PARTIE 2 : CONTEXTE, HYPOTHESES & METHODOLOGIE
I Contexte p36
II Hypothèses de recherche .p38
III Méthodologie p40 PARTIE
3 : ANALYSE, DISCUSSION & RECOMMANDATIONS
I Analyse p41
II Recommandations .p64
Bibliographie p65
Sources p66
ANNEXES
Annexe 1 p68
Annexe 2 p69
Annexe 3 p70
Interview de Jérôme Delormas p70
Interview de Michel Muckensturm .p81
Interview de Thibault Duchesne de Lamotte p87
Interview de Beth Saccia p94
Interview d'Alexandre Gain p98
Interview de Michèle Broutta p103
5
A l'heure où la thématique de
Responsabilité Sociale de l'Entreprise est de plus en plus
présente dans les mentalités et dans la manière
d'appréhender les échanges économiques, où les
acteurs du marché ont de plus en plus conscience de l'impact
environnemental et social de leur activité et de la
nécessité d'une approche plus éthique du business, il
convient de s'interroger sur la position de l'artiste face à la notion
de responsabilité sociale. C'est bien dans un contexte de remise en
cause du capitalisme débridé que l'art apparaît comme liant
social de par sa capacité à générer du sens
collectif. Faire appel à la fonction sociale de l'art, c'est redonner
ses lettres de noblesse à la culture et lui reconnaître une
utilité sociale et un impact parfois difficilement quantifiable en terme
économique mais non moins important. La culture contribue en 2011
à près de 60 milliards d'euros du PIB français et à
2,5% de l'emploi national. (1)
L'appauvrissement du lien social remet en cause la nature
fédératrice de la société dont les changements
induits par la révolution numérique ne cessent de faire
évoluer les comportements. La souveraineté des rapports
économiques au détriment des rapports sociaux contribue
également au dénaturement des rapports entre les individus.
L'artiste aurait un rôle à jouer dans ce tissage de liens, ainsi
qu'une responsabilité qui lui est propre afin que son travail enrichisse
non seulement le patrimoine culturel mais oeuvre aussi au vivre-ensemble.
L'oeuvre artistique peut se positionner comme contre-pouvoir en
révélant les failles de la promesse de « Progrès
» et éveille en nous une promesse d'une autre manière
d'exister : la véritable manière d'être soi. Avec sa
manière d'interroger le monde,
6
comme celle du philosophe, l'artiste dérange et les
censeurs d'opinion peuvent vouloir le bâillonner.
Dès lors, comment réhabiliter la place de
l'artiste dans la société et reconnaître son oeuvre comme
terreau de développement économique et social ?
Par artiste, l'imaginaire collectif tend à projeter la
figure du rêveur ayant une vie à la marge de la
société mais l'on entend ici l'homme de l'art, doté d'un
savoir-faire et de créativité au service de domaines aussi divers
que la musique, le graphisme, le design, l'architecture, la sculpture. Le
climat actuel pour la création contemporaine est exigeant compte-tenu du
fait que les artistes émergeants ont conscience du patrimoine artistique
accumulé au fil des siècles et de la valorisation de celui-ci.
Cela demande aux créateurs contemporains «un mélange,
nécessairement mue d'audace et d'humilité» (2) , un juste
dosage entre réappropriation et innovation. Le challenge dans cette
pratique artistique est aussi d'allier liberté et responsabilité
dans cette quête de vérité. Le cadre social ne devrait
être une limitation de la liberté de l'artiste mais bien une
intégration de celui-ci dans la communauté. Dans cette
intégration, les acteurs de la médiation culturelle en France que
comprennent les résidences artistiques, les incubateurs de projets et
les entrepreneurs culturels ont un rôle essentiel à jouer afin de
mettre en lumière d'une part les bénéfices qu'a la
société d'avoir un vivier de créateurs et d'autre part
l'opportunité pour les artistes de bénéficier d'un soutien
privé ou public et de pouvoir partager leur vision avec un large public.
Être responsable c'est avoir
7
conscience de son environnement et respecter autrui. Or, la
recherche de vérité et de liberté qui est propre à
l'artiste ne peut se faire sans responsabilité vis-à-vis
d'autrui. La responsabilité pour autrui doit précéder et
investir une liberté qui, sans elle, serait sans visage. Le travail de
l'artiste prend alors tout son sens générateur
d'émancipation : que cela soit la sienne ou celle d'autrui. C'est bien
un défi pour l'artiste contemporain qui est expérimentateur du
jeu social. Dans un contexte historique, les rapports entre l'artiste et la
société ont évolué selon le type de
société. En effet, dans les sociétés
traditionnelles, l'artiste est perçu comme un gardien de la tradition,
un conteur de mythes qui transmet des valeurs qui forgent l'individu et la
communauté. Si l'on prend l'exemple des griots maliens, ils sont les
héritiers d'un savoir ancestral diffusé au moyen de la musique.
Laurent Bizot, fondateur du label No Format! sous lequel sont signés des
griots comme Ballaké Sissoko ou Kassé Mady Diabaté,
témoigne de cette tradition soutenue par la caste des nobles, qui
agissent comme des mécènes auprès des artistes (Annexe 1).
On retrouve ce procédé dès le Moyen-Age en France avec les
commandes ecclésiastiques et princières (3). En ce qui concerne
l'objet d'art en lui-même, comme le souligne Daniel Bougnoux, les objets
d'art étaient dotés de propriétés magiques,
religieuses, rituelles voire médicinales (4). L'acte de création
artistique est mystifié car l'artiste est capable d'expliquer un
fonctionnement de la Nature dont les causes ne seront comprises que plus
tardivement par la méthode scientifique moderne. L'artiste, comme
manipulateur de symboles, donne un sens collectif à la
communauté, même si celui-ci s'inscrit avant tout dans
l'imaginaire. Peu à peu, à l'image de Léonard de Vinci,
l'artiste devient le technicien d'une Praxis
8
à la recherche esthétique mais au service d'une
vérité scientifique. L'artiste dissèque le réel et
interroge les rapports de l'Homme au monde physique. Dans les
sociétés modernes, la place de l'artiste est
démystifiée car l'art est utilisé comme outil
d'instruction et de retranscription du réel. Des portraits
réalistes de Velasquez aux planches de l'Encyclopédie de Drouot,
il subsiste une volonté de faire de l'art un outil d'éducation.
Néanmoins, depuis Marcel Duchamp, dont l'approche visionnaire
révolutionna la conception de l'art, on assiste à une
dématérialisation des supports des oeuvres artistiques : ce n'est
pas tant l'objet qui compte mais bel et bien la réflexion, la symbolique
ou encore les répercussions de l'oeuvre sur le tissu social qui
préoccupent l'artiste. Comme le constate Nicolas Bourriaud, on est donc
passé du rapport entre l'Homme et le divin, au rapport entre l'Homme et
l'objet puis désormais on tend de plus en plus à analyser le
rapport entre l'Homme et la société (5). L'artiste, plus que
jamais conscient de la portée de l'art, est intéressé par
l'impact qu'aura son travail sur autrui. Désormais ce ne sont plus les
seuls supports comme un tableau ou une sculpture qui sont des formes
artistiques mais aussi tout rapport humain. Cette rencontre entre l'artiste et
le spectateur va être décisive et selon les époques et les
moeurs, parfois nourricier, parfois conflictuel. Il convient d'étudier
tout d'abord les rapports entre l'artiste et les pouvoirs économiques et
politiques. Ces rapports tendent à être bouleversés
notamment avec les nouveaux enjeux de société que sont la
révolution numérique, l'éthique et l'environnement qui
semble transformer la figure de l'artiste en entrepreneur social. Enfin, la
responsabilité sociale de l'artiste repose aussi sur les acteurs qui
entourent, interprètent et donnent accès à son oeuvre
à savoir les
9
médiateurs culturels (musées, fondations,
résidences artistiques...) et les nombreux dialogues et collaborations
artistiques qui enrichissent profondément une oeuvre. En
intégrant le processus artistique à des problèmes
techniques, l'art peut même devenir un vecteur de développement
dans des domaines connexes d'application qui s'étendent du domaine
spatial au médical, faisant de l'artiste un allié dans la
recherche pour l'amélioration des conditions de vie. La création
artistique a alors sa place, non seulement comme vecteur de remise en cause des
paradigmes existants et comme spiritualisation du sensible mais aussi notamment
grâce au design comme laboratoire d'innovation qui inspire la
société dans son ensemble.
I Les rapports entre les pouvoirs politiques &
économiques et l'artiste : entre transgression, acceptation et
transfiguration
A. L'artiste engagé, pirate des formes sociales
face au pouvoir politique
A la suite de la loi le Chapelier de 1791 qui proscrit le
regroupement en corporation, l'artiste acquiert peu à peu autonomie et
indépendance et face aux bouleversements induits par la
révolution industrielle dès le milieu du XIXème
siècle, l'artiste, qui n'est plus seulement artisan, est partagé
entre une vision académique ou une vision sociale. Soit, sur le
modèle du mouvement des réalistes, l'artiste opte pour un suivi
des standards académiciens, soit comme avec les utopistes, l'artiste
milite pour une refonte d'un système fondé sur un art bourgeois
(6). Bien que la liberté de création est préservée
en France par la liberté d'expression, l'artiste n'en reste pas moins un
concurrent de la sphère politique dans la mesure où il agit
également sur l'imaginaire collectif et sur le sens que les individus
donnent à la société. En effet, l'artiste contemporain se
place au coeur des rapports sociaux en tant que citoyen mais aussi en tant que
créateur. Ne recherchant plus seulement l'esthétique de l'objet,
l'artiste recherche une esthétique relationnelle dans ses rapports avec
le public. Ce rapport peut s'établir dans une forme contestataire au
pouvoir politique. L'artiste serait alors par nature engagé
malgré lui face aux maux de la société. Même son
silence serait une forme d'engagement. Désormais, comme Albert Camus
l'avait discerné, «tout artiste aujourd'hui est embarqué
dans la galère dans son temps» (7). L'artiste contemporain est plus
que jamais un hacker des formes sociales qui élargit les
10
11
possibles et la créativité réside dans le
fait de jouer avec ces formes sociales souvent consolidées par le
pouvoir politique. L'art conscientise les scénarios collectifs et
nourrit le mythe social (8). Ainsi, de nombreux politiques craignent la remise
en cause et l'émancipation que peuvent permettre les oeuvres d'art.
L'artiste chinois Ai Weiwei qui a exposé au Jeu de Paume en 2012 pour
son exposition Entrelacs, en est la preuve. Considéré comme
dissident, il est assigné à résidence à
Pékin. Les médiateurs culturels comme les musées ont alors
un rôle à jouer dans le choix de leur programmation et dans la
diffusion d'oeuvres qui sont censurés dans certains pays.
Néanmoins, l'art peut-il avoir une place en politique ?
Selon Gilberto Gil, à la fois artiste et ancien ministre de la Culture
de 2003 à 2008 au Brésil, « la politique a toujours un temps
de retard » et ce principe serait en contradiction avant l'esprit
d'avant-garde propre à la création contemporaine (9). Au lieu de
construire des utopies ou des idéologies, l'artiste contemporain tente
de mieux habiter le monde et partage l'expérience du pouvoir du moment
présent. C'est cette expérience de la pratique artistique, en
tant que puissance de vie (10), qui est déjà un contrepouvoir.
L'acte de créer n'est-il alors déjà pas un acte de
résistance ? La création, en tant que proposition de nouveau
contenu, est une alternative qui remet déjà en cause la
création existante. En désertant le terrain esthétique,
les artistes se confrontent au réel et peuvent avoir des conduites
sociales qui ont des conséquences directes et non plus symboliques. Avec
le développement des performances artistiques, sous couvert de l'acte
symbolique, des artistes peuvent
12
croire à une immunité (11). En témoignent
les célèbres actions de Pierre Pinoncelli qui en 1975 braque une
banque pour 10 francs symboliques ou en 1993 frappe l'urinoir de Duchamp d'un
coup de marteau (12).
Le pouvoir politique tente de préserver la
cohésion d'un ordre social établi et des oeuvres jugées
obscènes ou cruelles peuvent mettre à mal une vision d'un
modèle politique et faire remonter à la surface des
réflexions sur des sujets auxquels il est difÞcile de se
confronter. Néanmoins, la responsabilité de l'artiste n'est pas
liée à une forme de rationalité, ni même à
une forme de réalisme auquel l'artiste devrait se soumettre. On aurait
tort de que penser les dadaïstes ou les situationnistes soient
irresponsables. Bien au contraire, ils prônent la libération par
l'irrationnel. Les oeuvres sont aussi des moyens de proposer des
modalités alternatives d'existence, qui sortent des schémas
compulsifs du désir. Toute oeuvre est déjà une tentative
de créer une sculpture sociale, principe cher à l'artiste Joseph
Beuys, qui voyait en chaque homme un artiste qui avait la possibilité
d'utiliser sa créativité pour être libre (13).
Dès lors, en tant qu'émancipation du
désir souvent attisé par les outils marketing de notre
société contemporaine, l'artiste entretient avec le pouvoir
économique une relation complexe : tout à la fois soumis à
un marché de l'art compétitif, à une
nécessité de soutien économique à un besoin de
liberté et d'indépendance.
13
B. Le lien ambigu avec le pouvoir économique et le
paradoxe de la notoriété
Face à la marchandisation de la société
et en particulier de l'art, l'artiste doit se positionner. Alors que de par son
statut il souhaiterait s'extraire du jeu de rôle économique, en
refusant d'être considéré soit comme marchand soit comme
consommateur, car considérant ce jeu possiblement aussi destructeur pour
l'Esprit que pour la Nature, comme en témoigne les oeuvres d'artistes
contemporains comme Jules de Balincourt ou Raqs Media Collective (14) L'artiste
n'en reste pas moins soumis à un marché concurrentiel où
désormais des mécènes comme Bernard Arnault ou Francois
Pinault peuvent par leurs choix changer radicalement la condition de vie d'un
artiste. Il n'est pas aisé de faire carrière en tant qu'artiste
contemporain tant il est difficile de prévoir les aléas du
marché et les chances de réussite. L'artiste contemporain se
retrouve alors en porte-à-faux face à une situation où sa
fonction le pousse à s'emparer des habitudes comportementales induites
par le complexe techno-industriel (15) et une nécessité de
bénéficier d'un appui financier qui provient de moins en moins de
fonds publics mais bien de mécènes privés issues des
multinationales sur le modèle américain. L'artiste doit
également veiller à préserver son oeuvre afin de ne pas
faire de son art de « l'entertainment ».
Une des formes de la responsabilité sociale de
l'artiste serait paradoxalement d'utiliser son droit au détournement et
au boycott. Ces formes de détournement et de réapropriation
peuvent tout aussi bien concerner les chefs d'oeuvres passés ou
14
des formes du quotidien : on retrouve ce processus dans
Fontaine de Marcel Duchamp, aux collages de Joan Miró en
passant par le travail plus récent de sampling du « dj ». Bien
que les artistes puissent être à la limite de la
légalité concernant les droits d'auteur, l'artiste est libre de
créer de nouvelles manières d'utiliser et d'interpréter
l'existant. C'est aussi une manière d'étendre le champ
artistique. En particulier avec le monde des grandes entreprises, il y a un
double-mouvement. D'un côté, certains artistes détournent
les logos, les images de marque d'entreprise et ce, en particulier dans le
street-art, pour faire prendre conscience au public que les acteurs du
système économique sont eux aussi des manipulateurs de symboles.
Ces détournements, popularisés par Andy Warhol, sont un droit
absolu de l'artiste à jouer avec des formes existantes. De l'autre, les
publicitaires utilisent les artistes et détournent des oeuvres d'art
comme outil promotionnel.
L'artiste contemporain se retrouve également face
à ses propres contradictions dans la mesure où il dénonce
un danger de réification de l'individu à travers des choix mais
l'individu peut s'entourer d'oeuvres artistiques. L'oeuvre d'art devient objet
d'identification et de consommation. Elle est même instrumentalisé
pour élaborer de la reconnaissance sociale et soumise à
spéculation fiduciaire. Le philosophe John Dewey relève que le
collectionneur typique et le capitaliste typique ne font qu'un. Pour prouver sa
position supérieure, le capitaliste amasse des oeuvres de la même
manière qu'il le fait avec les actions et les obligations (16). En
outre, il existe également une forte distorsion entre une condition
socio-
15
économique difficile et un statut symbolique investi.
Le statut de l'artiste n'échappe pas à une forte pression
concurrentielle et ne peut échapper à la comparaison et à
la compétition. Dans la carrière d'un artiste,
l'évaluation des critiques et la communication des médias jouent
un rôle essentiel. Le succès rapide induit par la
médiatisation vient perturber la vision qu'a l'artiste de son oeuvre et
la médiatisation de l'artiste-star peut nuire au travail de l'artiste et
à son équilibre personnel. Jean-Michel Basquiat, en faisant la
une du NY Times à tout juste 25 ans, est devenu malgré lieu une
icône et cela peut perturber le travail de l'artiste. La
célébrité peut travestir la pensée de l'artiste et
diriger les projecteurs sur sa personne plutôt que sur son oeuvre
(17).
L'artiste, tantôt adulé, tantôt mise
à la marge de la société, doit pouvoir
bénéficier de la reconnaissance de l'Etat dont le rôle de
préserver le patrimoine artistique et de mettre en oeuvre les conditions
d'intégration de l'artiste dans la société.
16
C. Les volontés politiques de
ré-intégrer l'artiste au coeur de la cité
Entre la vision platonicienne où l'artiste n'a pas sa
place dans la Cité car il ne fait qu'imiter la nature et l'approche
saint-simonienne où l'artiste allié à l'industriel est un
bâtisseur du Progrès social (18), les considérations sur la
place de l'artiste sont nombreuses. Cela provient du fait que dans une
société où le travail est
intégrateur, celui de l'artiste est plus difficile
à comprendre. La recherche esthétique fait considérer
l'activité de l'artiste comme un travail à visée non
utilitaire, une dépense positive d'énergie dont le
résultat de la production est incertain (19). Dans un cadre à
logique utilitaire, le travail de l'artiste en devient subversif. Afin de
préserver cette conception unique d'un travail qui n'a pas
d'utilité directe, les artistes ont besoin du soutien d'institutions
publiques et de statuts spécifiques garantis notamment par la Maison des
Artistes ou les statuts d'intermittence. Les lieux comme les centres d'art ,
qui existent depuis 1970 en France (Annexe 3) opèrent aussi en amont
afin d'aider à l'expérimentation artistique.
Si l'impulsion ne provient pas des instances politiques, elle
peut éclore de jeunes artistes qui créent des résidences
artistiques, comme le 59 Rivoli à Paris ou L'Amour à Bagnolet.
Bien qu'il puisse y avoir des enjeux juridiques concernant l'appropriation des
lieux, c'est la preuve du désir d'avoir pour les jeunes créateurs
à disposition des laboratoires d'innovation et d'expérimentation.
Cette envie va de pair avec l'émergence des « fab labs »,
véritables « hackerspaces » dédiés à
17
l'expérimentation. Par ailleurs, le
développement des lieux à financement hybride à Paris
comme la Gaîté Lyrique, le 104, le Carreau du Temple sont autant
de signaux d'une demande de la part du public de dynamiser et diversifier
l'offre culturelle. Il s'agit aussi de mettre en valeur les territoires par
l'art et l'utilisation de lieux en friche pour les réhabiliter en lieu
de vie culturel. Des lieux tels la Recyclerie à Paris sont des usages et
des réhabilitations d'espaces inédits. D'ailleurs, ce projet
soutenu par les autorités publiques rappelle combien leur rôle est
essentiel pour le soutien à la création. Il en va de
l'intégration et l'acceptation de la figure de l'artiste comme
protagoniste oeuvrant à la fédération de la
communauté.
Néanmoins, l'artiste est confronté à de
nombreux enjeux propres à la période actuelle, que cela soit
l'essor du numérique, l'engagement civique ou le développement
durable. L'hypothèse avancée serait alors que l'artiste est une
forme d'entrepreneur social, par le biais de ses actions et sa mission dans la
société.
18
II L'artiste contemporain face aux nouveaux
enjeux
A. Le rapport de l'artiste à la technologie à
l'heure du numérique
Avec la révolution numérique, l'artiste doit
faire avec son temps et la technologie est une nouvelle condition
d'expérience esthétique. Tout autant que la révolution de
l'imprimerie au XVème siècle ou que la découverte des
frères Lumière à la fin du XIXème siècle
pour la cinématographie, les changements induits par l'ère
numérique soulèvent certes des critiques face aux comportements
des utilisateurs mais peuvent être un formidable outil
d'interactivité afin de faire des expositions de véritables
expériences immersives. En effet, se dessinent de nouveaux rapports avec
le public. L'outil internet devient à la fois outil de travail à
travers l'art numérique mais aussi support de communication et
même de vente avec les nouvelles plateformes de vente en ligne comme Etsy
ou Artsper. Au-delà de l'outil internet, les possibilités
technologiques comme la projection mapping, les imprimantes 3D ou la
réalité augmentée sont autant d'outils pour permettre aux
artistes de mieux modéliser leurs visions et ainsi les partager.
L'artiste peut développer une technique via des outils technologiques ou
des nouveaux langages comme le code html. La révolution numérique
voit l'émergence d'un art qui lui est consacré : l'art
numérique. Des artistes comme Phillipe Boisnard ou Maurice Benayou font
de la réalité virtuelle des nouveaux champs de
créativité et d'interactivité.
19
Par ailleurs, la révolution numérique facilite
directement la création grâce aux outils technologiques : des
logiciels de musique électronique, à la retouche photographique
en passant par les logiciels d'animation ou d'architecture. Dès lors,
c'est bien la volonté de créer qui est le moteur et non plus la
technique qui est grandement facilité par l'allié technologique.
En tant que décloisonnement des barrières de technicité,
d'accès et de savoir, la révolution numérique offre un
terrain infini d'explorations pour l'artiste. Le challenge reste encore de
trouver une meilleure appropriation sociale des technologies, pour pouvoir
décupler la force du message ou de l'expérience qu'il a à
partager.
Dans les thématiques abordées par la
création contemporaine, miroir de la société, la
dégradation de l'environnement ou le manque de réactivité
d'une majorité de citoyens entre également dans la
réflexion de l'artiste. L'artiste par son oeuvre amène aussi des
réflexions sur d'autres sujets de société afin
d'encourager des initiatives citoyennes.
20
B. La création artistique face à
l'engagement civique
De nombreux artistes sont engagés pour diverses causes
sociétales : du développement durable aux droits civiques en
passant par l'égalité des sexes. L'émergence d'une
consommation citoyenne pousse aussi l'artiste à faire appel à des
outils comme le boycott ou le piratage (20). Il peut ainsi inspirer le
spectateur et lui donner envie d'agir. Les artistes sont aussi responsables
vis-à-vis des matériaux qu'ils utilisent et d'éventuels
partenaires ou mécènes avec lesquels ils s'associent. Des oeuvres
artistiques peuvent encourager les initiatives personnelles et les
responsabilités individuelles en se réapropriant l'espace public,
laissé au jeu politique et aux entreprises privés. De plus,
certaines initiatives peuvent provenir des citoyens eux-mêmes qui portent
des projets culturels afin de ne plus être de simples « spectateurs
» comme le font les Amacca ( Associations pour le Maintien des
Alternatives en matière de Culture et de Création Artistique).
C'est bien l'usage qu'on en fait qui forme l'oeuvre d'art et
qui en donne sa valeur. Cette usage des formes d'art tend à devenir de
plus en plus organique et collaboratif et moins contemplatif. Un des
défis de l'art contemporain et de la création artistique sous
toutes ces formes est de briser cette inaccessibilité afin d'encourager
le public à multiplier les expériences culturelles. Certains
artistes, comme Thomas Hirschorn, loin de vouloir perpétuer une vision
élitiste de l'art, tente à tout prix d'inclure les visiteurs dans
leur oeuvre comme ce fût le cas lors de l'exposition Flamme Eternelle au
Palais de Tokyo en 2014 (cf photographie
21
illustrant le mémoire). Il souhaite alors faire en
sorte que les visiteurs soient acteurs de l'oeuvre au sein du musée et
on pourrait s'interroger si ce n'est pas également une sollicitation
afin qu'on soit acteurs de nos propres vies.
Il y a là un engagement manifeste de sa part à
vouloir améliorer la société. «L'artiste se forge
dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de
la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à
laquelle il ne peut s'arracher.» (21). Ces différents engagements
de l'artiste opèrent sur le squelette social et le rapproche de la
figure de l'entrepreneur social.
22
C. L'artiste comme entrepreneur social
Bien souvent l'artiste a été
considéré et s'est même positionné en poète
maudit, exclu et incompris de la société. Pourtant l'art est loin
d'être un monologue. Il parle à tous et peut avoir un rôle
éducatif, au service de l'intérêt général. En
ce sens, comme l'entrepreneur social, l'artiste a une mission de service social
dans le sens qu'il apporte à la cohésion de la
société. Par la transversalité de l'art, ce qui est tout
particulièrement vrai en musique, l'oeuvre transcende le sensible et
permet au spectateur de vivre une certaine catharsis oeuvrant au
bien-être commun. La figure de l'artiste est aussi comparable à
celle de l'entrepreneur au sens où tous deux oeuvrent dans l'incertitude
et partagent cette même envie de créer, d'apporter du changement
à la société. Depuis les années 90, les artistes
proposent de plus en plus des moments de socialité, comme les espaces de
convivialité proposés par Rirkrit Tiravanija en 1994 avec
Surfaces de réparation. L'artiste entreprend dans le réel qu'il
utilise comme répertoire de formes. Il puise son oeuvre dans les failles
de la société. Jeff Koons et son oeuvre kitsh reflète bien
le consumérisme américain qui apparaît dans une certaine
démesure. En quelque sorte, l'oeuvre est le miroir de la
société et l'artiste ne propose pas nécessairement de
solutions directes comme l'entrepreneur mais soulève néanmoins
des réflexions essentielles. L'oeuvre de l'artiste s'inscrit bien dans
un ensemble significatif, et dans son aller-retour entre lui et les autres,
l'artiste peut être à la fois solitaire et solidaire (22). Il
s'agit de retisser du lien social, là où des espaces de
contrôle ne proposent ce lien qu'autour de produits.
23
Par conséquent, la responsabilité sociale de
l'artiste serait également de sortir de ces rapports de consommation. Le
peut-il vraiment ? La mécanisation générale des fonctions
sociales réduit progressivement l'espace relationnel. En témoigne
l'appauvrissement des rapports des voisinage et l'isolement des individus. Or,
les signes génèrent de l'empathie et créent du lien
social. C'est une des vertus de l'art que son pouvoir de connectivité.
Des connexions s'opèrent et donnent un sens à l'histoire
personnelle de l'observateur mais aussi à l'histoire commune de la
société. Tout comme l'entrepreneur social, l'artiste redonne du
sens à un monde qui en a besoin. Les deux ont ce même goût
pour l'autonomie et oeuvre dans l'incertitude. Ils ont comme
dénominateur commun de parier sur l'avenir.
Tous ces enjeux du début du XXIème siècle
ont donc progressivement amené l'activité artistique a se
décloisonner et à favoriser la pluridisciplinarité. Cette
manière plus collaborative et collective d'aborder la pratique
artistique, si elle est correctement accompagnée par les institutions
culturelles et les entreprises, permet de toucher un public plus large et de
diversifier l'offre culturelle en France.
24
III. L'interdisciplinarité, la diffusion de
l'offre culturelle et l'accès au public
A. Le dialogue interdisciplinaire et les domaines
connexes d'application : renouvellement et enrichissement du sens
Le regroupement d'artistes en mouvements ou en associations
n'est pas l'apanage de l'art contemporain. Déjà en 1391, la
corporation de Saint-Luc regroupe ensemble « peintres et imagiers »
(23). Les associations d'artistes sont l'opportunité de confronter des
points de vue, de partager des savoirs-faire et de lancer des écoles ou
des mouvements comme le dadaïsme ou le surréalisme. En revanche, la
révolution numérique permet de favoriser le dialogue
interdisciplinaire en melânt plus facilement par exemple l'art de la
vidéo avec celui de la musique. Ces disciplines peuvent même
être en dehors du dialogue « cross-art» et concerner la
science.
La technologie ouvre des zones d'hybridation entre art et
science. Ainsi, l'IRCAM à Paris propose des projets qui associent
musique et science de pointe. C'est également le cas de l'Atelier Arts
Sciences qui héberge des résidences et proposent des workshops
créatifs qui favorisent les collaborations dans des domaines
paramédicaux ou spatiaux. Des techniciens aux savoirs-faire multiples
sont amenés à collaborer entre eux afin de proposer des oeuvres
à la croisée des disciplines. Du dialogue entre art et science
peut émerger de nouvelles formes de créativité et de
nouvelles manières complémentaires de percevoir le monde (24).
25
On peut également concevoir la
pluridisciplinarité comme une approche plus large qui peut aussi
s'appliquer à la cuisine, au troc de vêtements ou à des
pratiques plus corporelles comme le yoga. Ces combinaisons inédites
offrent une multiplicité d'expériences. Dans ce cadre, des lieux
comme le 104 avec à la fois une boutique Emmaüs, une librairie et
un marché bio mais aussi des cours aussi variés que la pratique
du hip hop ou celle du yoga sont dans une optique de foisonnement
créatif et expressif. Cela ne peut qu'être bénéfique
à la vie de quartier, en l'occurence le 19ème arrondissement
à Paris.
C'est alors aux lieux et aux accompagnateurs culturels
d'offrir la possibilité d'assister à ces performances
pluridisciplinaires et aussi à proposer une large programmation.
L'innovation est autant dans les mains des artistes que dans les mains des
résidences ou des lieux de diffusion culturelle comme les musées
ou les galeries.
B. Les nouvelles formes d'accompagnement culturel et les
lieux innovants de création en France
Désormais, la conception aristocratique de la
disposition d'oeuvres d'art est mise à mal par la volonté de
rencontre entre l'oeuvre et son observateur afin d'élaborer du sens
commun. Il existe des espaces de cohabitation comme le Palais de Tokyo à
Paris qui offrent des expositions qui rompent avec les formes
académiques. Si l'on revient sur l'exposition Flamme Eternelle de Thomas
Hirschhorn, elle est sans doute l'une des expositions, si on peut encore
qualifier cet espace social d'« exposition », les plus
révolutionnaires de ces dernières années. Parmi un amas de
pneus et de polystyrène, le visiteur construit lui-même l'oeuvre
en ayant la possibilité de travailler sur les matériaux, de lire
au micro des ouvrages, d'imprimer depuis des ordinateurs mis à
disposition afin de coller des affiches qui s'accumulent sur les murs au fil
des visiteurs. Il y a aussi des canapés et un bar qui font du lieu une
expérience plus proche de la résidence artistique ou du squat que
d'un musée Thomas Hirschorn oeuvre à la
désinstitutionalisation du statut muséal. Rompre avec les formes
académiques c'est déjà innover. Il y a en effet de
nombreux critiques qui dénoncent la mise en forme de la culture
cantonnée dans sa forme muséale alors que l'expérience
artistique ne se limite pas à ce champ (25).
C'est alors aux institutions culturelles d'offrir la
possibilité aux artistes contemporains de multiplier les
expériences et de faire des expositions des
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27
laboratoires d'interactivité sociale. C'est le cas y
compris dans des institutions de premier plan comme au Centre Pompidou qui a
par exemple laissé Pierre Huyghe en 2013 faire de son exposition un lieu
surréaliste où l'on pouvait à la fois voir une patineuse
danser sur une patinoire installée pour l'occasion ou un chien à
la patte rose se promener dans l'exposition. Ce type d'interactions
enrichissent la réflexion sur les formes que peuvent prendre l'art et
assouplissent une certaine rigidité et fixité des lieux culturels
à l'époque où l'on observe une multiplicité des
flux générés par la révolution numérique.
Dans cette même logique, à l'instar de
l'initiative de l'association californienne Freespace qui s'est
installée à Paris pendant l'été 2014, des acteurs
culturels veulent promouvoir une forme de transmission des savoirs et
développer la fibre artistique de chacun. Ouvrir des lieux de
création libre où chacun peut s'exprimer, créer et
s'approprier le lieu, c'est une manière d'élargir le public
d'élargir la notion de ce qu'est être artiste. C'est en
diversifiant les formes de dialogue avec le public qu'on apporte du lien social
et les répercussions positives en terme économique qui en
découlent.
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C. L'élargissement et la diversification de
l'accès au public
Selon le degré de participation de
l'expérimentateur, le dialogue sera plus ou moins riche. La valeur de
l'oeuvre d'art peut être mesurée à la capacité de
susciter ce dialogue intérieur. Il y aurait donc bien une
responsabilité de l'expérimentateur. A une époque
où le repli sur soi, la passivité et la désolidarisation
sont devenus des plaies du « vivre-ensemble », l'artiste pousse
à la réaction et à la participation. L'art devient alors
un moyen de briser l'apathie des acteurs de notre société et
l'accès au plus grand nombre est une manière de lutter contre
l'inégale répartition du capital culturel (26). Les missions
d'accès au public sont d'autant plus importantes qu'elles participent
à l'éducation. Garantir un accès pour tous à la
culture, c'est à la fois la responsabilité sociale des
médiateurs culturels mais aussi la possibilité de créer de
la richesse avec le développement du secteur culturel. Le souci est de
savoir quelle forme de culture diffuser ? Peut-on concevoir l'entertainment de
la même façon que l'art ? L'arbitrage économique tend
à valoriser le développement de cinémas multiplexes
à la programmation de blockbusters mais c'est bien souvent en
considérant seulement l'impact à court-terme. Afin de mettre en
valeur les territoires investis, c'est à des institutions comme Le
Louvre en s'installant au Lens ou au Centre Pompidou avec le Centre Pompidou
Mobile, musée itinérant, qui s'est déroulé en 2012
et 2013 et a débuté à Chaumont-sur-Marne (ville de 30 000
habitants) d'élargir leur public et de véritablement être
dans une mission sociale de garantie d'accès à la culture. On
assiste aussi à une nouvelle forme de réappropriation d'anciens
sites industriels,
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véritable pied-de-nez à l'Histoire. Comme
portés par des cycles apolliniens et dionysiaques de création et
destruction, émergent au coeur d'anciens lieux d'exploitation,
d'aliénation et de déshumanisation des lieux de création
artistique. Des entreprises comme la SNCF font aussi des appels à
projets afin que des artistes utilisent d'anciens lieux en friches (27). Plus
encore que l'artiste, lorsqu'une institution, une entreprise, ou un
mécène, soutient une action artistique, qu'elle soit locale,
nationale ou internationale, c'est à elle de lui donner une dimension de
responsabilité sociale.
En permettant l'accès au public à l'art, cela a
un impact positif sur l'économie en terme d'emplois, de création
de richesse et de dynamisme territorial. La création artistique est une
source diffuse d'innovation au sein des industries créatives et de
l'innovation en général. Le design semble également
être une application d'un art fonctionnel, et un compromis entre
recherche esthétique et usage au profit du plus grand nombre.
30
IV Le processus créatif au service de la
croissance économique
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