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Comité de lutte contre la répression au Maroc. Analyse d'une association centrée en Belgique 1972-1995.

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par ZIAD EL BAROUDI
Université Libre de Bruxelles - Master en Histoire 2015
  

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b.3.5 La mission médicale Brutsaert-Moulaert et le Groupe « 84 » de Marrakech : 1984

Après les émeutes du 21 juin 1981, le Maroc va être secoué par de nouveaux mouvements de grève d'étudiants dans tout le pays. Ces grèves, suivies d'importantes manifestations dans tout le Nord du pays, témoignent d'un désespoir grandissant au sein de la jeunesse marocaine qui souffre d'un taux de chômage énorme.

Depuis la visite du président François Mitterrand* le 29 janvier 1983, le phénomène des « diplômés chômeurs » ne cesse de prendre une allure inquiétante275. Ces universitaires sans emploi grossissent le rang des désoeuvrés sociaux et organisent chaque année une manifestation exigeant un travail digne de leur qualification. Par ailleurs, cette fracture systématique entre les secteurs de l'enseignement et l'emploi est symptomatique de la nature même du système politique marocain. En effet, les meilleurs postes sont réservés aux familles makhzéniennes les plus influentes du pays276.

Le régime cherche à casser le mouvement étudiant et ira même jusqu'à interdire certains cursus universitaires comme en témoigne l'exemple de la fermeture de la Faculté de Sociologie d'Abdelkébir Khatibi et Paul Pascon depuis 1968277. La répression à l'encontre des étudiants se traduit par la mise en place d'une police spéciale chargée de surveiller les activités de ces derniers : les « AWAKS ». Cette police des universités patrouillait régulièrement dans les enceintes universitaires et allait même jusqu'à investir les auditoires dans le but de surveiller le contenu des cours dispensés278.

Les années 1980 marquent aussi, au Maroc, l'apparition des mouvements islamistes dans l'espace public. Le phénomène islamiste puisera progressivement sa légitimité parmi les catégories sociales les plus démunies, au moment où la gauche marocaine sonne son ralliement à la monarchie. Si ce ralliement

275 M. BADIMON EMPERADOR, Diplômés chômeurs au Maroc : dynamiques de pérennisation d'une action collective plurielle, in L'Année du Maghreb, N°3, 2007, pp. 297-311.

276 P. VERMEREN, De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles. Le cas du Maroc, in Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, N°101-102, 2003, pp. 247-264.

277 P. VERMEREN, Histoire du Maroc depuis l'indépendance, op. cit., p. 62.

278 UNEM section Bruxelles-Charleroi, Dossier Syndical, op. cit., p. 30.

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pouvait se caractériser par l'adhésion au « consensus national » qui oblige l'acceptation inconditionnelle des statuts sacrés de la monarchie, de l'Islam comme religion d'Etat et de la marocanité du Sahara occidental, il n'était pas rare non plus que des opposants et des détenus politiques adressent et signent une lettre-type au roi demandant sa grâce. Ces lettres d'amnistie étaient parfois reproduites telles quelles par la presse marocaine279.

« Majesté, que Dieu perpétue Votre règne et le glorifie. Nous adressons notre présente lettre à l'Auguste Personne de Votre Majesté dans l'espoir de bénéficier de Sa généreuse grâce, Sa magnanimité et Sa bienveillance paternelle.(...) Depuis le jour où le combat de la Glorieuse Famille Royale Alaouite a été couronné par l'indépendance du pays, Mohamed V, que Dieu l'ait dans Sa Sainte Miséricorde, a opté pour le régime de la monarchie constitutionnelle. Votre Majesté a suivi ce chemin et a eu le mérite de concrétiser une conception philosophique, déterminer le cadre constitutionnel pour l'instauration de la démocratie dans la société marocaine et de veiller sur sa continuité et sa stabilité. (...) Lorsque furent réunies les conditions historiques pour la récupération du Sahara, le génie politique de Votre Majesté s'est manifesté par l'idée de la Marche Verte, resteront liées à l'Auguste Personne de Votre Majesté dans la mémoire de toutes les générations de Votre peuple et témoigneront à jamais de Votre génie. »

L'année 1984 marque une montée vertigineuse des grèves de la faim. Ces événements sociaux sont essentiellement dus aux contrecoups de la politique libérale entamée depuis 1977. La jeunesse ne cesse de manifester son mécontentement au régime à Marrakech, à Tétouan, à Nador et dans tout le Rif entre le 4 et le 19 janvier 1984. Les CLCRM de France ont relevé près de 2000 arrestations entre le 19 et le 21 janvier. Les arrestations ont principalement visé des avocats, des lycéens et des enseignants. Ces arrestations sont signalées dans les villes suivantes280:

Marrakech

900 arrestations

Nador

500 arrestations

Fès

300 arrestations

Agadir

250 arrestations

Beni Mellal

100 arrestations

279 G. PERRAULT, op. cit., pp. 318-319.

280Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, janvier-février, 1984, p. 6.

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Ces chiffres des CLCRM contrastent fortement avec ceux donnés par certains partis politiques marocains tels : l'USFP qui annonce une centaine d'arrestations parmi les lycéens de la jeunesse USFP, le PPS qui annonce des dizaines d'arrestations dont deux membres de son comité central et l'OADP qui annonce seulement 24 arrestations dans ses rangs281.

Dans son discours du 22 janvier 1984, Hassan II* prend un ton particulièrement ferme envers les manifestants en leur imputant l'entière responsabilité des troubles sociaux : « En vérité, il y a lieu d'imputer cet état des choses soit aux enfants, soit à un ramassis de truands. Ceux-ci se trouvent à Nador, à Al Hoceima, à Tétouan, à Ksar Kébir. Ces truands désoeuvrés qui vivent de la contrebande et du pillage et qui ont utilisé à Marrakech, comme c'est le cas pour tous les perturbateurs, les enfants qu'ils ont placés au- devant des manifestations sachant qu'il est difficile pour la police de s'attaquer à eux. On peut vous annoncer que ces truands ont été emprisonnés. De leur côté, les enfants, étudiants et élèves doivent savoir que c'est à cause d'eux que le coût de la vie a augmenté. (...) Je m'adresse à ces jeunes enfants qui sont manipulés par les autres pour leur dire qu'ils cessent de se livrer au petit jeu. D'ailleurs, l'ordre a été donné pour qu'ils soient sanctionnés au même titre que les adultes. Je dis également aux enseignants qu'ils sont connus et que ce sont eux qui entendent déclencher la grève et manifester dans la rue. Parmi les professeurs nombreux sont ceux qui ont été renvoyés et ont ensuite réintégré leurs postes. Certains d'entre eux ont regagné leur poste en dépit des peines de prison qu'ils ont regretté leurs actes, nous avons décidé alors leur réintégration. Les enseignants doivent savoir qu'à l'avenir, ils seront sanctionnés selon les dispositions de la loi en vigueur sous le Protectorat et reconduites à l'Indépendance. Quiconque répandrait des rumeurs mensongères ou commettrait des actions de nature à troubler l'ordre public sera sévèrement sanctionné282».

La révolte sociale enflamme le pays, au moment où Roland Dumas283, alors chargé des relations européennes, s'est rendu en visite officielle au Maroc les 10 et 11 août 1984, afin de confirmer au monarque que la France défendrait les intérêts du Maroc au sein de la CEE dans le cas de l'élargissement de la communauté à l'Espagne et au Portugal. Deux jours plus tard, Hassan II* et le Colonel Mouammar Kadhafi signent le traité d'Oujda qui préconise une union approuvée à « 99,7 % par le peuple marocain et à l'unanimité par le Congrès du peuple libyen». Cependant, les détenus politiques de la prison centrale de Kénitra dénonçaient leurs conditions et marquaient leurs solidarités envers 300 étudiants arrêtés à Oujda284.

Le CCRM de Bruxelles a pris, entre-temps, connaissance de plusieurs groupes de jeunes détenus dans les prisons de Marrakech, Safi et Essaouira : il s'agit du groupe « 84 ». A l'inverse des groupes précédents de détenu, ce groupe relevait d'une particularité dans la mesure où tous ses membres étaient âgés, au moment des faits, de 20 à 29 ans. Le groupe « 84 » ne comprenait pas, en son sein, d'éléments

281 Maroc Répression, cit, p. 4.

282 Jeune Afrique du 1er février 1984.

283 Roland Dumas (né en 1922), est un avocat et homme politique français. Proche de François Mitterrand, il a été notamment ministre des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993. Il a ensuite présidé le Conseil constitutionnel de 1995 à 2000.

284 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, juillet-août, 1984, pp. 3-10.

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ayant déjà un important passé politique ou syndical. Le 1er mai 1984 marquait le soutien d'un rare courage des mères des détenus du groupe « 84 » qui sont sorties manifester pour exiger la libération de leurs enfants à Marrakech.

Le bulletin du CLCRM de septembre 1984 publiait aussi le verdict des premiers procès contre 71 islamistes, dont le fameux procès dit des « islamiques » qui eut lieu entre le 30 et le 31 juillet 1984 : 13 peines capitales (dont 7 par contumace), 34 peines à perpétuité (dont 13 par contumace), 8 peines de 20 ans de prison, 9 peines de 10 ans de prison et 7 peines de 4 ans de prison. Suivant le verdict de ce procès, les CLCRM signalaient de nombreux licenciements dans les secteurs privé et public.

Ainsi, depuis le 7 mai 1984285, 460 ouvriers de l'usine Berliet-Maroc ont été licenciés. Les travailleurs accusaient la direction d'avoir monté de faux dossiers pour accréditer la thèse de la fermeture de l'usine et d'avoir mis les 460 ouvriers au chômage sans préavis, ni indemnités. 120 ouvriers de la Société Chérifienne d'Electricité à Casablanca ont été expulsés alors que 140 ouvriers de l'Africaine de

Construction Métallique réclamaient la réouverture de l'usine fermée depuis le 1er juillet 1983. A Tétouan, la Société de Textile TICSNOR a expulsé 120 ouvriers et a fermé ses portes le 12 avril 1984. Cette mesure a provoqué la colère des travailleurs qui ont occupé l'usine, mais très vite ils en furent délogés par les forces de l'ordre. Le 31 mai, les employés du grand Hôtel Nfis à Marrakech ont mené une journée de grève de solidarité avec une employée expulsée arbitrairement. En guise de réponse à leur revendication, le patron de l'établissement a renvoyé 55 travailleurs.

Plus tard, le 2 août 1984286, 133 travailleurs ont été licenciés à la suite de la fermeture de la société coopérative agricole SECAM à Kénitra. 137 ouvriers de l'usine d'emballage A.B.C. d'Agadir ont été licenciés, sans préavis, ni indemnités, alors que le personnel de l'Office Chérifien des Exportations a dénoncé la décision de mettre le secteur de la conserverie entre les mains de sociétés privées. 1700 infirmières de la Santé Publique n'ont pas été rémunérées depuis juillet 1983 alors que 2000 autres ont été licenciées. Les droits syndicaux sont de plus en plus grignotés comme en témoigne le cas des ouvriers des boulangeries à Nador qui travaillent jusqu'à 16 heures par jour. Comme en 1977, le monarque organise des élections législatives le 14 septembre 1984. Ces élections se déroulent alors que le pays est économiquement au bord de la faillite et est socialement très agité. Ilal Amam, principal mouvement de la gauche opposé à Hassan II*, signalait 2000 prisonniers politiques dans tout le Maroc287. Alors que le Comité bruxellois relayait ces chiffres de licenciement établis par Paris, un communiqué de presse qui avait appelé à une manifestation de solidarité organisée à Bruxelles le 29 janvier 1984 : « Suite à la répression sanglante du mouvement social au Maroc, la manifestation organisée en quatre jours par le Comité Contre la Répression au Maroc a réuni ce 29 janvier dans le centre de Bruxelles de 3000

285 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, septembre, mars-avril, 1985, pp. 2-5.

286 Maroc Répression, cit., p. 6.

287 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi, Documents relatifs à la gestion interne de l'UNEM section Bruxelles : Communiqué de l'organisation Ilal Amam à propos des derniers développements dans les prisons au Maroc, daté du 7 septembre 1984.

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à 4000 travailleurs marocains de toutes opinions, soutenus par des Belges. La manifestation a prouvé que l'immense majorité de l'opinion marocaine en Belgique est foncièrement hostile au régime dictatorial et sanguinaire qui sévit au Maroc. Le C.C.R.M. rappelle que si les manifestations populaires ont cessé, la répression continue selon les méthodes habituelles - enlèvements, tortures, procès expéditifs - d'autant plus furieusement que l'information internationale est empêchée288».

Manifestation organisée par le CCRM de Bruxelles. Bruxelles, le 29 janvier 1984289

Le 30 août 1984, le président du PCB-KPB Louis Van Geyt*, appuyé par le président de la FGTB André Van den Broucke* et le sénateur Yves de Wasseige*, avait envoyé une lettre à Léo Tindemans* devenu ministre des Affaires Etrangères après sa primature ministérielle. Au-delà de leur appartenance commune au CCRM de Bruxelles, le président du PCB met le ministre devant ses responsabilités : « La mort de deux étudiants qui faisaient la grève de la faim depuis le 4 juillet avec plusieurs dizaines d'autres détenus politiques emprisonnés au Maroc suscite une émotion d'autant plus vive que de nouveaux décès sont à craindre. Les relations que notre pays entretient avec le Maroc et les liens créés par la présence d'une importante communauté marocaine en Belgique m'amènent à vous demander d'intervenir auprès du

288 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Communiqué du CCRM de Bruxelles daté du 29 janvier 1984.

289 Photo de la manifestation organisée par le CCRM de Bruxelles en faveur des victimes des arrestations au Maroc, in Maroc : un trône qui tremble sur ses bases, Publication de la Ligue Anti-Impérialiste, Bruxelles, février 1986, p. 27.

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gouvernement de Rabat pour que l'on reconnaisse à ces jeunes gens arrêtés à la suite des émeutes de la faim de janvier dernier le statut et les droits généralement reconnus aux prisonniers politiques et qu'ils puissent ainsi mettre fin à leur mouvement290. » Léo Tindemans* répondait qu'il continuait à « suivre avec une très grande attention l'évolution de cette affaire » et d'ajouter : « Notre Ambassade à Rabat a du reste été chargée de me tenir régulièrement informé des développements de celle-ci291. »

Au Maroc, les principales revendications des jeunes du groupe « 84 » étaient292: l'amélioration des conditions de détention par l'arrêt des tortures et l'apport de soins aux détenus torturés ou malades. Un droit pour les étudiants incarcérés de poursuivre leurs études et de passer leurs examens avec un droit d'accès aux journaux et aux livres, et une suppression des restrictions au droit de visite accordé aux familles des détenus.

Pendant les préparatifs de la mission médicale, le CCRM de Bruxelles a contacté plusieurs communes bruxelloise en vue d'organiser une collecte publique en faveur du groupe « 84 ». Cette collecte devait compléter les recettes obtenues depuis 1983. Seules les communes de Bruxelles-Ville, Saint-Josse- Ten-Noode et Etterbeek ont donné une suite favorable à la demande du CCRM de Bruxelles. Les communes d'Anderlecht et de Molenbeek ont refusé d'accorder une autorisation au CCRM en raison de la foire annuelle et du « caractère nettement politique de l'activité projetée », voire du risque « de distribution d'imprimés contenant des offenses envers la personne d'un Souverain étranger »293. La collecte a eu lieu les 15 et 16 septembre et a permis au Comité de récolter un supplément de 15.100 FB de divers souscripteurs, dont 10.000 FB de la CGSP secteur Enseignement de Bruxelles. 2400 FB ont directement été envoyés à 28 grévistes de la faim du groupe « 84 »294.

Les CLCRM de France ont de leur côté fait écho au cas de ce groupe, ainsi, le journal Libération du 3 septembre 1984 a consacré une page entière aux jeunes du groupe « 84 ».

290 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Lettre de Louis Van Geyt adressée à Léo Tindemans datée du 30 août 1984.

291 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Lettre de Léo Tindemans adressée à Pierre Le Grève datée de septembre 1984.

292 L'UNEM : Dossier Syndical, Organe de presse de l'UNEM section Bruxelles, Bruxelles, 26 septembre 1984, pp. 1-2.

293 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Communiqué interne du CCRM de Bruxelles daté du 15 septembre 1984.

294 Idem

Les détenus du « groupe » 84. Les deux principaux portraits représentent, de gauche à droite, Moustapha Belhouari et Boubkeur Moulay Douraïdi tous deux morts d'une grève de la faim les 28 et 29 août 1984295

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295 Libération du 3 septembre 1984.

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Demande d'une autorisation et recettes obtenues du CCRM de Bruxelles d'une collecte publique en faveur

du groupe « 84 »296

La mission médicale a fait l'objet d'une minutieuse préparation297. Les Docteurs Moulaert*et Brutsaert ont introduit auprès de l'Ambassade du Maroc en Belgique une demande officielle de visa avec comme demande : Mission professionnelle - médicale et humanitaire. Une fois les visas accordés, les deux médecins ont contacté la Ligue Belge pour la Défense des Droits de l'Homme. Cette dernière a adressé quatre télégrammes : le premier à l'Ambassade de Belgique, le second au Ministère de la Justice, le troisième au Ministère de la Santé et le quatrième au Ministère de l'Intérieur à Rabat.

Il s'agit donc d'informer officiellement deux médecins belges. La mission médicale a duré une semaine, du 12 au 19 septembre 1984. Une fois sur place, les deux médecins ont dressé un plan de travail qui consiste à rencontrer les détenus et grévistes de la faim dont treize personnes à l'Hôpital La Mamounia à Marrakech, six à l'Hôpital Mohamed V à Safi et neuf à l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah à

296 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Demande d'une autorisation suive des recettes du CCRM de Bruxelles d'une collecte publique en faveur du groupe « 84 » datée du 18 septembre 1984.

297 L'UNEM : Dossier Syndical, Organe de presse de l'UNEM section Bruxelles, Bruxelles, 26 septembre 1984, pp. 2-3.

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Essaouira. Ensuite, les médecins belges ont rencontré les médecins marocains responsables et réanimateurs des trois hôpitaux mentionnés. Puis, une rencontre avec les avocats des détenus et l'AMDH a été effectuée pour, finalement, rencontrer les familles des détenus.

Cependant, les médecins belges furent obligés de rencontrer préalablement le pacha de Marrakech, le Gouverneur (amil) de la région et le ministre de la Justice Moulay Mustapha Belarbi Alaoui. Les médecins belges décrivaient leur méthode de travail dans le rapport. Ainsi, ils confirmaient qu'ils avaient retranscrit le plus fidèlement possible les actions et conversations tenues avec les médecins marocains, les membres de l'AMDH et les parents des détenus du groupe « 84 ». C'est suivant ce plan de travail que les Docteurs Brutsaert et Moulaert* ont essayé de réaliser leur mission ; néanmoins plusieurs obstacles ont été signalés parmi lesquels298:

- L'impossibilité sur place d'obtenir les autorisations officielles ;

- Des difficultés constantes à établir des communications téléphoniques ou télex avec l'Ambassade de Belgique ou les autorités marocaines compétentes ;

- Une surveillance et des filatures policières constantes dès l'arrivée des médecins au Maroc ;

- Une priorité absolue de ne compromettre qui que ce soit par la mission.

Dès le premier jour, le 12 septembre, les médecins belges signalent des difficultés à obtenir les autorisations officielles pour rencontrer les détenus dans les hôpitaux, ainsi que des difficultés à obtenir des communications avec l'ambassade et les autorités locales. Le lendemain à 12h30, les médecins belges ont téléphoné au Docteur (chirurgien-pédiatrique) El Kabach exerçant à l'Hôpital La Mamounia. Un rendezvous fut fixé à 15h00, le Docteur El Kabach reçut les deux médecins belges et leur recommanda vivement de ne rien dire par téléphone et de ne pas parler avec la Ligue des Droits de l'Homme. Bien que le Docteur El Kabach ait cherché à rassurer les médecins belges, ces derniers ont rappelé au médecin marocain que sur les 36 détenus grévistes répartis dans les trois hôpitaux, deux étaient morts des suites de cette grève de la faim. En plus, les détenus étaient enchaînés sur leur lit d'hôpital par des menottes et des liens aux pieds et qu'ils portaient des trous de brûlures sur le corps. Ce dernier point a été confirmé par les avocats des détenus. Après avoir entendu ces informations, le Docteur El Kabach adopta un ton plus prudent : « Je dépends du Ministère de la Santé. J'ai une double responsabilité. Je suis médecin et fonctionnaire. Je ne veux pas d'histoires ni avec la police, ni avec La Ligue des Droits de l'Homme. (...)299».

Le vendredi 14 septembre300, les médecins belges se sont rendus à l'Hôpital Mohamed V dans la ville de Safi où étaient détenus neuf grévistes. C'est dans cet hôpital qu'est décédé le 29 août 1984 un des jeunes du groupe « 84 » : Mustapha Belhouari. Arrivés à 15h00, les médecins belges rencontrent le médecin responsable le Docteur Chakib. Le Docteur Chakib cherche à dissuader les médecins belges de se rendre à Essaouira, qui est l'ultime destination de l'équipe médicale belge. Enfin, au grand étonnement des

298 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, Rapport médical sur les grévistes du groupe « 84 », Bruxelles, 19 septembre 1984, pp. 45. Interview de Colette Moulaert le 3 mai 2014.

299 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., p. 7.

300 Idem

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médecins belges, le Docteur Chakib nie le fait que Mustapha Belhouari et Boubker Moulay Douraïdi soient morts d'une grève de la faim.

Le samedi 15 septembre 1984, les médecins belges se rendent à l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah dans la ville d'Essaouira après 4 heures de voyage en bus. A leur arrivée à 10h00, une infirmière invite les médecins à revenir le lundi car le médecin-directeur n'était pas là. Les médecins belges se rendent alors au standard pour téléphoner au médecin-chef. La réponse est immédiate. Durant l'entretien téléphonique, le Docteur Colette Moulaert* demande au médecin-chef de l'hôpital une entrevue. Ce dernier refuse en prétextant qu'il n'a pas d'autorisation. Une minute plus tard, le médecin-chef rappelle le standard, revient sur sa décision et désire rencontrer les médecins belges. Ces derniers rencontrent le médecin-chef inquiet, sinon paniqué. Se voulant être rassurant, le médecin-chef affirme que « les prisonniers vont très bien ». Le Docteur Colette Moulaert* demande des explications sur les symptômes de diabète que présentait un détenu. En effet, Jamal Benyoub avait un taux de glycémie dépassant 200mg / %. Le Docteur marocain répond qu'il ne s'agit pas de diabète mais « d'acétone de jeune ! ». Le bref entretien se termine par la question cruciale sur les circonstances du décès de Boubker Moulay Douraïdi et Mustapha Belhouari. La réponse fut pareille à celles des deux précédents médecins marocains : « Nous ne savons pas ! 301».

Entre le 18 et le 19 septembre 1984302, les médecins belges ont rencontré un membre de

L'Association Marocaine des Droits de l'Homme (qui a demandé qu'on ne cite pas son nom). Pendant cette rencontre, les médecins belges ont appris que les deux morts des suites de la grève de la faim ont refusé de manger, de prendre des médicaments. Pour les détenus du groupe « 84 » qui ont cessé la grève, ils recouvrent leur santé avec beaucoup de difficultés, des séquelles, des paralysies des membres et des troubles de la vue. Les médecins belges ont téléphoné aux familles du groupe « 84 ». Contrairement au cas des médecin-chefs des hôpitaux, un rendez-vous est immédiatement obtenu. Les informations que les familles des détenus ont fournies aux médecins belges contrastent fortement avec les maigres renseignements obtenus des médecins marocains.

Tout d'abord, les médecins belges ont appris que l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah à Essaouira ne dispose pas d'un équipement sanitaire adéquat : la nourriture est très mal adaptée et on ne prend pas la température des patients. Les autorités ont, de plus, expulsé un médecin français qui voulait s'occuper des grévistes. Ensuite, les Docteurs Brutsaert et Moulaert*ont appris avec effroi que le Docteur Chakib, médecin-chef de l'Hôpital Mohamed V à Safi, était aussi agent de la DST. Il n'a donné aucun traitement avant le premier décès, cependant qu'une équipe médicale comprenant le Docteur Réda et le Docteur Moutawakil était venue de Casablanca et Rabat pour donner des soins et transférer les détenus les plus faibles vers Marrakech. Dans cette dernière ville, il apparait que le Docteur El Kabach a maintenu une situation plus calme dans l'hôpital. Le médecin restait en contact avec les détenus et les

301 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., pp. 9-10.

302 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., pp. 10-14.

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familles. Dans l'hôpital, les policiers ne rentraient pas dans les chambres mais demeuraient dans les couloirs et devant les fenêtres.

Les médecins belges ont rencontré les parents des deux grévistes morts. Le père de Mustapha Belhouari témoigne des motifs et des sévices subis par son fils. Mustapha Belhouari était président de l'UNEM, section Marrakech, et recherché depuis 1981. Une dizaine de policiers font irruption dans le foyer familial après les émeutes de janvier 1984. Après avoir fouillé toute la maison, les policiers arrêtent le frère de Mustapha, Abdallah, le torturent pour qu'il avoue où s'était caché Mustapha. Le 23 janvier 1984, la police a arrêté le père et la mère de Mustapha Belhouari ; il a dû se rendre sous la menace de torturer ses parents. Entre le 23 janvier et le 29 mai 1984, Mustapha Belhouari a été transféré au centre de détention Derb Moulay Cherif. Au Derb Moulay Cherif, Mustapha a subi, pendant près de deux mois, plusieurs tortures dont : les punaises dans les lèvres, les électrodes dans les oreilles, l'anus et les testicules. Les pièces seront ensuite chauffées à blanc. La suspension des pieds de la victime en l'air sera suivie d'un viol par des animaux entraînés à cet effet. La rencontre des médecins belges avec les grévistes de la faim du groupe « 84 » de la prison civile de Marrakech avait permis au CCRM de Bruxelles de dresser une liste reprenant les noms, les professions et les condamnations des grévistes303.

Après cette mission médicale, le CCRM de Bruxelles avec l'aide de son réseau de s olidarité, publiera en février 1986 un dossier complet dédié aux grèves survenues en 1984. Ce dossier a été publié dans le quatrième numéro de la Ligue Anti-Impérialiste ; il reprend des extraits du rapport médical Brutsaert-Moulaert suivi des témoignages et extraits de lettres des familles des détenus du groupe « 84 »304. Hassan II* vivait sa vingt-quatrième année de règne, la répression politique aussi. A l'heure où le monarque organisait le mariage fastueux de sa fille, la princesse Meriem, à Fès, le régime des tortures s'intensifiait envers les détenus. Les procédures restent forts similaires : rechercher le suspect, faire pression sur ce dernier à travers ses proches, incarcérer le suspect qui devient accusé et le torturer suivant son degré d'implication dans la politique.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld