· Des conditions climatiques et humaines
favorables à la transgression de la forêt sur la
savane
Dans l'ensemble du Centre-Cameroun, la progression de la
forêt sur la savane est favorisée par des précipitations
abondantes (1 400 à 1 600 mm) bien réparties dans l'année
(9 à 10 mois consécutifs), des sols ferralitiques profonds et de
faibles pressions anthropiques (moins de 15 habitants au km2). Dans
la région du Mbam et Kim, cette avancée est très rapide du
fait de la très faible densité humaine (moins de 5 habitants au
km2) et de l'inaccessibilité de certaines zones par manque de
routes (Youta Happi, 1998). La nette progression de la forêt sur la
savane dans la région du confluent du Mbam et du Kim confirme que la
tendance « lourde» de l'évolution de l'écotone
forêt-savane dans le centre du Cameroun est celle d'une reconquête
lente de la savane par la forêt semi-décidue dans un contexte
général de climat
9
humide. Dans d'autres régions du Centre-Cameroun, un
peu plus peuplées, cette tendance est également
vérifiée. C'est le cas notamment à l'est de la zone, au
sud de la région de Bertoua, au centre dans la localité d'Efoulan
située au nord de la ville d'Akonolinga, mais aussi dans la zone du
confluent entre les rivières Mbam et Kim à l'est de la ville de
Foumban. Cette évolution s'inscrit dans un contexte
général de reconquête des savanes par la forêt depuis
un peu plus de 1000 ans.
De très nombreux travaux ont été
consacrés à la problématique de la dynamique des contacts
forêt-savane des régions tropicales humides. Parmi ces recherches,
certaines se sont penchées particulièrement sur l'influence des
pratiques agricoles sur cette évolution en Afrique subsaharienne. Ainsi,
plusieurs travaux de recherche ont mis en évidence une dynamique
transgressive de la forêt sur la savane proche comme en Cote d'Ivoire
(Blanc-Pamard, Spichiger, 1973), en Guinée (Fairhead et Leach, 1996), au
Togo (Guelly et al. ,1993) et au Cameroun (Youta Happi, 1998 ; Dalliere et
Dounias, 1999 ; Filipski et al., 2007). Cette dynamique écologique
s'explique par des facteurs naturels favorables au développement d'un
couvert végétal arboré (sols profonds, climat humide etc.)
ainsi que par des processus biologiques comme la coalescence de proche en
proche favorisant la pousse des ligneux sur les lisières des ilots
forestiers et la dissémination des graines d'arbres par les animaux, par
le vent et par les Hommes. En plus de ces facteurs physiques et biologiques
favorables, l'agriculture traditionnelle basée sur des cultures
annuelles, pluriannuelles et pérennes pourrait être le principal
facteur de la dynamique du contact forêt-savane, ceci par son ampleur et
par la transformation effective et durable qu'elle entraîne dans le
paysage du fait de son caractère répétitif au centre
Cameroun (Milleville, 2007), Defontaine (1998), Jagoret et al. (2010).
· Mise en valeur agricole des lisières et
dynamique de l'écotone
Dans la région du confluent entre le Mbam et le Kim,
Froment et al., (1996) ont mis en évidence que les populations
Tikar, en s'établissant toujours sur la lisière, subissaient
auparavant le phénomène de transgression. Cette implantation
avait même tendance, par l'entremise notamment d'oiseaux anthropophiles
disséminateurs, à accélérer la progression
forestière à la périphérie de l'habitat à
l'insu des Tikar qui se voyaient contraints de déplacer le village pour
se maintenir en lisière. La mobilité forcée de l'habitat
accompagnait l'espace agraire itinérant, ce dernier résultant de
mises en jachère de longue durée rendues nécessaires par
la réitération culturale sur 7 à 8 années
consécutives et par la baisse drastique de production qui s'ensuivait.
Cette relative passivité face à la transgression, va cesser
à partir
10
des années 60 avec l'apparition de deux facteurs. Dans
un premier temps, l'adoption massive de l'arboriculture de rente et la
création d'un périmètre boisé pérenne qui va
s'ensuivre. L'arboriculture entretenue sur les marges des villages va finir par
bloquer la transgression forestière et permettre le maintien des
habitats. Dans un second temps, l'invasion intempestive des recrus par la
buissonnante Chromolaena odorata, va modifier la rotation agricole.
Mettant à profit les indéniables qualités agronomiques de
cette adventice amélioratrice des sols (Prasad et al., 1993).
Les Tikar vont à partir des années 80 intensifier leur
système de culture en revenant sur la même aire de culture
après un temps de jachère réduit à moins de 5 ans.
Cette forte réduction de la durée de la déprise agricole
compromet toute recolonisation par le recru (Guelly et al., 1993). Le
blocage du recru est renforcé par l'excellent rendement calorique de
l'eupatoire lors du brûlis qui neutralise les jeunes rejets d'arbres
héliophiles précurseurs de la reforestation (Gauthier, 1996).
Dans la région du centre-Cameroun en
général, des facteurs locaux apportent actuellement le «
coup de pouce » qui permet de mesurer des progressions spectaculaires en
quelques dizaines d'années. C'est par exemple le rôle tout
à fait primordial de Chromolaena odorata qui joue le rôle
de pare feu en s'interposant entre la savane et la bordure de la forêt.
Sa présence permet la survie d'un plus grand nombre d'espèces
pionnières de la forêt qui sont malheureusement très
sensibles aux feux de brousse (Youta Happi, 1998).
Au centre de la Côte-d'Ivoire, dans le « V
Baoulé », la mise en valeur agricole des lisières a
entraîné localement une implantation des espèces
pionnières de la forêt en savane. Des relevés botaniques
réalisés dans des anciens champs d'ignames implantés sur
les lisières révèlent la présence d'espèces
pionnières de la forêt dans les jachères (Blanc-Pamard et
Spichiger, 1973 ; Blanc-Pamard et Peltre, 1979). Les auteurs concluent que
l'occupation temporaire des parcelles de savanes par les cultures est
responsable de ces implantations. La raison est que pendant la phase culturale,
ces parcelles sont mises en défens, ce qui favorise le recrutement
spontané des espèces de la forêt. Au sud-est de la
République Centrafricaine et au nord du Congo Brazzaville, l'occupation
temporaire des parcelles de savanes par l'habitat aurait les pour effets la
constitution de bosquets (Boulvert, 1990 ; Grand-Clément, 2002). Ces
auteurs expliquent que l'installation des habitations dans les savanes conduit,
d'une part, à la suspension des feux et, d'autre part, à
l'implantation d'arbres fruitiers qui, avec le temps, créent une
ambiance écologique favorable à l'installation des espèces
indigènes de la forêt dense.
11
Dans la région ouest du terroir yambassa justement,
des travaux agronomiques révèlent une rotation culturale qui
aboutit à une recomposition de l'occupation du sol. L'un des traits
majeurs de cette dynamique est la conversion de parcelles de savanes en
agroforêts de cacaoyers. En effet, les systèmes de culture
vivriers en zone de savane reposent sur le manioc et le maïs, qui
constituent la base alimentaire de la population de Kédia près de
Bokito. Ils combinent dans l'espace et dans le temps des cultures annuelles
(taro, igname, maïs, courge à pistaches, etc.) ou pluriannuelles
(manioc, bananier plantain) de longueurs de cycle différentes,
permettant le plus souvent deux productions par an sur la même parcelle.
Une parcelle en savane peut porter ces cultures vivrières durant 4
années, puis elle est mise en jachère pour 10 à 12 ans.
Mais dans bien des cas, les cultures vivrières sont associées aux
cultures pérennes (le cacaoyer, les agrumes) durant leur phase
juvénile : les 5 à 7 premières années qui
précèdent l'entrée en production du cacaoyer, par exemple.
Cette association du cacaoyer aux cultures vivrières contribue à
accroître la production vivrière des exploitations et favorise
l'entretien des jeunes cacaoyères (Aboubacar et al., 2012).
Ainsi, un peu partout en Afrique tropicale humide,
l'occupation temporaire des parcelles de savanes par les champs et/ou les
cultures conduit à une colonisation spontanée de la savane par la
forêt dense. La question qui se pose est celle de savoir comment
évoluent les parcelles de svanes occupées de manières
pérennes par les champs et/ou les habitats.
· La régénération
post-culturale à l'intérieur de la forêt
Les champs de forêts abandonnés après
récolte connaissent eux aussi une activité dynamique. La vitesse
de la reconstitution qui s'opère est fonction du nombre de cycles
culturaux antérieurs. Un espace qui a été pendant
longtemps exploité verra son potentiel de
régénération réduit. Certains
éléments de l'environnement immédiat peuvent
également avoir une influence sur la reconstitution. C'est par exemple
le cas de la présence sur les jachères de certains arbres
épargnés par un abattage sélectif pendant
l'activité agricole. Ces « orphelins de la forêt »
(Carrière, 1999) ont un rôle déterminant dans la dynamique
forestière. En effet, l'arbre au sein de l'agrosystème
crée les conditions favorables à l'installation des essences
ligneuses et facilite la régénération du couvert forestier
(Yarranton et Morrison, 1974) .
Certains auteurs comme Carrière (1999)
considèrent que l'agriculture extensive traditionnelle basée sur
le système de cultures itinérantes ou essartage, joue un
rôle proche de celui des chablis dans la dynamique forestière.
Pour cet auteur, dans certaines situations, les perturbations induites par les
agriculteurs ne sont pas préjudiciables à la biodiversité
de la
12
forêt, mais au contraire, elles en constituent un des
éléments. Cela s'explique par le fait que les agriculteurs en
aménageant les parcelles de cultures, épargnent un certain nombre
d'arbres pour diverses raisons comme la fertilisation pour le cas des
légumineuses. D'autres raisons expliquent la préservation des
arbres dans les champs. C'est le cas des arbres fruitiers, des arbres
d'ombrage, des essences à valeur culturelle ou rituelle, des essences
à valeur médicinale ou culinaire. Aussi, une fois la parcelle
abandonnée en jachère, ces arbres dispersées favorisent ou
accélèrent la reconstitution de la forêt du fait qu'ils
sont des portes graines et servent aussi de perchoirs aux oiseaux et animaux
grimpeurs qui s'y attardent pour manger ou pour expulser leurs
déjections. Aussi, les perturbations induites par l'agriculture
itinérante pratiquée en forêt dense humide dans un contexte
de faible densité démographique présentent quelques
caractéristiques semblables aux perturbations naturelles. Plusieurs
raisons expliquent cela :
- Les perturbations cycliques qui y sont pratiquées,
notamment par le biais des défrichements culturaux, correspondent
à des éclaircies temporaires que le calendrier agricole des
terroirs impose ;
- Le terroir agricole en mosaïque de phases de jeunesse
(jeunes jachères ou forêt très dégradées), de
maturité (jachère âgée ou forêts secondaires)
et de vieillesse (forêts secondaires âgées ou forêts
en voie de reconstitution) y constitue un facteur de maintien de la
biodiversité;
- Les perturbations fréquentes (temps de
jachère de 20-30 ans) tout comme les chablis loin de diminuer la
diversité biologique, y permettent plutôt le renouvellement ;
- La variabilité des intensités des
perturbations (faibles superficies défrichées, dispersion des
champs dans le terroir, courte durée des cultures, rotations
déclenchées avant la diminution de la fertilité des sols)
concourt également à un maintien de la biodiversité
globale et même parfois à un enrichissement par le biais
d'introduction d'espèces.
Toutes ces perturbations anthropiques améliorent la
forêt en tant que ressource utilisable pour l'homme et contribuent de
manière significative à la structuration en taches de la
forêt et donc au maintien de sa biodiversité à
l'échelle locale. Le maintien et surtout l'évolution de la
biodiversité s'expliqueraient par les changements climatiques et
écologiques (pénétrations de nouvelles espèces)
ainsi que par les facteurs historiques (sédentarisation des villages),
sociaux (évolution des maîtrises foncières, agencement des
cultures dans l'espace) et culturels (abattage ou non de certaines
espèces d'arbres culturellement valorisées). Dans une
13
perspective dynamique, on peut résumer l'action de
l'agriculture itinérante par une altération puis une
reconstitution de la forêt, donc un maintien de la biodiversité et
une évolution de celle-ci à travers l'histoire des populations et
leurs activités de subsistance.
Kahn (1982, cité par Kemadjou, 2010) a
étudié la reconstitution de la forêt tropicale humide
après culture traditionnelle au Sud-ouest de la Côte-d'Ivoire sur
14 jachères d'âges différents (de 3 à 60 ans). Pour
lui, la forêt tropicale humide se reconstitue par une série de
stades successifs, chaque stade étant le résultat de
l'installation du développement et du dépérissement d'un
ensemble floristique qui facilite l'installation et le développement du
stade suivant. La théorie de la reconstitution qui découle de
cette étude établit que le développement de la forêt
après perturbation artificielle passe par une série de 4 stades
successifs:
- Le stade herbacé graminéen où la
végétation présente essentiellement les adventices surtout
graminéennes;
- Le stade à herbacées et sous ligneux qui
correspond à la mise en place sous forme de plantules d'espèces
pionnières de la forêt à croissance rapide et à bois
mou ;
- Le stade arbustif pionnier qui est
caractérisé par la présence de nombreuses espèces
secondaires. Ce stade disparaît progressivement et voit
l'apparition de jeunes plants d'espèces à longue durée de
vie ;
- Le stade préclimacique. Il met en place une
forêt secondaire qui précède la forêt climacique.
C'est le dernier stade avant la reconstitution complète de la
végétation. Il est caractérisé par la
présence en nombre dominant des espèces à longue
durée de vie et à bois dur
Le schéma de la succession tel que
présenté par Kahn (1982, cité par Kemadjou, 2010) est
à peu près comparable à ceux élaborés par
certains de ses prédécesseurs en ce qui concerne la
reconstitution de la forêt tropicale humide post culturale. Celle-ci, une
fois perturbée, tend à se reconstituer à travers une
série d'étapes qui passent par les plantes herbacées, les
arbres à croissance rapide et à faible longévité,
les grands arbres héliophiles et enfin les arbres
caractéristiques de la forêt primaire qui sont constitués
essentiellement d'espèces sciaphiles. Aubréville (1947,
cité par Kahn, 1982) distingue trois phases dans le processus de
reconstitution :
- La première phase est celle des espèces
caractéristiques des forêts secondaires. Les espèces en
présence sont essentiellement héliophiles. Elles
s'élèvent à une taille située entre 15 et 20 m de
haut ;
Le long des lisières, une bande de Chromolaena
odorata, Asteraceae exotique pérenne (Gautier, 1993) introduite au
Cameroun à la fin des années 1960, s'intercale entre la savane
et
14
- La deuxième phase qui connaît la formation
d'un sous-bois comparable à celui d'une forêt primaire. D'autres
espèces héliophiles encore plus grandes que les premières
dominent ;
- La troisième phase ou reconstitution de la
forêt primaire. Ici les espèces secondaires de la première
phase ont disparu. Ce sont désormais les grands arbres de longue
durée de vie qui dominent.
Dans la partie septentrionale du Cameroun, Aboubakar (1997) a
déterminé les conséquences de l'exploitation des espaces
boisés ainsi que les risques qui en découlent. Il note la
réduction du couvert ligneux causée par les défrichements
culturaux croissants et la raréfaction de certaines espèces
ligneuses telles que Trichilia rok et, Dalbergia melanoxylon.
Dans les savanes arbustives jadis cultivées, Aoudou (2001) a
observé une augmentation du recouvrement des ligneux, une
diversité de la structure de la végétation en fonction de
la durée de l'abandon sur les terroirs anciennement habités et
mis en défens dans la Haute Bénoué.
· Le rôle protecteur des espèces de
lisière
Le front forestier au contact de la savane est
essentiellement peuplé d'espèces héliophiles très
expansives qui se répartissent derrière la lisière de la
forêt sur les 10 à 50 premiers mètres. Il s'agit, pour les
plus répandues, de Markhamia lutea, Voacanga africana, Alchornea
cordifolia, Allophyllus africana, Albizia zygia, Albizia glaberrima
et Albizia adianthifolia. Ces trois dernières
espèces ont un caractère très plastique et ont une
répartition plus large, aussi bien dans la forêt que dans la
savane (Youta Happi, 1998). Sur les lisières, ces espèces qui ont
la taille d'arbustes et de jeunes arbres de 7 à 20 m cohabitent avec des
peuplements de Zingiberaceae. Ce dispositif forme un pare-feu naturel pour la
forêt, à la fois défensif et offensif. Défensif
grâce au rideau persistant des feuilles des espèces du front
forestier et des ampes foliaires des Zingiberaceae gorgées d'eau.
Offensif grâce aux branches débordantes des espèces de
bordure qui rampent parfois jusqu'au sol. Sous leur ombre, alors que les
Gramineae privées de lumière périclitent, les graines des
espèces de lisière, dans une ambiance relativement humide,
peuvent germer sans être concurrencées. Ainsi de proche en proche,
ces espèces de conquête s'implantent, aidées par l'ombrage
croissant qui empêche les Gramineae de pousser.
· Le rôle accélérateur de
Chromolaena odorata
15
la forêt. Cette plante herbacée, dotée
d'une très grande capacité de ramification et d'une forte vitesse
de croissance, présente également la caractéristique de
rester verte plus longtemps que les herbacées de la savane en saison
sèche. De la sorte, les feux de savane ne la franchissent pas ou ne la
détruisent que partiellement, ce qui a pour conséquence une
protection de la lisière. De plus, Chromolaena odorata ne
s'oppose pas aux espèces pionnières de la forêt car son
système racinaire tolère la germination et le
développement de leurs graines et de leurs plantules. Elle les
protège des feux et favorise donc leur croissance sous leur couvert
persistant (Achoundong et al., 1996 ; Youta Happi, 1998). Dans la
compétition interspécifique qui se déroule en
lisière et, localement, en savane, Chromolaena odorata
élimine les Gramineae du fait de son fort développement
vertical et latéral. Elle favorise en quelques années
l'installation définitive des espèces de forêt qui la
dominent par contre dans le temps et dans l'espace.
· Les systèmes défensifs
végétaux africains
Les comptes rendus d'opérations de police et les
rapports militaires rédigés au début de la période
coloniale européenne en Afrique mentionnent les difficultés
rencontrées pour approcher de nombreux établissements
entourés d'épais fourrés d'épineux ou d'euphorbes
(Seignobos, 1978). Cet auteur précise que les « fortifications
végétales» avaient été créées
par l'homme, et leur démantèlement fut souvent exigé par
les puissances coloniales comme gage de soumission. Dans la partie
septentrionale du Cameroun, mais aussi autour de lac Tchad, ces « murs
vivants » ont disparu rapidement à l'époque coloniale, car
elles furent soit détruites, soit délaissées ou
reconverties chez les groupes éleveurs en haies de protection des
champs. Les chemins bordés qui permettaient de contenir le bétail
se maintinrent alors que s'effaçaient les lignes boucliers. Beaucoup de
ces constructions végétales sont encore décelables dans le
paysage où se succèdent des éléments arborés
ou arborescents en lignes. Leur abondance inattendue ne s'explique pas par la
seule nécessité de canaliser le bétail, pas plus que les
rideaux d'arbustes spinescents sur les piémonts ne peuvent être
attribués uniquement à une action antiérosive. De plus,
l'évidente inefficacité défensive des constructions de
terre et surtout de pierres sèches laisse comprendre leur vraie raison
d'être, celle de supporter des constructions végétales
formées d'épineux ou d'euphorbes dont les ruines sont encore
accrochées à ces murs. Passant presque inaperçues, ces
défenses végétales sont en réalité
omniprésentes sur de vastes aires et montrent tout le raffinement de
leurs diverses combinaisons. Leur reconstitution et leur interprétation
exigent une véritable démarche archéologique. Nous
évoquerons ici des exemples de fortifications végétales
16
édifiées au Cameroun et dont certaines
servaient encore au moment de la pénétration coloniale. Les
systèmes défensifs végétaux sont
omniprésents en Afrique, essentiellement dans les situations de
populations installées dans des écosystèmes ouverts comme
les savanes et les steppes. Toutefois, dans la zone soudano-sahélienne,
l'élaboration de ces «fortifications» était
favorisée par un certain nombre de conditions.
- Elles n'existaient pas dans les États
centralisés comme les royaumes du Bornou près du lac Tchad ou du
Baguirmi où seule la capitale s'arrogeait le droit d'être
fortifiée. En revanche, dans les cités du pays haoussa, les
défenses végétales renforçaient les murailles. Ces
constructions végétales étaient surtout
élaborées dans les zones où les densités de
populations étaient trop fortes pour qu'un simple no man's land
forestier puisse assurer leur protection.
- Elles étaient également essentielles pour des
groupes en situation d'assiégés ou menacés de façon
endémique. Certaines régions, particulièrement
vulnérables, multipliaient ces défenses dans les couloirs de
peuplement nés du refoulement continuel de populations venues des grands
empires, ou dans les régions directement exposées aux
menées de ces empires qui les razziaient périodiquement.
- Les végétaux complétaient, dans bien
des cas, les refuges naturels, collines et massifs rocheux avancés en
plaine. La protection pouvait être assurée par une essence unique
ou bien, et c'est le cas le plus fréquent, plusieurs espèces se
combinaient entre elles en une succession de lignes formées de
variétés différentes. Certaines plantes, qui se bouturent
facilement, servaient de supports à d'autres, lianescentes et
épineuses, qui constituaient les lignes avancées et
créaient des écrans élevés. On utilisait en
avant-poste les essences peu sensibles au feu, ou celles qui étaient
difficiles, voire dangereuses à abattre. Certaines, enfin, qui formaient
des « murs » hermétiques étaient disposées en
dernière ligne. Le choix des combinaisons restait très ouvert,
mais le mode défensif choisi était, dans sa complexité,
représentatif du groupe ou du sous-groupe ethnique qui l'avait
suscité et qui le reproduisait indéfiniment.
Toujours, d'après Seignobos (1978), les Guiziga,
populations indigènes de la région de Maroua établissaient
leur habitat aux pieds de massifs rocheux (figure 3). Une partie de leur
terroir exigeant impérativement une protection, de véritables
murs végétaux suivaient les piémonts, à quelques
dizaines ou centaines de mètres des premiers éboulis. Les Guiziga
bouturaient sur la ligne de défense extérieure Commiphora
africana, de manière relativement espacée. Acacia
ataxacantha était semé parallèlement à l'aide
de cannes de mil évidées et
17
remplies de graines qui s'écoulaient par
l'extrémité qu'on laissait traîner dans une rainure du sol.
En se développant, Acacia ataxacantha, épineux
buissonnant, se mêlait à Commiphora africana pour former
une barrière de trois à quatre mètres de hauteur. Une
deuxième ligne, à base d'Euphorbia unispina, dans sa
variété au port le plus serré et à la taille la
plus élevée, poussait à quelques mètres en
arrière. Enfin, Commiphora africana, arbuste à la
silhouette contournée et dont les rameaux sont autant d'aiguillons,
était bouturé en croisillons sur plusieurs rangs à
l'arrière.
En complément de ces premières lignes de
défense générale, les passes des petites vallées
étaient barrées par des murets recréant un milieu
favorable à la croissance d'euphorbiacées ou d'Acacia
ataxacantha. Ces « pierriers » ou Dled1, ces murets
qui coupaient les vallées et qui sont aujourd'hui à nu ne
servaient pas seulement à casser les assauts de la cavalerie des
royaumes voisins, ils constituaient le plus souvent le support durable de
systèmes défensifs végétaux complexes.
L'abondance d'une essence, Commiphora africana sur
les massifs à l'ouest de Maroua ou Acacia ataxacantha en
bordure des cours d'eau, permettait une mise en place rapide (une saison des
pluies suffisait) et le renouvellement fréquent de centaines de
mètres de haies. Ces rideaux défensifs évoluaient sans
cesse, avançant en plaine ou se rétractant à
proximité de l'entassement chaotique des pierres, contournant les
massifs, d'abord partiellement, puis les ceinturant intégralement, en
fonction des fluctuations de densité de population du massif. En
revanche, les plantes à latex comme Adenium obaesum, Euphorbia
unispina et surtout Euphorbia desmondi étaient
plutôt importées d'autres régions et on les faisait
fructifier à partir des lignes existantes. Elles jouaient le rôle
de barrière mécanique et l'on « mettait en réserve
» l'une d'elles, qui servait uniquement, en association avec
Strophantus, à la composition de poison de flèche.
1 Dled signifie mur de pierre (pierrier). Il est
élevé comme système d'appui des lignes
végétales
18
Figure 3: Système défensif
végétal type mofou
Source: Seignobos, 1980
Dans le domaine forestier et à ses abords, les
remparts végétaux pouvaient atteindre des dimensions
impressionnantes comme en pays Yambassa, au nord de Yaoundé (Beauvilain
et al., 1985). Ici, l'ossature défensive est fournie par un arbre, le
kapokier (Ceiba pentandra), qui peut atteindre de 30 à 40
mètres de haut. Les Yambassa ont ainsi bouturé des « murs
vivants » de kapokiers sur des kilomètres de long (figure 4).
Les contreforts à la base des fûts s'imbriquent
les uns dans les autres ou forment une véritable muraille de 3 à
4 mètres de hauteur qui assure une protection hermétique, dont
les rares ouvertures étaient gardées. Toutefois, ces murs
d'arbres gigantesques avaient d'autres fonctions. Non seulement ils
délimitaient et défendaient l'espace d'une communauté
villageoise, mais ils créaient véritablement le terroir Yambassa.
Installées dans des savanes
19
herbeuses, ces lignes ceignaient les positions hautes et
jouaient le rôle de pare-feu. À l'arrière, l'homme pouvait
entretenir des massifs forestiers dont l'essence dominante était le
palmier à huile.
Figure 4 : Système végétal de
défense yambassa
Source: Beauvilain et al, 1985
C'est justement dans ce contexte à l'histoire
récente très mouvementée que notre étude a
été conduite. Les travaux nous ont permis de détecter les
héritages d'ordres fonciers, économiques et écologiques de
ce contexte de guerres entre groupes de populations et de mises en valeurs
agricoles des terres.