CHAPITRE CINQUIEME
AIDE EXTERIEURE ET EFFETS D'INCITATION
La croissance économique, moteur du
développement, est le coeur de toute politique de développement.
Asseoir la croissance économique dans les pays démunis comme ceux
de l'Afrique sub-saharienne nécessite des moyens; mais aussi une
incitation favorable au niveau des principaux acteurs du développement.
Malheureusement, les stratégies de développement mises en oeuvre
depuis longtemps ne considèrent que les moyens, léguant au second
plan le rôle des incitations dans le processus de
développement.
Nous venons de voir pourtant, dans le chapitre
précédent, que le problème de l'Afrique sub-saharienne ne
se résume pas uniquement à une question d'investissement ou de
moyens. Le fait que l'aide soit inefficace, même lorsqu'elle est forte et
ceci, même pour les pays qui, vraisemblablement, ne sont pas dans une
trappe à sous-développement, nous amène à envisager
l'existence d'effets pervers de l'aide internationale sur les économies
assistées.
Plusieurs auteurs ont investi ce champ d'analyse à
propos de l'aide internationale. Les considérations marxistes et les
effets pervers de l'aide du point de vue libéral (selon lequel l'aide
extérieure exerce des effets négatifs sur la production locale en
créant une surévaluation des taux de changes ou encore en
faussant les règles du marché) ont été
présentés plus haut. Cremers et Sen (2007) présentent une
autre facette du problème en analysant dans un modèle à
générations imbriquées, les effets de l'aide
internationale sur l'accumulation du capital et les niveaux de bien-être;
à la fois dans le pays donateur et chez le récipiendaire. Ils
aboutissent au paradoxe de l'aide extérieure, déjà
évoqué par Galor et Polemarchakis (1987), Tan (1998) et
Yanagihara (2006). Selon ce paradoxe, l'aide internationale enrichit le
donateur et appauvrit le bénéficiaire. Selon Cremers et Sen
(2007), en parfaite mobilité du capital, lorsque la propension à
épargner est plus élevée chez le pays donateur (comme
c'est souvent le cas), l'aide internationale fait augmenter le taux
d'intérêt d'état stationnaire. Ce phénomène
est lié au fait que, l'aide fait baisser l'offre mondiale
d'épargne et donc, le niveau de capital d'état régulier.
L'augmentation du taux d'intérêt mondial influence positivement le
bienêtre du prêteur (donateur) et négativement celui de
l'emprunteur (bénéficiaire de l'aide). L'augmentation du taux
d'intérêt mondial fait que in fine, le donateur
réalise un gain de bien-être et le récipiendaire, une
perte. Notre analyse dans le cadre de ce mémoire du
3e cycle permet d'aborder le problème sous un autre
angle, en considérant les effets d'incitation.
Nous verrons dans ce chapitre que des politiques
néfastes en Afrique subsaharienne, conséquences de mauvaises
incitations, peuvent expliquer l'inefficacité de l'aide à
promouvoir le développement dans les pays bénéficiaires.
En effet, les gouvernements avec des politiques inappropriées peuvent
mettre en échec l'économie de marché et se trouver
à l'origine d'incitations qui annihilent tout effort de
développement. Le problème devient plus compliqué quand
l'aide internationale, qui doit répondre au problème de moyen,
est elle-même à l'origine des mauvaises incitations qui
altèrent l'activité économique dans le pays aidé.
Quand la corruption et les politiques gouvernementales sont au coeur du
problème, des réformes institutionnelles fondamentales sont
nécessaires et doivent responsabiliser les gouvernements devant leurs
citoyens.
Malheureusement, les gouvernements se trouvent parfois
enfermés dans un faisceau d'incitations au centre duquel se trouve la
politique d'aide au développement. Ils peuvent notamment être
incités à mener de mauvaises politiques, à cause de l'aide
internationale (Pedersen, 2001). Sous
55 L'incidence de la pauvreté pour une population
donnée désigne l'écart entre le niveau de vie de la
population et le seuil de pauvreté, évalué à 2$ par
personne par jour ou 1$ par tête par jour pour la pauvreté
extrême.
l'hypothèse que le volume d'aide reçue par un
pays pauvre donné dépend de l'incidence55 de la
pauvreté dans la population totale, on montre que le comportement
d'optimisation peut inciter le pays receveur à adopter une politique
appauvrissante, dans le but de recevoir davantage d'aide, ou encore pour se
qualifier à certaines formes avantageuses de l'assistance
internationale. On se trouve ainsi en face du « dilemme du bon Samaritain
» évoqué par Buchanan (1975), qui établit que l'aide
charitable conduit à diminuer l'incitation au travail du
bénéficiaire (Lindbeck et Weibull 1988, Stephen Coate 1995,
Koulibaly 1998, Svensson 2000, Pedersen 2001).
Dans la section 1, nous construisons un modèle
théorique qui sera utilisé comme cadre d'analyse des effets
d'incitation que l'aide peut créer au niveau du récipiendaire. On
montre ensuite (section 2) que l'aide internationale peut induire chez le
récipiendaire, une désincitation au travail. Elle peut notamment
entraîner une baisse de l'investissement domestique au profit de la
consommation présente, encourager des investissements inefficients,
l'absence ou la diminution de l'effort en faveur de la réduction de la
pauvreté et une détérioration de la qualité de la
gouvernance. Dans la section 3 enfin, on appliquera à travers des
analyses empiriques, les résultats de cette étude au cas de
l'Afrique sub-saharienne.
Section 1 : Les effets désincitatifs de
l'aide
Dans cette section, on étudie à partir du
modèle théorique ci-dessus, comment l'aide internationale affecte
l'attitude optimale de l'agent représentatif visà-vis de la
consommation/l'investissement et l'effort. Dans la mesure où l'aide
dépend de l'étendu des besoins du pays receveur, l'agent
représentatif peut influencer par son action, l'aide qui lui sera
octroyée. Dans le but de maximiser son utilité, il va adopter un
comportement qui lui permettra de bénéficier d'une aide forte. On
se trouve ainsi en face du dilemme du bon Samaritain. Dans un premier temps, on
intègre l'aide extérieure au problème ci-dessus
étudié. La détermination des nouvelles variables
d'équilibre et de l'expression du gain net associé à
l'effort en présence de l'aide extérieure permettra d'analyser
les effets désincitatifs de l'aide internationale sur l'investissement
domestique et le niveau d'effort du récipiendaire.
1. Aide extérieure, épargne domestique et
investissement
L'impact de l'aide extérieure sur l'épargne
domestique est un phénomène étudié dans la
littérature économique sur l'aide internationale. Plusieurs
analyses empiriques (Griffin 1970, Easterly et Dollar 1999) ont montré
que l'aide internationale encourage la consommation plus que l'investissement.
La raison le plus souvent évoquée pour expliquer un tel
phénomène est le détournement de l'aide de son objectif
initial. Les fonds d'aide n'iraient pas seulement à l'investissement;
une partie serait détournée pour d'autres fins comme le
financement des biens de consommation final, la corruption. Mais il y a une
autre raison, qui n'est pas des moindres, et qui explique valablement
l'augmentation de la consommation à la suite de l'octroi de l'aide
extérieure: c'est le caractère « fongible » (ou encore
la « fongibilité ») de l'aide internationale.
1. La prise en compte de l'aide
internationale
On suppose que le pays A s'ouvre sur l'extérieur, en
entretenant des relations économiques avec un pays B
développé. Le pays B, « philanthrope », se propose
d'aider le pays pauvre A. Les autres formes de relations économiques
entre A et B à part l'aide internationale (relation commerciale,
investissements directs étrangers, transferts des migrants, profits
rapatriés, ...) sont ignorées ; leurs
flux sont supposés nuls. Le pays riche B annonce
à la période 1T qu'il va accorder dans le futur, de l'aide aux
pays pauvres dont le revenu par habitant ( y ) est en deçà d'un
seuil donné ( y ). L'aide ainsi annoncée n'interviendra
qu'à la période 2 T. En effet, une caractéristique
principale de l'aide internationale est que les donateurs (pays 207 riches et
institutions internationales) prennent des engagements d'avance ; et les fonds
ne sont effectivement décaissés qu'une ou plusieurs années
plus tard.
Par hypothèse, le volume d'aide que B octroie à
A est endogène. Plus A est pauvre, plus il reçoit d'aide. Nous
avons montré dans la première partie de ce travail que le niveau
des besoins des pays récipiendaires est un facteur déterminant
dans l'allocation internationale de l'aide. Cette thèse est soutenue par
plusieurs études empiriques (Burnside et Dollar 2000, Alesina et Dollar
2000, Llavador et Roemer 2001, Alesina et Weder 2002). Nous montrerons plus
loin que le revenu par habitant est un facteur déterminant dans
l'attribution de l'aide en Afrique subsaharienne.
Ainsi, l'aide par tête sous forme de transfert (z)
à octroyer au pays A est une fonction décroissante de son revenu
par habitant (y). On considère pour cela une « fonction de
distribution de l'aide » de la forme:
,
On supposera en outre que , Lorsque le revenu par tête
du pays baisse (respectivement augmente) d'un montant donné, l'aide
par tête augmente (respectivement baisse) d'une valeur inférieure
à ce montant.
Notons que : Y = L.y et Z = L.z : où Z
désigne l'aide Total reçue.
Et donc:
La prise en compte de l'aide internationale future va changer
l'attitude de l'agent représentatif du pays A. En reprenant le
problème ci-dessus, l'agent représentatif va choisir les niveaux
de consommation Ct (t = 1 ; 2) et d'effort e qui lui permettent de maximiser
son utilité totale inter temporelle, en tenant compte cette fois-ci de
l'aide internationale qui interviendra à la période suivante
(T2). Une première conséquence de l'aide internationale est donc
une modification du TMSS de l'agent représentatif et donc,
l'épargne et le niveau de l'investissement du pays.
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