marocain.
Au sein du Comité bruxellois, les membres
délibératifs ne pouvaient plus s'investir aussi
énergiquement, comme ce fut le cas depuis 1977. Le couple Doucet-Crolop*
s'était retiré du CCRM depuis la coordination de mai 1994. Louise
Lacharon* quittait le Comité Exécutif de la CGSP secteur
Enseignement la même année, et Pierre Le Grève*
s'investissait dans les événements du Rwanda et de
l'Algérie. En outre, Pierre Le Grève* commençait la
rédaction de ses mémoires. Certains membres belges actifs du
comité relevant des partis politiques n'étaient plus en mesure
d'assister aux réunions du CCRM. Ernest Glinne* laissait entendre dans
une lettre adressée à Pierre Le Grève* qu'il souffrait de
problèmes de santé352. A l'instar des mouvements
marocains, les relations orageuses entre certains éléments des
syndicats belges et le CCRM de Bruxelles éclataient au grand jour. Une
brève allusion à une mésentente passée entre Albert
Faust* et Pierre Le Grève* faisait état des méthodes
« dirigistes » des deux personnages353. Plus
généralement, le premier Gouvernement de Jean-Luc Dehaene (CVP du
7 mars 1992 au 23 juin 1995) ne disposait plus en son sein des personnages
politiques sensibles à la répression politique au Maroc.
L'histoire du CLCRM de Bruxelles et plus largement des CLCRM
de Belgique a été courte mais intense. Le Comité
bruxellois s'est engagé dans plusieurs batailles menant à la
lutte contre la répression politique au Maroc, contre les agissements
des Amicales et, dans une moindre mesure, à un meilleur contrôle
du dispositif du culte islamique en Belgique. En analysant les origines et les
activités du
C LC R M de Brux elles par les contacts qui existaient entre
le monde militant marocain et européen - belge dans notre cas - une
question devait être omniprésente dans l'esprit du lecteur : qu'en
est-il de la démocratie actuellement au Maroc ?
351 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi, Documents
relatifs à la gestion interne de l'UNEM section Bruxelles : Rapport
du Conseil Fédéral de l'UNEM daté du 14 janvier
1980.
352 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°85, Correspondance générale pour l'année 1995 :
Lettre d'Ernest Glinne adressée à Pierre Le Grève
datée de septembre 1994.
353 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse
n°84, Correspondance générale pour l'année 1994 :
Lettre de Michel Devaivre adressée à Pierre Le Grève
datée du 27 août 1994.
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