1.2.3 Les Amérindiens
Il est difficile de dénombrer avec précision les
populations amérindiennes en Guyane, confrontées au choc
microbien et contraintes pour beaucoup de fuir dans la forêt. De plus,
les tentatives de dénombrement effectuées par les
Européens aux XVIIe et XVIIIe sont très superficielles. Souvent,
on se contente de convoquer les populations dans un village pour les recenser.
Dans pareil cas, les femmes et les enfants ne se déplacent pas, et on ne
comptabilise que les hommes en âge de porter les armes464. On
peut cependant avancer quelques estimations.
C. F. Cardoso, avance une population comprise entre 15 000 et
20 000 individus, répartis en vingt-quatre groupes connus,
disséminés entre l'Oyapock et le Maroni465. Pour sa
part, Marie Polderman estime que leur nombre est passé d'environ 30 000
individus à l'arrivée des Européens à environ 2 000
à la fin du XVIIIe siècle466. La principale cause
d'extinction des Indiens reste bien entendu les épidémies
apportées par les Européens et les esclaves, qui déciment
des groupes entiers. Les tribus de l'intérieur, plus isolées et
difficiles à rencontrer, sont cependant moins touchées que celles
du littoral. Les épidémies sont fréquentes et
meurtrières. En 1704, une épidémie de variole tue 1 200
Indiens. En 1715, une maladie pulmonaire frappe la mission jésuite de
Kourou et tue 300 Indiens. En 1750, le gouverneur d'Orvilliers fait état
de « rhumes et de fluxions de poitrine » qui touchent les Indiens
Palikour et un groupement le long de l'Oyapock467. Les récits
des Européens et des administrateurs font régulièrement
état de maladies touchant les villages Indiens, à l'image de ce
que relate Malouet :
463 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 166.
464 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de
Guyane française. Deuxième article », Population,
1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.
465 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 64.
466 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 162.
467 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de
Guyane française. Deuxième article », op. cit., p.
817.
114
« J'allai dans chaque rivière jusqu'aux
villages indiens qui habitent sur les rives. Dans celle d'Aprouague , on me
prévint que la peuplade la plus voisine du poste étoit
attaquée d'une maladie épidémique qui en avoit fait
périr la moitié. J'ordonnai au chirurgien du poste de s'y
transporter avec des remèdes, du vin, des vivres frais , · et je
m'y rendis moi-même. Je trouvai ces malheureux Indiens dans leurs hamacs,
ayant à peine la force de parler. Ils étoient attaqués
d'une dyssenterie affreuse , · il n'y avoit debout que le chef et deux
de ses femmes468. »
D'une manière générale, les
Français sont frappés par le comportement des Indiens, qui
refusent toute contrainte. On les dit versatiles, instables, peu capables de
persévérance et de fidélité. Ils seraient
dépourvus de curiosité, uniquement préoccupés par
leurs désirs immédiats. Enfin, ils seraient faibles de
caractère469. À l'évidence
l'incompréhension règne, et le monde amérindien est ici
perçu à travers le prisme forcément déformant qui
jauge les Amérindiens en fonction d'une grille de lecture
européenne et chrétienne, entre crainte et méfiance,
intérêt et mépris, convoitise, condescendance, et surtout
difficultés de communication470. Dès lors, on
distingue ceux qui ont reçu « quelques instructions des
missionnaires et sont en liaison avec les Européens », de ceux qui
vivent « retirés dans l'intérieur des terres, [qui] n'ont
jamais eû de communication avec aucune nation d'Europe471.
» Dans l'ensemble, les interactions entre les Amérindiens et la
société coloniale restent occasionnelles et peu suivies,
même à l'époque des missions jésuites. L'esclavage
des populations autochtones disparaît presque complètement
après 1740 environ, si bien qu'elles restent largement méconnues
des Européens. Malouet reconnaît qu'il est incapable de retracer
l'histoire de ces peuples avant l'arrivée des
Européens472.
De fait, les témoignages du XVIIIe siècle ne
représentent pas une valeur ethnographique fiable, estime C.F. Cardoso.
Les Blancs qui s'intéressent aux Amérindiens font rarement le
distinguo entre les différentes tribus lorsqu'il s'agit de
décrire les moeurs et les modes de vie, à l'image de Pierre
Barrère qui décrit « les Sauvages du continent de la Guiane,
[comme] des hommes tout nuds , épars dans les bois, rougeâtres, de
petite taille, ayant surtout un gros ventre [et] des cheveux noirs &
applatis473. » Le plus souvent, ce type de descriptions se
rapportent aux Galibi, les mieux connus à
468 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires
et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane
française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de
l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain ,
n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 59.
469 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 171.
470 Ibid., p. 172-173.
471 ANOM C14/43 F° 224.
472 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 148-149.
473 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 121.
115
l'époque. Malgré cela, il ressort des traits
partagés par ces tribus. Ce sont de petits groupes familiaux, vivant
dans des villages souvent situés sur des collines, pratiquant la chasse
(à l'arc), la pêche (à l'arc ou au harpon) et une
agriculture se limitant à quelques pieds de rocou, du coton, des racines
(manioc, igname, patate douce), du maïs ou du mil474.
« L'yvrognerie à part, écrit
Barrère, les Indiens Guianois en général sont d'assez
bonnes gens, leurs moeurs ne sont pas si corrompues qu'elles semblent le devoir
être475. » Malouet les décrit parfaitement
adaptés à leur environnement, heureux comme ils sont, leur mode
de vie suffisant à satisfaire leurs besoins. Il estime que les
Européens n'ont pas à se mêler de leurs affaires.
Assurément, il est difficile pour l'observateur du XXIe
siècle d'appréhender la façon dont les Amérindiens
ont vécu cette rencontre et la cohabitation avec ces visiteurs. Il est
cependant envisageable, en exploitant les témoignages fournis par les
missionnaires, de se livrer à un travail de reconstitution de ce moment.
Observatoires privilégiés des interactions culturelles, la
mission religieuse est en effet une des principales zones de contact entre les
deux univers, c'est-à-dire des « espaces sociaux au sein desquels
les cultures se rencontrent, se heurtent et se débattent entre elles,
souvent dans un contexte de relations de pouvoir relativement
asymétriques, que l'on observe dans le colonialisme, l'esclavage, ou
bien dans leurs séquelles et la façon dont elles sont
vécues dans de nombreux endroits du monde d'aujourd'hui476
» selon la définition forgée par Mary Louise Pratt. Ce sont
donc des espaces essentiels où les interactions entre un monde blanc,
catholique, en lien avec les capitales européennes et les réseaux
religieux, un monde amérindien et parfois un monde africain s'observent
de façon concrète.
Malouet relate à ce propos une anecdote
particulièrement significative. Les missionnaires
envoyés le long de l'Oyapock, moyennant des échanges de
présents, parviennent à rassembler des Amérindiens tous
les dimanches dans la chapelle qu'ils ont construite. « Ils les
catéchisoient, les baptisoient et les faisoient assister au service
divin en leur distribuant chaque fois une ration de taffia. » Ce
procédé fonctionne jusqu'au moment où les
approvisionnements de taffia viennent à manquer. Ne recevant plus
d'alcool, les Amérindiens ne se rendent plus à la messe, ce
n'apprécient pas les missionnaires qui les envoient chercher par des
fusiliers. Les Amérindiens résistent et envoient une
délégation auprès de Malouet et du préfet
apostolique pour se plaindre du comportement des missionnaires : « Nous
étions convenus, traduit l'interprète, moyennant une bouteille de
taffia par semaine, de venir les entendre chanter et de nous mettre à
genoux dans leur carbet. Tant qu'ils nous ont donné le taffia, nous
sommes venus ; lorsqu'ils l'ont retranché, nous les
474 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 67.
475 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 123-124.
476 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone »,
Profession, 1991, no 9, p. 34.
116
avons laissés sans leur rien demander, et ils nous ont
envoyé des soldats pour nous conduire chez eux. Nous ne le voulons
point. » Malouet charge le préfet apostolique de leur expliquer
quel est l'objet réel de l'action des missionnaires. « Son sermon
fut inutile, écrit-il : ils y répondirent par des éclats
de rire. » Afin d'apaiser les tensions, Malouet renouvelle « le
traité du taffia », mais ne constate aucune conversion, aucun
rapprochement entre Blancs et Amérindiens, aucun champ labouré,
et conclut à l'impossibilité d'établir une «
république des Indiens civilisés477. »
Concrètement, les conversions obtenues ne le se sont
pas au sens où les missionnaires l'entendent. Le message
évangélique est assimilé puis
réinterprété selon les représentations spirituelles
chamaniques des Amérindiens. La rencontre illustre l'idée de
middle ground mise en lumière par Richard White, qui appelle la
création mutuelle, tant du côté français que du
côté amérindien, d'une sorte de terrain d'entente entre les
deux mondes. Cette création passe d'abord par l'intégration de
l'Autre dans sa propre grille de lecture conceptuelle. Ainsi, pour les
Français, les Amérindiens deviennent-ils des sauvages.
Inversement, les missionnaires sont assimilés par les peuples
indigènes à des chamanes. Cette invention d'un terrain commun
débouche sur le respect de conduites conventionnelles, mais dans le
cadre d'une situation nouvelle où chaque camp agit en fonction de ses
propres buts. Pour les Français, il s'agit d'évangéliser
et d'ordonner ce qu'ils considèrent comme un monde sauvage. Les
Amérindiens quant à eux cherchent à modifier ou ajuster
l'ordre établi en leur faveur, en cherchant à se procurer des
outils métalliques ou en profitant de l'intercession avec le monde des
esprits dont les missionnaires semblent capables. La création du
middle ground repose de facto sur l'incapacité des
deux protagonistes à parvenir à leurs fins par la force ; de
là naît la nécessite pour chacun de trouver un moyen
d'obtenir autrement la coopération des étrangers478.
Ce qui permet d'envisager deux conclusions. D'une part, l'idée «
d'incommensurabilité sémiotique », c'est-à-dire
d'incompatibilité, entre les deux univers se trouve ici battue en
brèche. Il semblerait que ce soit davantage un argument avancé
par les missionnaires qui appuient sur les différences culturelles, sur
le supposé côté déraisonnable et inconstant des
Amérindiens, pour justifier, dans une certaine mesure, leur échec
dans l'entreprise d'évangélisation. D'autant plus au XVIIIe
siècle où les contacts sont devenus plus simples avec la
multiplication des passeurs ou des intermédiaires
culturels479. D'autre part, il semble également erroné
de parler
477 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 47-48.
478 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires,
and Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge
University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian
history », 1991, p. 95-98 ; Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou
chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions
jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline
ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps
de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du
colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française,
Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer »,
2011, p. 445-446.
479 Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà
l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2007, vol. 54-4bis, no 5, p. 44-45.
117
d'acculturation car les Amérindiens pensent la
rencontre selon leur propre stratégie et vivent leur histoire
indépendamment du sens que les jésuites veulent lui donner. On
observe plutôt une disjonction culturelle qui aboutit, au final, à
une réinterprétation des codes de chacun, donc à une
évolution qui place les protagonistes dans une nouvelle position l'un
vis-à-vis de l'autre480.
Ces interactions permettent dans bien des cas la
réussite d'une implantation européenne, qui se traduit par une
captation des savoirs indigènes par les colons481. Par
exemple, afin de subvenir à leurs besoins alimentaires, les
Européens imitent les pratiques amérindiennes et
acquièrent peu à peu les techniques et les connaissances
nécessaires à la culture des plantes locales482. Le
père Lamousse établit une grammaire et et un dictionnaire de la
langue galibi483. Toutefois, si le socle amérindien reste un
des seuls moyens d'appréhender le milieu, les connaissances botaniques
françaises en Guyane demeurent paradoxalement peu étendues. D'une
part parce que la colonie dépend largement des approvisionnements
métropolitains, d'autre part parce que le métissage n'y est pas
très important484. Cependant, la construction du savoir
botanique témoigne d'une hybridation culturelle, comme le montre les
termes d'origine amérindienne utilisés pour la désignation
des végétaux, par exemple. Le rapport que confie Guisan à
Malouet au retour de ses deux missions dans les marais de Kaw est parcouru de
termes amérindiens. Guisan et son équipe évoluent dans des
pri-pris (des marécages) au milieu des
mocou-mocous485 (plantes aquatiques portées par une
longue tige cylindrique, creuse et épineuse, dont la sève est
irritante).
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