Benoît JUNG
MALOUET, ADMINISTRATEUR EN GUYANE (1776-1778)
MISE EN PLACE D'UN PROJET ADMINISTRATIF ET TECHNIQUE
Mémoire de Master 2 « Sciences Humaines
et Sociales »
Mention : Histoire
Spécialité : Histoire Moderne Parcours :
Recherche
Sous la direction de M. François REGOURD
Avertissement : Cette oeuvre est
protégée par le Code de la propriété
intellectuelle. Toute diffusion illégale peut donner lieu à des
poursuites disciplinaires et judiciaires.
Année universitaire 2014-2015
2
3
Remerciements
Je remercie d'abord M. François REGOURD, pour sa
disponibilité, ses conseils, et pour m'avoir permis de travailler sur ce
superbe sujet.
Un grand merci à mes vieux compères, toujours
fidèles au poste, Angélique SONGY-PASQUIER, Florence CHOBRIAT,
Xavier BIDOT, et Aymeric BEAUDOUX, qui ont bien voulu consacrer un peu de leur
temps à me relire.
Un salut amical à Sylvain BERGER, camarade de promotion
depuis la première année de licence à Comète, pour
l'hébergement lors des partiels, ses conseils avisés pour ce
travail, et les discussions à bâton rompu.
Bien entendu, je remercie ma famille et mes amis, qui
subissent avec compréhension et bienveillance mon indisponibilité
chronique. J'espère un jour pouvoir rattraper les occasions
manquées.
Une mention particulière à Samuel NOURRY qui m'a
aidé à remonter en selle.
Enfin, et par-dessus tout, je remercie ma compagne
Céline pour son soutien sans réserve lors des moments difficiles
et pour son infinie patience lors de mes échappées monomaniaques.
Chapeau bas, et merci pour tout !
4
Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE 7
PREMIÈRE PARTIE - DE RIOM À CAYENNE.
CONSTRUCTION D'UNE
CARRIÈRE ET D'UNE PENSÉE COLONIALE
41
1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ? 42
1.1 Jeunesse auvergnate 43
1.1.1 Des origines modestes 43
1.1.2 Un parcours scolaire classique 44
1.2 Une carrière itinérante
46
1.2.1 Paris - Lisbonne - Allemagne : formation initiale 46
1.2.2 Entrée dans la Marine : apprentissage du
métier d'administrateur 47
1.3 Un homme de réseau 59
1.3.1 Le réseau familial et auvergnat 50
1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux
colonies 54
1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel 57
1.3.4 Un réseau mondain 59
CONCLUSION 61
2 MALOUET ET LES COLONIES 62
2.1 De l'utilité des colonies
63
2.1.1 Une mise en valeur des colonies 63
2.1.2 Un vecteur de développement pour la
métropole 65
2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la
paix 68
2.2 Liberté de commerce et Exclusif
colonial. 70
2.2.1 L'Exclusif colonial : définition 70
2.2.2 Une liberté de commerce relative aux
circonstances 71
2.3 La question de l'esclavage 75
2.3.1 Un mal nécessaire 75
2.3.2 Malouet philanthrope ? 78
2.4 Le « système colonial » de
Malouet : un principe conservateur 87
2.4.1 Revenir aux affaires : le lobby colonial 87
2.4.2 Vers une radicalité idéologique 89
2.4.3 L'avenir des colonies : le « système
colonial » de Malouet 91
CONCLUSION 95
DEUXIÈME PARTIE - DÉVELOPPER LA GUYANE :
LA GENÈSE D'UN
PLAN 96
1 APERÇU DE LA GUYANE SOUS L'ANCIEN
RÉGIME 97
1.1 Le cadre naturel. 97
1.1.1 Relief et hydrographie 98
1.1.2 Le climat 99
1.1.3 Les sols 100
1.1.4 La forêt 101
1.2 La population 102
1.2.1 Les Blancs 104
1.2.2 Les gens de couleur 108
1.2.3 Les Amérindiens 113
1.3 Économie et production
117
1.3.1 Habitants et habitations 118
5
1.3.2 Techniques culturales et moyens de production 121
1.3.3 La production 123
1.3.4 L'élevage et la pêche 126
CONCLUSION 127
2 COMMENT METTRE EN VALEUR LA GUYANE ? 128
2.1 L'administration coloniale
128
2.1.1 Le ministère de la Marine : l'administration
centrale 128
2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur :
l'administration locale 130
2.1.3 L'administration en Guyane 135
2.2 Les savoirs en mouvement 138
2.2.1 Paris, ville-monde 138
2.2.2 Le modèle académique français
139
2.2.3 La Machine coloniale 143
2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane
comme champ d'expérimentation 150
2.3.1 L'expédition de Kourou 151
2.3.2 L'entrée en scène du baron de Besner
154
2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ? 157
CONCLUSION 162
3 LA PROPOSITION DE MALOUET : ENTRE PRUDENCE ET
PRAGMATISME 163
3.1 Dynamiser l'économie et le commerce
163
3.1.1 Ravitailler la colonie 164
3.1.2 Dynamiser le commerce et la production : aides,
incitations et récompenses 165
3.2 Un aménagement scientifique et
technique du territoire 167
3.2.1 « Entretenus » et missions scientifiques
167
3.2.2 Aménagements et infrastructures 168
3.3 Le peuplement. 168
3.3.1 Un peuplement venu d'Afrique et d'Europe 169
3.3.2 Un peuplement local 169
3.4 Police intérieure et administration
170
CONCLUSION 170
TROISIÈME PARTIE - L'ADMINISTRATEUR DES
LUMIÈRES EN
GUYANE 172
1 UN INTERMÉDIAIRE ENTRE LA COLONIE ET LA
MÉTROPOLE 173
1.1 Centraliser et diffuser l'information
174
1.1.1 Informer la métropole, éclairer la colonie
174
1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux 182
1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un
outil de communication 193
1.2.1 Un exercice de communication 194
1.2.2 Le projet de Malouet 197
1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la
colonie 201
CONCLUSION 207
2 PRÉPARER LE DÉVELOPPEMENT GUYANAIS
208
2.1 Administrer la colonie, administrer les hommes
208
2.1.1 Assainir les finances 208
2.1.2 Réformer la justice et réprimer ses abus
213
2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner 215
2.1.4 Conflits de personnes et difficultés
administratives 220
2.2 Activités scientifiques,
économiques et urbanistiques 225
6
2.2.1 La cartographie 225
2.2.2 Travaux d'urbanisme et d'assainissement 227
2.2.3 La promotion de nouveaux secteurs d'activité :
les épices et les bois 229
2.2.4 Un développement sous l'aile de l'État :
l'élevage et la pêche 232
2.3 L'asséchement des terres basses :
l'élan donné par Malouet. 235
2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les colonies
236
2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane 240
2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet 245
CONCLUSION 250
3 LA GUYANE APRÈS MALOUET 251
3.1 Un bilan mitigé 251
3.1.1 L'apport de Guisan 252
3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent pas 255
3.2 Une proposition de relecture
257
3.2.1 La réception du projet de Malouet en Guyane
258
3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet en
Guyane 260
3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ? 264
CONCLUSION 267
CONCLUSION GÉNÉRALE 268
ANNEXES 272
ILLUSTRATIONS 302
SOURCES 304
BIBLIOGRAPHIE 307
7
INTRODUCTION GÉNÉRALE
« Arrivé [à Cayenne] au mois de
novembre 1776, le premier aspect de cette colonie m'a épouvanté ;
l'air misérable de la ville m'annonçoit celui de la campagne, et
la tournure des habitans me donnoit la plus fâcheuse idée de
l'espèce et du produit de leurs travaux. Le commerce réduit aux
choses de première nécessité, l'industrie dépourvue
des ustensiles et des bras qui lui sont nécessaires, l'émulation
éteinte par le défaut d'exemples et de succès, les
préjugés de l'ignorance et de l'amour propre qui se
complaît dans les habitudes les plus perverses : tel est le spectacle
qu'offre cette société de malades aux yeux d'un homme sain qui
vient les visiter1. »
Tel est le sombre tableau brossé par Pierre Victor
Malouet (1740-1814), nommé commissaire ordonnateur à Cayenne
entre 1776 et 1778. Et pour cause : cette colonie s'affiche comme le parent
pauvre aux marges de l'empire colonial français, alors dominé par
les îles à sucre prospères des Antilles, dont
Saint-Domingue constitue le fleuron.
Né à Riom (Puy-de-Dôme) le 11
février en 1740, il est issu d'un milieu d'officiers modestes.
Après une scolarité exemplaire menée au sein des
collèges Oratoriens de Riom puis de Juilly en région parisienne,
Malouet poursuit ses études à Paris où il devient
diplômé en droit. Après un rapide passage au service du
compte de Merle, alors en ambassade au Portugal, il est nommé intendant
de la Marine à Rochefort en 1763, poste où il apprend très
rapidement à utiliser ses relations à bon escient, parfois avec
opportunisme, pour obtenir de l'avancement2. En octobre 1763, il est
nommé inspecteur des magasins des colonies, poste qu'il partage entre
Rochefort et Bordeaux jusqu'en avril 1767. En mars de la même
année, il est envoyé à Saint-Domingue en qualité de
sous-commissaire de la Marine. Il y épouse en avril 1768 Marie-Louise
Béhotte (1747-1783) et se trouve à la tête des plantations
de sucre et de café appartenant à son épouse, sises
à Maribaroux, faisant partie des plus riches de la partie du
Nord3 et lui permettant d'amasser une fortune
confortable4. Il se
1 Archives Nationales d'Outre-Mer (ci-après ANOM)
série C14, registre 50, folio 62 (ANOM C14/50 F° 62)
2 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(17401814), Riom, Société des amis des universités de
Clermont, 1990, p. 17-24.
3 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises de plantation à la fin de l'ancien
régime, selon Pierre Victor Malouet », in Jean EHRARD et
Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom,
Société des amis des universités de Clermont, 1990, p.
41.
4 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/1, p. 43,72 ;
Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, Deuxième
édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/2, p. 200.
8
lie d'amitié avec des personnages influents : le
procureur général Legras5, l'intendant
Bongars6 et le négociant havrais Stanislas
Foäche7. C'est avec l'aide de Bongars que Malouet devient en
1769 ordonnateur par intérim au Cap français puis commissaire de
la Marine. De retour en France en 1774, il fait valoir l'expérience
acquise à Saint-Domingue et, après une suite
d'événements rocambolesques durant lesquels il manque de ruiner
sa carrière, il se voit nommé commissaire général
de la Marine et ordonnateur en Guyane entre 1776 et 17788. Son
retour en métropole est marqué par une suite
d'événements tragiques. Il perd en quelques semaines ses deux
filles et son beau-frère. Ces décès l'affectent durement ;
il s'éloigne du milieu ministériel et songe un temps à se
retirer définitivement de la vie publique en s'installant à la
campagne. Malgré tout, il trouve du réconfort dans le travail et
reprend du service9. Il est nommé commissaire du roi pour la
vente de l'arsenal de Marseille en 1780, et devient intendant de la Marine et
ordonnateur à Toulon de 1781 à 1789. À la veille de la
Révolution, il s'oriente vers la politique : en 1789 il est
nommé, avec l'appui de Necker10, député du
Tiers état du baillage de Riom aux États généraux.
Il est l'un des principaux rédacteurs des cahiers de doléances,
et intègre l'Assemblée nationale où il devient l'un des
chefs les plus en vue du parti constitutionnel11. L'insurrection du
10 août 1792 le contraint à la fuite. Le 2 septembre, il parvient
à quitter Paris et s'exile en Angleterre où il rejoint les
proscrits. Veuf depuis 1783, il fréquente Mme du Belloy, créole
de Saint-Domingue12. Il vit très mal cet exil qui lui
coûte sa fortune et affecte passablement son moral et sa santé.
Très affecté par l'arrestation de Louis XVI, il demande en vain
à la Convention le droit de défendre le roi. Il est rejoint par
d'autres planteurs en exil et négocie le 25 février 1793 le
traité de Whitehall avec Sir Henry Dundas, par lequel il livre
Saint-Domingue aux Anglais pour lui éviter de passer sous la coupe de la
République et de la Convention13. Le coup d'État du 18
brumaire (9 novembre 1799) lui permet de revenir en France et de renouer avec
le ministère de la Marine. Après la paix d'Amiens, il est
nommé le 25 février 1803 commissaire général de la
Marine puis devient préfet maritime à Anvers, avec pour mission
de développer ce port destiné à faire pression sur la
marine britannique croisant dans la Manche14. Son union avec Mme du
Belloy est célébrée le 8 mars 1808, en présence
d'un par terre de dignitaires et de proche de l'Empereur, dont Napoléon
lui-même15. En
5 ANOM E 274
6 ANOM E 38
7 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à
Saint-Domingue: sucrerie Fodche, Dakar, coll. « Note
d'histoire coloniale », n° 67, 1962, 92 p.
8 Jean TULARD, Dictionnaire
Napoléon, Paris, Fayard, 1999, p. 257.
9 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
vol. 1, op. cit., p. 168-170.
10 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne,
sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires
coloniaux en Guyane au XVIIIe siècle, Thèse de
doctorat en histoire moderne, sous la direction de Guy Martinière,
Université de la Rochelle, La Rochelle, 2007, p. 418.
11 Jean TULARD, Dictionnaire
Napoléon, op. cit., p. 257.
12 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
vol. 2, op. cit., p. 267 ; Charles
FROSTIN, « L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793
», Revue française d'histoire
d'outre-mer, 1962, vol. 49, no 176-177, p. 310.
13 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à
Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293 ;
Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, Paris, Poche, coll. « La découverte
», 1992, p. 289.
14 Jean TULARD, Dictionnaire
Napoléon, op. cit., p. 257.
15 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au
XVIIIe siècle, op. cit., p.
258.
9
janvier 1810, Malouet est fait baron puis maître des
requêtes, ce qui lui permet d'intégrer le Conseil d'État en
février. En 1812, il est mis à la retraite par l'empereur. En
réalité, il tombe en disgrâce suite aux réserves
qu'il émet lors d'une séance du Conseil d'État à
propos du bien fondé de la campagne de Russie16. Malouet est
à nouveau contraint à l'exile ; il se retire en Touraine. Le
retour des Bourbons lui permet de devenir ministre de la Marine de Louis XVIII
le 13 mai 1814, point d'orgue d'une carrière et d'une ascension sociale
toutes deux patiemment et méthodiquement construites. Il
décède le 6 septembre de la même année,
ruiné. Ses funérailles sont prises en charge par le
roi17.
Tout au long de sa carrière, Malouet s'illustre par un
travail assidu et une intelligence vive. Bien qu'il conçoive qu'il
faille entreprendre des réformes, il n'en reste pas moins prudent et
tâche d'être pondéré dans sa réflexion. Ce
désir de médiété est une constante du personnage,
qui n'envisage jamais de solutions radicales. Fondée sur une vision
utilitariste, pragmatique et conséquentialiste, la réflexion de
Malouet entend conserver ce qui a été éprouvé par
l'histoire, ce qui est utile et efficace, pour n'en modifier que les
éléments susceptibles d'être améliorés.
« Les théories, écrit-il, les déclamations
philosophiques ne m'ont jamais séduites ; j'ai étudié les
faits plus que les systèmes, et j'ai trouvé dans l'histoire, plus
que chez les moralistes, tous les préceptes de philosophie et de
politique que les gouvernements sont tenus de suivre pour se
conserver18. » Ainsi, au lieu de vouloir réformer la
société de fond en comble, ou de défendre bec et ongle un
modèle séculaire qui semble être arrivé en bout de
course, Malouet choisit la voie médiane et promeut une monarchie
parlementaire inspirée du modèle anglais19. Il est
fermement convaincu de l'utilité des colonies, qu'il juge indispensables
pour le commerce et pour le prestige national. Membre du club de Massiac, c'est
un esclavagiste notoire et forcené20 qui s'oppose en 1787 et
en 1789 aux Amis des Noirs et à Condorcet lors d'une très vive
controverse21. Très attaché à la monarchie, il
estime qu'elle est garante de l'intérêt général et
doit, en vertu de ce principe, prendre à son compte la mise en valeur
des colonies, dans la stricte limite de ses intérêts. De ce fait,
Malouet prend parti pour que les colons conservent l'initiative dans la gestion
de leurs affaires, dès lors que celles-ci font écho aux
intérêts nationaux.
S'appuyant sur cette ligne directrice, il s'applique durant
les deux années qu'il passe en Guyane à mettre au jour les
raisons du marasme qui y règne. Dans une optique résolument
16 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit.
17 Jean TULARD, Dictionnaire Napoléon, op.
cit., p. 257 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. XXV.
18 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 79-80.
19 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, Malouet et
les« monarchiens » dans la Révolution française,
Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, 275 p ; Sergienko
VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la décennie
révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution
française, 2009, no 356, pp. 177-182.
20 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 186-192.
21 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur
de l'esclavage en 1789 », Annales historiques de la Révolution
française, 1938, 15e année, no 87, pp.
193-204.
10
utilitariste, en phase avec l'air du temps, il arpente la
Guyane durant le premier trimestre de 1777 et va à la rencontre de ses
habitants et des Amérindiens. Il questionne, il observe les cultures, il
suggère des améliorations ; il constate aussi le laxisme ambiant
de l'administration et la mauvaise gestion dont elle se rend coupable,
minée par les intrigues et les conflits d'intérêts. Il
dresse en janvier 1777, devant l'Assemblée générale de
Guyane, un bilan assez juste de la situation et émet une série de
propositions afin de remédier aux dysfonctionnements
constatés22.
La fonction d'ordonnateur qu'il occupe alors fait de lui un
personnage important du dispositif colonial. En effet, par le règlement
du 4 novembre 1671, Colbert a doté les colonies d'une direction
bicéphale relayant l'autorité de la métropole. Elle se
compose d'un gouverneur, représentant du roi, qui exerce le pouvoir
politique, et d'un intendant de la Marine, en charge de l'administration. Un
Conseil supérieur exerce les pouvoirs judiciaires, à l'instar des
parlements métropolitains, et fait office de contre-pouvoir aux deux
administrateurs. En Guyane, l'intendant de la Marine est
représenté par un commissaire général, nommé
par le pouvoir et faisant fonction d'ordonnateur. Ce personnage est investi de
moyens d'action étendus aux domaines de la police, de l'administration,
des finances et de la justice23. Homme du roi, l'ordonnateur
détient la réalité du pouvoir et joue le rôle
d'interface entre la colonie et la métropole. Il rend compte de son
activité au ministre par la rédaction de mémoires, mais il
est relativement autonome dans sa prise de décision et dans les actions
à mener. Homme de cabinet et homme de terrain, c'est un rouage
déterminant dans la mise en oeuvre de la politique scientifique de la
métropole24.
Les différents administrateurs qui se succèdent
en Guyane sont confrontés à une terre qui, au XVIIIe
siècle, reste largement méconnue et mal définie. La France
prend pied un siècle plus tôt sur un territoire d'environ 150 000
km2, couvert à 90 % par la forêt amazonienne. Le
médecin naturaliste Pierre Barrère, botaniste du roi, en donne un
aperçu en 1743 :
« Toute la côte de la Guiane est admirable par
sa verdure. Ce ne sont que d'épaisses forêts de différens
arbres toujours verds, qui couvrent toute cette étendue de pays, &
des futayes qui s'étendent si avant dans les terres, qu'on les perd de
vue25. »
22 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 85-87.
23 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France
à la fin de l'Ancien Régime. L'évolution du régime
de « l'Exclusif » de 1763 à 1789, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. « Publications de l'Université de
Poitiers Lettres et Sciences Humaines », 1972, p. 78.
24 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime: le cas de la Guyane et des Antilles françaises,
XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne,
sous la direction de Paul Butel, Université Bordeaux Montaigne,
Bordeaux, 2000, 755 p.
25 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de
l'île de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements
arrivés dans ce pays, et les moeurs et
11
Les colons n'occupent, concrètement, qu'une
étroite bande côtière d'une vingtaine de kilomètres
de large, s'étendant sur environ 300 km entre la rivière
Iracoubo, à l'ouest, et le fleuve Oyapock à l'est. La population
est relativement faible au XVIIIe siècle, et difficile à
évaluer avec précision. Serge Mam Lam Fouck avance ces quelques
chiffres26 :
Années
|
Blancs
|
Esclaves
|
Libres de couleur
|
Population totale
|
1700
|
352
|
1399
|
11
|
1762
|
1716
|
296
|
2436
|
28
|
2760
|
1759
|
456
|
5571
|
21
|
6048
|
Marie Polderman propose le décompte suivant à
partir des années 177027 :
Années
|
Blancs
|
Esclaves
|
Libres de couleur
|
Total
|
1770
|
1178
|
8675
|
167
|
10020
|
1785
|
1418
|
9092
|
197
|
10707
|
1788
|
1346
|
10430
|
483
|
12259
|
Enfin Ciro Flammarion Cardoso nous donne ces
chiffres28 :
Années
|
Blancs
|
Esclaves
|
Libres de couleur
|
Population totale
|
1739
|
566
|
4654
|
54
|
5274
|
1770
|
1178
|
8499
|
167
|
9844
|
1785
|
1418
|
9092
|
197
|
10707
|
1788
|
1346
|
10533
|
483
|
12362
|
Ces tableaux, à défaut de fixer exactement le
nombre d'individus peuplant la Guyane, permettent toutefois d'établir un
ordre de grandeur. En reprenant les chiffres de Cardoso, qui couvrent la
période 1776-1778, quand Malouet aborde Cayenne en octobre 1776, la
population est de 9 676 personnes, principalement concentrée sur Cayenne
et quelques points côtiers, disséminés çà et
là. S'ajoute un nombre indéterminé d'Amérindiens
(les estimations oscillent entre 15 000 et 20 000 individus) principalement
dispersés dans la forêt29.
coutumes des différents peuples sauvages qui
l'habitent; avec les figures dessinées sur les lieux, Paris, Piget,
1743, p. 6.
26 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de
la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin
du XX° siècle. Les grands problèmes guyanais,
Petit-Bourg, Ibis rouge, 2002, p. 30.
27 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763
: mise en place et évolution de la société coloniale,
tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge Editions, coll. «
Collection Espace outre-mer », 2004, p. 279.
28 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817) Aspects économiques et sociaux. Contribution à
l'étude des sociétés esclavagistes d'Amérique,
Guadeloupe, Ibis Rouge Editions, 1999, p. 326.
29 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit.
12
Enjeux stratégiques et rénovation
administrative
Au milieu du XVIIIe siècle, la Guyane suscite un regain
d'intérêt et nourrit les espoirs de l'administration, qui voit
dans son développement un moyen de pallier la perte de la plupart des
colonies du royaume. En conséquence du traité de Paris qui vient
clore la Guerre de Sept Ans (1756-1763), Louis XV (1715-1774) voit son empire
colonial, alors au faîte de son extension, réduit comme peau de
chagrin. Il perd le Canada, quelques îles des Antilles, les
établissements du Sénégal (sauf Gorée) et la
plupart des établissements en Inde. Les grands gagnants sont bien
évidemment les Anglais, qui se retrouvent en position
hégémonique sur la scène internationale. En
réalité, Choiseul30 préfère conserver
les îles à sucre des Antilles au détriment du Canada. Cette
diplomatie s'inscrit dans le cadre des idées du temps, influencée
par les philosophes et les économistes ainsi qu'une large partie de
l'opinion éclairée des cercles dirigeants. En effet, le Canada
est la seule colonie de peuplement française. Ce type de colonie est
largement décrié dans les années 1760 car il serait pour
les contemporains un facteur aggravant d'un affaiblissement
démographique présumé de la métropole31.
Comme le montre Philippe Castejon, on assiste en Europe depuis le début
du XVIIIe siècle à un glissement sémantique du mot «
colonie » qui perd sa signification de foyer de peuplement sur le
modèle Antique, pour se fondre de plus en plus dans une acception
d'ordre purement économique, à mesure que se développent
les réflexions, notamment françaises, autour de l'économie
politique au XVIIIe siècle32. Ainsi, seules sont
jugées utiles les colonies dont l'économie est
complémentaire de celle de la métropole, ce que n'est pas celle
du Canada qui entre en concurrence avec la métropole.
En revanche, les îles à sucre remplissent les
objectifs du mercantilisme colbertien, à l'image de Saint-Domingue, en
fournissant les denrées que le royaume ne peut pas produire, lui
évitant de les acheter à l'étranger. Alimentée par
une consommation bourgeoise, urbaine et aristocratique chez qui le café,
le cacao, le sucre, deviennent de plus en plus des produits de consommation
courants, cette utilité des colonies offre des débouchés
aux négociants, stimule le développement des ports et permet de
substantielles rentrées de numéraires qui viennent combler le
déficit commercial33. Il devient dès lors primordial
pour la monarchie française de conserver un point d'ancrage dans la zone
des Caraïbes afin de contrebalancer la puissance anglaise et les navires
nord-américains qui,
30 Étienne-François, comte de Choiseul puis duc
de Choiseul-Stainville (1719-1785), principal ministre de Louis XV entre 1758
et 1770.
31 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.
32 Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et
rejet: la naissance d'un concept (de la fin des années 1750 aux
révolutions hispaniques) », Mélanges de la Casa
Velasquez, 2013, vol. 43, no 1, p. 253-254.
33 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit.
13
par une politique commerciale agressive à destination
des Antilles, mettent à mal les négociants français, de
moins en moins protégés par l'Exclusif colonial. Évoquant
la cession du Canada, l'abbé Raynal explique :
« f...] La perte de ce grand continent
détermina le ministère de Versailles à chercher l'appui
dans un autre ; et il espéra trouver dans la Guyane, en y
établissant une population nationale et libre, capable de
résister elle-même aux attaques étrangères, et
propre à voler avec le temps au secours des autres colonies, lorsque les
circonstances pourraient l'exiger34. »
Par ailleurs, une refonte importante du cadre
réglementaire intervient de façon concomitante à la Guerre
de Sept Ans et des enjeux stratégiques qui en découlent pour le
dispositif colonial français. On assiste à un effort de
rénovation administrative qui, selon Jean Tarrade, est motivé par
le fait que les colons ont facilement accepté la domination anglaise
durant la Guerre de Sept ans, préférant capituler sans combattre
pour éviter la destruction de leurs habitations. C'est pourquoi, avant
même la fin des hostilités, dès juillet 1759, le
ministère de la Marine édite une série d'ordonnances
royales pour réformer l'administration de Saint-Domingue et des
îles du Vent. L'objectif est de restreindre l'autorité militaire
du gouverneur sur les colons. Ces ordonnances sont complétées par
un arrêt du 21 mai 1762, qui fixe les bornes du pouvoir militaire par
rapport à la justice. Toutes ces mesures visent à
intéresser les administrateurs à l'intérêt
général plutôt qu'aux intérêts personnels.
Afin de répondre aux revendications des colons, le gouvernement
crée trois Chambres mi-parties d'agriculture et de commerce, qui leur
permettent d'avoir des représentants officiels à Versailles. La
grande ordonnance du 2 mars 1763, comporte deux mesures essentielles. La
première confirme l'établissement de la dualité des
pouvoirs entre le gouverneur et l'intendant, dont les prérogatives sont
définies et scrupuleusement bornées. La seconde supprime les
Chambres mi-parties et les remplace par des Chambres d'agriculture, qui
continuent d'envoyer des députés à la
Cour35.
1763 est donc une année charnière. Le
Ministère de la Marine, en charge des colonies, se concentre de ce fait
sur la Guyane qui, par sa position stratégique et ses ressources
naturelles, semble être le candidat idéal. On imagine des
solutions pour dynamiser ce territoire. Des projets ambitieux de
développement voient le jour mais se soldent tous par des échecs,
dont le plus
34 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française. Le premier empire colonial. Des origines à la
Restauration, Paris, Fayard, 1991, vol. 2/1, p. 272.
35 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 74, 75, 78-80.
14
retentissant est sans aucun doute celui du ministre Choiseul,
qui tente d'établir une colonie de peuplement à Kourou en
176336. L'impréparation, la méconnaissance des
contraintes du milieu guyanais et la légèreté avec
laquelle cette entreprise est conduite débouchent sur un
véritable désastre humain et financier, qui entache durablement
l'image de la colonie et lui vaut la réputation tenace d'être un
enfer vert. Sur les 10 000 à 14 000 personnes ayant fait voile vers
Cayenne, Pierre Pluchon estime que cette « improvisation criminelle »
coûte la vie à environ « 9000 individus, emportés par
la fièvre jaune et les complications palustres, [et] environ 25 millions
de livres prélevées sur un Trésor appauvri par la Guerre
de Sept Ans37. » Les prolongements de cette tentative
avortée marquent durablement les esprits, qui voient dans ce fiasco la
preuve que les Blancs ne sont pas faits pour établir des colonies de
peuplement agricole sous les tropiques, et encore moins pour y travailler.
Cette idée devient la scie musicale des esclavagistes et se donne
à voir, par exemple, dans un mémoire sur la Guyane
rédigé en 1777 par Claude Laloue (ou La Loué), «
soldat au dépôt des recrues des colonies38 »,
à la demande de Malouet :
« C'est peu connoitre les colonies situées
au-delà du tropique que de les croire susceptibles d'être
cultivées par des Européens. Tels forts et vigoureux que soient
les colons qu'on y transportera, ils succomberont toujours sous le poids d'un
travail qui peu à peu réduiroit leur corps dans un affaissement
presque total et pour la guérison duquel l'air d'Europe seroit
indispenssable. Les Nègres sont par la nature de leur tempérament
les seuls hommes en état de soutenir les grands travaux à faire
dans ces climats brûlants39. »
Au début des années 1770, la Guyane revient
cependant sur le devant de la scène, en grande partie grâce
à Alexandre Ferdinand, baron de Besner. Cet alsacien, militaire de
carrière, se trouve impliqué dans l'expédition de Kourou
en 1763, chargé avec le baron de Haugwitz de recruter des
émigrants sur les bords du Rhin. Il est envoyé en Guyane en 1765
pour enquêter sur les raisons du
36 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French
Guiana, 1760-1800 », The Hispanic American Historical Review,
1952, vol. 32, no 1, pp. 22-43 ; François REGOURD, «
Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet
colonial », in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et
François REGOURD (dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces
impériaux (XVIe - XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac,
Presses universitaires de Bordeaux, 2005, pp. 233-252 ; Emma ROTSCHILD, «
A Horrible Tragedy in the French Atlantic », Past & Present,
2006, no 192, pp. 67-108 ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier
rêve de l'Amérique française, Paris,
Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, 285 p.
37 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 278.
38 ANOM E250 F°69
39 ANOM C14/45 F°364
15
désastre de l'expédition, mission qu'il met
à profit pour développer un nouveau projet de colonisation,
destiné à mettre en valeur la rive droite du
Tonnégrande40 avec une poignée de colons allemands
rescapés de Kourou. Sa tentative, pour le moins hasardeuse,
échoue en engloutissant 800 000 livres41. À son retour
en France en 1773, le ministre de Boynes lui signifie qu'il ne sera plus
employé en Guyane. Cependant, Besner est opiniâtre, ambitieux, et
peu se prévaloir d'un réseau influent qu'il sollicite pleinement.
Aspirant à en devenir gouverneur et désirant y implanter une
compagnie de commerce, il reprend à son compte l'idée selon
laquelle le climat tropical n'est pas favorable aux Blancs. Il soumet un plan
au ministre Sartine, dans lequel il prévoit une mise en valeur agricole
de la Guyane en s'appuyant sur les Amérindiens, et surtout sur les
esclaves marrons42 du Surinam, venus se réfugier en
territoire français. Besner est opposé à l'esclavage et
mise sur un affranchissement progressif des esclaves
réquisitionnés ainsi que leur accès à la
propriété. Il part du principe qu'un propriétaire est plus
enclin à bien cultiver et à défendre ses terres. Il fait
le pari que ces hommes se sentiront redevables envers la métropole qui
les couvre de ses bienfaits, et de ce fait seront des alliés
fidèles en cas d'invasion anglaise43.
Malouet, de retour de Saint-Domingue en 1774, cherche à
faire valoir son expérience en tant que planteur et administrateur au
Cap français. À la demande du ministre Sartine, il intègre
le comité de législation sur les colonies et présente en
1775 un travail sur l'administration de Saint-Domingue et ce qu'il conviendrait
de faire pour en améliorer la mise en valeur44. Ce rapport,
agréé en 1776 pour Cayenne, constitue le quatrième volume
de sa Collection de Mémoire sur les colonies qu'il publie en
180145. Il étudie le projet de Besner et, même s'il ne
disqualifie pas complètement le plan de son concurrent, ces «
rêveries » le laisse dubitatif. Il suggère à Sartine
d'envoyer un homme fiable en Guyane pour vérifier les assertions de
Besner46. C'est dans ce contexte qu'il est nommé
commissaire-ordonnateur et s'embarque pour Cayenne, fin août 1776. Il
doit appliquer le projet qu'il a défendu devant M. de Maurepas, et
rendre compte de la faisabilité du plan proposé par le baron de
Besner47.
40 Situé à une cinquantaine de kilomètres au
sud-ouest de Cayenne.
41 ANOM C14/35 F°253
42 Esclaves fugitifs.
43 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires et
correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane
française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de
l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain ,
n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 387-388 ; Barbara TRAVER, « A « New
Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana
», Western Society for French History, 2011, no 39,
pp. 107-121.
44 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 72.
45 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires
sur les colonies, et particulièrement sur Saint-Domingue, Paris,
Baudouin, Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de
Grenelle, F. S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/4, 390 p.
46 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 83.
47 Ibid., p. 85-87.
16
Une enquête aux ramifications multiples
Malouet défend son projet face à
Maurepas48 et conclut ainsi :
« C'est dans la colonie même, en interrogeant
les habitants, en visitant les terres, en employant à cet examen des
ingénieurs et des cultivateurs exercés , · c'est surtout
en comparant aux nôtres les procédés employés par
les Hollandais, que vous arriverez à des résultats positifs. Vous
n'aurez plus à craindre d'être séduit par des fables, par
de fausses combinaisons, lorsque vous aurez fait constater d'une manière
authentique la nature du sol, les obstacles, les moyens de culture, les
habitudes pernicieuses des anciens colons, le nombre et les moeurs des
différentes peuplades d'Indiens, enfin l'existence de ces nègres
marrons qui demandent, dit-on, l'hospitalité. Cet article ne peut
être traité que de concert avec le gouvernement de Surinam, et
suffit pour motiver l'envoi d'un commissaire du roi dans cette colonie,
où nous avons à recueillir les instructions les plus importantes
pour l'amélioration de la nôtre49. »
Ainsi, la mission qui lui est confiée se déploie
tous azimuts. Dès lors, nous avons choisi d'aborder le sujet en nous
appuyant sur une méthodologie qui varie les angles d'observation, afin
de mettre en lumière le personnage de Malouet, sa carrière et son
passage en Guyane, en ciblant des éléments
révélateurs de son époque, des mentalités, des
logiques de réseaux ou de la circulation des savoirs et des
élites entre la métropole et ses colonies. En suivant sa
réflexion, nous assistons à l'élaboration d'un plan de
mise en valeur d'un territoire lointain, en adéquation avec les
objectifs définis par la métropole. L'administration
intègre ce processus dans la Machine coloniale, telle que définie
par James E. McClellan et François Regourd, c'est-à-dire un
réseau d'hommes et d'institutions qui se constitue autour du
ministère de la Marine et des cercles scientifiques parisiens, qui vise
à déployer et à soutenir la colonisation
française50. Le statut d'ordonnateur confère à
Malouet une large palette de prérogatives qui font de lui un agent de la
monarchie, un prolongement du pouvoir métropolitain en Guyane. En tant
que tel, il est le vecteur
48 Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de
Maurepas (1701-1781), ministre de la Marine sous Louis XV de 1723 à
1749, puis principal ministre de Louis XVI de 1774 à 1781.
49 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 84-85.
50 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The
Colonial Machine: French Science and Colonization in the Ancien Regime »,
Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 31-50.
17
d'une culture savante européenne, qui s'inscrit dans
l'objectif cartésien de se « rendre comme maître et
possesseur de la nature » par son savoir. Cette culture savante forme
outre-mer ce que George Basalla nomme en 1967 dans un article fondamental, une
« science coloniale », c'est-à-dire une science sous tutelle
de la métropole, fondée sur les institutions et la tradition
scientifique d'une nation qui bénéficie d'une culture savante
établie51. À ce titre, Paris est un point de
convergence majeur des savoirs, où culture des Lumières et
cultures d'outre-mer se rencontrent. C'est une véritable ville-monde qui
rayonne sur l'Europe entière. Cette métropolisation des savoirs
repose sur un réseau formé d'institutions et de
sociabilités savantes, qui permettent l'échange et la collecte
des informations tout en venant alimenter la prise de décision de
l'État. Ce réseau d'institutions, par le truchement du Bureau des
colonies, participe au déploiement de la « science coloniale
», ensemble de savoirs à la fois normalisés et
mobiles52. Malouet se trouve ainsi acteur et vecteur de ce
système. Acteur parce qu'il participe à la vie mondaine et
culturelle de la capitale, il fréquente les salons, dont celui de Madame
Necker ou Madame de Castellane où il se lie d'amitié avec
l'abbé Raynal et Diderot, fréquente d'Alembert, controverse avec
Condorcet53. En qualité d'administrateur, il
détermine, coordonne et dynamise la politique scientifique en fonction
des informations qu'il récupère sur le terrain et de la lecture
qu'il en fait. Vecteur car il intervient dans un grand nombre de domaines, il
est porteur d'une tradition administrative et scientifique, véhicule de
la politique métropolitaine.
Quand bien même son passage en Guyane est bref, il donne
une impulsion, il jette les bases d'un programme qui se veut raisonné,
en phase avec les spécificités inhérentes à la
colonie. Son approche se trouve inscrite dans un contexte économique
marqué par le mercantilisme, qui envisage de façon classique le
fait colonial comme un moyen d'enrichissement pour la métropole par le
commerce des denrées exotiques. Ce qui induit une gestion de ces
territoires lointains comme des centres de production à moindre
coût54, adossée à une connaissance scientifique
du milieu, dont les visées utilitaristes cherchent à
déterminer quelles sont les plantes utiles pour le commerce de la
métropole. Ainsi, Malouet fait porter son effort sur la façon
d'exploiter les ressources naturelles de la Guyane, dont la luxuriance de sa
nature laisse dans beaucoup d'esprits de l'époque l'image d'une terre
fertile, facile à cultiver. D'un caractère pragmatique, il
préfère s'en remettre aux observations
51 George BASALLA, « The Spread of Western Science »,
Science, 1967, vol. 156, no 3775, pp. 611-622.
52 François REGOURD, « Capitale savante, capitale
coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe
siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20
juin 2008, n° 55-2, no 2, pp. 121-151 ; François
REGOURD, « Les lieux de savoir et d'expertise coloniale à Paris au
XVIIIe siècle: institutions et enjeux savants », in Anja
BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes
coloniaux à Paris au XVIIIe siècle. Circulation et
enchevêtrement des savoirs, Paris, Editions Karthala, 2010, pp.
32-49.
53 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 68-73.
54 François VÉRON DE FORBONNAIS, « Colonie
», in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences
des arts et des métiers, par une société de gens de
lettres, Lausanne et Bernes, Sociétés Typographiques, 1782,
vol.8, pp. 519-523.
18
qu'il effectue sur le terrain. Sa réflexion est
structurée autour de cinq grands axes :
-1- L'exploitation forestière, dans le but de fournir
à la métropole du bois de construction et, localement, de
développer la construction navale.
-2- Le développement de la culture des épices,
introduites en 1773 grâce à des envois de Pierre Poivre
(1719-1786) depuis les Moluques55, afin de concurrencer directement
les Hollandais et les Anglais.
-3- Son attention se porte aussi sur les immenses savanes
à l'ouest de Kourou, entre Sinnamary et l'Iracoubo, afin de
développer l'élevage bovin et les pêcheries sur les
côtes de la même région.
-4- Malouet attache beaucoup d'importance à la mise en
place d'un ambitieux programme de culture sur polder, principalement dans la
région de Cayenne, à l'est vers les marais de Kaw et le long des
rives de l'Approuague, inspiré de celui pratiqué au Surinam par
les Hollandais56. Il procède à des travaux d'urbanisme
à Cayenne où il aménage des rues, des promenades et
assainit les marais alentours.
-5- Enfin, il remet de l'ordre dans l'administration de la
colonie, principalement en prenant des mesures destinées à lutter
contre l'endettement chronique des habitants57.
Approche historiographique
L'étude que nous allons mener sur Malouet en Guyane
mobilise des champs d'investigation diversifiés et convoque une
problématique qui a à voir avec l'histoire des sciences et des
savoirs en contexte colonial, mais aussi avec l'histoire de l'administration,
de l'économie et de la Guyane. Autant d'objets historiographiques dont
nous allons préciser les contours.
Sciences, savoirs et techniques dans le contexte
colonial d'Ancien Régime
L'historiographie des sciences et des savoirs dans le contexte
colonial se dessine depuis une vingtaine d'années à la suite du
renouvellement de la recherche en histoire des sciences et en histoire
coloniale. Elle s'insère dans le champ « Science et Empire »,
essentiellement défriché par la
55 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
française (1720-1848) Le jardin des Danaïdes,
Guyane-Guadeloupe-Martinique, Ibis Rouge Editions, coll. « Espace
Outre-mer », 2004, p. 151.
56 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 96.
57 ANOM C14/50 F°96
19
recherche anglo-saxonne, qui s'intéresse à la
façon dont s'articulent ensemble la production de savoirs scientifiques
- tant métropolitains qu'indigènes - et le fait colonial. Depuis
les années 1960, différents modèles théoriques, qui
visent à éclaircir les mécanismes de fond du
déploiement de la science métropolitaine dans les territoires
outre-mer, voient le jour. L'accent est mis en particulier sur les interactions
entre le centre (la métropole, et l'Occident d'une manière
générale) et sa périphérie (les possessions
outre-mer).
Le modèle diffusionniste que Georges Basalla
décrit en 1967 dans la revue Science58, dans un
article qui fait date, envisage la diffusion à l'échelle mondiale
des savoirs et des techniques, considérée comme étant
d'origine exclusivement européenne. Selon lui, cette diffusion a lieu en
trois phases, correspondant à trois configurations différentes
des relations entre la métropole et les espaces outre-mer qu'elle
domine. La première phase est un moment d'exploration, durant lequel les
périphéries sont d'abord un objet d'étude et un lieu de
collecte de données, qui sont traitées au centre. Elles
deviennent durant la deuxième phase des colonies équipées
en infrastructures. Ce moment se caractérise par un transfert de
technologie, qui revêt aussi une dimension pédagogique. La
troisième phase intervient au moment de la décolonisation,
où les colonies adhèrent à la science
métropolitaine, sur laquelle elles fondent leur futur
développement autonome. Basalla conçoit son modèle
à l'époque des indépendances, ce qui n'est pas neutre car
il contribue à justifier a posteriori l'entreprise coloniale en
présentant la « mission coloniale » comme un succès, et
la décolonisation comme la preuve de sa réussite. De
surcroît, ce modèle strictement diffusionniste décrit une
relation centre/périphérie univoque, dans laquelle tout viendrait
de la métropole, à destination d'une périphérie
passive, vierge de tous savoirs scientifiques. Ce biais important conduit
Basalla à négliger la question de la réception de la
science coloniale, dans des sociétés indigènes où
une tradition scientifique peut exister, parfois de façon très
développée, comme c'est le cas en Inde ou en Chine. Il omet enfin
de prendre en compte le contexte international, les enjeux économiques,
stratégiques, politiques, qui influencent la prise de décision du
pouvoir central, donc le développement de certaines parties de la
science coloniale.
Le modèle fondateur de Basalla évolue au fur et
à mesure des critiques, s'affine, se diversifie et se complète
À partir des années 1970 apparaît un modèle qui se
fait critique de l'entreprise coloniale et de ses prolongements
néocoloniaux. La configuration spatiale et le découpage
chronologique y sont quasiment identiques à ceux de Basalla, mais la
nature de la relation centre/périphérie est
reconsidérée à travers une grille de lecture marxisante.
Cette
58 George BASALLA, « The Spread of Western Science »,
op. cit.
20
réflexion, que l'on trouve par exemple chez Michael
Worboys dans sa thèse publiée en 197959,
dénonce une domination productrice de sous-développement. La
science est alors considérée comme un instrument de cette
exploitation. Sa fonction, dans la phase d'exploration comme dans la phase
proprement coloniale, consiste à prospecter, à localiser et
à évaluer les ressources disponibles, au seul profit de la
métropole. À partir des années 1980, l'étude des
situations locales se diversifie et amène la recherche à
contester la pertinence des modèles fondés sur l'idée d'un
centre unique. Les colonies de peuplement, comme l'Australie ou les
États-Unis par exemple, sont considérées comme des centres
secondaires, ayant bénéficié plus largement des transferts
de technologie que les colonies d'exploitation. C'est dans cette optique que
Roy MacLeod forge en 1982 le concept de « moving metropolis
», qui rend compte de situations d'autonomie plus ou moins avancées
dont peuvent jouir certains centres secondaires60. Il faut attendre
les années 1990 pour que la question de la réception de la
science par les sociétés conquises sorte de l'ombre. Ce tournant
s'opère principalement chez des chercheurs issus des pays anciennement
colonisés, notamment de l'Inde. Leur contribution restitue aux
périphéries leur statut d'acteur dans la fabrication des savoirs,
en insistant sur les formes de résistance aux savoirs occidentaux, sur
la persistance des savoirs indigènes pendant et après la
période coloniale. Ces analyses mettent en évidence des formes
d'appropriation et d'adaptation, à travers une hybridation des savoirs
qui met en évidence la présence de savoirs indigènes au
sein même des savoirs considérés comme occidentaux. La
collecte des données sur ces territoires serait davantage inscrite dans
une logique de pillage des savoirs locaux ; les savoirs produits seraient le
résultat d'une collaboration largement dissimulée par les
Européens. On parle alors de co-construction des savoirs, idée
développée par exemple par Kapil Raj qui étudie le cas de
la cartographie britannique en Inde au XIXe siècle61.
C'est dans ce cadre réflexif que s'insère
l'histoire des sciences et des savoirs en contexte colonial à
l'époque moderne. Cette historiographie s'est longtemps centrée
sur Saint-Domingue et véhicule une image de l'environnement culturel du
colon assez stéréotypée, donnant à voir des
individus oisifs, peu portés sur les activités culturelles, se
complaisant dans un modèle de mise en valeur agricole peu efficace,
rétifs à tous changements, obsédés par l'argent.
Cette vision quelque peu réductrice est largement reprise dans les
travaux de synthèse
59 Michael WORBOYS, Science and British Colonial
Imperialism, 1895-1940, Thesis Submitted in Fulfilment of the Requirements
for the Degree of Doctor of Plilosophy in the School of Mathematical and
Physical Sciences, University of Sussex, 1979, 428 p.
60 Roy MACLEOD, « On Visiting the « Moving
Metropolis »: Reflections on the Architecture of Imperial Science »,
Historical Records of Australian Science, 1982, vol. 5, no
3, pp. 1-16.
61 Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la
géographie. L'odyssée des arpenteurs de Sa Très Gracieuse
Majesté, la reine Victoria, en Asie centrale », Annales.
Histoire, Sciences Sociales, 1997, vol. 52, no 5, pp.
1153-1180.
21
de Pierre Pluchon et Jean Meyer, parus au début des
années 199062. Ces deux forts volumes, en effet,
n'évoquent que très rapidement la science et les savoirs dans les
colonies. Alors qu'à l'évidence, les soucis scientifiques et
techniques touchent aussi des colonies comme la Guyane, dès le
début du XVIIIe siècle. Les sources en témoignent et
suggèrent des colons attentifs aux avancées techniques, soucieux
de rationalisation et d'efficacité, à l'image de
Jacques-François Artur63, Brûletout de
Préfontaine, qui rédige un véritable mode d'emploi de
l'exploitation coloniale en Guyane à destination des nouveaux
planteurs64, ou bien les essais de poldérisation menés
par Macaye ou Kerckove65. Ainsi, face à une approche parfois
lacunaire des préoccupations scientifiques et techniques dans les
colonies, l'étude de parcours individuels, que l'on retrouve dans les
travaux réalisés par Jean Chala, Marie Polderman ou Céline
Ronsseray66, tend à donner une image plus fidèle en
mettant en lumière, par exemple, la figure de Jacques François
Artur (1708-1779), médecin du roi à Cayenne entre 1736 et
1771.
Par ailleurs, le transfert savant européen vers le
Nouveau Monde soulève un questionnement sur la réception et
l'appropriation des savoirs à un niveau local, en rapport avec
l'histoire connectée et l'histoire atlantique. En travaillant à
une échelle plus grande, sur le terrain de l'Amérique coloniale,
les interactions multiples, les circulations et les articulations entre social,
culturel et économique se dessinent et mettent en valeur l'ancrage local
des pratiques scientifiques qui se constituent67. Les connexions
entre ces différents éléments intègrent le «
processus d'américanisation », que Serge Gruzinski définit
comme une « métamorphose sur le sol [américain] de toutes
sortes d'éléments issus des autres parties du monde. » Tout
en jouant sur les échelles, il s'agit de mettre en lumière les
effets produits par l'introduction des sociétés
européennes outre-Atlantique sur le terrain local, en
s'intéressant aux réactions d'adaptation, d'appropriation et de
diffusion de savoirs variés, dans le contexte
62 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie
REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale. I, La
Conquête, Paris, Pocket, 1996, 839 p.
63 Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais:
Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne au
XVIIIe siècle », Annales de Normandie, 2003, vol. 53,
no 4, pp. 351-380.
64 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique
à l'usage des habitans de la partie de la France équinoxiale,
connue sous le nom de Cayenne, Paris, Chez Cl. J. B. Bauche, Libraire,
à Sainte-Geneviève, 1763, 412 p.
65 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », in
Marie-Thérèse PROST (dir.), Evolution des littoraux de
Guyane et de la zone caraïbe méridionale pendant le
quaternaire, Paris, ORSTOM, coll. « Colloques et Séminaires
», 1992, pp. 327-345.
66 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755)
médecin botaniste à Cayenne », 89e congrès des
sociétés savantes, 1964, tome I, pp. 17-26 ; Jacques
François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la
Guianne, transcription établie, présentée et
annotée par Marie Polderman, Guyane, Ibis rouge éditions, coll.
« Collection « Espaces guyanais » », 2002, 800 p ;
Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais », op. cit.
67 Adi OPHIR et Steven SHAPIN, « The Place of Knowledge:
A Methodological Survey », Science in Context, 1991, vol. 1,
no 4, pp. 3-21.
22
de sociétés
métissées68. Cette approche invite à prendre le
contre-pied d'une vision européocentriste, diffusionniste et
impériale qui confine les colonies dans un rôle passif à
l'endroit des Lumières venues du monde occidental69. C'est
donc une invitation à considérer le rôle actif des
territoires outre-mer en se penchant sur les différentes zones
d'échanges (la plantation, la mission jésuite, le port, un
campement en forêt, etc) où se retrouvent les populations
européennes, africaines et amérindiennes, qui polarisent les
circulations des savoirs. Les enjeux locaux surgissent alors au sein de ces
« zones de contact », c'est-à-dire des espaces sociaux
où se rencontrent différentes cultures originellement
étrangères, dans un contexte caractérisé par une
forme asymétrique de domination et d'accaparement du pouvoir tel qu'on
l'observe par exemple dans les sociétés
esclavagistes70. Le concept de middle ground renvoie
à ces espaces que sont les zones de contact. Les importants travaux de
Richard White parus en 1991 (traduits en français en 2009)
décrivent ce processus social et politique dynamique, par lequel colons
français et populations amérindiennes des Grands Lacs parviennent
à mettre en place un système de compréhension et
d'accommodation mutuelles. Plus généralement, c'est une
façon, pour des populations culturellement étrangères,
d'instaurer la coexistence entre elles, en ayant recours à ce qu'elles
croient comprendre des coutumes, des valeurs et des représentations de
l'Autre71. De ce point de vue, pour la Guyane, les interactions
entre Européens et Amérindiens sont essentielles et montrent
à quel point le processus de colonisation repose en partie sur ces
interactions. Les missions jésuites s'avèrent être un lieu
privilégié pour observer la rencontre entre ces deux mondes. Lors
de sa tournée dans la colonie, Malouet relate quelques épisodes
significatifs. Alors que les jésuites pensent encourager les
Amérindiens à assister à la messe en échange d'une
bouteille de taffia, ces derniers croient qu'ils sont conviés à
venir assister à un spectacle de chant72. Ce malentendu
montre la façon dont chacun comprend, s'approprie et
réinterprète la culture de l'autre, pour former un ensemble de
nouvelles pratiques partageables. C'est également l'occasion d'essayer
de saisir la façon dont les Amérindiens pensent la rencontre
selon leurs propres représentations et deviennent acteurs de leur propre
histoire en déployant des stratégies de résistance au
discours missionnaire. Cette posture permet de s'extraire
68 Louise BENAT-TACHOT, Serge GRUZINSKI et Boris JEANNE
(dirs.), Les processus d'américanisation, Paris, Le Manuscrit,
coll. « Fabrica Mundi », 2012, 2 volumes. ; Serge GRUZINSKI, «
Les mondes mêlés de la monarchie catholique et autres «
connected histories» », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001,
vol. 56, no 1, pp. 85-117 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Connected Histories:
Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian
Studies, 1997, vol. 31, no 3, pp. 735-762 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Holding
the World in Balance: The Connected Histories of the Iberian Overseas Empires,
1500-1640 », American Historical Review, 2007, vol. 112, no 5, pp.
1359-1385 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà
l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2007,
vol. 54-4bis, no 5, pp. 34-53.
69 Lissa ROBERTS, « Situating Science in Global History:
Local Exchanges and Networks of Circulation », Itinerario, 2009,
vol. 33, no 1, p. 10.
70 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone »,
Profession, 1991, no 9, pp. 33-40 ; Lissa ROBERTS, «
Situating Science in Global History », op. cit.
71 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires, and
Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge
University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian
history », 1991, 544 p ; Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact
Zone », op. cit.
72 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires, tome
1, op. cit., p. 47.
23
de l'image traditionnelle véhiculée par les
quelques études menées à ce sujet en Guyane, entre
bienveillance à l'égard de l'action missionnaire et
dénonciation de sa diabolisation des croyances chamaniques73.
Dans cette perspective, la figure des Go-Betweens est
déterminante. Suivant l'idée de passeur culturel mise en
lumière par Serge Gruzinski et Carmen Bernand74, les
Go-Betweens peuvent se définir par leur rôle
d'intermédiaire. Ils permettent, au sein des zones de contact, la
rencontre et le déploiement d'interactions durables entre les
différentes cultures en présence75. Comme le montre le
périple de Malouet en Guyane, il peut s'agir d'habitants, de guides
amérindiens, de chefs de tribus, etc.
En outre, l'action de cet administrateur à Cayenne est
caractérisée par la mise en oeuvre de projets scientifiques et
techniques, par la coordination des informations collectées sur le
terrain et leur exploitation. Ainsi le draînage des zones humides
constitue le fer de lance de son programme. Toutefois cette thématique
est fort peu étudiée, malgré les moyens, les savoirs-faire
engagés et l'implication personnelle de l'ordonnateur dans ce projet. La
valorisation des terres basses mobilise d'importantes ressources techniques et
savantes en amont, dont la finalité rencontre des
débouchés économique et commerciale en aval, mais
constitue également pour la Guyane une révolution agricole, pour
reprendre les termes de Yannick Le Roux76, en regard des changements
culturaux qu'elle entraîne. Le passionnant ouvrage de Raphaël
Morera, en particulier, permet d'éclairer en détail la mise en
place des cadres juridiques, techniques et économiques de tels
projets77. La mise en culture des terres basses intègre un
plan général de rationalisation de l'exploitation de la Guyane
qui, sous la houlette de Malouet, s'appuie sur l'expertise de
spécialistes ou bien d'habitants éclairés :
l'ingénieur Jean Samuel Guisan, les ingénieurs-géographes
Mentelle, Dessingy et Brodel, l'expert forestier Bagot, l'éleveur La
Forrest, les zélés Bois-Berthelot et Couturier qui accompagnent
Guisan dans ses expéditions de reconnaissance des terres basses. Ces
domaines sont pourtant peu étudiés pour le moment et
apporteraient, à l'évidence, des perspectives nouvelles. Ainsi,
il est encore une histoire des ingénieurs coloniaux à mener, et
les avancées récentes dans le domaine de la
cartographie78, de la collecte et des
73 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en
Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), .
74 Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau
Monde, Paris, Fayard, 1996, 2 tomes p.
75 Neil SAFIER, Measuring the new world: enlightenment
science and South America, Chicago, University of Chicago Press, 2008, 387
p ; Neil SAFIER, « Global Knowledge on the Move: Itineraries, Amerindian
Narratives, and Deep Histories of Science », Isis, 2010, vol.
101, no 1, pp. 133-145 ; Simon SCHAFFER, Lissa ROBERTS, Kapil RAJ et
James DELBOURGO (dirs.), The brokered world: go-betweens and global
intelligence, 1770-1820, Sagamore Beach, MA, Science History Publications,
coll. « Uppsala studies in history of science », n° 35, 2009,
522 p.
76 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit.
77 Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en
France au XVIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2011, 265 p ; Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes
à polders. Les fondements humains de la poldérisation »,
L'information géographique, 1999, vol. 63, no 2, pp.
78-86.
78 Caroline SEVENO, La cartographie des Antilles
françaises. Genèse, pratiques et usages dans une perspective
comparative. France, Angleterre, Espagne, XVIIe-XVIIIe siècles,
Thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction de Dominique
Margairaz, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2012, 542 p ;
Isabelle LABOULAIS-LESAGE, Combler les blancs de la carte: modalités
et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIe-XXe
siècle), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll.
« Sciences de l'histoire », 2004, 314 p.
24
explorations scientifiques79, enfin sur
l'ingénierie coloniale avec la publication des mémoires de
Guisan80, ouvrent la voie à des réflexions
passionnantes.
Un autre versant de l'histoire des sciences et des savoirs
concerne les mécanismes de réseaux et des sociabilités
savantes qui sous-tendent l'élaboration et la diffusion des sciences et
des savoirs européens. Dans ce schéma, la ville de Paris joue un
rôle central, véritable carrefour entre les mondes
européens et ultra-marins, que mettent en évidence plusieurs
travaux récents81. Les logiques de réseaux qui animent
cette circulation, de sociabilité aussi bien mondaines que savantes au
niveau français mais aussi européen82, se structurent
autour d'un dispositif académique dédié, qui centralise et
étudie les informations venant des colonies83.
Spécifiquement centrée sur la zone des Antilles et de la Guyane
de l'Ancien Régime, la thèse de François Regourd soutenue
en 2000, décrit un modèle français qui s'appuie sur un
appareil institutionnel et scientifique omniprésent pour soutenir son
déploiement colonial84. On complétera avec profit
cette lecture en consultant l'étude menée en 2004 par Julien
Touchet sur la relation entre la botanique et la colonisation en Guyane au
XVIIIe siècle85.
79 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde:
voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle)
», in Claude BLANCKAERT, Claudine COHEN, Pietro CORSI et
Jean-Louis FISCHER (dirs.), Le Muséum au premier siècle de
son histoire, Paris, Muséum national d'histoire naturelle, 1993,
pp. 163-196.
80 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées: ingénieur à la Guiane française,
1777-1791, texte préfacé, introduit et annoté par
Yannick Le Roux, Olivier Pavillon et Kristen Sarge, Lausanne, Suisse: Matoury,
Guyane, Éditions d'en bas; Ibis Rouge Éditions, coll. «
Espace outre-mer », 2012, 333 p.
81 Sverker SORLIN, « Ordering the World for Europe:
Science as Intelligence and Information as Seen from the Northern Periphery
», Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 51-69 ; François
REGOURD, « Capitale savante, capitale coloniale », op. cit.
; Antonella ROMANO et Stéphane VANDAMME, « Sciences et
villes-mondes, XVIe - XVIIIe siècles: penser les savoirs au large
», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-2,
no 2, pp. 7-18 ; Stéphane VANDAMME, « Measuring the
scientific greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment
», Les Dossiers du Grihl, 2007, no
http://dossiersgrihl.revues.org/772,
p. 14 ; Stéphane VANDAMME, « How to produce local knowledge in an
European Capital? The territorialization of Science in Paris from Descartes to
Rousseau », Les Dossiers du Grihl, 27 juin 2007.
82 Antoine LILTI, « Sociabilité mondaine,
sociabilité des élites? », Hypothèses, 1
mars 2000, no 1, pp. 99-107 ; Antoine LILTI, Le monde des
salons: sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe
siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p ; Maria Pia DONATO, Antoine
LILTI et Stéphane VANDAMME, « La sociabilité culturelle des
capitales à l'âge moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820)
», in Christophe CHARLE (dir.), Le temps des capitales
culturelles XVIIIe - XXe siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll.
« Époques », 2009, pp. 27-63 ; Jean-Pierre VITTU, « Un
système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe
siècle: les journaux savants », Le Temps des
médias, 2013, vol. 1, no 20, pp. 47-63.
83 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », in
René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences au
XVIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, pp. 287-341 ; Daniel ROCHE,
« Académies et académisme: le modèle français
au XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française
de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, vol. 108,
no 2, pp. 648-658 ; Daniel ROCHE, « Trois académies
parisiennes et leur rôle dans les relations culturelles et sociales au
XVIIIe siècle », Mélanges de l'Ecole française de
Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no
1, pp. 395-414 ; Emma C. SPARY, Utopia's Garden: French Natural History
from Old Regime to Revolution, Chicago, The University of Chicago Press,
2000, 352 p.
84 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit. ; James E. MCCLELLAN et
François REGOURD, « The Colonial Machine », op.
cit.
85 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit.
25
Le contexte colonial
Ce n'est qu'au début des années 1990 que
paraissent les deux synthèses de Pierre Pluchon et Jean
Meyer86 déjà citées, qui renouvellent
l'histoire coloniale en proposant une approche s'éloignant à la
fois de la célébration de « l'oeuvre coloniale » de la
IIIe République et de la dénonciation anticolonialiste.
L'idée est de proposer une analyse critique du fait colonial en partant
du point de départ, c'est-à-dire de l'impulsion donnée du
centre vers la périphérie.
Un nombre important d'études ont été
menées sur la région antillaise, en particulier Saint-Domingue,
la perle des Antilles, fer de lance du commerce sucrier français.
Gabriel Debien soutient sa thèse à la Sorbonne en 1952 et livre
une étude de la société coloniale d'Ancien Régime
qui fait date87. Enfin, plus spécifiquement consacré
à Saint-Domingue, l'ouvrage de Paul Butel paru en 2007 sur l'histoire
des Antilles françaises, constitue une véritable somme qui
retrace les origines de la colonisation, en passant par l'essor sucrier du
XVIIIe siècle, la traite négrière et l'esclavage, ainsi
que les différentes problématiques politiques et
sociales88.
En dépit du grand nombre de recherches publiées
depuis les années 1950, la période de 1763 à 1789 reste
cependant assez mal connue dans beaucoup de ses aspects commerciaux et
coloniaux. À partir du début des années 1970 quelques
contributions, à l'image de celle donnée par Jean
Tarrade89, apportent un éclairage nouveau sur la question.
Des recherches plus récentes font le point sur les mécanismes
réglementaires mis en place par Colbert dans le but d'encadrer et
d'accompagner l'essor du commerce colonial90. Enfin, des travaux
publiés à partir des années 2000 exposent
l'émergence de la pensée économique au XVIIIe
siècle, que l'on retrouve formulée chez les physiocrates et les
libéraux des origines, qui questionne et parfois remet en cause les
relations que la métropole entretien avec ses colonies91.
86 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie
REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit.
87 Gabriel DEBIEN, La société coloniale aux
XVIIe et XVIIIe siècles. Les engagés pour les Antilles:
1634-1715, Société de l'histoire des colonies
françaises., Paris, 1952, vol. 3/1, 279 p ; Gabriel DEBIEN, La
société coloniale au XVIIe et XVIIIe siècles. Les Colons
de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le Club Massiac
(août 1789-août 1792), Armand Colin., Paris, 1954, vol. 3/2,
414 p ; Gabriel DEBIEN, La Société coloniale aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Destinées d'esclaves à la Martinique,
1746-1778, I.F.A.N., Dakar, 1960, vol. 3/3, 91 p.
88 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, Paris, Perrin, 2007.
89 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit.
90 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme: État
et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, 512
p.
91 Paul B. CHENEY, « Les économistes
français et l'image de l'Amérique: L'essor du commerce
transatlantique et l'effondrement du « gouvernement féodal»
», Dix-huitième siècle, 2001, no 33, pp.
231-246 ; Alain CLÉMENT, « Les mercantilistes et la question
coloniale au XVIe et XVIIe siècles », Outre-mers: revue
d'histoire, 2005, no 348-349, pp. 167-202 ; Alain
CLÉMENT, « « Du bon et du mauvais usage des colonies » :
politique coloniale et pensée économique française au
XVIIIe siècle », Cahiers d'économie Politique / Papers
in Political Economy, 2009, n° 56, no 1, pp. 101-127 ;
Alain CLÉMENT, « Libéralisme et anticolonialisme. La
pensée économique française et l'effondrement du premier
empire colonial (1789-1830) », Revue économique, 2012,
vol. 63, no 1, pp. 5-26 ; Pierre LE MASNE, « Les Physiocrates
et les
26
Les publications de documents et les études locales
permettent d'orienter les connaissances vers des aspects de la vie quotidienne
et de la gestion des plantations. Nous pouvons aller voir du côté
des nombreuses publications de Gabriel Debien, ou vers des publications plus
récentes fournies par exemple par Philippe
Hrodèj92.
La question de l'esclavage, aspect central de l'histoire
coloniale française, est dominée au XXe siècle par une
tendance d'abord très descriptive du système et de son
fonctionnement. Gabriel Debien en 1974 (Les esclaves aux Antilles
françaises ) décentre la question pour s'intéresser
non pas à l'esclavage en tant qu'institution, mais à l'esclave.
Repris par les historiens français dans les années 1980, la
thématique se concentre davantage sur l'esclave en tant que sujet de sa
propre histoire. Parmi l'immense bibliographie disponible, nous avons retenu
l'ouvrage d'Olivier Pétré-Grenouilleau93 paru en 2006,
synthèse de référence qui a fait date en
déchaînant une vive polémique lors de sa sortie, par la
remise en cause qu'il donne de la vision traditionnellement retenue de la
nature de la traite occidentale. L'aspect législatif qui encadre
l'esclavage, à savoir l'édit de 1685, généralement
appelé « code noir », qui définit quels sont les droits
et les devoirs du maître et de l'esclave, est aussi à prendre en
compte dans la mesure où Malouet propose des mesures pour le
réformer. L'interprétation qu'en donne Louis Sala-Molins, en
dépit d'indéniables faiblesses sur le plan historique, a
longtemps prévalu par son approche philosophique de la condition
servile, telle que définie dans l'édit de 1685,
dénoncé comme un texte inique et raciste, ravalant l'esclave au
rang d'objet. En revanche, les travaux actuels de Jean-François Niort,
fondés sur une approche historique et juridique démontrent que
l'édit, inspiré du droit romain, envisage la relation
maître/esclave non pas sur un critère de couleur mais sur la
distinction entre libre et non-libre. L'esclave bénéficie ainsi
d'un statut juridique et des droits assortis, du moins en
théorie94. Enfin, les prolongements de cette
thématique trouvent leurs ramifications dans l'histoire de
l'anticolonialisme et de l'abolition de l'esclavage. Les ouvrages fondateurs
d'Yves Benot publiés à la fin des années 1980 ouvrent la
voie à une réflexion féconde, prolongée par Marcel
Dorigny, nouant ensemble les Lumières, la Révolution
Colonies: Antimercantilisme ou Anticolonialisme? »,
Communication aux Journées d'étude de l'ACGEPE « Les
économistes et les colonies», 2013, pp. 1-24.
92 Gabriel DEBIEN, Plantations et esclaves à
Saint-Domingue: sucrerie Fodche, op. cit. ; Fred CELIMENE et
André LEGRIS, L'économie de l'esclavage colonial.
Enquête et bilan du XVIIe au XIXe siècle, Paris, CNRS, 2002,
188 p ; Philippe. HRODEJ, L'esclave et les plantations : de
l'établissement de la servitude à son abolition. Hommage à
Pierre Pluchon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 340 p.
93 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières. Essai d'histoire globale, Gallimard, coll. «
Folio Histoire », 2006, 733 p.
94 Louis SALA-MOLINS, Le Code noir ou le calvaire de
Canaan, Paris, Presses universitaires de France, 2003, 292 p ;
Jean-François NIORT, « Le problème de l'humanité de
l`esclave dans le Code Noir et la législation postérieure »,
Cahiers aixois d'histoire des droits de l'outre mer français,
2008, no 4, pp. 1-29 ; Jean-François NIORT, « Homo
servilis : essai sur l'anthropologie et le statut juridique de l'esclave dans
le Code noir de 1685 », Droits. Revue française de
théorie, de philosophie et de culture juridiques, 2010,
no 50, pp. 1-18.
27
et l'abolition de l'esclavage95.
La Guyane sous l'Ancien
Régime
Un rapide constat s'impose : l'historiographie a largement
oublié la Guyane, colonie marginale et marginalisée, même
si des contributions récentes se chargent de combler ce manque. Elle est
encore peu diversifiée et ne s'est intéressée qu'à
quelques domaines pour le moment. La relation entre l'homme et la nature y
occupe une place centrale, sur fond de conquête, d'adaptation au milieu
naturel et d'aménagement du territoire. Les premiers travaux historiques
proviennent d'écrivains, d'amoureux de la Guyane, souvent des proches
des milieux d'affaires, des colons ou des administrateurs, qui livrent des
récits centrés sur la promotion de la colonisation. Au
début du XXe siècle, les récits historiques sont davantage
le fait de créoles, désirant forger une identité
guyanaise, en mettant l'accent sur le développement. C'est seulement
à partir de la fin des années 1960 que des travaux d'historiens
voient le jour. Il faut aller voir du côté de Michel Devèze
qui, en 1962, rédige un article un peu imprécis reprenant les
grandes lignes de l'histoire de la Guyane au XVIIIe siècle. Il publie en
1977 un petit Que sais-je, très bien fait, attentif à
établir des comparaisons entre les Guyanes françaises,
hollandaises et britanniques (aujourd'hui Surinam et Guyana)96. En
1999, Serge Mam Lam Fouck fait paraître son Histoire
générale de la Guyane française, premier ouvrage
retraçant l'histoire de la Guyane des débuts de la colonisation
au XXe siècle. Il déploie sa réflexion, parfois de
façon quelque peu succincte sur certains points, à travers une
approche thématique qui s'intéresse au territoire, au peuplement,
à la dépendance économique et les relations avec la
métropole. Enfin, pour un travail plus approfondi et davantage
centré sur la période qui nous intéresse, nous
préférerons de loin La Guyane française, 1676-1763
de Marie Polderman, un fort volume de plus de 700 pages, véritable
outil de travail extrêmement documenté, fruit d'une recherche au
long cours d'une quinzaine d'années97.
Les volets économiques et sociaux sont abordés
une première fois par l'historien brésilien
95 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit. ; Yves BENOT, La révolution
française et la fin des colonies. Essai, Paris, La
Découverte, coll. « Textes à l'appui », 1988, 272 p ;
Yves BENOT, Roland DESNE et Marcel DORIGNY, Les Lumières,
l'esclavage, la colonisation, Paris, La Découverte, 2005, 336 p ;
Marcel DORIGNY, « La Société des Amis des Noirs et les
projets de colonisation en Afrique. », Annales historiques de la
Révolution française, 1993, vol. 293, no 1, pp.
421-429 ; Marcel DORIGNY, Esclavage, résistances et abolition. Actes
du 123e Congrès national des sociétés historiques et
scientifiques, section d'histoire moderne et contemporaine, Fort-de-France,
6-10 avril 1998, Paris, Comité des travaux historiques et
scientifiques, 1999, 575 p.
96 Michel DEVEZE, « La Guyane française de 1763
à 1799, de l'Eldorado à l'enfer », Bulletin de la
Société d'histoire moderne, 1962, no 19-20, pp.
2-6 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, Paris, Presses Universitaires de
France, coll. « Que sais-je? », n° 1315, 1968, 128 p.
97 Serge MAM LAM FOUCK, Histoire générale de
la Guyane française des débuts de la colonisation à la fin
du XX° siècle, op. cit. ; Marie POLDERMAN, La
Guyane française, 1676-1763, op. cit.
28
Ciro Flamarion Cardoso, suite à sa thèse
soutenue à Paris au début des années 1970 qu'il publie en
1999. Cet ouvrage constitue un outil incontournable et extrêmement
documenté. L'auteur aborde l'histoire de la Guyane entre 1715 et 1817,
à travers le cadre naturel, l'économie et le cadre esclavagiste.
Il caractérise la Guyane comme une colonie atypique du fait de son
sous-peuplement, sa faiblesse économique et sa place marginale dans les
circuits commerciaux atlantiques. À ces travaux pionniers, la
thèse récente de Catherine Losier croise les sources historiques
et les données archéologiques afin d'analyser les circuits
commerciaux auxquels participe la Guyane, et engage à nuancer
l'état de pénurie permanent de la colonie que suggère la
lecture des archives, et que reprend l'historiographie en
général98. Enfin, la thèse de Céline
Ronsseray propose une approche davantage sociologique et permet d'aborder la
question des administrateurs et de leurs rapport au pouvoir à travers
l'étude des parcours, des relations et des réseaux de
chacun99. C'est un travail important et unique en son genre pour la
Guyane, et à ce titre constitue un apport de première importance
à notre recherche.
La question du peuplement de la Guyane s'intéresse
d'une part aux Amérindiens, que l'on trouve étudiés par le
géographe Jean-Marcel Hurault100. D'autre part, les projets
de peuplement européens, qui occupent une place centrale dans
l'historiographie, avec la question omniprésente de Kourou, sont bien
étudiés par la recherche française et
anglo-saxone101. De façon plus marginale, dans le
prolongement de l'expédition de Kourou, signalons le peuplement des
Acadiens, mis en lumière par Bernard Cherubini102.
Enfin, l'archéologie permet d'appréhender la
culture matérielle et l'esclavage. C'est une discipline récente
en Guyane, qui n'apparaît qu'au début des années 1980,
souvent à l'initiative d'amateurs éclairés. À
l'heure actuelle, il n'existe que deux thèses en archéologie sur
la question : celle de Yannick Le Roux sur l'habitation en Guyane et celle de
Catherine Losier sur le
98 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit. ; Catherine LOSIER, Approvisionner
Cayenne au cours de l'Ancien Régime: étude archéologique
et historique de l'économie et du réseau économique d'une
colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles),
Thèse présentée à la Faculté des
études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention
du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, 468 p.
99 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit.
100 P. FRENAY et Jean HURAULT, « Les Indiens
Émerillon de la Guyane française », Journal de la
Société des Américanistes, 1963, vol. 52,
no 1, pp. 133-156 ; Jean-Marcel HURAULT, « La population des
Indiens de Guyane française. Premier article »,
Population, 1965, 20e année, no 4, pp. 603-632 ;
Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de Guyane
française. Deuxième article », Population, 1965,
20e année, no 5, pp. 801-828.
101 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French
Guiana, 1760-1800 », op. cit. ; François REGOURD, «
Kourou 1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet
colonial », op. cit. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763,
op. cit. ; Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects
to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit.
102 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens, « habitants
» en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées,
créolisation et migration », Etudes canadiennes, 1996,
no 40, pp. 79-97 ; Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane
(1765- 1848) : une « société d'habitation» à la
marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale »,
Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes,
2009, no 13-14-15, pp. 147-172.
29
ravitaillement de Cayenne. Les travaux en cours de Nathalie
Cazelles, sous la direction de Florence Journot, portent sur la production
sucrière103. Dans l'ensemble, peu de sites coloniaux sont
fouillés, en partie du fait des contraintes imposées par le
milieu amazonien, humide et difficile d'accès. Les sites les plus
fouillés sont les habitations Picard et surtout la grande habitation
jésuite de Loyola. Fondée en 1688 pour financer les missions
d'évangélisation, elle s'étend sur près de 1 000
hectares. C'est la plus importante habitation de Guyane et à son
apogée dans les années 1720, elle emploie un contingent de 400
esclaves. Les premiers vestiges sont découverts en 1988, mais il faut
attendre 1994 pour que des fouilles soient entreprises. Depuis, le site a connu
quinze campagnes de recherche qui ont mis à jour les domaines
résidentiels (cuisine, hôpital, quartier des esclaves, maison de
maître) et religieux (chapelle, cimetière), la forge, la poterie,
et un certain nombre d'infrastructures agricoles comme la sucrerie, la
chaufferie, l'indigoterie, etc104.
Malouet : une historiographie à
compléter
Les travaux sur ce personnage, grand commis de l'État,
sont assez rares, parfois datés et partiaux, donnant souvent à
voir un Malouet sous son meilleur jour. Nous avons également
rencontré à plusieurs occasions une confusion chez certains
auteurs, entre Pierre Victor Malouet et son frère cadet Pierre Antoine
Malouet, baron d'Alibert105, « écrivain de la Marine et
des classes au Fort Dauphin106. » Ce qui semble être la
première étude sur Malouet est menée par Gaston Raphanaud
en 1907 pour sa thèse de droit107. Raphanaud commente et
recopie largement les écrits de Malouet en empruntant une
démarche thématique, ce qui en fait un outil très pratique
pour retrouver des informations. Toutefois l'auteur, en thuriféraire de
l'administrateur, livre une image lisse et convenue du personnage,
complètement détachée du contexte. Sans vraiment apporter
d'éléments autres que ce que l'on peut retrouver dans les
écrits de Malouet, son ouvrage présente de
103 Yannick LE ROUX, L'habitation guyanaise sous l'Ancien
Régime. Étude de la culture matérielle, Thèse
de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Jean-Marie
Pesez, EHESS, Paris, 1995, 850 p ; Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne
au cours de l'Ancien Régime, op. cit. ; Nathalie CAZELLES,
Les industries sucrières et rhumières en Guyane
française du XVIIe au XXe siècle, Thèse
d'archéologie en préparation depuis 2010, sous la direction de
Florence Journot, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris.
104 Yannick LE ROUX, Réginald AUGER et Nathalie
CAZELLES, Les jésuites et l'esclavage Loyola. L'habitation des
jésuites de Rémire en Guyane française,
Québec, Presses de l'Université du Québec, 2009, 281 p ;
Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des jésuites de
Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des
patrimoines [Revue en ligne]: <
http://insitu.revues.org/10170>,
2013, no 20.
105 Dominique ROGERS, « Raciser la société:
un projet administratif pour une société domingoise complexe
(17601791) », Journal de la société des
américanistes, 2009, vol. 95, no 2, pp. 2-20 ; Philippe
HRODEJ, « L'État et ses principaux représentants à
Saint-Domingue au XVIIIe siècle: contradictions et manquements. »,
Outre-mers, 2007, vol. 94, no 354, p. 174 ; Céline
RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe siècle, op.
cit., p. 29.
106 ANOM E 298 bis F°230-231.
107 Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet : ses idées,
son oeuvre, 1740-1814, Paris, A. Michalon, 1907, 316 p.
30
ce fait un intérêt assez faible pour notre
propos. De nouveaux travaux son produits par l'archiviste américain Carl
Ludwig Lokke, dans deux articles datant de la fin des années 1930.
Partant du constat que Malouet n'a pas tout dit dans ses
Mémoires, il se propose d'éclairer certaines zones
d'ombres. Ainsi, Lokke relate l'épisode où Malouet se fait
attaquer par voie de presse dans un article anonyme (certainement Condorcet et
les Amis des Noirs108) à propos de son Mémoire sur
l'esclavage des Nègres. Sa seconde publication narre
l'épisode durant lequel, en 1793, Malouet déclenche les ires du
club de Massiac, devant lequel il défend la cause des planteurs
mulâtres, dans le but d'obtenir l'égalité des droits avec
les planteurs européens109. En 1959, l'historien
américain David Lowenthal fait paraître un article sur les projets
coloniaux français en Guyane en se concentrant sur la période
1760-1800. En adoptant une démarche comparative entre le Surinam et la
Guyane, Lowenthal propose une synthèse, parfois imprécise, qui
donne cependant à voir un point de vue extérieur au contexte
européen, livrant un jugement sévère à l'encontre
de la démarche française et de l'attitude des colons. Le
programme de Malouet y est largement repris, ainsi que ses prolongements avec
Guisan110. Nos recherches nous ont amenées à consulter
un article de Gabriel Debien et Johanna Felhoen Kraal paru en 1962, dans lequel
figure une copie d'une lettre que Malouet, de retour du Surinam en 1777,
adresse vraisemblablement à son ami François Legras. Cette copie
conserve le texte d'une des lettres qui sont détruites par Malouet en
1792, dans laquelle il démontre le danger pour la
prospérité et le devenir de la société coloniale du
fait de la dureté des maîtres. C'est un document extrêmement
intéressant qui permet de nuancer largement et de confronter le discours
de l'administrateur aux sentiments de l'homme111. C'est en 1988 que
l'ouvrage de Robert H. Griffiths explore le parcours politique de Malouet
durant la période révolutionnaire. Élu
député aux États généraux grâce
à Necker, et en tant qu'un des chefs de file des « monarchiens
», il défend une ligne modérée favorable à une
monarchie constitutionnelle à l'anglaise112. Enfin, les actes
du colloques Malouet (1740-1814) parus en 1990 et dirigés par
Jean Ehrard et Michel Morineau proposent des articles qui balaient un large
champ de la vie de Malouet et qui, d'une façon plus
générale, permettent de mieux dessiner les contours de
l'élite administrative et leur attitude à l'endroit de la
Révolution113. Malgré cela, le contenu est d'un
intérêt inégal pour
108 ANONYME, « Journal de Paris », 18/04/1789.
109 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en
faveur de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; Carl Ludwig LOKKE,
« Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 », The
Journal of Negro History, 1939, vol. 24, no 4, pp. 381-389.
110 David LOWENTHAL, « Colonial Experiments in French
Guiana, 1760-1800 », op. cit.
111 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. Copie d'une lettre de
Pierre-Victor Malouet, datée 28 décembre 1788. »,
Overdruk uit de West-indische gids, 1955, no 36, pp.
53-60.
112 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op.
cit.
113 Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814). Actes du colloque des 30 novembres - 1er décembre
1989, Revue d'Auvergne, Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, vol.1-2, Tome 104, 206 p.
31
notre propos. Son passage en Guyane y est évoqué
en quelques pages seulement par Rodolphe Robo114 et reprend en
partie ce que Malouet raconte dans ses écrits. En revanche Marc
Perrichet étudie avec précision comment il compose ses
réseaux et construit sa carrière115.
Ainsi, il ne semble pas exister de travaux approfondis mettant
en scène Malouet dans son rôle d'administrateur en Guyane.
À l'image des travaux de Jean Chala, Marie Polderman et Céline
Ronsseray116, notre ambition est de tenir une ligne qui nous
permette de révéler des aspects du personnage de Malouet qui
semblent avoir été peu étudiés jusqu'à
présent. En nous attachant à l'étude d'un parcours
individuel, que nous connectons à un contexte colonial attentif aux
sciences et techniques, nous souhaitons donner une lecture alternative à
celle généralement admise de cet administrateur, lecture que nous
espérons pertinente et capable de poser quelques modestes jalons pour
d'éventuelles futures recherches.
Présentation des sources
Les sources imprimées
Ces observations liminaires nous amènent à
considérer la question des sources, et dans un premier temps celle des
sources imprimées. La lecture d'une partie de ce corpus est le point de
départ de notre investigation sur la Guyane. Ces sources sont
relativement nombreuses et sont généralement le fait de
voyageurs, de marchands, de scientifiques, de religieux ou d'observateurs de
passage, qui décrivent l'environnement naturel, la géographie ou
les meurs des sociétés amérindiennes. Citons des auteurs
comme Pierre Barrère, Bertrand Bajon ou John Gabriel Stedman pour le
Surinam117. Ces ouvrages sont parfois orientés vers des
objectifs utilitaristes, à destination
114 Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », in
Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814).,
Revue d'Auvergne., Riom, 1990, vol.1-2, tome 104, pp. 57-60.
115 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814), Riom, Société des amis des universités
de Clermont, 1990, pp. 25-33.
116 Jean CHAÏA, « Pierre Barrère (1690-1755)
médecin botaniste à Cayenne », op. cit. ; Jacques
François ARTUR, Histoire des colonies françoises de la
Guianne, op. cit. ; Céline RONSSERAY, « Un destin
guyanais », op. cit.
117 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit. ; Bertrand BAJON,
Mémoires pour servir à l'histoire de Cayenne et de la Guiane
françoise : dans lesquels on fait connoître la nature du climat de
cette contrée, les maladies qui attaquent les Européens
nouvellement arrivés, & celles qui régnent sur les blancs
& les noirs: des observations sur l'histoire naturelle du pays, & sur
la culture des terres, Paris, Grangé, 1777, 2 volumes ; John
Gabriel STEDMAN, Voyage à Surinam et dans l'intérieur de la
Guiane, contenant la relation de cinq années de courses et
d'observations faites dans cette contrée intéressante et peu
connue, Paris, chez F. Buisson, 1798, 3 volumes.
32
du colon souhaitant s'établir dans de bonnes
conditions118, ou bien ils développent des
considérations techniques et scientifiques de haut niveau à
l'intention des planteurs souhaitant rationaliser son exploitation ou innover
dans le domaine des techniques culturales119.
Le deuxième temps de notre recherche nous amène
aux sources imprimées concernant Malouet. Il s'agit de publications
rédigées par ses amis parlant de lui dans des correspondances ou
à l'occasion de son décès. Quelques-unes sont
compilées dans la deuxième édition de ses
Mémoires. Par exemple l'Académicien
Jean-Baptiste-Antoine Suard (1732-1817), qui produit une notice biographique en
1814, ou bien le linguiste et précurseur de l'anthropologie Joseph-Marie
de Gérando (1772-1842) qui publie une courte biographie de Malouet en
1820, ou encore un article anonyme paru dans le journal L'Union en
1867. Il est de même fait mention de Malouet dans la correspondance entre
Madame de Staël et Suard120. Bien évidemment, le
caractère partial de ces documents ne fait aucun doute : on y salue
à longueur de pages l'ami fidèle et distingué, le
père et le mari aimant, l'administrateur intègre et
dévoué corps et âme à la France, le politicien
éclairé, l'orateur charismatique...
Pour sa part, Malouet nous a laissé une Collection
de mémoires sur les colonies publiée en 1801 en cinq volumes
et ses Mémoires qui ne paraissent qu'en 1868 en deux
volumes121. Les volumes de sa Collection de mémoires
traitent de son passage en Guyane (volumes 1 et 2), rapportent ses
observations concernant le voyage qu'il effectue au Surinam en juillet 1777
(volume 3), contiennent une étude qu'il rédige sur
l'administration de Saint-Domingue et qu'il présente devant le
comité de législation des colonies en 1775 (volume 4) et enfin,
exposent l'ensemble de sa réflexion sur l'esclavage (volume 5).
Signalons tout de suite le caractère univoque de ces documents. Ils ne
proposent qu'une vision qui, malgré la clairvoyance et la probité
dont Malouet se pare, se restreint au seul point de vue de son auteur, d'autant
plus qu'il écrit a posteriori. Dès lors, il lui est
facile de se décrire comme un personnage constant dans ses idées,
ayant vu les choses venir avant tout le monde. Ce qui signifie aussi qu'il peut
très bien avoir oublié certains éléments, comme il
peut aussi en passer sous silence, ou bien les réécrire dans un
sens qui n'écorne pas son image. Le contexte dans lequel Malouet produit
ces écrits doit être évoqué afin de prendre la
mesure de ce que
118 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison
rustique, op. cit.
119 Jean-Samuel GUISAN, Traité sur les terres
noyées de la Guyane, appelées communément
terres-basses, L'imprimerie du Roi., Cayenne, 1825, 482 p.
120 Jean Baptiste A. SUARD, Gazette de France. Notice sur
le caractère et la mort de M. le Baron Malouet, Pillet, 1814, 12 p
; Joseph-Marie DE GERANDO, « Malouet (Pierre Victor) », in
Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire par ordre
alphabétique, de la vie privée et publique de tous les hommes qui
se sont distingués par leurs écrits, leurs actions, leurs
talents, Paris, Michaud Frères, 1820, vol. 52/26, pp. 403-407 ;
« Malouet avant 1789 », L'Union, 1867, Etude de l'ancienne
société française, pp. 24-41 ; Robert DE LUPPE, Madame
de Staël et J.-B.-A. Suard : correspondance inédite
(1786-1817), Genêve, Librairie Droz, 1970, 128 p.
121 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit. ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de
Malouet, vol. 1, op. cit.
33
nous affirmons. Concernant ses Mémoires, la
préface de la deuxième édition122 nous
renseigne. Malouet rédige en 1808 le manuscrit qu'il souhaite voir
publié vingt ans après sa mort. Début 1830, son fils
présente le manuscrit à Charles X, qui préfère en
différer la publication « jusqu'au moment où la
génération à laquelle [il appartient] aura disparu de ce
monde. » En effet, le roi s'offusque que Malouet y égratigne son
cousin, le duc d'Orléans. Fidèle à son habitude et peu
enclin à entretenir des relations pacifiées avec ses adversaires,
celui-ci tient des propos très vifs à l'endroit du duc et de son
attitude lors de la Constituante :
« f...] Sa conduite a été d'une
scélératesse absurde . · il avait plus de ruse que
d'ambition, plus de corruption que de méchanceté. Un ressentiment
contre la cour le jeta dans la révolution , · il voulait se
rendre redoutable à la reine. Ses créatures voulaient faire de
lui un lieutenant général du royaume , · et parmi ceux
qui projetaient des changements dans la constitution, plusieurs
députés, sans s'associer à toutes ses intrigues et avant
d'avoir bien jugé son incapacité, se félicitaient de voir
un prince du sang à la tête du parti populaire123.
»
Ce qui explique une publication tardive, près de
cinquante années après la mort de leur auteur.
Par ailleurs, Malouet souhaite que ses Mémoires
sont pour lui l'occasion d'être utile aux générations
futures. Le récit de sa vie doit servir d'exemple, ce qui le pousse,
nous dit-il, à parler le moins possible de lui et à se cantonner
aux faits, uniquement aux faits. L'exercice peut sembler délicat quand
le texte est rédigé à la première personne du
singulier, et que son auteur décrit sa carrière, ses amis qui ont
quasiment tous un nom à particule, les embûches qu'il a
surmontées, les décisions lumineuses et déterminantes
qu'il a prises, etc. Malgré le fait qu'il s'en défende, Malouet
se place au centre de son récit. Toutefois, comme le fait remarquer
Michèle Duchet, l'emploi de la première personne n'est ici qu'une
façon de définir ses responsabilités et de prendre
position124. Il convient donc de distinguer le personnage public,
principal protagoniste de ces écrits, de l'homme, largement en retrait.
On ne trouve donc que très peu d'allusion à sa vie personnelle,
à ses sentiments, car Malouet estime que cela n'en vaut vraiment pas la
peine125.
122 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit.
123 Ibid., p. 263-264.
124 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.),
Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, p. 63.
125 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 1.
34
Les circonstances de la publication de sa Collection de
mémoires, en revanche, nous éclairent davantage sur le
contexte politique et les intentions de Malouet. Nous sommes en 1801, et le
coup d'État du 18 Brumaire change la donne politiquement. Nombre de
« monarchiens », dont fait partie Malouet, se convertissent au
bonapartisme126. Fraîchement revenu de son exil londonien et
ruiné, il tente de faire valoir son image d'administrateur
intègre et expérimenté, spécialiste des colonies.
La période est propice à une réflexion sur l'esclavage et
les colonies, et s'enrichit d'une argumentation nouvelle nourrie par les faits.
Pour la plantocratie, l'expérience abolitionniste de 1794 prouverait
deux choses. Premièrement, que les Noirs livrés à
eux-mêmes commettent des exactions sans nom contre les Blancs, à
l'image du soulèvement de Saint-Domingue. Deuxièmement, que les
Noirs, une fois libres, sont incapables de travailler par
eux-mêmes127. C'est aussi à cette époque que le
préjugé de couleur, qui irrigue largement la pensée
à la fin du XVIIIe siècle, est établi en
vérité scientifique par des publications comme l'Histoire
naturelle du genre humain de Virey en 1801128. Cette
atmosphère est l'occasion pour les planteurs de se constituer en lobby
très puissant, autour de personnages comme Baudry des Lozières
(qui publie en 1802 Les égarements du
nigrophilisme'29) et Moreau de Saint-Méry. Ces
planteurs, propriétaires à Saint-Domingue et esclavagistes
notoires, développent une véritable propagande en vue du
rétablissement de l'esclavage. Bien évidemment, Malouet est de
ceux-là. Le ton particulièrement revanchard des introductions des
volumes 4 et 5 de sa Collection de mémoires est tout à
fait révélateur de son état d'esprit. Il relie les
événements des années 1770 aux problématiques
telles qu'elles se présentent au début du XIXe siècle, en
épanchant sa bile, parfois de façon consternante, contre
l'abolition de l'esclavage, l'égalité des droits, les droits de
l'homme, les révolutionnaires et les abolitionnistes. Ses écrits,
plaidoyer pour un retour à l'ordre d'Ancien Régime et à la
restauration des colonies, ne sont certainement pas étrangers au
rétablissement de l'esclavage par Bonaparte en mai 1802130.
Par ailleurs, Malouet annonce dans son introduction qu'il entend
témoigner de son expérience afin de servir d'exemple aux
générations futures. Il utilise l'exemple de son passage en
Guyane pour appuyer ses dires et dénoncer les projets entrepris à
chaud, sans vérifications préalables. Ses visées sont
éminemment politiques :
« Le sort de la Guiane importe peu, sans doute, au
salut de l'Europe , mais la
126 Robert H. GRIFFITHS, Le Centre perdu, op. cit.
; Sergienko VLADISLAVA, « Les monarchiens au cours de la
décennie révolutionnaire », op. cit.
127 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 184.
128 Julien-Joseph VIREY, Histoire naturelle du genre
humain, Paris, Crochard, 1824, 3 volumes p.
129 Louis-Narcisse Baudry Des LOZIERES, Les Egarements du
nigrophilisme, Paris, Migneret, 1802, 323 p.
130 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 184-186.
35
conservation ou le bouleversement des colonies ne sont pas
indifférens à sa prospérité. Nous avons tant de
malheurs à réparer, qu'il seroit désirable de fermer
toutes les issues qui peuvent conduire à de nouveaux malheurs. f...] Ce
n'est donc pas inutile, que de rappeler aux gens à projet et au
Gouvernement f...] comment ceux qui les ont précédés se
sont égarés, et ce qu'ils ont à faire, ou à
éviter, pour employer fructueusement leur activité131.
»
C'est cette initiative qui lui vaudra, sans doute, de revenir
aux affaires en 1803 au poste de préfet maritime à Anvers.
C'est donc en ayant en permanence à l'esprit ces
éléments que nous avons abordé la lecture du
témoignage que nous laisse Malouet. Pour autant, l'analyse qu'il produit
dans les années 1770 sur la situation en Guyane est lucide et pointe les
dysfonctionnements d'une colonie embourbée dans une routine, où
le laisser-aller partage le devant de la scène avec les intrigues et les
conflits d'intérêts entre administrateurs et planteurs. Si ce
constat est empreint de réalisme, la lecture de ses écrits met au
jour une personnalité consciente de sa valeur, qui dispense morale et
jugements tout au long de son récit, livre des commentaires
péremptoires sur les différents administrateurs, commissaires ou
personnels ministériels, surtout s'ils sont d'avis contraire au sien.
Malouet, homme du roi, éduqué chez les Oratoriens, personnage
éloquent à la plume alerte, ayant la citation de Cicéron
et de Virgile facile, se trouve confronté au milieu guyanais où
la bonne société à laquelle il est habitué à
Paris est plutôt restreinte. Il manifeste parfois un sentiment de
supériorité à peine voilé envers ces petits
planteurs de Guyane, ou envers le gouverneur Fiedmond. Malouet manie volontiers
l'ironie à l'endroit de ces gens, décrits, au mieux, comme des
personnages sympathiques, sinon comme des rustres aux idées courtes
(surtout s'ils ne partagent pas son avis)132. Cela concourt à
une franche impression de mise en valeur assumée, reprise par son
petit-fils qui, dans un exercice de piété familiale, place en
exergue des deux tomes des Mémoires cette citation extraite du
deuxième volume :
« C'était peu de jour après le retour
de Varennes. Lorsque j'entrai, la reine dit au jeune Dauphin . · «
Mon fils, connaissez-vous ce Monsieur ? - Non, ma mère,
131 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 43-44.
132 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires
et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane
française et hollandaise, Paris, Baudouin, Imprimeur de l'Institut
national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain , n°.
1131, 1801, vol. 5/2, p. 280 ; Pierre Victor MALOUET, Mémoires de
Malouet, vol. 1, op. cit., p. 401.
36
répondit l'enfant. - C'est M. Malouet, reprit la reine
, · n'oubliez jamais son nom133. »
Le ton est donné et ne trahit pas Malouet qui se peint
en homme providentiel pour la Guyane, le seul qui aurait compris ce qu'il
fallait faire pour développer cette colonie qui, avant lui, n'aurait
été dirigée que par des profiteurs et des intrigants aux
compétences discutables. Ce manque d'objectivité ne permet bien
évidemment pas de comprendre entièrement ses positions, sa
démarche, et plus globalement les enjeux qui entourent la volonté
métropolitaine de développer la Guyane.
Dernière remarque à propos des sources sur
Malouet : beaucoup de passages sont écrits de tête car la
documentation dont il dispose est incomplète. Lors de son retour de
Guyane en 1778, il est capturé par des corsaires Anglais, qui s'emparent
de ses biens et de quatre caisses contenant des insectes :
« Revenant de Cayenne au mois de novembre 1778, il
fut attaqué et pris par un corsaire anglais qui le conduisit à
Weymouth. Les caisses contenant ses collections, ses papiers, ses documents,
tout fut pris, rien ne fut rendu134. »
Ses archives personnelles sont réduites à la
portion congrue. Il dispose seulement de quelques manuscrits qu'il a fait
relier. (Il est d'ailleurs envisageable qu'il ait pu sélectionner ce
qu'il souhaitait publier.) Tout le reste de ses documents est
brûlé en 1793. Il a perdu tous ses cartons contenant des
dépêches ministérielles, des rapports, des ordres et
instructions du roi, plusieurs mémoires et des correspondances
personnelles135. À son retour d'exil en 1801, il abandonne
à Londres une partie de sa correspondance et détruit le
reste136.
Les sources manuscrites
Par ailleurs, notre recherche s'appuie sur des sources
manuscrites, qui sont constituées des archives du Ministère de la
Marine et des colonies. Une partie est conservée à
Aix-en-Provence ;
133 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
2, op. cit., p. 66.
134 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 76, 115, 165, 457.
135 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 44-45.
136 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
2, op. cit., p. 278.
37
toutefois, les archives concernant la correspondance à
l'arrivée en provenance de la Guyane française entre 1651 et 1856
sont regroupées dans la sous-série C14 du fonds « colonies
», et conservées en micro-films aux Archives Nationales de Paris
à l'hôtel de Soubise. Cette série est d'une grande
richesse. Elle se compose de lettres, de rapports et de mémoires formant
la correspondance officielle entre les administrateurs coloniaux et le
ministère de la Marine. L'accès à ces documents n'est pas
particulièrement aisé pour l'historien en herbe ou le chercheur
chevronné, s'il ne réside pas en région parisienne ou s'il
vient de l'étranger. Une consultation de cette série
nécessite au préalable un travail préparatoire important
et un dépouillement minutieux de l'inventaire analytique137
pour optimiser au mieux le temps passé en salle de lecture.
La deuxième série d'archives du fonds «
colonies » sur laquelle nous avons travaillé est la série E,
consacrée au personnel colonial ancien des XVIIe et XVIIIe
siècles. D'un très grand intérêt également,
elle contient des éléments divers, tels que mémoires,
actes d'affranchissement, états de service ou pièces
d'état civil, qui forment de véritables dossiers personnels sur
les cadres administratifs et certains personnages gravitant autour (comme des
ingénieurs, des militaires). Elle renferme aussi des
éléments provenant du Bureau des Contentieux, qui sont
généralement des procédures judiciaires concernant des
colons, des armateurs ou des négociants. Cette série,
localisée à Aix-en-Provence, présente l'avantage
d'être entièrement numérisée et disponible en ligne
sur le site des Archives Nationales d'Outre-Mer138.
Toutefois, nous avons abordé ces documents en ayant en
tête que toutes les parties prenantes n'ont pas nécessairement
rendu compte par écrit de leur vécu. Le quotidien des
Amérindiens ou des esclaves est difficile à appréhender et
se dévoile en creux, à travers des témoignages indirects.
De fait, l'essentiel de la documentation est associée aux agents royaux
et à l'élite coloniale. Encore faut-il qu'elle sache manier la
plume, ce qui est loin d'être une évidence, comme l'écrit
Artur au ministre en 1774 :
« Il n y avoit que lui [le procureur
général] et moi de lettrés dans le Conseil, vu la disette
absolue de sujets dans la colonie139. »
La série C14 du fonds « colonies » est
constituée de documents administratifs, souvent
137 C. BOUGARD-CORDIER, G. PITTAUD DE FORGES, M.
POULIQUEN-SAROTTE, É. TAILLEMITE et C. VINCENTI-BASSEREAU,
Inventaire des archives coloniales, sous-série C14, correspondance
à l'arrivée en provenance de la Guyane française,
Paris, Archives nationales, 1974, vol. 2 tomes (articles 1-50, articles 51-91
et index)/.
138 Voir l'inventaire en ligne de la série E : <
http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/up424ojc
>
139 ANOM E9 F°65
38
destinés à rendre compte des actions
menées, à justifier certaines décisions, parfois certains
échecs. Une lecture croisée montre, en étant attentif, que
leurs auteurs n'hésitent pas à orienter le contenu afin d'obtenir
des avantages. Ainsi, nous devons faire avec une documentation qui ne
reflète pas nécessairement la réalité de
façon fidèle. Elle est aussi souvent incomplète, soumise
aux vicissitudes de l'histoire, rassemblée à la hâte au
moment du départ, perdue ou détruite, conservée dans de
mauvaises conditions. De fait, nous avons parfois été
confrontés à des documents inutilisables parce que l'état
de l'orignal ne permet pas de lire son contenu, ou bien illisibles parce que
l'encre a presque disparu. Certains documents sont parfois mal dupliqués
si bien que des feuillets sont tronqués. Enfin, certaines cotes
d'archives ne sont parfois pas exactes, ce qui rend l'accès aux
documents concernés quelque peu fastidieux, voire impossible. Le cas
s'est présenté pour le rapport concernant l'état de la
Guyane, rédigé en 1775 par l'ordonnateur Delacroix, source sur
laquelle Malouet a beaucoup travaillé avant son arrivée à
Cayenne140.
Cela étant, leur consultation nous a permis d'affiner
certains éléments. Nous pouvons ainsi relativiser fortement le
propos de Malouet sur la paternité de la mise en valeur des terres
basses qu'il semble s'octroyer. Sa rivalité, pour ne pas dire son
antipathie, envers le baron de Besner le pousse à occulter des
éléments du plan de son concurrent pour la Guyane. Il s'y oppose,
par principe, alors que de toute évidence l'analyse du baron, par bien
des aspects, est tout aussi pertinente que la sienne. Si Malouet se
décrit comme un administrateur animé par l'intérêt
général, au service dévoué de Sa Majesté, la
lecture des archives et de ses correspondances révèle un homme
qui n'oublie pas pour autant ses objectifs de carrière. Il cherche
à préserver son image, en oubliant pudiquement certains
épisodes fâcheux à Saint-Domingue, qui sont
révélés au grand jour dans différents dossiers
judiciaires sur les quels nous reviendrons141.
Problématique
Notre problématique provient d'un questionnement
portant sur l'imbrication de trois facteurs : savoir, voyage et pouvoir. Le
savoir, en tant que moyen de compréhension et de représentation
du monde, et le voyage, en tant que moyen de découverte et d'ouverture,
sont fondamentalement bouleversés depuis le XVIe siècle.
L'ouverture du Vieux Continent sur le reste du monde d'une part, et
l'arrivée progressive de nouveaux concepts se substituant aux savoirs
anciens d'autre part, influent sur la façon dont le pouvoir se
conçoit, sur une échelle bien plus vaste
140 Ce mémoire figure sous la cote ANOM C14/44 F°71,
qui renvoie à des documents du début du XIXe siècle.
141 ANOM dossiers E200 et E298, voir également le point
1.3 : Un homme de réseau p. 50 ,
39
désormais. Versailles appuie son effort de colonisation
en déployant dans ses possessions outre-mer administrateurs et
scientifiques, vecteurs et relais de son autorité et de la tradition
scientifique métropolitaine. Ces hommes sont en effet envoyés
dans des terres lointaines afin d'administrer et de mettre en valeur un
patrimoine naturel destiné à remplir les objectifs de la
politique coloniale. Les différents projets de développement de
la Guyane s'inscrivent pleinement dans cette imbrication entre savoir, voyage
et pouvoir. L'intérêt d'un travail de recherche sur Malouet, dans
le cadre de sa mission en Guyane, réside donc dans le fait qu'il donne
à observer comment s'organise, comment s'appréhende et se
planifie le développement d'une colonie marginale et
éloignée, où presque tout est à faire. Il s'agit
là d'analyser à partir de sources croisées l'application
concrète et la construction, à la lumière de
l'expérience locale, d'un projet administratif et technique capable
d'extraire la Guyane de son marasme, afin de répondre aux objectifs de
la monarchie relayés par le ministère de la Marine, et de voir
quel est l'apport spécifique de Malouet sur ce terrain.
Plan
Notre première partie présente le parcours de
Pierre Victor Malouet. Depuis Riom jusqu'à Cayenne, nous allons
décrire l'ascension d'un bourgeois provincial, que rien ne destinait
à entrer dans la Marine, à travers son parcours scolaire, sa
formation et les réseaux qu'il entretient. Son passage à
Saint-Domingue s'avère déterminant puisque c'est là qu'il
fourbit ses premières armes de planteur et d'administrateur. C'est pour
lui l'occasion d'élaborer une vision de l'exploitation coloniale
éprouvée par une expérience d'une dizaine d'années,
qui sert d'échafaudage à l'édifice dont son «
système colonial » constitue la façade.
Ensuite, nous nous attacherons à connecter le parcours
de Malouet au contexte métropolitain sur lequel repose la diffusion
d'une tradition administrative et d'une science coloniale. Entre culture
métropolitaine et culture d'outre-mer, Malouet évolue dans un
milieu cosmopolite où se rencontrent savants, philosophes et
intellectuels. Paris est le phare de l'Europe et le réseau
académique et institutionnel participent largement à ce
rayonnement. Dans un contexte de modernisation de l'appareil administratif, la
Guyane fait figure de terrain d'essai pour de nouvelles méthodes de mise
en valeur, mais elle est également le théâtre
d'affrontement idéologiques autour de la question de l'esclavage, qu'il
nous faudra préciser.
Enfin, notre troisième partie rendra compte de la
réalisation concrète du projet de Malouet en nous appuyant sur le
rôle d'intermédiaire entre la métropole et la colonie de
l'ordonnateur. Son volet technique est relayé en grande partie par
Guisan, cheville ouvrière des assèchements et de la
40
reconnaissances des terres basses, ainsi que des travaux
d'aménagements dans la colonie. Son volet administratif se place dans la
logique de rationalisation administrative entreprise depuis les années
1760. Enfin, il conviendra de voir quels ont été les
résultats du passage de Malouet en Guyane, du devenir de ses
réalisations, afin d'en proposer une lecture rénovée.
41
PREMIÈRE PARTIE
-
DE RIOM À CAYENNE.
CONSTRUCTION D'UNE CARRIÈRE ET D'UNE
PENSÉE
COLONIALE.
42
En 1801, quand Malouet publie ses Collections de
mémoires, le souvenir de son entrée dans la Marine en 1764
lui rappelle qu'à l'époque, il était loin de s'imaginer
qu'un jour il serait envoyé en Guyane en tant
qu'administrateur142. En effet, ses origines sociales et
géographiques ne semblent pas, a priori, le destiner au service
des colonies. Entre 1712 et 1809, Cayenne s'est vue administrée par deux
auvergnats seulement (Pierre Victor Malouet et Michel Gabriel Bernard, tous
deux nés à Riom), alors que pour la même période, il
se dégage des statistiques une prédominance
d'éléments issus de la région parisienne, de l'Aunis et
Saintonge, et de la Provence143. De même, le recrutement
s'effectue généralement au sein des officiers de Marine, ce qui
contribue parfois, comme le décrit Céline Ronsseray, à la
formation de véritables dynasties d'administrateurs, à l'image
des La Barre entre 1665 et 1691 ou des Guillouet d'Orvilliers entre 1716 et
1763144.
La démarche adoptée dans cette première
partie éclaire l'ascension de Malouet depuis Riom jusqu'à
Cayenne, en se focalisant sur les moments importants qui ponctuent son
parcours. En mobilisant une approche biographique et prosopographique, nous
allons dans un premier point aborder sa formation scolaire et son ascension
professionnelle, la constitution d'un réseau de relations qui lui ouvre
les portes de la Marine, et la confrontation aux réalités des
premières responsabilités. Le second point sera consacré
à l'étude de la pensée que nourrit Malouet à
l'endroit des colonies. L'objectif est double. Il s'agit d'une part de montrer
comment sa réflexion se construit au fur et à mesure de
l'évolution de sa carrière. Partant, nous tâcherons
d'apporter un regard nouveau sur les idées de ce personnage, qui ne sont
pas toujours aussi clairement formulées que le laisse sous-entendre ses
Mémoires et les travaux lui ayant été
consacrés. D'autre part, cette analyse du rapport qu'entretien Malouet
avec les colonies nous permettra de cerner le moment de sa réflexion qui
correspond à sa mission en Guyane.
1 QUI EST PIERRE VICTOR MALOUET ?
Avant d'aller fouler le sol de Guyane, attardons-nous quelque
temps en France et en Europe, afin d'évoquer les origines de Malouet, sa
formation et les réseaux qu'il constitue au fil de ses nombreux
voyages.
142 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires
sur les colonies, et notamment sur le régime colonial, Baudouin,
Imprimeur de l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F.
S. Germain , n°. 1131, 1801, vol. 5/5, p. 5-6.
143 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 145.
144 Ibid., p. 114.
43
1.1 Jeunesse auvergnate
1.1.1 Des origines modestes
Pierre Victor Malouet est né le 11 février 1740
à Riom, « dans une condition médiocre, privé des
avantages de la fortune145. » Il est le premier enfant
mâle de Pierre André Malouet et de Catherine Villevaux à
survivre, après le décès en bas âge de leurs cinq
précédents garçons entre 1730 et 1740. Il a un
frère qui naît en 1744 (Pierre Antoine Malouet d'Alibert, dont
nous reparlerons) et une soeur qui naît en 1745 (Marie
Geneviève)146.
Malouet est issu d'un milieu d'officiers campagnards, venus
s'installer en ville pour y réaliser de meilleurs affaires, en se
rapprochant d'une clientèle plus argentée et plus
nombreuse147. Son grand-père paternel, Alexandre, est un
petit procureur de Fournols qui a épousé
l'héritière d'un marchand-tanneur. Ce rapprochement avec les
tanneurs n'est d'ailleurs pas anodin puisque cette corporation est importante
à Riom, formant une élite d'une quarantaine de maîtres. Son
père, Pierre-André, reprend la robe paternelle et devient notaire
royal et procureur en la sénéchaussée d'Auvergne en 1740,
à la naissance de Pierre Victor. Lors du baptême de ce dernier,
est présent l'écuyer Claude Aimable Panayde Deffan, procureur du
roi au bureau des Finances148. Jean-Baptiste Villevault, le
grand-père maternel de Pierre Victor, est quant à lui conseiller
du roi et contrôleur des monnaies à Riom149.
La famille Malouet évolue donc dans un milieu
composé de financiers, de procureurs et de notaires, à l'image
des Gerle, Cailhe ou Redon, à qui elle est très liée.
Ainsi, Pierre-André Malouet a pour marraine en 1705 l'épouse
d'Antoine Gerle ; Alexandre Gerle est parrain en 1713 d'Alexandre Malouet ; le
frère aîné de Pierre Victor (mort en bas âge) a pour
parrain en 1730 son oncle le notaire Gilbert Michel Cailhe ; enfin sa soeur
Marie Geneviève a pour marraine en 1745 Marie Cailhe, sa cousine
germaine150.
Cet entourage détermine également le
début de parcours de Pierre Victor Malouet, illustré par une
scolarité qui reste conforme à celle suivie par des individus
d'extraction sociale et familiale identique.
145 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 2.
146 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse
», op. cit., p. 17.
147 Ibid.
148 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 256.
149 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. IV.
150 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse
», op. cit., p. 19 ; Céline RONSSERAY, Administrer
Cayenne au XVIIIe siècle, op. cit., p. 257.
44
1.1.2 Un parcours scolaire classique
Quand il parle de sa jeunesse, Malouet évoque une
première instruction auprès d'un précepteur «
ignorant et spirituel, qui ne [lui a] rien appris », et son passage
ensuite dans un collège de province151. Le petit Pierre
Victor est, en effet, placé avant l'âge de huit ans en
sixième, au collège oratorien de Riom, où il poursuit une
scolarité brillante puisqu'il figure parmi les insignes,
c'est-à-dire les trois ou quatre meilleurs
élèves152. Son parcours scolaire s'inscrit dans la
lignée de la formation reçue par la bourgeoisie riomoise.
René Bouscayrol explique que traditionnellement, la bourgeoisie et les
propriétaires terriens riomois ont tendance à scolariser leurs
garçons chez les Oratoriens, alors que la noblesse préfère
les Jésuites de Clermont153. Une approche plus fine montre
que le rayonnement du collège de Riom n'est, en réalité,
pas seulement local, puisque cet établissement attire à
l'échelle régionale l'ensemble des élèves qui
désirent entrer à l'université, ou dans la
cléricature. Le contexte de ce collège s'inscrit dans la
lignée de ces villes moyennes, à l'image de Beaune ou de Salins,
qui connaissent des taux de recrutement deux à trois fois
supérieurs à la moyenne nationale. Ces collèges, toujours
fondés sur appel des municipalités, permettent l'accès aux
études de jeunes garçons issus de la petite bourgeoisie, de
l'élite artisanale et paysanne. Ils participent à ce que Pierre
Costabel nomme « le ratissage systématique du potentiel
intellectuel de la nation154. » De plus, dans une ville comme
Riom, où la robe domine, « le bailliage et le présidial se
trouvent pendant plusieurs générations dans une sorte d'osmose
par rapport à l'Oratoire, osmose que la présence du
collège dans la ville tend à maintenir155. » Ce
qui renvoie évidemment aux fonctions exercées au sein de la
famille Malouet, par le père et les deux grands-pères, et
dénote d'une tendance certaine à la reproduction sociale.
À quatorze ans, le jeune Pierre Victor est
envoyé par son père au collège de Juilly, en région
parisienne, afin de terminer ses études. Cet établissement, le
plus célèbre collège Oratorien, dispose d'un
véritable rayonnement national156. C'est en 1638 que Louis
XIII, désireux de confier à l'Oratoire l'éducation des
cadets de la noblesse, octroie le titre d'Académie royale au
collège de Juilly. Le recrutement des élèves,
conformément à l'esprit de la fondation, définit un type
très particulier de prise en charge des élèves. Du fait de
sa situation géographique, le collège ne peut
151 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 2.
152 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse
», op. cit., p. 20.
153 Ibid., p. 21.
154 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses
collèges », in Enseignement et diffusion des savoirs en France
au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, p. 69-70.
155 Dominique JULIA et Willem FRIJHOFF, « Les Oratoriens
de France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une
enquête », Revue d'histoire de l'Église de France,
1979, vol. 65, no 175, p. 235.
156 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 258.
45
recevoir que des pensionnaires, qui appartiennent en
très grande majorité à la noblesse157. Deux
raisons expliquent le choix de Pierre André Malouet pour son fils. D'une
part, des mesures discriminatoires frappent les Oratoriens, proches des
Jansénistes, qui entretiennent une rivalité avec les
Jésuites de Clermont. D'autre part, Pierre Antoine Malouet, oncle de
Pierre Victor, y est professeur de philosophie (entre 1749 et 1754) et
désire voir son neveu devenir prêtre158. Cette
perspective semble réjouir le jeune Pierre Victor : « Je ne vis
rien de plus désirable que le sort de mon oncle, et l'habit religieux,
que j'ai porté jusqu'à l'âge de seize ans » nous
dit-il159. Institution sacerdotale par excellence, l'Oratoire ne
reçoit, en effet, que des prêtres ou des aspirants à la
prêtrise160. D'un point de vue pédagogique, John
Renwick et Jean Ehrard mettent en avant une certaine volonté d'ouverture
des Oratoriens aux nouveautés du XVIIIe siècle, notamment aux
horizons chers aux philosophes des Lumières. L'enseignement
dispensé, généralement en français, porte
principalement sur les arts oratoires (la rhétorique), l'histoire et la
philosophie. La rhétorique occupe une place centrale : d'après
les théoriciens de cette congrégation, tout comme ceux des
Jésuites, seules les lettres sont capables de parler à
l'intelligence, à l'imagination et à la sensibilité. La
finalité de leur enseignement est donc de préparer à la
vie de société, à la sociabilité
polie161. En plus de ces enseignements des humanités,
l'Oratoire, depuis l'élan donné au XVIIe siècle, constitue
jusqu'à la Révolution un véritable foyer de culture
scientifique. On y enseigne les sciences en général, les
mathématiques, la physique, la chimie, les sciences naturelles, les
techniques de fortifications, celles liées à la marine, la
mécanique. Cet enseignement scientifique et intégré dans
les deux années de philosophie162.
Toutefois, Malouet n'en bénéficie pas. La vie
conventuelle et les études qui en découlent finissent par le
lasser. Il obtient de son père l'autorisation d'y renoncer et quitte le
collège de Juilly dès la fin de la classe de rhétorique.
Ses mémoires rapportent ensuite qu'il suit avec succès les cours
de la faculté de droit de Paris jusqu'à ses dix-huit
ans163. Là encore, il se dévoile une logique de
reproduction sociale qui a cours dans la bourgeoisie et la noblesse. « Au
XVIIIe siècle, nous dit Céline Ronsseray, un jeune homme sur cent
arrive aux études supérieures suivant un mécanisme de
reproduction professionnelle. Parmi les futurs administrateurs de Guyane, nous
savons que quatre d'entre eux sont passés du collège à la
faculté de droit : Thibault de Chanvalon, Maillart-Dumesle,
157 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses
collèges », op. cit., p. 76.
158 René BOUSCAYROL, « Origines et prime jeunesse
», op. cit., p. 21.
159 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 2.
160 Dominique JULIA et Willem FRIJITOFF, « Les Oratoriens
de France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une
enquête », op. cit., p. 233.
161 John RENWICK et Lucette PEROL, Deux
bibliothèques oratoriennes à la fin du XVIIIe siècle: Riom
et Effiat, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 1999, p.
27.
162 Pierre COSTABEL, « L'Oratoire de France et ses
collèges », op. cit., p. 79.
163 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 2.
46
Vassal et Malouet. Reproduction sociale oblige, ces hommes
sont issus de famille disposant d'un office ou d'une charge. » Il n'est
pas non plus surprenant de voir que Malouet, ses études
terminées, envisage de devenir avocat. Alors que la philosophie et la
théologie stagnent, en raison notamment de la saturation du
marché des bénéfices ecclésiastiques, le droit
présente une progression constante, qui s'explique par
l'accessibilité des gradués en droit aux carrières
d'avocat à partir de 1657 et l'introduction du droit civil dans le
cursus en 1679. Le recrutement ne cesse alors d'augmenter : les facultés
de droit produisent annuellement 100 à 200 licenciés par an
jusqu'en 1789164.
Ainsi, la scolarité de Malouet suit un parcours
classique, où bourgeoisie et noblesse fréquentent les mêmes
établissements. Sur cette toile de fond qui illustre un certain
rapprochement des élites, il continue son parcours en suivant un
schéma répandu au XVIIIe siècle, dans lequel
mobilité géographique et formation se rejoignent.
1.2 Une carrière itinérante
La vie de Pierre Victor Malouet est marquée par les
voyages, dès sa jeunesse. Il effectue différentes étapes
en France et en Europe, qui viennent compléter sa formation. De Paris,
où il achève ses études de droit en 1756, il poursuit sa
formation à Lisbonne et en Allemagne, avant de revenir à Paris en
1763. Entré dans la Marine, il ne cessera de se déplacer en
France et à l'étranger.
1.2.1 Paris - Lisbonne - Allemagne : formation initiale
Cette période de sept années fait figure de
voyage initiatique, dans laquelle la mobilité recouvre deux
caractéristiques principales au XVIIIe siècle. D'une part, elle
est envisagée de façon temporaire, dans une optique de retour.
« D'emblée, en effet, le voyage implique la
conscience d'accomplir un déplacement d'une durée limitée,
écrit Gilles Bertrand, c'est-à-dire suffisamment longue pour
n'être pas une simple promenade, mais dont les cadres sont assez
nettement définis pour qu'on ne le confonde pas avec une migration
définitive165. » A dix-huit ans, Malouet est à
Paris
164 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 159.
165 Gilles BERTRAND, « Voyager dans l'Europe des
années 1680-1780 », in Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick
POURCHASSE (dirs.), Les circulations internationales en Europe:
années 1680-années 1780, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, coll. « Histoire », 2010, p. 237.
47
où il sort de la faculté de droit. Il estime
qu'il est temps pour lui de se marier et de retourner à Riom où
il envisage de s'installer en tant qu'avocat du roi166. Son
étape à Lisbonne ne dure qu'une année, au terme de
laquelle le comte de Merle, ambassadeur au Portugal, est rappelé en
France. Il participe à deux campagnes militaires aux côtés
du maréchal de Broglie et quitte l'armée ainsi que ses fonctions
d'inspecteur de la régie des fourrages, à son retour de la
campagne de Villinghausen en 1762167.
D'autre part, cette mobilité fait figure de grand tour
où la formation se perfectionne de façon informelle : on apprend
sur le tas. Ces voyages de formation tendent à devenir le lot commun de
la jeunesse issue de l'élite au XVIIIe siècle. « De plus en
plus [le voyage] a lieu après un premier décrassage scolaire au
collège. En un temps où les normes ne sont pas fixées mais
où les premiers standards s'imposent, l'expertise s'acquiert sur le tas
: elle enseigne les qualités, elle permet la polyvalence comme la
spécialisation » explique Daniel Roche168. À
Lisbonne, c'est auprès d'un jeune homme, parent de la femme du comte de
Merle, et du secrétaire de l'ambassade, que le jeune Malouet parfait ses
connaissances en histoire, en politique et en commerce. « Je
recommençai là mon éducation », nous dit-il. C'est
aussi une école du savoir-vivre, où s'acquiert les
premières leçons de « l'usage du monde », où il
est nécessaire de savoir se conduire et adopter une attitude
mesurée. Ainsi, il apprend « à [se] taire, à
écouter attentivement ce qui valait la peine d'être retenu,
à [s]'ennuyer quelquefois sans en avoir l'air, et enfin à
dissimuler [ses] premières impressions, qui [l]'avaient jusque-là
dominées169. »
Cette formation complémentaire permet à Malouet
d'acquérir un bagage minimum, lui ouvrant de nouvelles perspectives.
1.2.2 Entrée dans la Marine : apprentissage du
métier d'administrateur
Désireux de faire carrière, il s'oriente vers le
service des colonies, car il répugne vraisemblablement à passer
par le grade dévalorisé d'écrivain, estime Marc
Perrichet170. De plus, travailler au sein de la Marine
représente « la chance d'un avancement plus rapide que celui des
ports, où l'ordre du tableau est presque invariable171.
» Ainsi, il ambitionne rapidement de devenir
166 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 5.
167 Ibid., p. 25-26.
168 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes. De la circulation des
hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 290.
169 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 7-8.
170 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 29.
171 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 35.
48
commissaire, mais il est conscient qu'il lui reste encore
beaucoup à apprendre. Il suit donc un cheminement méthodique afin
d'arriver à ses fins. D'abord envoyé comme inspecteur à
Rochefort en 1764, il en profite pour s'instruire « à fond des
principes et des formes de l'administration. » Il se frotte aux pratiques
de l'administration portuaire et apprend à manoeuvrer au sein de la
hiérarchie et s'attire les bonnes grâces de ses supérieurs.
Il profite d'un passage à Bordeaux, à la fin de sa mission
d'inspection, pour approfondir ses connaissances sur les
colonies172. Il sait que pour devenir commissaire, il doit d'abord
passer par le poste de sous-commissaire, qu'il obtient en 1767, date à
laquelle il est envoyé à Saint-Domingue.
L'année suivante, Malouet est nommé commissaire
ordonnateur par intérim au Cap, poste à haute
responsabilité, habituellement réservé à un homme
d'expérience173. Il poursuit son apprentissage, se
familiarise avec l'exercice du pouvoir, non sans quelques déconvenues :
son inexpérience et, sans doute, son ambition mal
maîtrisée, lui valent de se retrouver dans le collimateur du
Conseil supérieur. En effet, il est lié avec des colons qui
contestent l'autorité de l'administration, et avec les négociants
Stanislas Foäche et Jacques Begouen, tous deux partisans des
réformes et de la liberté de commerce174. Il brigue un
siège au Conseil supérieur du Cap en 1772, mais les conseillers
lui adressent un refus catégorique, appuyé par celui du Bureau
des colonies. Le ministre de Boynes175 désapprouve à
son tour176. Par la suite, Malouet commet « deux
étourderies graves qui [lui] causèrent des
désagréments177. » Tout d'abord, il fait
gratuitement un affront à deux membres du Conseil supérieur, en
leur refusant l'accès de la loge de l'intendant (qu'il
représente, en tant qu'ordonnateur par intérim) au
théâtre, alors qu'elle est vide et que lui-même ne l'occupe
jamais178. Ensuite, il abuse de son autorité en tentant
d'intimider l'avocat Gautrot. Il cherche, en effet, à lui confisquer la
jouissance d'un bail de maison qu'il venait de conclure. S'ensuit un rapport
cinglant du Conseil supérieur, en date du 21 juin 1773, adressé
au ministre de Boynes :
« Le sieur Malouët, dont vous avez
déjà désapprouvé les
prétentions179, vient d'y faire succéder un nouveau
genre de trouble qui a allarmé et étonné
généralement. Résister à la décision des
chefs de la colonie dans un acte de la plus haute rigueur, le soutenir en se
rendant dans une convocation publique, accusateur, juge, punir et tout
soustraire ensuite du greffe même où il avoit consigné ses
entreprises, ces différents traits, Monseigneur,
172 Ibid., p. 32-35.
173 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 30.
174 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, Albin Michel, 2014, p. 133-134.
175 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes, op.
cit.
176 Ibid.
177 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 38.
178 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 30-31.
179 L'allusion se rapporte au refus du ministre à la
demande de Malouet de siéger au Conseil supérieur.
49
vous le feront apprécier180. »
Nous voyons donc que la mobilité est inhérente
à la condition des agents de l'administration, ce depuis le XVIe
siècle, le montre Daniel Roche181. De ce point de vue, la
carrière de Malouet est tout à fait significative,
puisqu'à chaque affectation correspond un déplacement, une
mission précise, pour une durée limitée. Il reste
inspecteur trois ans à Rochefort, sous-commissaire à
Saint-Domingue de 1767 à 1773, commissaire ordonnateur en Guyane de 1776
à 1778, commissaire à Marseille en 1780, intendant du port de
Toulon entre 1781 et 1789, préfet maritime à Anvers de 1803
à 1810. « La plupart sont chargés, par commission du prince
ou des magistrats, d'enquêter et d'agir par des actes exceptionnels avec
des conditions précises : un trajet, une mission, un voyage fixé,
des frais attribués182. » Si nous suivons le
raisonnement de Gilles Bertrand, nous voyons qu'en réalité de
tels voyages sont définis dans un but précis et suivent un
itinéraire raisonné, dont la finalité est, à plus
ou moins long terme, de revenir ou de s'installer quelque part, dans le but de
convertir l'expérience acquise en carrière ou en capital
d'expertise. « Le voyage concerne des personnes qui ont fait le choix de
partir pour des raisons variées183. ». À son
retour de Saint-Domingue, Malouet souhaite pouvoir profiter de
l'indépendance octroyée par sa fortune acquise en s'installant
à la campagne, à défaut de pouvoir trouver un poste qui
lui convienne à Paris184.
Ainsi, l'exemple de Malouet illustre bien cette idée de
plan de carrière bâti sur des déplacements où
à chaque étape correspond un apprentissage ciblé, à
même de fournir les clés d'accès à un poste
supérieur. Cette carrière qu'il bâtit petit à petit
s'inscrit de surcroît, et de façon plus concrète et
fonctionnelle, dans une logique réticulaire de relations et de
protections.
1.3 Un homme de réseau
De prime abord, Pierre Victor Malouet, fils d'un petit
officier auvergnat, ne semble pas destiné à faire carrière
dans la Marine. En effet, le recrutement se régionalise autour des
grands ports militaires tels que Brest, Rochefort et Toulon, si bien que la
majorité des administrateurs est originaire de provinces
maritimes185. Ainsi, une certaine hérédité
s'installe : la qualité d' « enfant du
180 ANOM E200 F°18 et 21.
181 Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes, op. cit.,
p. 298-299.
182 Ibid.
183 Gilles BERTRAND, « Voyager dans l'Europe des
années 1680-1780 », op. cit., p. 237.
184 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 43-44.
185 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 146.
50
corps » offre la garantie d'une éducation
adaptée aux tâches administratives, sous le regard des parents et
des soutiens déjà en service186, ce qui contribue
parfois à l'apparition, nous l'avons vu, de véritables dynasties
d'administrateurs. En dépit de cela, Malouet bénéficie de
relations et de protections efficaces qui, jalonnant sa carrière, lui
offrent de solides appuis qui opèrent sur trois niveaux
différents. Nous pouvons distinguer un cercle familial et
régional, un cercle colonial et un cercle ministériel, que
Malouet complète avec un réseau de relations mondaines, qu'il
sollicite en fonction des impératifs du moment.
1.3.1 Le réseau familial et auvergnat
Si l'on adopte une vue d'ensemble, nous remarquons que le
réseau de Pierre Victor Malouet repose d'abord sur des relations issues
de son milieu familial et du milieu auvergnat. Le premier maillon de cette
chaîne est constitué par son oncle Oratorien, qui lui permet
d'intégrer le collège de Juilly. C'est ce même oncle qui
l'introduit auprès de Moras187, ami de la
famille188, lequel le place auprès du comte de Merle. C'est
ce premier cercle de fréquentation qui permet à Malouet de lancer
sa carrière et l'amène à pousser les portes de la Marine.
En effet, l'entrée dans cette administration n'est sanctionnée
par aucun concours ou recrutement sur titre. Il faut donc y entrer par un autre
moyen. Le patronage et les liens d'amitié jouent donc un rôle
déterminant pour « accéder à une place, ou obtenir
brevets et pensions, » explique Céline Ronsseray. Celle-ci
décrit une hiérarchisation des soutiens, qui sont à
l'image du réseau dont on peut se prévaloir : les ministres et
les grands commis campent en haut de l'échelle, suivis des grandes
familles de la noblesse et des officiers supérieurs de la Marine et des
Colonies, et enfin des administrateurs subalternes. Dès lors, à
moins d'une ascendance exceptionnelle, un carnet d'adresse garni de noms
prestigieux est un sésame pour un avancement rapide189.
En la matière, la carrière de Malouet
témoigne d'un particulier bonheur190. Il
bénéficie, nous l'avons vu, de l'appui de son oncle Oratorien et
de la protection de l'ancien ministre Moras qui, en 1759, le confie à
son beau-frère le comte de Merle. En 1763, il se fait remarquer par
plusieurs personnes influentes, dont Jarente, évêque
d'Orléans, qui le présente au ministre Choiseul. «
Jarente,
186 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 25.
187 François Marie Peyrenc de Moras, intendant de Riom
(1750-1752), contrôleur général des Finances (1756-1757) et
ministre de la Marine (1757 à 1758).
188 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 6.
189 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 413.
190 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 25.
51
titulaire de la feuille des bénéfices,
saisissant l'opportunité d'une folle entreprise de colonisation en
Guyane191, proposa Malouet à Choiseul [...] et lui obtint une
des deux places d'inspecteur des magasins des colonies192. »
Cette recherche permanente d'un appui, empreinte d'un certain opportunisme,
révèle un personnage qui sait manoeuvrer dans un univers parcouru
par des tensions et des rivalités, entre officiers d'épée
et de plume. D'une manière habile, Malouet fréquente les bonnes
personnes, il a l'art et la manière de s'attirer leur soutien, tout
comme il « flaire les endroits où il faut être193.
» Ses protections lui offrent une aide précieuse quand il se
retrouve confronté à des difficultés. L'arrivée
à Rochefort d' « un jeune homme inconnu [suscite] une
réclamation générale de tous les ports194
» et plonge Malouet dans une situation délicate face aux officiers
de plume. Mais il sait d'emblée assurer ses arrières :
« J'allais tout de suite chez l'intendant, M. de
Ruis-Embito, homme d'esprit très-original. Je débutai
vis-à-vis de lui avec la modestie qui convenait à mon
inexpérience et à l'embarras où je me trouvais. Je lui
remis mes instructions, me subordonnant entièrement aux siennes. Mon
début me concilia l'intendant195. »
De retour de Saint-Domingue, Malouet fréquente les
coulisses de Versailles. Sans fonctions vraiment bien définies, il joue
le rôle de conseiller officieux pour les colonies, mais ses rapports avec
le ministre de Boynes sont orageux, les deux hommes ne s'entendent pas. D'une
part, parce que les ministres se succédant à la Marine, surtout
Choiseul, Praslin et de Boynes, voient la question des colonies d'assez haut,
ce domaine n'étant qu'un service secondaire de leur
ministère196. D'autre part, si l'on n'en croit Malouet, le
ministre de Boynes serait peu scrupuleux. Il aurait tendance à reprendre
à son compte les conclusions des travaux qu'il lui commande, voir
à les lui confisquer pour s'en attribuer la
paternité197. De plus, les problèmes que celui-ci a
rencontrés avec le Conseil supérieur et l"avocat Gautrot à
Saint-Domingue jouent vraisemblablement en sa défaveur.
En effet, Malouet commet là-bas ce qu'il appelle
pudiquement des « étourderies », qu'il impute à son
manque d'expérience. En réalité, en y exerçant son
autorité de façon tatillonne, le
191 Voir la partie consacrée à l'expédition
de Kourou p 152.
192 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 26.
193 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 418.
194 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 31.
195 Ibid., p. 31-32.
196 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 67-69.
197 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 45.
52
retour de bâton ne se fait pas attendre : «
J'écrivais donc sans cesse des remontrances au général,
à l'intendant, dit Malouet, je luttais contre les commandants de
quartier qui abusaient de leur autorité, et, par une
inconséquence trop ordinaire, ce que je reprochais aux autres me fut
justement reproché198. » Très rapidement il se
retrouve mêlé à des affaires qui déstabilisent sa
position, comme le suggère la procédure engagée contre lui
par Me Gautrot, avocat au Conseil supérieur du
Cap-Français199.
Cette affaire nous révèle un Malouet qui, en
réalité, chercherait à s'imposer avec la complicité
de ses soutiens qui, selon toute vraisemblance, semblent profiter de son
ambition mal maîtrisée et le manipuleraient quelque peu. Toujours
est-il que les archives rendent compte des pressions exercées sur
Gautrot. Malouet veut confisquer la jouissance d'un bail de maison que l'avocat
venait de conclure, dans le but de l'attribuer à M. de Renaud,
vice-commandant et colonel du régiment du Cap. Sans doute fait-il ici un
pas vers le milieu militaire, qu'il cherche à intégrer. En lisant
l'arrêt du Conseil supérieur, intervenu sur la requête de Me
Gautrot du 9 mars 1773, nous voyons qu'il abuse très clairement de son
autorité en accusant l'avocat publiquement, et en ne lui permettant pas
de se justifier :
« Tout étoit concerté, convenu,
prémédité avant même que le sieur Malouët eut
proféré une parole, Me Gautrot avoit déjà
reçu l'ordre absolu de se taire. [...] [Après avoir
proféré] des accusations calomnieuses et outrageantes, le sieur
Malouët avoit ajouté les épitètes les plus dures et
les plus humiliantes, tant pour le suppliant que pour le corps auquel il avoit
l'honneur d'appartenir. [...] Enfin il avoit terminé la lecture de son
libelle par annoncer à Me Gautrot qu'il retenoit la maison pour compte
du roy, qu'elle appartenoit désormais à M. de Renaud, et qu'elle
eut à être remise sous deux jours200. »
Gautrot obtient difficilement gain de cause, mais le
mémoire envoyé au ministre de Boynes pointe ces
irrégularités et s'insurge contre le comportement de Malouet, qui
se retrouve en délicatesse avec le Conseil supérieur,
pointé comme fauteur de trouble :
« Vous dénoncer, Monseigneur, l'auteur de pareils
excès, c'est s'en promettre la
198 Ibid., p. 38.
199 Voir le dossier sur l'affaire Gautrot ANOM E 200.
200 ANOM E 200 F°6.
53
punition et le règne de l'harmonie la plus
désirable201. »
Si l'on en croit Malouet, son retour en métropole en
1773 est causé par une grande fatigue. Le climat, qu'il supporte mal,
lui occasionne des fièvres202. De retour à Paris,
pourtant, ses relations avec de Boynes sont très délicates.
Gaston Raphanaud conclut, de façon angélique semble-t-il,
à une incompatibilité d'humeur entre les deux personnages et au
caractère colérique de M. de Boynes :
« [Les] habitudes pacifiques et
réfléchies [de Malouet] se heurtent au caractère violent
et arbitraire du ministre de la marine, M. de Boynes203.
»
Cette interprétation complaisante ne nous satisfait
pas. À l'évidence, l'étude des archives nous engage
à envisager le retour de Malouet comme une conséquence des
affaires dans lesquelles il était mêlé, bien plus que la
seule influence néfaste du climat tropical. Vraisemblablement, ses
démêlés avec le Conseil supérieur, ainsi que les
frasques de son frère cadet Pierre Antoine, alors écrivain de la
marine à Fort-Dauphin (Saint-Domingue)204, rendent sa
position intenable, malgré le soutien de Bongars et de Legras.
Ainsi, sans pour autant écarter une éventuelle
incompatibilité de caractère entre les deux hommes, les
démêlées de Malouet avec le Conseil de Saint-Domingue et
Gautrot ne facilitent pas les choses avec de Boynes, qui en est informé.
Après lui avoir promis puis refusé le poste de commissaire
à plusieurs reprises, le ministre lui propose brusquement ce même
poste pour l'Inde. Malouet refuse poliment, prétextant une santé
fragile. En réalité, il flaire un piège tendu par de
Boynes qui, si l'on se réfère à ses
Mémoires, manoeuvre pour se débarrasser de lui :
« Je pensais que, s'il était
décidé à m'éloigner sous prétexte
d'avancement, il me perdrait si je m'y refusais. Je voulus m'assurer d'une
protection qui pût me
201 ANOM E 200 F°21.
202 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 48-49.
203 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 42-43.
204 Voir le dossier ANOM E 298 sur ses
démêlés judiciaires contre Jean-Noël Poirrier,
assesseur du Conseil supérieur du Cap, et les interventions de Pierre
Victor en faveur de son frère cadet.
54
défendre contre la malveillance et m'autoriser
à rester en France205. »
Sa situation est délicate, mais Malouet parvient
malgré tout à rebondir en entrant au service de Mme
Adélaïde, qui lui offre une protection efficace et le remet en
selle à l'arrivée de Sartine à la tête de la Marine
:
« Cette princesse, [...] n'ayant pas de
secrétaire dans l'état de sa maison, eut la bonté d'en
demander le brevet pour moi au roi son père206.
»
Nous voyons ici à l'oeuvre le réseau des
protections auvergnates, qui se révèle
déterminant207 . La duchesse de Narbonne-Lara208,
née à Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), l'introduit
à la cour et le présente à Madame
Adelaïde209, qui le prend à son service.
À ce premier cercle de protection rapprochée, de
proximité, s'adjoint celui constitué par le réseau issu de
Saint-Domingue, dont le champ d'action est plus étendu.
1.3.2 Le réseau domingois : un appui en France et aux
colonies
Son passage à Saint-Domingue est déterminant
à plus d'un titre, en particulier pour la constitution d'un cercle
d'amitiés et de protections au sein du milieu colonial. C'est là
qu'il rencontre des personnages influents, dont les réseaux se ramifient
jusqu'à Paris. Son séjour à Saint-Domingue est l'occasion
de mettre en lumière l'efficacité de ce soutien, qu'il conservera
toute sa vie. Perçu à son arrivée comme un bureaucrate, il
reste fidèle à son expérience. Il se lie rapidement avec
l'intendant Bongars, ce qui lui permet de s'introduire dans la bonne
société de l'île. Il sait se faire des amis dans tous les
milieux, même ceux qui s'opposent traditionnellement : celui des colons
et celui des commerçants. Il reste néanmoins distant du milieu
militaire, qu'il ne parvient pas à pénétrer. Ses relations
dans le milieu des colons l'amènent à se marier le 25 avril 1768
avec Marie-Louise
205 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 47.
206 Ibid., p. 54.
207 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 31.
208 Françoise de Châlus, duchesse de Narbonne-Lara
(1734-1821), maîtresse de Louis XV.
209 Marie-Adélaïde de France (1732-1800), dite «
Madame Adélaïde », quatrième fille de Louis XV.
55
Béhotte, lui permettant d'améliorer sa
situation. En réalité, Malouet reproduit un schéma
matrimonial bien établi. En effet, depuis les ordonnances de 1759, il
est interdit aux administrateurs de posséder une habitation dans
l'île où ils exercent leurs fonctions et d'épouser une
créole210. Toutefois cette réglementation n'est que
rarement respectée. Ainsi, en épousant une créole, il
acquiert le statut social d' « habitant » et une exploitation
sucrière. « J'avais acquis un titre de plus, nous dit-il, pour
m'intéresser à la prospérité de la colonie ; dix
mois après mon arrivée, je m'étais marié,
j'étais devenu propriétaire211. »
La stratégie employée par Malouet à
Saint-Domingue est mise en lumière par Céline Ronsseray. Parmi
les témoins à son mariage se trouvent Antoine Malouet d'Alibert,
son frère cadet, et Jean-Marie Demons-Ninet, trésorier de la
Marine à Fort-Dauphin. Son épouse, Marie-Louise Béhotte
est la fille d'un négociant du Cap et la veuve du commissaire
ordonnateur Olivier Samson. Elle dispose de six témoins à ses
côtés : Louis Lataste, chevalier de Saint-Louis et
propriétaire, sa grand-mère, sa soeur Marie Jeanne Louise
Béhotte, Jean-Louis Lataste son cousin et habitant, François
Marie l'Huillier Marigny, conseiller et procureur au siège royal de Fort
Dauphin, et Julien Bensin, négociant à fort Dauphin. « Ce
mariage fait donc intervenir d'importants propriétaires domingois,
écrit Céline Ronsseray, des officiers et des administrateurs de
la colonie. » De fait Malouet peut se prévaloir d'une excellente
carte de visite, en regard de ses origines qui ne le destinaient en rien
à pousser les portes du monde colonial212.
Cette entrée dans la bonne société
domingoise le rapproche de Stanislas Foäche, un négociant du Havre
et propriétaire d'une sucrerie, qui comptera parmi ses amis
fidèles. Malouet met également un pied au sein du Conseil
supérieur de Cap français par l'intermédiaire du procureur
général François Félix Legras. En 1768, sa
stratégie paye puisqu'il est nommé par Bongars ordonnateur par
intérim au Cap213. Ce réseau de protection
s'avère crucial pour Malouet, d'une part parce qu'il ne jouit pas de
l'expérience ni de la légitimité nécessaires
à l'exercice d'un tel poste, d'autre part, ces soutiens lui permettent
de se maintenir en place malgré la contestation à son
encontre.
Ce microcosme domingois est opérant jusqu'en
métropole. Comme le fait remarquer Jean Tarrade, les colons sont de plus
en plus représentés à la Cour et dans les milieux
mondains. Ils vivent en grands seigneurs et jouissent en métropole des
revenus de leur domaine, dont ils confient sur place la gestion à
d'autres214. Malouet retrouve à Paris les gens qu'il a connus
à Saint-Domingue.
210 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 73.
211 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 38.
212 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 256.
213 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 29.
214 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 145.
56
Il est très proche de la vicomtesse de
Castellane215, chez qui il passe l'automne 1774 au château des
Pressoirs du Roi, à Fontainebleau. C'est une créole de
Saint-Domingue, qui connaît toute son histoire : « [ses] liaisons,
[ses] amis, qui [sont] tous des honnêtes gens de la colonie. » Il
fréquente aux Pressoirs M. L'Héritier de Brutelles, conseiller et
procureur du Conseil supérieur au Cap français pendant 14 ans,
puis choisi comme député de Saint-Domingue en 1761216,
« un homme sage et éclairé [...] qui connaissait [ses]
opinions et [sa] conduite à Saint-Domingue217.» Malouet
va à l'Opéra en compagnie d'Étienne-Louis Féron de
la Ferronnays, commandant de la partie nord de Saint-Domingue entre 1763 et
1770, puis gouverneur général de 1772 à 1773 au
Cap218.
Ce cercle de fréquentations lui permet de traverser
sans trop d'encombre une période difficile qu'il connaît durant
les années 1774 et 1775, prolongement de son passage houleux au Conseil
supérieur du Cap français.
Les conséquences de l'affaire Gautrot mettent Malouet
dans une situation très délicate et manquent de lui coûter
sa carrière. En effet, le Conseil supérieur nourrit une
âpre animosité envers lui. De plus, Gautrot, revanchard, s'associe
avec deux conseillers et se met en relation avec un parent, membre du Bureau
des colonies. Ils établissent un nouveau mémoire contre Malouet,
qu'ils font parvenir à de Boynes. Celui-ci, alors sur le départ,
le transmet à son successeur Sartine219. Alors que Malouet
croyait le nouveau ministre dans de bonnes dispositions à son
égard, il déchante rapidement. Lors d'une entrevue entre les deux
hommes, Sartine, furieux, produit le rapport de Gautrot et le somme de se
justifier. Mais ses explications ne convainquent par le ministre qui ne
décolère pas, ce qui compromet sa position220.
Le réseau domingois à Paris intervient alors en
sa faveur. Sartine, ami de la vicomtesse de Castellane, se rend un soir aux
Pressoirs. Là, M. L'Héritier, s'appuyant sur des documents que
Blouin, premier commis du bureau des colonies et ami de longue date de Malouet,
lui a remis sur son administration à Saint-Domingue, plaide sa cause
auprès du ministre. Il fait mouche :
« Toutes ces démarches et le revirement qui en
résulta en ma faveur furent l'affaire de quinze jours221.
»
215 Margueritte-Renée Fournier, épouse de
Boniface-Gaspard Auguste, colonel de dragons, vicomte de Castellane.
216 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 75.
217 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 53-55.
218 Ibid., p. 59.
219 Ibid., p. 52-53.
220 Ibid.
221 Ibid., p. 55.
57
Le ministre exprime ses regrets sur les propos
désobligeants qu'il a tenu contre Malouet, et répare son
emportement « avec bien plus de grâce et de sensibilité que
les ministres n'en mettent ordinairement dans leurs rapports avec leurs
subordonnés, écrit Malouet. [...] il me dit les choses les plus
obligeantes, et à compter de ce jour-là je fus invité
à dîner chez lui quand cela me conviendrait222
»
L'efficacité du réseau domingois s'avère
donc déterminante et particulièrement efficace. Elle est à
mettre en perspective avec le dernier cercle constitué de l'entourage
ministériel.
1.3.3 Le réseau de l'entourage ministériel
En 1774, à l'arrivée de Sartine à la
Marine, plusieurs officiers de plume, qui seront nommés en Guyane,
gravitent dans l'orbite du ministre : Maillart-Dumesle, Prévost de
Lacroix et Malouet223. Ce dernier voit l'opportunité d'une
évolution de carrière favorable :
« L'arrivée de M. de Sartine au ministère
ne pouvait que m'être favorable. [...] Il était l'ami de mes amis,
et favorablement prévenu pour moi224. »
En effet, à la mort de Louis XV en 1774, Boynes tombe
en disgrâce et lui succède Sartine. Rodier prend sa retraite :
c'est Blouin, ami de Malouet, qui le remplace à la tête de la
direction du Bureau des grâces. Manquant d'expérience, Sartine
cherche à s'entourer de conseillers éclairés pour
réorganiser le bureau des colonies qui, dans l'ensemble, sont des amis
de Malouet, comme le comte de Fleurieu, inspecteur adjoint des cartes et
plans225. Les mémoires rédigés par Blouin sur
l'administration de la Marine lui valent à l'automne 1774 de devenir
secrétaire particulier du ministre. Il se retrouve de facto
dans une situation privilégiée pour pouvoir
intercéder en faveur de ses amis, dont bien entendu Malouet, qui vise le
poste d'Auda, premier commis au Bureau des colonies, proche de la
retraite226. Mais le poste lui échappe par suite de
l'opposition du Conseil du
222 Ibid., p. 58.
223 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 417.
224 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 79.
225 Ibid., p. 65.
226 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», op. cit., p. 31-32.
58
Cap227, au profit de Blouin,
bénéficiant de la confiance du ministre228. Malouet
nous apprend enfin que le comte de Broglie, ancien ambassadeur, premier colonel
attaché aux grenadiers de France, chef du cabinet secret de Louis XV,
s'intéresse à lui avec « chaleur et amitié
»229. Il ne nous éclaire pas sur les circonstances de
cet intérêt du comte, mais son soutient tombe à point
nommé.
En effet, au lendemain de son entrevue difficile avec Sartine
suite au rapport de l'avocat Gautrot, Malouet, encore tout à son
ressentiment, rédige une lettre à l'attention de son ami
Stanislas Foäche, dans laquelle il se répand sans retenue contre
l'avocat Gautrot et ses amis ; contre une administration aveugle qui abuse de
la confiance du jeune Louis XVI ; il se dit blessé de l'interrogatoire
digne d'un lieutenant de police que lui fait subir Sartine, qui lui
paraît « tout à fait impropre à sa
place230. » Cette lettre doit être remise à
Foäche en main propre, mais elle est interceptée par un individu
qui est en procès contre le négociant havrais231 et se
retrouve entre les mains du Conseil supérieur du Cap. C'est du pain
béni pour les adversaires de Malouet, qui n'en demandaient pas tant.
Legras, amis de Malouet, ayant quitté ses fonctions au sein du Conseil,
ne peut plus intervenir, si bien que « le délire de la fureur
s'empara des autres232. » Un arrêt est rendu dans lequel
Malouet est « déclaré coupable d'attentat contre
l'autorité du roi et l'honneur de ses ministres et de ses magistrats.
» Ses biens à Saint-Domingue sont saisis, la lettre et le rapport
du Conseil sont envoyés au ministre pour que le roi puisse ordonner
l'instruction de son procès233.
Entre temps, Malouet est à nouveau dans les bonnes
grâces du ministre Sartine. Celui-ci forme un comité de
législation des colonies, assemblé en 1775 à Versailles,
devant lequel sont discutées les différentes propositions faites
par Malouet sur la législation de Saint-Domingue. Le ministre y assiste
régulièrement « et il [est] le seul qui [adopte ses] vues,
presque toujours combattues par les anciens administrateurs234.
» On imagine aisément son malaise quand il apprend que la lettre
qu'il avait adressée à Foäche se trouve sur le bureau du
ministre. Il reste prostré chez lui durant deux jours, ne sachant trop
que faire. Il se décide finalement à porter plainte contre le
Conseil du Cap et à rédiger un courrier explicatif au ministre,
que Sartine refuse d'ouvrir. Seule l'intervention du comte de Broglie parvient
à dénouer la situation. Celui-ci, ayant eu vent des
mésaventures de Malouet, s'empare de l'affaire et lit la lettre à
un ministre furieux235. Après une âpre
négociation, le comte de Broglie obtient un compromis. Le ministre
n'engage pas de poursuites
227 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 133.
228 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 54,65.
229 Ibid., p. 61.
230 Ibid., p. 55.
231 Ibid., p. 56.
232 Ibid., p. 57.
233 Ibid.
234 Ibid., p. 58.
235 Ibid., p. 62.
59
contre Malouet et le maintien dans ses fonctions, à la
condition que celui-ci ne porte pas plainte contre le Conseil du Cap, et
surtout qu'il ne reparaisse plus devant lui236.
Malouet, blessé dans son honneur, ne se satisfait pas
de cette alternative. Avec aplomb, il abat ses dernières cartes et
adresse une requête au roi en son Conseil, dans laquelle il reprend les
faits et se justifie point par point. Broglie apporte une nouvelle fois son
soutien, et une semaine plus tard l'affaire est réglée. Sartine
convoque Malouet dans son bureau et lui annonce :
« Tout est oublié, excepté l'injure que
vous avez reçue , je vous vengerai, soyez-en sûre. f...] Le roi
vous trouvera très-léger, prenez-y garde , · vous serez
vengé, mais il me sera peut-être difficile ensuite de vous servir
comme je le voudrais237. »
Nous n'avons pas le détail de la requête de
Malouet ni de l'intervention de Broglie, mais de toute évidence la force
de persuasion de son dossier est patente. Cette pugnacité, cette
habileté et cette capacité à argumenter pour emporter
l'adhésion et à solliciter des appuis influents constituent une
force considérable. D'outrageur, Malouet se retrouve dans la position
d'outragé et reçoit à nouveau les excuses de Sartine, qui
présente lui-même la requête de Malouet devant le Conseil du
roi. Celle-ci est adoptée et l'arrêt du Conseil du Cap se trouve
de fait cassé. Malouet est tiré d'affaire et sauve son honneur,
alors qu'il risquait la prison et que la situation était bien mal
engagée. Grâce à l'intervention de Broglie, « M. de
Sartine [lui rend] toute sa confiance, écrit Malouet, [...] et peu de
temps après, [il est] fait commissaire général de la
marine », le 8 août 1775238.
Ainsi, le réseau ministériel constitue pour
Malouet un outil particulièrement efficace et déterminant quand
il s'agit de maintenir sa position, témoignant d'une réelle
habileté à manoeuvrer et à s'arroger le soutien de
personnalités particulièrement bien placées et
influentes.
236 Ibid., p. 63.
237 Ibid., p. 65-66.
238 Ibid., p. 66.
60
1.3.4 Un réseau mondain
En parcourant les Mémoires de Malouet, nous y
découvrons, à son retour de Saint-Domingue, un homme introduit
dans les cercles intellectuels de la capitale, fréquentant les salons de
Mme de Castellane, de Mme Lespinasse et celui de Mme du Deffand. Il y
côtoie certains des penseurs les plus en vue de son époque :
D'Alembert, Condorcet, Diderot, Véron de Forbonnais, l'abbé
Raynal. C'est auprès d'eux, en particulier Raynal dont il est un ami
proche, qu'il affirme ses opinions et sa pensée politique, intimement
liées au monde colonial et à l'esclavage239. Au XVIIIe
siècle, Paris est un centre intellectuel et philosophique majeur qui
exerce une force centripète importante, tant au niveau national qu'au
niveau européen, drainant vers elle « la noria des talents
»240. Capitale politique, capitale d'empire, Paris est une
ville hégémonique où se rencontrent les espaces culturels,
nationaux et sociaux ; c'est également un point de contact entre les
nations. On retrouve, par exemple, les philosophes écossais David Hume
ou Adam Smith chez Helvétius241.
C'est donc un point de convergence des idées et des
hommes, qui donne naissance dès la deuxième moitié du
XVIIIe siècle à de nouvelles formes de sociabilités comme
les salons, ou les académies par exemple. Les salons sont
généralement tenus par des femmes riches ou cultivées,
largement ouverts aux hommes de lettres. L'histoire retient ceux de Mme Necker
ou de Mme Geoffrin, qui reçoivent les écrivains à la mode.
Mme de Lespinasse reçoit également des écrivains, mais
aussi des hommes liés à la finance et à l'administration
comme Turgot ou de Vaines242. Le fait que Malouet, personnage
éloquent, riche propriétaire de plantations à
Saint-Domingue, fréquente des salons très courus traduit une
certaine évolution sociale vers une rencontre entre noblesse et
bourgeoisie, entre « le second ordre et la crème du tiers
état, au sein d'une élite fondée sur la
propriété, la richesse et le talent, non plus sur la distinction
des ordres243. » Encore que, comme le montre Guy Lemarchand,
cette fusion des élites soit très relative et ne concernerait que
celles qui se placent dans la dynamique inspirée par les
Lumières244. Quand bien même fréquenter un salon
témoigne d'une certaine ouverture des pratiques mondaines vers des
populations plus diverses que
239 Ibid., p. 69.
240 Gilles CHABAUD, « La capitale, le guide et
l'étranger: descriptions fonctionnelles et intermédiaires
culturels à Paris dans la première moitié du XVIIIe
siècle », in Christophe CHARLE (dir.), Capitales
européennes et rayonnement culturel XVIIIe-XXe siècles,
Paris, Editions rue d'Ulm, 2004, p. 119-120.
241 Guy CHAUSSIGNAND-NOGARET, Les Lumières au
péril du bûcher: Helvétius et d'Holbach, Paris,
Fayard, 2009, p. 158 ; Stéphane VANDAMME, Paris, capitale
philosophique: de la Fronde à la Révolution, Paris, Odile
Jacob, coll. « Histoire », 2005, p. 12 ; Christophe CHARLE,
Capitales européennes et rayonnement culturel XVIIIe - XXe
siècle, Paris, Editions rue d'Ulm, 2004, p. 21.
242 Antoine LILTI, Le monde des salons, op.
cit., p. 101.
243 Guy CHAUSSIGNAND-NOGARET, Une histoire des élites
1700-1848, Paris-La Haye, Mouton Editeur, 1975, p. 185.
244 Guy LEMARCHAND, « La France au XVIIIe siècle:
élites ou noblesse et bourgeoisie? », Cahier des Annales de
Normandie, 2000, vol. 30, no 1, p. 118.
l'on ne rencontre pas dans les pratiques curiales, le salon
est une forme de sociabilité qui consiste à recevoir chez soi et
à tenir table ouverte. Elle s'inscrit dans la réception
aristocratique et nécessite « de l'espace - d'où
l'importance de l'hôtel -, de l'argent et un ethos de
l'hospitalité et de la dépense ostentatoire qui
caractérise la noblesse de cour245. » C'est donc une
pratique largement élitiste et élective, à l'image du
salon de la marquise du Deffand, où l'on ne trouve quasiment que des
membres de l'aristocratie : Praslin, Choiseul, Beauvau, Chabot, Boisgelin,
Cambis, Boufflers, Broglie, Luxembourg, quelques nobles étrangers, le
médecin Tissot, et deux hommes de lettres : La Harpe et
Marmontel246.
CONCLUSION
Après examen, le parcours de Malouet s'avère
donc conforme aux standards de l'époque. Issu de la bourgeoisie
provinciale, il suit une scolarité chez les Oratoriens, d'abord à
Riom puis à Paris, où il effectue son droit. Base fondamentale de
l'apprentissage des cadres administratifs du XVIIIe siècle, ses nombreux
voyages lui permettent de compléter sa formation scolaire par une
acquisition des compétences adéquates sur le terrain. Enfin,
adossé à un réseau de relations et de protections
particulièrement efficace et qu'il sait utiliser à bon escient,
Malouet parvient à intégrer le service de la Marine et à
se maintenir, quand bien même est-il confronté à des
situations délicates.
Son entrée au service de la Marine lui permet de se
frotter aux réalités coloniales ; son expérience de
planteur et d'administrateur à Saint-Domingue sont pour lui l'occasion
de développer une vision des colonies qu'il affine tout au long de sa
carrière. Défenseur de la colonisation française des
Antilles et de l'esclavage, il ne verse pas pour autant dans la
radicalité la plus absolue et adopte une position médiane,
ouverte à certains changements que nous allons aborder dès
à présent.
61
245 Antoine LILTI, Le monde des salons, op.
cit., p. 100.
246 Ibid., p. 101.
62
2 MALOUET ET LES COLONIES
La réflexion de Malouet s'inscrit dans l'effort de
rénovation administrative entreprise par le ministère de la
Marine depuis les années 1760. En 1775, nous l'avons vu, le ministre
Sartine met sur pied une commission législative relative aux colonies,
au sein de laquelle Malouet, de retour de Saint-Domingue après sept ans
passée dans les hautes sphères administratives de cette colonie,
est chargé d'élaborer un projet permettant d'améliorer la
réglementation générale de la Perle des Antilles. Ce
faisant, il développe une réflexion nourrie à la fois par
son statut de planteur et sa fonction d'ordonnateur par intérim du Cap.
Ses idées sur les colonies tiennent une place
prépondérante dans la façon dont il appréhende la
mission qui lui est confiée en Guyane, et servent en partie de
sous-bassement à sa future carrière politique. La
réflexion qu'il entretient tout au long de sa carrière
débouche sur un modèle théorique qu'il nomme le «
système colonial », viatique conçu dès son retour
d'exil londonien pour la restauration et la préservation des
colonies.
Précisons toutefois qu'étudier la pensée
coloniale de Malouet soulève une question quant à la
méthodologie et détermine la grille de lecture que nous adoptons.
Généralement, l'historiographie retient de ce personnage la
pensée qu'il développe dans ses écrits,
c'est-à-dire principalement celle qui est la sienne à partir des
années 1780-1790, et présente ses idées comme
affirmées, achevées et globales. Or, rappelons que les ouvrages
qu'il rédige entre 1801 et 1808 livrent un regard a posteriori
sur la période qui nous intéresse, car ils desservent des
objectifs personnels. En réalité, la lecture des archives d'une
part, et de ses différents écrits d'autre part, permet de nuancer
largement l'idée selon laquelle Malouet aurait très vite et
très tôt eu une vision pleine et entière du problème
colonial, et par conséquent des solutions à apporter ; d'autre
part nous pouvons distinguer deux phases dans la construction de sa
pensée : une première phase d'élaboration jusqu'à
la fin des années 1770, ensuite une seconde phase d'affirmation vers le
milieu des années 1780. L'analyse qu'en livre Michele
Duchet247, qui distingue également une évolution en ce
sens, nous permet de structurer notre hypothèse. Dès lors, notre
analyse consiste ici à montrer l'évolution de sa pensée,
préalable nécessaire à l'étude du projet qu'il
élabore pour la Guyane.
247 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit. ; Michèle
DUCHET, « Malouet et le problème de l'esclavage », op.
cit.
63
2.1 De l'utilité des colonies
Malouet s'affiche tout au long de sa carrière comme un
fervent défenseur de la colonisation française aux Antilles. On
retrouve l'essentiel de sa pensée dans la longue introduction du
quatrième volume de sa Collection de mémoires sur les
colonies248. « Les colonies, écrit-il, [...]
étant instituées au profit de la métropole,
protégées par ses armes, alimentées par son commerce, ne
peuvent être soustraites à sa dépendance249.
» En admirateur de Colbert, dont il étudie la correspondance quand
il est en poste à Rochefort entre 1764 et 1767250, il
adhère longtemps et pleinement aux conceptions mercantilistes du
tout-puissant ministre de Louis XIV, largement développées au
XVIIIe siècle. La volonté de soutenir et de consolider la
colonisation française dans les Antilles, tant sur le plan politique
qu'économique, repose en effet sur l'idée que les territoires
outre-mers conquis par la métropole doivent profiter à ses
intérêts. On invoque notamment la complémentarité
des relations commerciales et de l'impact positif sur le rayonnement politique
du royaume en Europe. Chez la plupart des mercantilistes, l'excédent de
la balance commerciale est un indicateur significatif de la bonne santé
d'une économie. Dans cette optique, le commerce colonial est
perçu comme un des moyens les plus efficaces d'enrichir la nation,
idée que l'on retrouve développée chez des auteurs comme
Melon, Gournay ou Forbonnais par exemple251.
2.1.1 Une mise en valeur des colonies
Pour Malouet, les colonies sont assujetties à
l'utilité générale. Elles permettent la circulation des
richesses avec la métropole. La transformation des produits coloniaux et
leur réexportations permettent de grands profits et stimulent le
commerce, entretenu par la consommation en produits tropicaux, permettant une
mise en valeur des colonies252. En effet, dans les années
1770, à l'époque où Malouet développe sa
réflexion, le commerce colonial français, principalement
centré sur les Antilles, dont Saint-Domingue est l'élément
moteur, est aux avant-postes du dispositif économique du royaume. C'est
au tournant du XVIIIe siècle que la montée en puissance
s'opère, à une époque où les Antilles
françaises rattrapent peu à peu les niveaux de production des
Antilles anglaises. On
248 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 1-94.
249 Ibid., p. 15.
250 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 33.
251 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 102.
252 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 27-28.
64
assiste progressivement à une mutation du
système productif qui bascule peu à peu dans la monoculture de
canne à sucre. À partir des années 1715, la production
sucrière française ne cesse de croître253. Cette
supériorité française est principalement le fait de
Saint-Domingue, du moins de sa partie occidentale, qui intègre le giron
français en 1697 après avoir été
cédée par l'Espagne254. Elle devient dans la
décennie 1730-1740, et de loin, le premier producteur de la
région. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 1715, Saint-Domingue
exporte 7 000 tonnes de sucre vers la France, puis 10 000 tonnes en 1721, 43
000 tonnes en 1743, 77 000 tonnes et 1767, et plus de 86 000 tonnes à la
veille de la Révolution. Pour l'année 1743, sa production
égale celle de toutes les Antilles anglaises. S'ajoute la production de
la Martinique et de la Guadeloupe, soit environ 14 000 tonnes255.
Ajoutons que ces chiffres restent toutefois discutables car ils ne prennent pas
en compte la contrebande. « On estime le montant de cette fraude entre 8
et 10 % des exportations avouées dans le cadre de l'Exclusif
métropolitain, explique Jean Meyer. Ce qui, pour les colonies
françaises, signifierait que la production totale aurait
été de 114/115 000 tonnes pour les 86 000 tonnes
officielles256. » Ces chiffres sont à manipuler avec
circonspection mais ils suffisent à donner un ordre de grandeur.
Même si les anciennes productions se maintiennent, comme le tabac par
exemple, et que la production de café est multipliée par six
entre 1760 et 1780 à Saint-Domingue257, le constat d'ensemble
reste que le sucre devient un élément majeur de
l'économie.
Partant, l'exploitation coloniale entraîne des effets
positifs directs et induits sur l'économie de la métropole.
2.1.2 Un vecteur de développement pour la
métropole
Malouet justifie le fait accompli. L'utilité des
colonies se manifeste chez lui par le fait que leur perte ou leur abandon
aurait des conséquences désastreuses et surtout
imprévisibles sur l'économie258. Durant les
années 1780, Jacques Pierre Brissot, co-fondateur avec Etienne
Clavières de la Société des Amis des Noirs, chiffre
à 167 millions de livres le produit annuel des colonies pour la
métropole. Il divise ce produit entre 8 millions d'ouvriers
français pour constater que chacun
253 Jean MEYER, Histoire du sucre, Paris, Editions
Desjonquères, coll. « Outremer », 1989, p. 145.
254 Paul BUTEL, Histoire de l'Atlantique : de
l'antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 1997, p. 65.
255 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p.
145 ; Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises XVIIe-XXe
siècle, op. cit., p. 119.
256 Jean MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p.
146.
257 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 115.
258 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 27.
65
d'eux ne tire des colonies qu'un profit de 13 deniers. Brissot
en conclut que les colonies sont donc sans intérêt pour la
métropole. Malouet répond en économiste, avec des chiffres
nettement plus proches de la réalité. Les colonies produisent
pour 240 millions de livres annuellement. Grâce à la
transformation et à la réexportation, la métropole
génère un volume de 400 millions de livres en valeur
ajoutée, ce qui fournit à l'échelle de l'Europe, la solde
journalière de 600 000 personnes et sur l'ensemble, en fait vivre
près de 10 millions. Ce qui justifie à ses yeux l'utilité
des colonies, et le péril pour l'économie française que
représente leur perte259.
En effet, comme le fait remarquer Alain Clément, la
colonisation des îles à sucre laisse entrevoir pour la
métropole une possibilité de synergie entre l'activité des
îles et l'activité métropolitaine. « Les colonies et
les îles à sucre en particulier, écrit-il, ne sont plus
analysées comme de simples pourvoyeuses de produits non disponibles sur
le territoire national. Les colonies, de par leurs productions inédites,
incitent indirectement au développement des productions
nationales260. » De fait, on retrouve chez Gournay ou
Forbonnais l'idée que le commerce colonial a des effets induits
importants en métropole. Il stimule l'économie et
intéresse en particulier le commerce maritime. En 1775, les exportations
françaises vers les colonies américaines représentent 18
à 20 % du total des exportations, contre 8 % en 1720. Ce courant est
composé de produits fabriqués et alimentaires. Tous les textiles,
pour habiller les planteurs comme les esclaves, viennent de métropole,
en particulier de Cholet. Il en est de même pour les objets industriels
(chaudières, armes, poudre, coutelleries et même ardoises
d'Angers) ou alimentaires (farine, viandes salées,
vin)261.
Port
|
St-Domingue
|
Martinique
|
Guadeloupe
|
Total
|
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Nombre
|
Cargaison*
|
Dunkerque
|
11
|
1431
|
|
|
|
|
11
|
1431
|
Le Havre
|
27
|
6005
|
|
39
|
|
6205
|
27
|
12249
|
Saint-Malo
|
6
|
1570
|
1
|
80
|
1
|
30
|
8
|
1680
|
Nantes
|
85
|
25025
|
5
|
880
|
11
|
2444
|
101
|
28349
|
La Rochelle
|
5
|
1300
|
|
|
|
|
5
|
1300
|
Bordeaux
|
116
|
30544
|
61
|
15182
|
29
|
6075
|
206
|
51801
|
Bayonne
|
6
|
756
|
3
|
444
|
|
|
9
|
1200
|
Marseille
|
36
|
8473
|
36
|
8196
|
7
|
1125
|
79
|
17794
|
Total
|
292
|
75104
|
106
|
24821
|
48
|
15879
|
446
|
115804
|
* Cargaison en tonneaux
Tableau 1 : Le départ des navires coloniaux
des ports de France en 1773
259 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 47.
260 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 106.
261 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer
et les colonies: XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Hachette, coll. «
Carré Histoire », n° 37, 1997, p. 154.
66
Le tableau 1262 montre à quel point le
commerce colonial pèse sur le développement et la
hiérarchie des ports au XVIIIe siècle. Les lettres patentes de
1717 et 1727 fondent véritablement le système de l'Exclusif et
précisent la liste des ports français autorisés à
armer pour les possessions d'outre-mer. Ils sont treize : Calais, Dieppe, Le
Havre, Rouen, Honfleur, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Nantes, La Rochelle,
Bordeaux, Bayonne et Sète. S'ajoutent en 1763 Marseille, Dunkerque,
Vannes, Cherbourg, Libourne, Toulon et Caen263. Dans l'ensemble, le
commerce colonial reste entre les mains de quelques ports : Bordeaux, Nantes,
Marseille, Le Havre. Le port de Bordeaux devient dès la fin du
règne de Louis XIV le premier port français, devançant le
port de Nantes. Possédant en main tous les atouts pour dominer le
commerce avec les Antilles, Bordeaux voit son trafic augmenter tout au long du
XVIIIe siècle. De 75 navires armés pour les îles en 1720,
le nombre passe à 162 vers 1750, 241 en 1777. Il en va de même
pour le tonnage : 5 000 tonneaux en 1715, 50 000 en 1773, et 78 000 en
1777264. Ainsi, chaque port développe une stratégie
particulière, comme le montre le tableau ci-dessous265 :
|
Bordeaux
|
Nantes
|
France
|
Sucre
|
40119940
|
48111400
|
88231340
|
Café
|
37328660
|
9366000
|
46694660
|
Coton
|
70144
|
1096680
|
1166824
|
Indigo
|
806005
|
303150
|
1109155
|
T ableau 2 : Importations des produits coloniaux,
Bordeaux, Nantes, France en 1775 (en livres poids)
Le commerce colonial est par ailleurs à l'origine de
véritables dynasties de négociants qui ont leur base en
métropole et aux colonies, à l'image des frères
Foäche. Originaires du Havre, ces derniers créent une
société de négoce engagée dans le commerce maritime
et coloniale. La compagnie « Foäche frères »
fondée en 173 est animée au Havre par Martin-Pierre (1728-1816)
et au Cap à Saint-Domingue par Stanislas (1737-1806), qui deviendra ami
personnel de Malouet. Stanislas Foäche pratique dans son comptoir du Cap
l'import-export colonial. Cosignataire aux négriers dont il assure les
ventes et les recouvrements, il charge en retour ses navires avec les
denrées coloniales comme le sucre, le café, l'indigo et le coton.
Les difficultés sans fin qu'il éprouve
262 Ibid., p. 155.
263 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 575-576.
264 Patrick VILLIERS et Jean-Pierre DUTEIL, L'Europe, la mer
et les colonies, op. cit., p. 154.
265 Ibid., p. 156.
67
à faire payer les colons débiteurs le conduisent
peu à peu à se constituer un ensemble d'habitations dont il
contrôle l'exploitation et qui lui assure une bonne partie du fret, sous
le contrôle de son comptoir du Cap. Propriétaire des plantations
de Jean Rabel et du Trou, procureur partout ailleurs des biens qui lui sont
confiés, comme l'habitation Le Febvre au Quartier Morin ou encore
l'habitation Destouches à Limonade par exemple, Stanislas Foäche
mêle le négoce et la culture266.
Le XVIIIe siècle est également une
période durant laquelle la traite atlantique connaît un essor
prodigieux et se constitue en véritable entreprise commerciale, sous la
houlette de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Pour le cas
français, le trafic négrier connaît une croissance
continue, facilitée par l'instauration d'un cadre réglementaire
favorable. Dans un courrier daté du 29 août 1779, le sieur
Sérol, « représentant en qualité de fondé de
procuration du sieur Ruelland de Gallinée, commandant le senaut
l'Aimable Victoire » demande « très respectueusement
au ministre de vouloir bien [verser] la prime qu'il a décidée
devoir être accordée aux chambres de commerce pour leurs vaisseaux
destinés à exporter les Noirs traités au-delà du
Cap de Bonne Espérance, jusqu'aux colonies de
l'Amérique267. » En effet, des primes sont
allouées aux négriers, en fonction du tonnage de leur navires, et
en 1786 ce dispositif est étendu au nombre de captifs qu'ils importent
à Saint-Domingue. Pour l'année 1788, les Antilles
françaises exportent vers la métropole une valeur de 205 millions
de livres, dont 116 millions pour Saint-Domingue. « Plus que les
dispositions réglementaires, qui ne font que l'accompagner et
l'encourager, c'est donc l'essor des îles qui entraîne celui de la
traite, conclut Olivier Pétré-Grenouilleau268. »
Le trafic négrier profite énormément à un port
comme Nantes, qui voit en son sein se former de véritables
lignées de négriers, à l'image de la famille
Mosneron-Dupin, qui fait fortune en pratiquant la traite aux XVIIIe et XIXe
siècles269.
Enfin, l'effet de synergie se manifeste par la demande
intérieure. Pour Gournay, il est essentiel de considérer que les
colonies sont à l'origine de nouveaux besoins, donc de nouvelles
demandes qui, en retour, stimulent la production. Ces effets sont visibles
dès la fin du XVIIe siècle dans la consommation des produits de
luxe. Malgré une consommation réservée aux élites,
Gournay et Forbonnais pensent que les colonies présentent l'avantage de
produire des biens que l'on ne peut produire en France270. Les
produits coloniaux correspondent, dans une certaine mesure, à des
produits de luxe. Ainsi le café, le cacao, le sucre ou le tabac,
deviennent des consommations
266 Bernard FOUBERT, « Les habitations Foäche et
Jérémie (Saint-Domingue) 1777-1802 », Outre-mers,
2009, vol. 96, no 364-365, p. 164-165.
267 ANOM E 299 F°34.
268 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 206-211.
269 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, L'argent de la traite :
milieu négrier, capitalisme et développement: un
modèle, Paris, Aubier, 2009, p. 47-56.
270 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 107.
68
courantes dans les milieux bourgeois, urbains et
aristocratiques271. Toutefois ces arguments sont à
relativiser. La consommation de sucre ne dépasse pas 1,2 kg par habitant
et par an, 200 grammes pour le chocolat. Le café est un produit à
la mode à la cour de Louis XV et parfois en ville, mais les volumes
restent modestes272.
Ainsi, il est aisé de constater que le commerce
colonial entraîne dans son sillage de nombreux acteurs qui ont, à
des niveaux différents, intérêt à son
développement. Cette interdépendance justifie pour Malouet, comme
pour d'autres, l'utilité des colonies et les risques de
désorganisation que leur abandon entraîneraient. La
réflexion de Malouet s'oriente enfin vers une conception globale dans
les années 1790, qu'il étend à l'échelle
européenne.
2.1.3 Les colonies : utiles au commerce, utiles à la
paix
Ce n'est qu'à partir du milieu des années 1790,
alors en exil à Londres, que Malouet développe un nouveau
prolongement de sa pensée, un complément censé venir
parachever une réflexion globale débutée un quart de
siècle plus tôt.
« Dans ce laps de temps de vingt-six années,
et surtout pendant le cours de la révolution, mes opinions se sont
renforcées, mes idées se sont étendues , · et loin
de me départir des principes que je viens d'exposer, j'en ai
médité le complément273. »
Ce complément, pour Malouet, réside dans
l'intérêt commun qu'ont les pays européens à
préserver les colonies, « lesquels sont en quelques sortes
copropriétaires des colonies274. »
« J'ai osé dire que ces manufactures de sucre,
de café, de coton, appartiennent collectivement à la
république européenne , · que la Silésie, la
Prusse, l'Autriche, la Pologne, y ont un intérêt proportionnel
à leur consommation , · que les peuples
271 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.
272 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 107.
273 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 25.
274 Ibid., p. 26.
69
consommateurs de denrées coloniales leur doivent un
accroissement de travail et
de productions nationales275. »
Malouet étend son raisonnement à l'Europe
entière, et on le voit départi des arguments mercantilistes qui
fondaient sa réflexion dans les années 1770. En embrassant les
idées libérales, notamment celles d'Adam Smith
développées dans son Essai sur la richesse des nations
qui paraît en 1776, Malouet explique que l'ouverture du
commerce colonial aux autres pays européens, qui ne sont pas
propriétaires de colonies, ne peut qu'être bénéfique
pour l'économie dans son ensemble. Il s'agit d'un cercle vertueux de
croissance, non plus fondé sur la possession des métaux
précieux au détriment des autres pays, mais sur le travail et la
production mis au service d'une demande en produits exotiques à
l'échelle européenne. L'ouverture au reste de l'Europe stimule
donc la demande qui, en retour, entraîne le développement de la
production coloniale276.
« Il suit de là que les colonies,
considérées comme manufactures de denrées dont
la consommation et la reproduction se succèdent,
intéressent autant les peuples qui les consomment que ceux qui les
possèdent277. »
Partant, les peuples européens ont donc tout
intérêt à établir une législation commune qui
reconnaisse et préserve l'exploitation coloniale contre les deux dangers
qui mettent en péril la prospérité des colonies : la
guerre et les révoltes serviles278. Malouet,
réfugié à Londres depuis 1792 souhaite voir une
neutralisation des colonies en cas de conflit armé, afin d'éviter
les surcoûts politiques qui grèvent les produits
exotiques279. « Ce qui est surprenant de la
part d'un homme [...] au fait des politiques internationales de son
époque, précise Yves Benot, et qui ne semble pas saisir que
l'enjeu du conflit franco-anglais est précisément la domination
coloniale280. » Cette position l'amène le 25
février 1793 à signer le traité de Whitehall avec
l'Angleterre. Au nom d'une centaine de propriétaires domingois
réfugiés à Londres, Malouet conclut un accord avec Sir
Henry Dundas, Secrétaire d'État pour le Département des
Colonies, qui livre quasiment Saint-Domingue aux Anglais281. Suite
aux mouvements insurrectionnels de 1791, l'entrée en guerre contre
l'Angleterre, et
275 Ibid.
276 Ibid., p. 27.
277 Ibid.
278 Ibid., p. 30.
279 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 48.
280 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 190.
281 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à
Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 293.
70
face à l'hostilité de la Législative
envers les colons de Saint-Domingue, ces derniers font appel aux Anglais. En
effet il existe dans l'île un fort courant anglophile qui s'accompagne
chez beaucoup d'une nette tendance autonomiste. Un tel état d'esprit
s'explique en partie par l'opinion répandue que les colonies anglaises
auraient une liberté administrative que ne connaîtraient pas les
colonies françaises et que les territoires cédés en 1763
n'auraient pas perdu au change à ce niveau282. Des arguments
purement économiques président également à cet
appel. Il existe, en effet, une très forte animosité contre le
grand commerce français qui, en vertu de l'Exclusif, impose les cours,
et envers qui les colons sont le plus souvent lourdement
endettés283. Pour beaucoup donc, la sécession d'avec
la France et l'appel aux Anglais signifient vendre le sucre au meilleur cours
et se libérer des dettes284.
C'est donc dans ce contexte que les planteurs exilés
à Londres font appel à Malouet pour négocier leur passage
à l'ennemi dans le but de préserver leurs exploitations. On
comprend mieux que Malouet n'évoque à aucun moment cet
épisode dans ses Mémoires, et qu'il brûle toute sa
correspondance compromettante à son retour d'exil. Toutefois, selon
Michel Frostin, il reste un temps réticent. Mais la déclaration
de guerre à l'Angleterre le 1er février 1793 et l'exemple des
Îles du Vent qui proposent de se livrer au roi d'Angleterre s'il en
assure la défense, le poussent à négocier, et donc
à signer les accords de Whitehall285.
Ainsi, si les colonies sont utiles à la
métropole et potentiellement à l'Europe, Malouet estime que le
flux commercial doit être contenu dans les limites étroites
fixées par l'Exclusif colonial, sous certaines conditions toutefois.
2.2 Liberté de commerce et Exclusif colonial
2.2.1 L'Exclusif colonial : définition
En France, l'Exclusif prend forme grâce à
l'intervention de Colbert, dont la réflexion économique est
subordonnée à des fins politiques et de puissance pour le
roi286. Le « colbertisme »,
282 Ibid., p. 306 ; Jean TARRADE, Le commerce
colonial de la France à la fin de l'Ancien Régime, op.
cit., p. 155.
283 Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à
la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p. 146.
284 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique à
Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 307.
285 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 18 ; Charles FROSTIN, «
L'intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 », op.
cit., p. 311.
286 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 105.
71
variante française des principes mercantilistes,
définit un système cohérent de production, de distribution
et de circulation des richesses, fondée sur trois postulats.
Premièrement, la richesse d'un État et sa puissance reposent sur
l' abondance d'or et d'argent en circulation dans un pays. Il faut donc trouver
le moyen d'attirer à soi les métaux précieux venus
d'Amérique. Deuxièmement, la somme des richesses disponibles est
fixe, et non extensible. Le mercantilisme n'envisage pas la croissance, ce qui
détermine une conception agonistique des échanges
économiques. « Puisque le gâteau ne peut grossir,
écrit Philippe Minard, la part de l'un baisse nécessairement
quand celle de l'autre augmente287. » Ainsi, pour
accroître son stock de métaux précieux, un État doit
puiser dans celui de ses voisins, en leur vendant plus qu'il ne leur
achète, et plus cher. Le commerce est une « guerre d'argent »,
dont l'exportation est le ressort principal288. C'est aussi le seul
secteur qui permet de rapides et substantielles rentrées
d'argent289. On joue donc sur les tarifs douaniers, pour freiner les
importations, et l'on encourage la production nationale, pour partir à
la conquête des marchés extérieurs. Troisièmement :
ne pouvant compter sur une agriculture dont les revenus plafonnent, tout
l'effort se trouve reporté sur le secteur manufacturier. Le
mercantilisme dicte à l'État une politique industrielle et
commerciale agressive290. Ainsi, l'Exclusif devient une arme de
protection du commerce national et de guerre contre le trafic étranger.
Colbert fait entrer ce principe dans le domaine « impératif et
répété, tatillon et répressif de la
réglementation291. » Le but de cette doctrine est de
donner au roi les moyens de sa puissance en lui fournissant la plus puissante
armée de terre et une des plus puissantes flotte de guerre du monde.
Tout est subordonné à ce but. De fait, par le règlement
royal du 20 août 1698, l'Exclusif est rappelé en termes vigoureux,
et son corollaire, l'interdiction de faire du commerce avec les puissances
étrangères, également292.
Malouet approuve cette législation mais y adjoint quelques
réserves.
2.2.2 Une liberté de commerce relative aux
circonstances
La réflexion que développe Malouet sur les
relations commerciales entre la métropole et ses colonies évolue
quelque peu dans le temps. Défenseur de l'Exclusif colonial dans les
années 1770, il n'en est pas moins hostile à toute application
stricte de la législation. Sa vision est centrée sur
287 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op.
cit., p. 15.
288 Ibid., p. 16.
289 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 105.
290 Philippe MINARD, La fortune du colbertisme, op.
cit., p. 16.
291 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 575.
292 Ibid. ; Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie
REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op. cit.,
p. 106.
72
l'intérêt général, qui justifie
l'attitude à adopter en regard des circonstances. Son approche
évolue quelque peu dans les années 1790, où il
établit un modèle colonial qui dépasserait les
rivalités armées européennes et concourrait la paix.
Une justification de l'Exclusif
Pour Malouet, le commerce est « une relation de besoins
et de secours ». Ainsi, s'il est une chose oeuvrant dans le sens du
bonheur des peuples, c'est de libérer le commerce de nation à
nation sur toutes les denrées et marchandises possibles. Il va
même plus loin : les colonies, prises dans leur ensemble, sont le bien
commun de l'Europe. Par conséquent tout le monde a intérêt
à commercer avec les îles293. Toutefois, si certains
écrits de Malouet laissent penser qu'il est favorable à la
liberté de commerce, une analyse plus fine nous démontre qu'il
est avant tout sceptique à ce sujet. En admirateur de Montesquieu,
« l'arbitre des nations, l'immortel auteur de l'Esprit des lois
», il reprend à son compte l'analyse selon laquelle l'objet
des colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on
ne le fait avec des peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont
réciproques. Ce qui justifie l'Exclusif, car le but de la
métropole en regard de ces territoires est l'extension de son commerce.
La perte de liberté de commerce des colonies est compensée par la
protection de la métropole : protection militaire et législative.
Pour lui, donc, l'Exclusif se justifie pleinement dans la mesure où il
sert à préserver les intérêts de la
métropole294.
En ce sens, son analyse relaie celle développée
par Melon. Celui-ci estime en effet que la liberté de commerce pour les
colonies, au fond, est bien plus efficace que la protection de la
métropole, car la seule force du commerce peut tenir lieu de protection.
Mais, le principe de liberté de commerce doit être
subordonné à celui de l'intérêt national, ce qui
justifie la domination métropolitaine définie par Forbonnais.
Pour résumer, « la colonie doit enrichir exclusivement la
métropole, écrit Alain Clément. Cette richesse ne peut se
révéler que par le commerce entre la colonie et la mère
patrie. » La liberté est donc contenue dans les étroites
limites de l'intérêt national295.
Malouet raisonne à partir des faits. Il examine le cas
de la Guyane. Théoriquement soumise à la réglementation de
l'Exclusif depuis 1698, l'éloignement et le manque de liaisons
régulières limitent son application. Des liens commerciaux
s'établissent avec les Antilles, le Surinam, le Para
293 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 156.
294 Ibid., p. 160-161.
295 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 109.
73
portugais et l'Amérique du Nord. Les responsables de la
colonie ferment d'ailleurs bien souvent les yeux sur ces entorses, comme le
montre Catherine Losier, car ils sont en général les premiers
à en profiter. Par exemple, les fouilles archéologiques
menées sur les habitations Macaye et Poulain montrent que jusqu'à
38 % des fragments d'objets retrouvés sont des productions
extérieures à la France296. Peu à peu, des
assouplissements sont apportés à l'Exclusif, qui permettent aux
navires étrangers d'accoster à Cayenne pour ravitailler la
colonie en denrées. En 1748, Lamirande et d'Orvilliers demandent une
extension de cette autorisation aux navires de toutes nationalités. En
1763, les textes organisant l'expédition de Kourou prévoient la
fin de l'Exclusif, qui sera effective le 1er mai 1768, pour une période
de douze ans. La mesure est renouvelée une seconde fois, portant la
limite de ce libre commerce à 1792297. Pour Malouet, le cas
de la Guyane est symptomatique. En le généralisant, il doute que
les colonies soient capables de tirer profit d'une quelconque ouverture
commerciale298.
Toutefois, il est réaliste et son expérience de
planteur lui fait voir les limites de l'application stricte de l'Exclusif, en
s'appuyant sur les contingences auxquelles sont parfois soumises les colonies,
dès lors que le ravitaillement de la métropole fait
défaut.
Vers une ouverture conditionnelle du commerce
colonial
Malouet concède qu'un assouplissement de l'Exclusif
peut être nécessaire quand la survie de la colonie est en jeu. Il
prend l'exemple vécu de la disette de farine de Saint-Domingue, survenue
en 1772 :
« La farine est, pour les colons qui s'en
nourrissent, un premier objet de nécessité , et, quand il est
question de subsistance, la métropole même ne peut avoir de
privilège exclusif pour l'approvisionnement, qu'en l'assurant
invariablement. En vain feroit-on valoir ici les droits, les conditions de
la
296 Catherine LOSIER, « Les réseaux commerciaux de
la Guyane de l'Ancien Régime: apport de l'archéologie à
l'étude de l'économie d'une colonie marginale », in
Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire et
mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et
représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, 2011, p.
349.
297 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 106-108 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La
Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 280-281.
298 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies:
législation et exclusif », in Jean EHRARD et Michel
MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des
amis des universités de Clermont, 1990, p. 38.
74
concession , · il n'en est pas qui ne doive
céder à la première loi, celle de subsister. Ainsi, toutes
les fois que la colonie a lieu de craindre une diminution ou une suspension
dans le transport des comestibles, son administration locale est
très-fondée à appeler les secours étrangers : c'est
ce qu'on a fait à Saint-Domingue en 1772299. »
En fait nous le voyons bien, Malouet n'est pas stricto
sensu opposé à la liberté commerciale des colonies.
Comme à son habitude, il navigue entre deux eaux. En esprit pratique et
réaliste, il s'élève contre la prohibition et les
monopoles absolus, donc contre l'Exclusif strict appliqué par
principe300. En prenant l'exemple des pénuries de farines, il
déplore les situations parfois contradictoires et potentiellement
conflictuelles qui naissent de l'application stricte de la
réglementation. Suite à de mauvaises récoltes en France ou
à une conjoncture spéculative défavorable à l'envoi
de farine aux Antilles, la métropole ralenti son approvisionnement et
Saint-Domingue se trouve en situation de pénurie301. Colons
et négociants, dans cette affaire, se renvoient la balle : les marchands
français cessent leurs livraisons parce que les colons font appel
à la farine de Nouvelle-Angleterre, meilleur marché. Les colons
rétorquent qu'ils ont été obligés de faire appel
aux Anglais parce que les Français ont cessé leurs
livraisons302. Toujours est-il que « la colonie a manqué
de farines de France en 1772, dit Malouet ; j'y étois, je l'ai vu.
» Dont acte: « On a eu recours aux Anglais, et on a fait
sagement303 ! »
Pour Malouet, donc, l'Exclusif se justifie par le fait qu'il
soutient le rôle dévolu aux colonies, c'est-à-dire servir
les intérêts de la métropole. Toutefois, une certaine marge
de manoeuvre doit être tolérée quand les circonstances
l'imposent, dès lors que la survie des colonies est en jeu. Cette
conception économique chez Malouet est à mettre en perspective
avec l'autre caractéristique de l'exploitation coloniale qui est
l'esclavage.
299 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 179-180.
300 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 47.
301 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 180.
302 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies:
législation et exclusif », op. cit., p. 39.
303 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 180.
75
2.3 La question de l'esclavage
Question éminemment centrale dans l'économie de
la pensée de Malouet, l'esclavage est la clé de voûte du
dispositif colonial, tant du point de vue économique, en tant que force
de travail, capital d'exploitation et objet de commerce, que du point de vue
social en tant que marqueur de la réussite du colon propriétaire
d'esclave. La question de l'esclavage divise à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle, sous les assauts des philosophes et des
économistes, et Malouet se pose en défenseur inconditionnel de
cette institution dès les années 1780. Cependant, c'est sans
doute le sujet qui mérite le plus d'être nuancé car
l'opinion de Malouet évolue sensiblement entre les années 1770 et
les années 1780-1790, que l'historiographie le concernant retient
généralement.
2.3.1 Un mal nécessaire
Une chose qu'il est important de souligner est que depuis
Paris, on ne connaît strictement rien des réalités de
l'esclavage. Au mieux cette institution est-elle examinée en tant que
souffrance d'un Autre, abstrait et lointain, sinon comme profit
réalisé par le mode de travail dans les colonies304.
Cette distance est mise en lumière par Malouet qui fait part du choc
qu'est pour lui la confrontation à la réalité de
l'esclavage quand il met le pied à Saint-Domingue. « Ce fut pour
moi un spectacle nouveau et qui me fit une vive impression,
écrit-il305 » Il reconnaît que c'est une «
malheureuse institution »306 dont l'Europe n'est cependant pas
responsable. Ce ne sont pas les marchands européens qui créent la
servitude, qui perdurera de toute façon même s'ils se retirent de
ce commerce307. Pourtant, il est loin de s'opposer à ce
système et le présente comme une nécessité.
Il justifie tout d'abord le recours à l'esclavage comme
un impératif en regard d'un certain ordre naturel des choses.
« Personne ne croit aujourd'hui que les
Européens soient propres à cultiver les terres de la zone torride
, · ils ne pouvoient s'y établir que comme conquérans, et
les denrées précieuses qu'ils demandoient à ce sol
usurpé ne pouvoient être
304 Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux:
Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution
», in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON MALLINCKRODT
(dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe siècle.
Circulation et enchevêtrement des savoirs, Karthala, 2010, p.
238.
305 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 44.
306 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 7.
307 Ibid., p. 25.
76
produites que par des bras asservis308.
»
En effet, Malouet reprend l'idée largement admise au
XVIIIe siècle, selon laquelle les Européens ne sont naturellement
pas disposés à travailler dans les colonies, idée semblant
être accréditée par l'épreuve des faits pour les
contemporains. De plus, confrontés à l'impératif de mettre
en valeur leur terre, d'assurer la subsistance de leur famille, de payer leurs
dettes, ils sont, bien malgré eux, contraints d'acheter des esclaves car
ils n'ont pas d'autres moyens de remplir leurs obligations309. Il
use abondamment de l'argument économique à ce sujet, en
évoquant le sort des trente-six mois, ces travailleurs Blancs
qui « vendoient leur liberté pour ce
temps-là310.» À l'origine de la colonisation, en
effet, la force de travail n'est pratiquement constituée que
d'engagés Blancs. Mais « durement traités, souligne Paul
Butel, ils se font difficilement aux conditions climatiques, et les
épidémies [font] des coupes sombres dans les rangs des
travailleurs. » De plus ils coûtent cher, et la durée
brève du contrat de service, trois ans seulement chez les
Français (contre six chez les Anglais) n'incite pas l'habitant à
risquer ses capitaux dans l'achat d'engagés311. C'est donc
par calcul que l'on se tourne vers l'esclavage312. Ainsi, se
procurer vers une main-d'oeuvre relativement bon marché devient d'autant
plus nécessaire qu'en même temps, sur les grands marchés
d'Europe, le prix du sucre est en baisse au tournant du XVIIIe siècle.
Dès lors, les esclaves succèdent aux
engagés313. Les colons n'y voient que des avantages : leur
coût est rapidement amorti, ils représentent un capital toujours
disponible, ils peuvent être une source de profit non monétaire,
et entretiennent le prestige de leur propriétaire. Du point de vue des
maîtres, pragmatiques, le souci de contrôle de la main-d'oeuvre
justifie l'emploi d'esclaves Noirs, dont les chances de succès en cas
d'évasion sont moindres que s'il s'agit d'Amérindiens ou de
Blancs314.
L'importance de la main-d'oeuvre servile est un des principaux
critères de la richesse des planteurs au XVIIIe siècle. La
dimension de l'atelier d'esclaves conditionne la capacité de production
pour la plantation de la canne, sa coupe et son traitement au moulin pour
raffiner le sucre. Les esclaves représentent plus ou moins 30 % du
capital investi, proportion en hausse à la fin de l'Ancien Régime
en raison du renchérissement de leur prix. Pour Saint-Domingue, entre le
milieu des années 1770 et l'année 1790, la population d'esclaves
passe de 250 000 à 500 000 individus. En 1790, les négriers
français y vendent plus de 39 000 esclaves. Près de 18 000
sont
308 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 7-8.
309 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 13.
310 Ibid., p. 23.
311 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.
312 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 82.
313 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 93-94.
314 Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Les traites
négrières, op. cit., p. 82-83.
77
achetés au Cap, le plus grand port de la colonie, qui
en redistribue ensuite une partie jusque dans la
Partie-de-l'Ouest315. On comprend donc aisément que
l'institution de l'esclavage, même si elle est jugée malheureuse
par Malouet, trouve à ses yeux matière à
défense.
Il fonde également son approche en invoquant des
raisons de sécurité. Pour Malouet, il est vital que les esclaves
restent subordonnés à l'autorité des Blancs, pour garantir
la sécurité de ces derniers316. En effet, le
déséquilibre démographique pèse en défaveur
des Européens qui sont largement minoritaires. Les révoltes
d'esclaves sont l'obsession des colons qui craignent en permanence un
soulèvement massif de leur main-d'oeuvre317. Ce
phénomène est endémique dans les colonies, ce dès
les origines de la colonisation. Fuites et révoltes sont
attestées dès l'arrivée espagnole en Amérique
à la fin du XVe siècle, où les esclaves se
soulèvent contre leur sort. Le gouverneur Ovando demande même en
1503 aux souverains l'arrêt de l'envoi d'esclaves Noirs à
l'Espaflola. Les révoltes et la fuite sont des aspects indissociables
d'affrontements armés car les marrons lancent des raids contre les
plantations, volent du bétail et des vivres, enlèvent des femmes
et détroussent les voyageurs318. C'est en partie pourquoi la
Grand-Case, c'est-à-dire la maison du maître, se situe
sur les hauteurs de la propriété, pour des raisons de
sécurité, et à bonne distance de l'habitat des esclaves,
pour surveiller la main-d'oeuvre319. Le cas de figure des
révoltes serviles du Surinam au XVIIIe siècle est à ce
point de vue très représentatif des préoccupations
sécuritaires qui animent les colons. Le nombre des esclaves y est
considérable, et en croissance de façon continue. Si à la
fin du XVIIe siècle on compte environ 4 300 esclaves pour 800 Blancs, on
évalue dans les années 1750 à 50 000 l'effectif de la
population servile, répartie en 591 plantations. La condition que le
Surinam, prospère colonie hollandaise de plantation, réserve tout
au long du siècle à sa population servile est sans doute parmi
les plus terribles qui puissent exister en la matière. Le labeur y est
harassant, les sévices courants et les punitions impitoyables. Les
révoltes d'esclaves sont, de fait, nombreuses, et culminent dans les
années 1760 où des groupes de fuyards trouvent refuge dans la
forêt. Leur nombre exact est difficile à déterminer et
oscille entre 3 000 et 20 000. Toutefois la menace est sérieuse pour la
colonie. Afin d'endiguer une vague nouvelle de marronnage et de pillage, le
gouverneur de Paramaribo fait appel à des troupes de mercenaires
recrutées en Europe. Plus de 1 200 soldats participent à cette
guérilla, à laquelle ils sont mal préparés, dans un
milieu qu'ils ne connaissent pas et dont ils ne soupçonnent pas les
pièges. Ils sont épaulés par les Black
315 Paul BUTEL, Histoire des Antilles françaises
XVIIe-XXe siècle, op. cit., p. 121-122.
316 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 310.
317 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 65.
318 Rafael LUCAS, « Marronnage et marronnages »,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89,
p. 15-16.
319 Jacques de CAUNA et Marie-Cécile REVAUGER, La
société des plantations esclavagistes. Caraïbes
francophones, anglophones, hispanophones: regards croisés, Paris,
Les Indes savantes, coll. « Rivages des Xantons », 2013, p. 26 ; Jean
MEYER, Histoire du sucre, op. cit., p. 140.
78
Rangers, troupes d'esclaves affranchis ou en promesse de
l'être. Ces forces conjointes réussissent à chasser un
certain nombre de marrons du territoire surinamien, mais au prix de lourdes
pertes : 1 100 soldats sur les 1 200 engagés périssent. La
guerre, connue comme la « première guerre des Boni »
s'étend quasiment sur une décennie, de 1768 à
1777320.
Pour Malouet, il est impératif d'endiguer ce
phénomène. Il estime que la contrepartie de l'esclavage passe par
une amélioration de la condition de la main-d'oeuvre.
2.3.2 Malouet philanthrope ?
Si Malouet fait partie des contempteurs de l'abolition
dès les années 1780, ses débuts ne sont pas placés
sous une telle radicalité ; il se montre même favorable à
un affranchissement progressif321. Nous savons grâce aux
archives qu'il rend sa liberté le 16 avril 1777 à une esclave
âgée de 28 ans, prénommée Judith, dite Ursule, alors
qu'il est à Cayenne. L'acte d'affranchissement, réalisé
devant notaire, établit que Judith est désormais «
réputée libre pour tous et uns chacuns, et qu'elle [jouit] de
tous les droits et privilèges accordés pour les affranchis par
les ordonnances de règlements de sa majesté322.
»
Dans sa lettre sur les esclaves du Surinam de 1777, Malouet y
résume les leçons qu'il tire de son expérience de
propriétaire, qu'il recoupe avec ce qu'il observe au Surinam :
« En écrivant sur l'esclavage et sur la
nécessité de le maintenir dans nos colonies, je n'ai pas dit,
à beaucoup près, tout ce qu'un sujet pouvait me fournir, ou
plutôt j'ai renvoyé à une autre circonstance la
démonstration des moyens nécessaires pour concilier en cette
partie l'humanité et la politique323. »
Nous l'avons vu, il se dit profondément touché
par le sort des esclaves et du comportement souvent indigne de leurs
maîtres. Il est cependant loin d'être contre ce système, ou
même d'accepter l'idée d'une révolte. En
modéré, l'économie de sa pensée envisage surtout la
nécessité de corriger les
320 Francis DUPUY, « Des esclaves marrons aux Bushinenge
: le marronnage et ses suites dans la région des Guyanes »,
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 2002, no 89,
p. 30-32.
321 Michèle DUCHET, « Malouet et le
problème de l'esclavage », op. cit. ; Abel POITRINEAU,
« L'état et l'avenir des colonies françaises », op.
cit.
322 ANOM E 233 F°305.
323 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.
79
excès et les dysfonctionnements plutôt que de
tout réformer sans discernement324. Selon lui, il existe une
marge de manoeuvre possible en agissant sur les maîtres qui, en tant que
propriétaires d'esclaves, ont des devoirs envers eux. Il donne quelques
pistes dans la lettre sus-mentionnée :
« Je suis très persuadé, monsieur, que
nous avons des devoirs à remplir envers nos esclaves, dont le plus grand
nombre des maîtres s'affranchit, et qu'il est de l'intérêt
du gouvernement et de celui des particuliers d'y veiller avec plus d'exactitude
qu'on ne l'a jamais fait. Si on n'adoucit la condition de l'esclave, si on ne
lui inculque la portion de morale et de religion dont il est susceptible, si le
despotisme domestique et ses excès ne sont repoussés, si on ne
met un frein à la licence f...] qui en résulte, nos colonies
éprouveront les mêmes révolutions que
Surinam325. »
Il s'agit dans un premier temps de rendre la condition des
esclaves plus supportable.
Une police de l'esclavage
Le cadre juridique des colonies est contenu dans l'édit
de mars 1685, plus connu sous le nom de « code noir ». Sa
dernière version, celle de l'édition de 1724 pour la Louisiane,
le définit ainsi :
« Nous avons jugé qu'il estoit de nostre
authorité et de nostre Justice, pour la conservation de cette colonie,
d'y establir une loy et des règles certaines , pour y maintenir la
discipline de l'Église catholique, apostolique & romaine, & pour
ordonner de ce qui concerne l'estat & la qualité des esclaves dans
lesdites isles326. »
324 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 64.
325 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.
326 Le Code Noir ou édit du roy servant de
règlement pour le gouvernement & l'administration de la justice,
police, discipline & le commerce des esclaves nègres dans la
province & colonie de la Louisianne, Versailles, 1724, 18 p.
80
L'expression « code noir » apparaît en 1718,
et coïncide avec l'apparition de la racialisation des rapports
Blancs/Noirs, de plus en plus fondés sur le préjugé de
couleur. Jean-François Niort relève le caractère
polysémique et confus de cette appellation. Elle désigne à
l'origine l'édit de 1685, et au gré des différentes
éditions et éditeurs. C'est une signification de l'ensemble de la
législation servile qui devient un recueil d'édits, de textes
juridiques. Dans sa plus grande extension sémantique, elle
désigne l'ensemble de la législation coloniale, jusqu'à
1788327. Le code noir apparaît dans l'opinion dominante
actuelle comme un texte horrible et odieux, refusant à l'esclave toute
humanité, le ravalant au rang de « chose» ou d'animal. Cette
image radicalement négative est issue en grande partie de la lecture
qu'en livre le philosophe Louis Sala-Molins328, et qui est souvent
reprise par l'historiographie, à l'image de Marie Polderman qui insiste
sur la réification de l'esclave dans le texte de
l'édit329.
Dans les faits, les esclaves sont soumis à la police
domestique des maîtres. Dans sa lettre, Malouet le constate et dans une
certaine mesure le déplore. L'habitude d'agir toujours à leur
guise, bien établie chez les maîtres, « dégrade les
caractères, [il] faut [donc] une excellente éducation et des
principes bien établis pour résister à cette
impulsion330. » Pour lui, la solution passe par « la
religion pour les esclaves, et l'oeil de l'administration pour les
maîtres.» Il préconise donc « une police
sévère pour [ceux] qui abusent331. » En effet, la
responsabilité des maîtres est rapidement mise en avant, quand
bien même l'édit de 1685 confère à l'esclave un
statut juridique. Une lecture historique montre qu'inspiré du droit
romain, l'édit de 1685 ne distingue que le libre du non-libre. L'esclave
y est donc reconnu dans son humanité à travers un certain nombre
de dispositions « assurant une protection légale contre les mauvais
traitements des maîtres, des normes juridiques garantissant
(théoriquement) à l'homo servilis un minimum de
dignité et une condition matérielle décente332.
» Contrairement à la lecture proposée par Louis Sala-Molins,
l'édit de 1685 donne à l'esclave un statut juridique assorti de
droits et de devoirs, réaffirmé par l'ordonnance de 1767. Par
exemple, les articles prévoient le baptême obligatoire des
esclaves, l'interdiction de les faire travailler le dimanche et jours de
fête sans l'autorisation du curé, l'obligation pour le
maître de les nourrir (2 livres de maïs par jour), ou d'infliger des
châtiments mesurés (30 coups de fouet maximum)333.
327 Jean-François NIORT, La figure juridique du
Noir à travers l'évolution de la législation coloniale
française (XVII-XIXe siècles), <
http://www.manioc.org/fichiers/V13076>,
2014.
328 Jean-François NIORT, « Homo servilis »,
op. cit., p. 2.
329 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 382.
330 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 56.
331 Ibid., p. 57.
332 Jean-François NIORT, « Homo servilis »,
op. cit., p. 4.
333 Ibid., p. 150 ; Jean-François NIORT,
La figure juridique du Noir à travers l'évolution de la
législation coloniale française (XVII-XIXe siècles),
op. cit.
81
Dans les faits toutefois, ces dispositions ne sont jamais
vraiment appliquées. Michèle Duchet cite un rapport du gouverneur
Fiedmond qui donne en 1779 des exemples d'esclaves en Guyane
préférant la mort aux rigueurs de l'esclavage, ou bien de
Mirabeau, gouverneur de Guadeloupe, qui s'insurge en 1753 contre l'usage bien
établit de ne pas punir le meurtre d'un Noir334. Dans ses
Notes à M. le baron de V. P. Malouet, le baron de
Vastey335 dresse une liste absolument effrayante des
châtiments infligés aux esclaves, allant des membres sciés
à la langue arrachée en passant par le fouet, les chiens
affamés et la torture par le feu336. Les administrateurs se
font l'écho de ces problèmes et certains proposent des mesures
visant à améliorer le sort des captifs. Puisque les mauvais
traitements les acculent à la fuite ou au suicide, il faut leur rendre
l'illusion de leur liberté et la conscience de leur dignité, qui
les dédommagent de la servitude. Malouet en appelle au devoir
d'humanité du maître qui doit faire oublier à l'esclave sa
condition servile en traitant, non pas comme son égal, mais comme son
semblable337. Bien évidement, cet appel à la vertu des
maîtres et à la bonne volonté des esclaves semble tout
à fait dérisoire. Même si les instructions royales
données au gouverneur de la Guyane en 1773 lui demandent de «
veiller à ce que les maîtres rendent aux esclaves leur état
supportable », ces injonctions sont rarement suivies
d'effet338.
Malouet prend exemple de ce qu'il a observé au Surinam,
où il passe trois jours chez Mme Godefroy, propriétaire de cinq
cents esclaves, nous dit-il, qui applique une discipline « soit
supérieure à la nôtre, [...] soit plus soignée [...]
et jamais dans ses ateliers on n'en a eu de marrons339. »
Malouet en conclut que la métropole doit laisser aux colonies les moyens
et la responsabilité morale de leur police
intérieure340. Pour Abel Poitrineau, il souhaite donc
établir une police de l'esclavage, c'est-à-dire un ensemble de
dispositions législatives, judiciaires et réglementaires par
lesquelles la puissance publique contrôlerait l'exercice de leur droit
par les maîtres et le sanctionnerait en cas d'abus341. Malouet
en donne le principe de fonctionnement. Il s'agirait d'un tribunal domestique
installé dans chaque paroisse, sous l'autorité de l'État.
Ce tribunal serait composé « des plus notables habitans et du
curé. Les gens de couleur propriétaires pouvoient y être
admis comme assesseurs. » Le tribunal nommerait des inspecteurs d'ateliers
pourvus d'un rôle
334 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 148.
335 Jean-Louis Vastey, dit Pompée Valentin, baron de
Vastey (1781-1820), homme politique et porte-parole du royaume d'Haïti,
farouche défenseur de l'indépendance haïtienne, auteur de
nombreux pamphlets contre l'esclavage et la colonisation.
336 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le
baron de V. P. Malouet en réfutation du 4e volume de son ouvrage
intitulé « Collection de mémoires sur les colonies, et
particulièrement sur Saint-Domingue, etc. » publié en l'an
X, Cap-Henry, P. Roux, imprimeur du roi, 1814, p. 12.
337 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 148.
338 ANOM C14/43 F°224.
339 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 57.
340 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 23.
341 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 50.
82
de surveillance, « exerçant la police
correctionnelle. Les délits majeurs étoient toujours dans le
ressort de la justice ordinaire. » Il part du principe que chaque habitant
est inspecteur de droit sur son habitation, à moins qu'il ne soit
convaincu d'avoir enfreint la réglementation. Dans ce cas l'État
peut le rappeler en métropole ou nommer un «
procureur-gérant » en charge d'assurer le contrôle à
sa place342.
Ainsi Malouet propose de définir les rapports, les
droits et les devoirs des maîtres et des esclaves dans un texte de loi,
prémunissant ces derniers des traitements abusifs. Ce faisant, il fait
abstraction de l'édit de 1685 qui contient ces dispositions, mais qu'il
juge « vicieuses et incomplètes343 », sans
toutefois préciser lesquelles. Certes, cette réglementation n'est
pratiquement jamais appliquée. En réponse, il propose une sorte
d'auto-discipline des maîtres, sous la supervision d'un tribunal
composé, en définitive, de planteurs. Ce qui soulève la
question de l'indépendance de cette institution et de son réel
pouvoir de coercition en cas d'abus caractérisé. Si chaque
habitant est inspecteur de droit chez lui, quel est l'intérêt et
le réel pouvoir des inspecteurs nommés par le tribunal ?
Malouet brosse donc le portrait un peu simpliste d'une
société servile vouée à l'arbitraire des planteurs
qu'il serait possible de contenir par la loi. Cette dialectique, illustrant la
distorsion entre les réalités locales et la façon dont
elles sont perçues en métropole, démontre que la
compréhension d'un phénomène global comme la colonisation
doit être attentive aux dynamiques locales, et ne peut pas s'observer
à travers le prisme linéaire du modèle
diffusionniste344.
Le devoir moral de l'Europe
Malouet ne considère pas que l'Europe soit responsable
de l'esclavage. Selon lui un négrier « achète à une
société barbare et féroce les membres qui la composent et
se vendent alternativement. » Il pousse son raisonnement plus loin. En
achetant un esclave, le colon se rend propriétaire non pas d'un individu
mais d'une force de travail345. De plus, si toutes les nations
européennes cessaient la traite, dit-il, cela n'empêcherait pas
les sociétés africaines de la continuer comme il en a toujours
été, car elles ne connaissent que la guerre et le droit du plus
fort. Elles n'intègrent pas la civilisation apportée par le
contact des Européens. Conclusion, qui se passe de commentaire :
l'abandon de la traite n'oeuvre pas en faveur du bien de l'humanité. Les
Noirs ont
342 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 25.
343 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 18.
344 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in
the History of Science », op. cit., p. 226-227.
345 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 25.
83
donc tout intérêt à fuir un « despote
qui a le droit de les égorger, pour passer sous la puissance d'un
maître qui n'a que le droit de les faire travailler, en pourvoyant
à leur besoin346. » Ce faisant, l'Europe se voit
assujettie à un devoir moral, qui est de ne pas rendre l'état de
ses esclaves pire qu'auparavant. « La philosophie et l'humanité,
écrit-il, peuvent bien nous pardonner d'aller prendre sur l'autel du
despotisme le plus absurde ses victimes renaissantes pour en faire des
laboureurs347. » En clair : l'Europe émancipe les Noirs
par le travail.
En cela, Malouet estime que le sort des esclaves n'est pas
celui dépeint par les « philanthropes ». Dans l'ensemble, les
maîtres offrent des conditions de vie décentes à leurs
esclaves, dit-il. En échange de leur liberté et de leur travail,
le maître doit les soigner, les aider dans la vieillesse, élever
leurs enfants, les vêtir, les loger, les nourrir. « Au final, la
condition des esclaves est plus enviable que celle des journaliers en Europe,
qui n'ont pas ces sécurités348. » De nombreux
esclaves ont même conscience de leur statut privilégiés,
auquel Malouet oppose la misère et le dénuement des paysans
européens, livrés aux intempéries, aux maladies, à
la famine, accablés par les impôts349. Malgré
leur liberté, « ils restent à la merci des riches dont
dépend leur subsistance. Quel est donc le malheur de cette espèce
d'individus comparés aux autres journaliers, et où est
l'injustice de leur maître ? » Aucun et il en veut pour preuve qu'il
n'est pas rare de voir des esclaves rire, chanter à l'atelier,
travailler avec entrain350.
Ces allégations sont pour le moins déroutantes,
quand on les confronte aux réalités de l'esclavage et de la
traite négrière, que Malouet n'ignore pas, ce qui serait pour le
moins surprenant. C'est ce que lui répond Vastey en 1814 :
« [...] Les colons se sont couverts de tous les
crimes ! Ils nous ont torturés, mutilés dans les tourmens les
plus inouïs, dont je ne vous ferai pas le détail ici , ·
car vous [Malouet] êtes colon , · vous devez les connaître
mieux que moi , · et il n'y a pas de doute que vous en avez fait
expérience , · ils nous ont, dis-je, livré aux plus
affreux supplice pendant des siècles entiers, sans que nous puissions
nous en plaindre ni en tirer une juste vengeance351. »
Se pose la question de savoir quel genre de maître est
Malouet. Est-ce un « bon maître », si
346 Ibid., p. 28-29.
347 Ibid., p. 25.
348 Ibid., p. 30-33.
349 Ibid., p. 36.
350 Ibid., p. 38-39.
351 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron
de V. P. Malouet, op. cit., p. 6.
84
tant est que l'on puisse considérer les choses de cette
façon ? Il faudrait, pour s'en rendre compte, pouvoir consulter les
archives concernant son habitation à Saint-Domingue, si elles existent,
ce que notre recherche ne nous a pas permis de faire.
En tout état de cause, ses prises de positon sur
l'esclavage l'entraînent dans une violente polémique qui l'oppose
en 1789 aux Amis des Noirs et au pasteur Schwartz (pseudonyme de Condorcet),
par articles de presse interposés dans le Journal de Paris, dans
laquelle on lui reproche de tenir un discours dépeignant une
réalité qu'il n'a pas côtoyée depuis quasiment dix
ans352. Son Mémoire sur l'esclavage des Nègres,
véritable tir de barrage contre les prises de positions
abolitionnistes, est commenté par le marquis de Mirabeau, qui le tourne
largement en dérision par des remarques particulièrement
mordantes. Il s'arrête d'ailleurs avant la fin du texte, visiblement
excédé « par ce genre de raisonnement et de péritie
qui [lui] interdit absolument d'aller plus loin353. »
Malouet et les mulâtres
Malouet s'intéresse également, à la
veille de la Révolution au sort des mulâtres, ces gens issus de
parents Noirs et Blancs, aussi appelés gens de couleur ou
libres de couleur. Les mulâtres constituent un groupe important
dans les colonies, particulièrement à Saint-Domingue, comme
l'illustre le tableau ci-dessous354.
|
Saint-Domingue
|
Guadeloupe
|
Martinique
|
1681
|
4,84%
|
-
|
-
|
1687
|
5,07%
|
8,44%
|
-
|
1700
|
12,27%
|
8,54%
|
7,28%
|
1752-1754
|
33,95%
|
14,57%
|
-
|
1764-1767
|
33,49%
|
15,63%
|
14,57%
|
1789
|
89,36%
|
22,30%
|
49,23%
|
Tableau 3 : Part des affranchis par rapports aux
Blancs
352 Carl Ludwig LOKKE, « Le plaidoyer de Malouet en faveur
de l'esclavage en 1789 », op. cit. ; ANONYME, « Journal de
Paris », op. cit.
353 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 60.
354 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 227.
85
Propriétaires de plantations et d'esclaves, vivant dans
l'opulence pour un certain nombre d'entre eux, ils n'ont toutefois pas les
mêmes droits sociaux et politiques que les Blancs355. Ils
forment, en quelque sorte, le Tiers état des colonies356.
Pour Malouet, partout où l'esclavage est établi,
les hommes libres constituent nécessairement la première classe.
En revanche, les mulâtres et les affranchis doivent rester dans la
seconde357. La couleur de peau trace une frontière qu'il est
impératif de ne pas franchir :
« Sans doute, on ne nous fera pas désirer
l'incorporation et le mélange des races , · f...] c'est à
l'ignominie attachée à l'alliance d'un esclave noir, que la
nation doit sa filiation propre. Si ce préjugé est
détruit, si l'homme noir est parmi nous assimilé aux blancs, il
est plus que probable que nous verrions incessamment des mulâtres nobles,
financiers, négocians, dont les richesses procureraient bientôt
des épouses et des mères à tous les ordres de
l'État. C'est ainsi que les individus, les familles, les nations
s'altèrent, se dégradent et se dissolvent358.
»
Malouet plaide pour une une hiérarchie stricte entre
Blancs et gens de couleur, pour des raisons racistes mais aussi pour
des raisons fonctionnelles. Les mulâtres « doivent y trouver une
communauté d'intérêts avec la première [classe],
nous dit-il, qui les rende ses auxiliaires : le comble de l'absurdité
est de les placer à une telle distance des blancs, qu'ils croient avoir
à gagner en devenant leurs ennemis359 » Alors qu'en
France l'Assemblée nationale veut instaurer l'isonomie entre Blancs et
mulâtres, non pas par humanisme mais plutôt comme un appel à
un groupe méritant, Malouet s'oppose catégoriquement à
cette ouverture le 15 mai 1791360. Cependant, à
Saint-Domingue, les mulâtres sont particulièrement nombreux :
environ 30 000 individus, dont 3 000 propriétaires qui
représentent un groupe actif et influent361. Dans le rapport
qu'il rédige pour le compte de l'Angleterre en 1793, en prélude
du traité de Whitehall, Malouet indique que les mulâtres occupent
une position économique solide à Saint-Domingue. Ils
possèdent des plantations de café,
355 Ibid., p. 227-228.
356 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue
Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 381.
357 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 10-11.
358 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 49-50.
359 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 10.
360 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 68 ; Carl Ludwig
LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 »,
op. cit., p. 381 ; Nick NESBITT, « Radicaliser les radicaux:
Saint-Domingue et le problème de l'esclavage dans la Révolution
», op. cit., p. 235.
361 Charles FROSTIN, « L'intervention britannique
à Saint-Domingue en 1793 », op. cit., p. 300 ; Carl Ludwig
LOKKE, « Malouet and the St. Domingue Mulatto Question in 1793 »,
op. cit., p. 386.
86
d'indigo, des raffineries de sucre, qui rapportent environ 40
millions de livres par an362. De plus, ils sont
représentés en métropole. Malouet évoque l'avocat
Joly, un mulâtre domingois qui lui fait lire quelques mémoires et
l'entretient à plusieurs reprises sur leur droit légitime, en
tant que propriétaires, à avoir accès aux droits
politiques. Finalement, il reconsidère sa position initiale et engage
alors les mulâtres à présenter d'abord leurs revendications
à l'assemblée du club de Massiac, « jugeant
très-important que les propriétaires eux-mêmes prissent en
cette occasion une sorte de patronage sur les gens de couleur, en se montrant
favorables à leurs prétentions, qu'on pouvoit circonscrire dans
des limites convenables, si nous en prenions l'initiative363.
»
Bien qu'il considère que ce soient des «
prétentions », Malouet défend lui-même le dossier des
mulâtres devant le club de Massiac. Il déclenche, sans surprise,
les ires de l'assemblée :
« Je me rendis moi-même à
l'assemblée dans cette intention , · mais à peine pus-je
me faire entendre : je représentai inutilement qu'il étoit de la
saine politique de nous montrer les protecteurs, et non les parties adverses
des gens de couleur364. »
Ce qu'il faut bien voir ici, finalement, c'est que Malouet
agit par pragmatisme. D'un côté, il sait que les mulâtres
sont de fervents royalistes, fidèles à la France. D'un autre
côté, leur position d'infériorité juridique,
malgré une assise économique considérable, les fait
rechercher les honneurs et les distinctions365. Ainsi, en regard de
la puissance potentielle que les mulâtres constituent, et dans le but de
conserver la suprématie économique et sociale des
propriétaires Blancs sur les propriétaires Noirs aux colonies,
Malouet en vient à considérer qu'il vaut mieux les avoir avec soi
que contre soi. L'idée est donc, dans un premier temps, d'utiliser les
mulâtres pour contrôler les Blancs trop épris
d'indépendance366. Dans un second temps, en échange de
quelques preuves de considération et de justice, de quelques promesses
bien formulées, inspirant des lendemains meilleurs, il s'agit d'amener
les planteurs Blancs à intégrer dans leurs rangs les
mulâtres367.
362 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue
Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.
363 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 11.
364 Ibid.
365 Carl Ludwig LOKKE, « Malouet and the St. Domingue
Mulatto Question in 1793 », op. cit., p. 386.
366 Ibid., p. 385.
367 Ibid., p. 386.
87
2.4 Le « système colonial » de Malouet :
un principe conservateur
Ce système colonial constitue l'acmé de
sa pensée sur le terrain des colonies, qu'il développe
abondamment dans l'introduction du quatrième volume de sa Collection
de mémoires. En réalité, le système
colonial est plutôt pour Malouet l'occasion de ramasser l'ensemble
d'une réflexion élaborée sur un quart de siècle, au
moment où Napoléon tient les rênes du pays. Nous l'avons
dit, il s'agit pour lui de revenir aux affaires en mettant en avant sa longue
expérience coloniale. Il pose donc trois principes, très simples,
qui forment « le principe conservateur » des colonies, reprenant en
grande partie ses réflexions antérieures : une législation
différenciée entre la métropole et ses possessions
outre-mer, une autonomie législative des colonies, enfin une
réforme du statut de l'esclave.
2.4.1 Revenir aux affaires : le lobby colonial
À son retour d'exil de Londres, au lendemain du coup
d'État du 18 brumaire, Malouet cherche à reprendre du service au
sein de l'administration coloniale. Nous l'avons évoqué, le
soulèvement des esclaves de Saint-Domingue et son exil londonien l'ont
financièrement ruiné. C'est aussi un fervent monarchiste,
soucieux d'ordre et de prestige national. De fait, et à l'image de bon
nombre de monarchiens, il verse dans le bonapartisme. Pourtant, si le Premier
consul met en place un État fort qui conserve une grande partie des
acquis de la Révolution, il nourrit en matière coloniale une
position indécise368 que tentent de faire basculer en leur
faveur les coloniaux de l'Ancien Régime. Regroupés autour de
personnages comme Narcisse Baudry des Lozières, les ministres de la
Marine Forfait et Decrès, l'ancien intendant de Saint-Domingue
Barbé de Marbois, Moreau de Saint-Méry ou Guillemin de Vaivre, le
groupe colonial forme une sorte de bureau de la propagande qui pousse le
Premier consul à restaurer l'ordre colonial tel qu'il était sous
l'Ancien Régime.369 Malouet fait partie de ces lobbyistes. Il
joue sur sa réputation et met en avant son expérience de planteur
et d'administrateur. Ses livres s'inscrivent dans le cadre de la politique
consulaire et ne sont certainement pas étrangers à son
élaboration370. Par exemple, il se prononce en
368 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 415 ; Pierre
PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op.
cit., p. 905.
369 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 186 ; Jean MEYER, Jean TARRADE et
Annie REY-GOLDZEIGUER, Histoire de la France coloniale, op.
cit., p. 146 ; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 908.
370 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 186-192.
88
faveur d'une législation différenciée
entre la métropole et les colonies, considérant que les lois
valables pour l'une ne peuvent et ne doivent pas s'appliquer pour les autres au
risque de mettre à mal l'équilibre de la société
coloniale. Ce qui est pour lui l'occasion de conspuer l'égalité
des droits, une « métaphysique dangereuse dont on a trop
abusé371 » et de faire coïncider ses idées
avec la politique consulaire qui, le 13 décembre 1799 dans la
Constitution de l'An VIII consacre la spécificité des colonies
dans son article 91, et préconise des lois spéciales pour ces
territoires372.
Soucieux de restaurer la main-mise de la France sur son
domaine colonial373, Malouet estime que « les colonies ne
pouvoient être gouvernées comme leurs métropoles ; car
elles n'ont ni la même fin, ni les mêmes moyens374.
» Il s'appuie également sur des considérations
économiques :
« Des cent vingt millions de revenu colonial, il nous
en reste cinquante de bénéfice numéraire chaque
année. La perte des colonies entraîneroit la ruine de nos
manufactures, celle de la marine marchande et subsidiairement celle de
l'agriculture, jusqu'à ce que l'industrie nationale se fût ouvert
laborieusement des débouchés375. »
Cette argumentation est largement partagée par la
plantocratie, dont Bonaparte ne tarde pas à céder aux
sirènes. En outre, les coups d'État successifs de Toussaint
Louverture à Saint-Domingue entraînent chez le premier Consul une
grande méfiance. Il est également motivé par l'argument
économique, teinté d'anglophobie. La production de Saint-Domingue
chute et le peut qui est produit est capté par les Anglais, en position
monopolistique sur le sucre et le café, ce qui met à mal l'emploi
et participe au renchérissement des denrées coloniales en
métropole376. De fait, la loi promulguée le 20 mai
1802 consacre la restauration de l'ordre colonial d'Ancien Régime aux
colonies, un véritable retour à zéro, selon
Jean-François Niort377. Alors que l'esclavage est
légalement abolit en 1794, la loi du 20 mai supprime le travail
forcé et rétablit l'esclavage378. Le 2 juillet, un
arrêté retire les droits de la citoyenneté aux gens de
couleur et leur interdit, ainsi qu'aux
371 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 15.
372 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 416 ; Pierre
PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op.
cit., p. 909.
373 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 53.
374 Ibid., p. 4.
375 Ibid., p. 247.
376 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 416 ; Pierre
PLUCHON, Histoire de la colonisation française, op.
cit., p. 908.
377 Jean-François NIORT, La figure juridique du
Noir à travers l'évolution de la législation coloniale
française (XVII-XIXe siècles), op. cit.
378 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 909.
89
Noirs, d'entrer en métropole. Pour la Guadeloupe, un
arrêt consulaire spécifique (dont l'original est retrouvé
en 2007) est rendu le 16 juillet 1802, un arrêt « consternant et
effrayant » précise Jean-François Niort, qui rétablit
l'esclavage, le préjugé de couleur et la traite. L'interdiction
de séjour et des mariages mixtes en métropole est
également rétablie379.
Ce basculement de la politique consulaire s'accompagne
également d'une radicalisation du discours colonial, qui s'engage
dès lors dans une racialisation des rapports entre Blancs et Noirs.
2.4.2 Vers une radicalité idéologique
Considérant les événements de
Saint-Domingue, Malouet part du constat que, selon lui, l'esclavage sans limite
a conduit à une révolution. Inversement, la liberté pour
tous a engendré le plus grand chaos dans les colonies. Se faisant le
porte-parole de la plantocratie, il considère l'abolition de l'esclavage
de 1794 comme une véritable catastrophe, rendue possible par un a
priori des économistes et des philosophes qui se pensent capables
de gérer une telle révolution380. Il se montre
également prompt à user du préjugé de couleur. Pour
les Noirs, liberté rime avec paresse, à laquelle ils sont
naturellement disposés. Ils ne sont pas éduqués, leurs
moeurs ne leur permettent pas de vivre dans une société autre que
celle des camps ou des ateliers. Ils ne savent pas où est leur
intérêt, qui ne peut évidemment leur être
indiqué que par l'autorité bienveillante du
maître381. Malouet révèle même l'existence
d'une « conjuration universelle des Noirs » dans toutes les Antilles
qui viserait à asservir les Blancs des îles, à
défaut de les éradiquer jusqu'au dernier :
« Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur
: la liberté des noirs, c'est leur domination ! c'est le massacre ou
l'esclavage des blancs, c'est l'incendie de nos champs,
de nos cités382. »
Le contexte, on le voit, est largement favorable à une
attaque en règle contre les idées abolitionnistes. Il est
également caractérisé par une propagande diffusant des
théories racistes, qui
379 Jean-François NIORT, La figure juridique du Noir
à travers l'évolution de la législation coloniale
française (XVII-XIXe siècles), op. cit.
380 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 2-3.
381 Ibid., p. 225.
382 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 46.
90
voient le jour peu à peu et s'affichent comme des
vérités indiscutables, fondées sur des observations «
scientifiques ». L'argumentation accumule les « preuves » que
les Noirs sont des esclaves par nature, sur la base des
événements survenus à Saint-Domingue. La ligne
générale est définie par deux thèmes. D'abord les
faits montrent que les Noirs libérés ne travaillent pas, du fait
de leur tendance naturelle à l'oisiveté. C'est-à-dire, du
point de vue des colons et des négociants, qu'ils ne s'adonnent pas aux
cultures d'exportations, les seules qui, finalement, intéressent le
commerce européen. À l'évidence, le lobby colonial ne fait
que peu de cas du travail à la production de cultures vivrières.
La conclusion relève de l'évidence pour les colons : il faut
remettre les Noirs au travail. « Tout repose sur le postulat que le Noir
libre ne travail pas, écrit Yves Benot. On ne vérifie pas ce
qu'il se passe à Saint-Domingue, ce qui occulte complètement
l'effort de redressement entrepris par Toussaint Louverture383
» qui relance les productions dans le sud par un système de
fermage384. Le deuxième thème éclaire le fait
que les Noirs ne pensent qu'à commettre des exactions à
l'encontre des Blancs, bien pires que ce qu'ils ont eu à subir
eux-mêmes. Malouet est horrifié par la résistance de
Toussaint Louverture à l'expédition Leclerc en février
1802 : il ferait égorger les Blancs par dizaine dès lors que la
France veut reprendre possession de Saint-Domingue. Accorder la liberté
aux Noirs, c'est devoir vivre sous leur domination385. Donc la
sécurité des colons, et de l'Europe en général,
exige le retour à l'esclavage, seul moyen capable de maintenir la
sûreté des propriétés et des cultures
coloniales386.
Malouet prend également en compte l'aspect commercial
et économique. Nous l'avons vu, le soulèvement de Saint-Domingue,
là où il a toute sa fortune, l'a ruiné. Il n'est
guère surprenant qu'il milite pour la restauration d'un système
qui lui a apporté richesse, prestige et honneurs. De plus, le
régime du Consulat favorise une réflexion qui ne cherche plus
à s'opposer aux abolitionnistes sur le terrain des idées, mais
à mesurer quel sera l'apport du commerce colonial sur l'économie,
sur la richesse et la puissance de la France. C'est une approche purement
pragmatique. « La question de savoir si une autre structure de
l'économie française ne pourrait pas lui assurer tout autant de
richesses que l'économie esclavagiste des plantations n'effleure pas le
lobby de la plantocratie », conclut Yves Benot387.
Se pose alors la question de savoir comment assurer l'avenir des
colonies, dans une logique de restauration de l'ordre colonial.
383 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 188.
384 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 407.
385 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 190.
386 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 44.
387 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 184.
91
2.4.3 L'avenir des colonies : le « système
colonial » de Malouet
Malouet s'efforce de rattacher la domination blanche des
colonies à une interprétation singulière du droit naturel.
« Le propriétaire et celui qui ne l'est pas, le soldat et le
magistrat n'ont pas les mêmes droits ; mais le riche et le pauvre, le
fort et le faible, l'homme libre libre et celui qui ne l'est pas, tous ont des
droits relatifs qui doivent être respectés388. »
Si Malouet se targue de faire preuve de bon sens, nous voyons qu'en
réalité il ne parvient pas à s'extraire du modèle
de la société d'ordre. Pour Yves Benot, ces lignes sont «
menaçantes tout autant pour les classes subalternes des
sociétés européennes que pour les Noirs des colonies.
[...] Quand Malouet parle d'unir les Européens contre les Noirs
libérés, il convient d'entendre par Européens les
propriétaires et leurs valets, et ceux-là
seulement389. » Ainsi, Malouet théorise un
système colonial fondé sur trois principes
destinés à assurer un ordre colonial durable, expurgé des
erreurs du passé, un système rénové et efficient,
aux finalités économiques évidentes390.
L'autonomie législative des
colonies
Malouet généralise l'idée du droit
relatif aux colonies. Celles-ci doivent avoir un régime
législatif différent de celui de la métropole, relatif
à leur état, ce qui constitue le premier principe du
système colonial. S'il concède que les colonies doivent
rester subordonnées à la France au titre des richesses, des
débouchés commerciaux et du prestige qu'elles confèrent,
l'autorité métropolitaine ne doit s'étendre que sur ce qui
lui est utile, et « qu'elle ne s'arrête qu'à ce qui [lui] est
inutile ou étranger, ou contradictoire à [ses] lois, et à
[ses] moeurs nationales. » Partant, il recycle l'idée qu'il
développe dès son retour de Saint-Domingue et qu'il redit
après sa visite du Surinam en 1777. Les colonies doivent avoir la
responsabilité de leur police intérieure. La France ne peut
imposer ses directives sur les propriétés et sur l'état
des personnes dans les colonies sans le consentement des propriétaires,
sous-entendu des Blancs391. Pour Malouet, il est inutile de chercher
à savoir si la gouvernance adoptée par les colons est bonne ou
mauvaise : cette question ne concerne pas Paris. La seule question qui vaille
pour la France est le respect des droits fondamentaux des colons, qui
consistent à disposer des moyens d'assurer eux-mêmes leur propre
sécurité et de maintenir les
388 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 3.
389 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 191-192.
390 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 46.
391 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 5.
92
esclaves au travail392 car « la liberté
des noirs, c'est leur domination ! c'est le massacre ou l'esclavage des blancs,
c'est l'incendie de nos champs, de nos cités. Ces noirs ont bien
évidemment forfait à la liberté : qu'ils rentrent sous le
joug !393 » Les colonies doivent donc garder l'initiative des
lois sur leur régime intérieur, thèse que Malouet propose
déjà à son retour de Saint-Domingue394.
En complément de cette réforme du statut des
colonies, il suggère également une action en direction de
l'esclavage, corollaire indispensable de leur exploitation.
De l'esclave au travailleur
non-libre
Il convient de reconsidérer le statut des captifs.
Malouet propose de faire évoluer leur statut, au motif que l'Europe
moderne ne peut se satisfaire de l'esclavage tel qu'il est pratiqué.
Selon lui, cette institution est héritée de l'Antiquité,
qui la plaçait par delà le bien et le mal, extérieure
à toute législation. La validité de cet argument reste
bien évidemment discutable, toutefois Malouet s'en sert pour justifier
le fait que l'Europe moderne doive légiférer à ce sujet.
Dans une société coloniale où une minorité de
propriétaires Blancs accapare richesse, foncier et pouvoir face à
une large majorité d'esclaves, la loi doit garantir aux uns la
propriété et la sécurité, aux autres la protection
et l'entretien en retour de leur travail. Ainsi « i1 faut définir
et constituer les droits du serf, comme ceux du maître ; car un homme
dépourvu de toute espèce de droits, à la disposition
absolue d'un autre homme, est l'esclave des anciens, et ne doit point
être le nôtre395. » L'idée que Malouet
envisage une évolution du statut juridique de l'esclavage est
évoquée chez différents auteurs. Nous retrouvons par
exemple cette assertion chez Gaston Raphanaud396 ou chez Abel
Poitrineau397, qui laissent entendre que Malouet serait favorable
à la mise en place d'une sorte de régime féodal pour les
colonies, dans lequel les esclaves seraient assimilés à des serfs
attachés à la glèbe, c'est-à-dire la terre du
domaine. À l'évidence il s'agit là d'une lecture rapide.
En effet, Malouet réfute cette possibilité398. Pour
lui, cette éventualité comporte des aspects qui la rende
impraticable, voire tout simplement impensable :
392 Ibid., p. 49.
393 Ibid., p. 46-47.
394 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 190.
395 Ibid., p. 22.
396 Gaston RAPITANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 100.
397 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 50.
398 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 5, op. cit., p. 50.
93
« Faut-il partager ma terre avec lui [le serf] ? Qui
m'en remboursera le prix ? Comment le forcerai-je à cultiver pour lui et
pour moi les deux moitiés, si une heure, un jour de travail dans la
semaine, suffit à sa subsistance ? Il faudra donc opposer encore
à sa paresse les voies coactives ? Et me voilà, avec le droit de
châtiment, redevenu maître et lui esclave , · ou si je n'ai
aucune autorité sur lui, il en aura bientôt sur moi et me
réduira à labourer pour lui399. »
Le poids des arguments économiques l'emporte, si ce
n'est celui de la mauvaise foi. Cependant Malouet, en politicien, envisage une
ouverture en proposant un changement de terme. Il souhaite substituer le mot
« esclave », qui véhicule une image déplorable de la
condition des Noirs, par celui de « non-libre », plus politiquement
correct. L'idée, surprenante, est également que le qualificatif
de « non-libre » renvoie à l'achat, non pas de la personne
morale de l'esclave, mais de sa force de travail, de ses services. Face
à ses obligations vis-à-vis de son maître, le statut de
« non-libre » doit permettre à l'esclave de faire contre
mauvaise fortune bon coeur en se consolant par l'exercice de ses droits.
Ainsi, Malouet milite en faveur d'une plus large autonomie des
colonies et d'une réforme du statut de l'esclavage. Pour arriver
à cette finalité, il faut garantir le bon fonctionnement et la
préservation par une « loi conservatrice. »
Une loi conservatrice
Afin de conserver les débouchés commerciaux des
colonies, il convient de réduire au maximum les risques de conflits qui
nuisent au commerce. D'une part, sur la plan intérieur, par crainte des
soulèvements d'esclaves et du marronnage, les colons sont soumis
à la nécessité de se défendre. Néanmoins,
cette contrainte impose de limiter les débordements de part et d'autre
pour éviter de retomber dans les travers qui ont conduit à la
situation dans laquelle s'est retrouvée Saint-Domingue dans les
années 1790. Aussi, Malouet propose l'instauration d'une loi qui «
civilise » les rapports entre maîtres et esclaves. «
Voilà la loi conservatrice !400 » D'autre part, sur le
plan extérieur, Malouet reprend les idées qu'il a mises en oeuvre
dans les années 1790, notamment lors de la signature du traité de
Whitehall. Il est favorable à une neutralisation des colonies en cas
de
399 Ibid., p. 51.
400 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 4, op. cit., p. 19.
94
conflit, dans « l'intérêt
général des peuples commerçants d'Europe401.
» Pour ce faire, il rencontre Napoléon et Talleyrand et plaide pour
un front commun des puissances esclavagistes. Ce faisant, en porte-parole des
colons, Malouet révèle que ces derniers ne se sentent pas
concernés par la guerre entre l'Angleterre et la France. « Ils se
sentent plus proches d'un planteur esclavagiste anglais que d'un sans-culotte
imbu de l'idée de la fraternité et de l'égalité,
écrit Yves Benot. [...] Pour eux, leurs alliés « naturels
» [...] ce sont les esclavagistes de toutes les nations européennes
présentes dans la colonisation des Antilles402. »
CONCLUSION
Pierre Victor Malouet se montre donc soucieux de
préserver les colonies. Son statut de planteur et d'administrateur lui
permet de développer une réflexion qu'il tient tout au long de sa
carrière, qui s'efforce à la fois de concilier les
intérêts parfois contradictoires des planteurs et de la
métropole. Sur le terrain de l'esclavage, en revanche, ses prises de
position évoluent sensiblement. Là aussi il tente
d'élaborer un compromis entre humanisme et nécessité. S'il
se montre soucieux du sort des esclaves et qu'il considère leur
affranchissement comme une chose envisageable, il finit par refuser en bloc
cette éventualité au tournant des années 1780. C'est
à partir de cette décennie qu'il prend appui sur cette
thématique pour étoffer ses arguments, en soutien de
l'orientation politique de sa carrière. Loin d'être animé
par un esprit philanthropique, Malouet envisage la question coloniale en
professionnel, en évacuant les problématiques humaines sur
lesquelles repose l'exploitation des colonies, pour ne retenir que les enjeux
économiques et systémiques403. Il justifie même
la nécessité de l'esclavage comme un devoir morale et
civilisateur de l'Europe en faveur des Noirs. À mesure que sa
carrière évolue et que le temps passe, Malouet livre une vision
de plus en plus déconnectée des réalités
coloniales. Comme le lui fait remarquer le baron de Vastey, ses écrits
sont fondés sur une expérience datée d'un quart de
siècle404, qui ne prend pas en compte les évolutions
récentes. De fait, au début du XIXe siècle, il
développe une réflexion très théorique, dans
laquelle il place l'autonomie législative des colonies comme une
nécessité, accolée à une réforme du statut
des esclaves, dans un cadre législatif garanti par l'État.
Ainsi, quand Malouet est nommé commissaire ordonnateur
en Guyane en 1776, il se trouve dans une position vis-à-vis de
l'esclavage qui lui fait envisager l'affranchissement comme une
401 Ibid., p. 25.
402 Yves BENOT, La démence coloniale sous
Napoléon, op. cit., p. 191.
403 Abel POITRINEAU, « L'état et l'avenir des
colonies françaises », op. cit., p. 52.
404 Pompée-Valentin VASTEY, Notes à M. le baron
de V. P. Malouet, op. cit., p. 5.
95
possibilité, ce qui est important à garder en
tête dans le cadre de la préparation de son projet.
96
DEUXIÈME PARTIE
-
DÉVELOPPER LA GUYANE : LA GENÈSE D'UN
PLAN
La réflexion ministérielle autour de
l'implantation d'une colonie Blanche en Guyane s'inscrit dans les prolongements
directs de la Guerre de Sept ans. La ministre Choiseul, en effet, accorde
à cette colonie une valeur stratégique et défensive de
premier plan face aux Anglais. La tentative d'implantation d'un
établissement à Kourou et l'échec retentissant qui en
résulte ont des conséquences durables sur la façon dont on
pense le modèle de mise en valeur de cette colonie, et détermine
pour partie la mission de Malouet, en parallèle au projet définit
par le baron de Besner. Bien plus qu'une simple mise en valeur d'un territoire
lointain, le projet dans lequel Malouet se trouve impliqué revêt
une forte dimension expérimentale. Il s'agit d'une part d'appliquer de
nouvelles méthodes de peuplement en détournant au profit de la
Guyane le marronnage endémique du Surinam pour en faire un foyer de
peuplement constitué de propriétaires libres. D'autre part on
souhaite développer la colonie en augmentant la surface des terres
cultivables grâce à la dessiccation de certaines zones humides,
favoriser la culture des épices et l'exploitation du bois.
L'objet de cette deuxième partie consiste alors
à mettre en lumière les différents facteurs qui
président à l'élaboration du plan imaginé pour la
Guyane et leurs interactions. Dans un premier temps, nous donnerons un
aperçu de ce qu'est cette colonie au XVIIIe siècle en
décrivant son cadre naturel, sa population et son économie. Dans
un second temps, il s'agira d'expliquer quels sont les appareils
institutionnels, scientifiques et idéologiques qui déterminent
l'action ministérielle, avec en creux l'objectif de caractériser
plus justement le rôle de Malouet et la teneur de son intervention. Nous
détaillerons cette dernière, enfin, présentée par
Malouet devant Maurepas.
1 APERÇU DE LA GUYANE SOUS L'ANCIEN
RÉGIME
En brossant à grands traits le tableau de la Guyane
sous l'Ancien Régime, nous allons en donner une vue d'ensemble, en
décrivant son cadre naturel, sa population et son économie. Il
s'agit également de prendre la mesure de la distance qui existe entre
l'univers dans lequel Malouet évolue à Paris, entre salons
mondains et coulisses ministérielles, et cette colonie marginale et
marginalisée, faisant figure de bout du monde.
1.1 Le cadre naturel
97
Le cadre naturel est certainement ce qui présente le plus
grand dépaysement aux yeux des
98
européens qui débarquent en rade de Cayenne.
Pour les colons, la résistance du milieu est quelque chose
d'extrêmement difficile à surmonter et conditionne le
succès d'un établissement en Guyane.
1.1.1 Relief et hydrographie
Tout d'abord, on trouve une zone côtière, qui
couvre 6 % de la superficie totale du territoire, au relief relativement plat.
À l'ouest de Cayenne s'étendent des savanes sèches, sur
environ 1500 km2, tandis qu'à l'est, des marécages
côtiers (les terres basses) qui séparent les plaines de la mer,
s'étendent sur 3700 km2. Ensuite vient la chaîne
septentrionale, qui s'étend entre la zone côtière et le
massif central guyanais, qui forme une chaîne de collines abruptes, aux
sommets plats, ne dépassant pas 350 m d'altitude. Le massif central
guyanais est quant à lui une formation de collines aux parois abruptes,
dont les sommets tabulaires culminent à 600-700 mètres
d'altitude, interrompus çà et là par de très
anciennes coulées volcaniques. Enfin, la pénéplaine
méridionale forme un relief monotone, peu élevé (250 m en
moyenne)405.
L'abondance des précipitations et la présence de
terrains pour la plupart imperméables, à faible pente, offrent
à la Guyane un réseau hydrographique extrêmement dense,
avec des cours d'eau puissants. Le Kourou, fleuve tout à fait moyen en
Guyane, a un débit comparable à celui du Rhône. La pente
générale du relief détermine un réseau en
éventail très ramifié, allant du Maroni (frontière
avec le Surinam) à l'Oyapok (frontière avec le Brésil),
avec un écoulement général empruntant la direction
nord-sud. La pente très faible n'occasionne que très rarement des
crues d'une grande envergure, pour des fleuves qui adoptent un profil en
escalier, aux cours ponctués de nombreux rapides et cascades (les
sauts)406. Pierre Barrère décrit un territoire
irrigué par un grand nombre de cours d'eau407, qui sont
autant de moyens de communication qui suppléent largement au faible
développement des voies terrestres. Grâce à
l'archéologie, l'équipe de Yannick Le Roux a reconstitué
une grande partie des voies de circulation aménagées
405 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 41 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un
monde tropical », in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des
Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la
France et des pays francophones; Série Histoire des provinces »,
1982, p. 26 ; Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
8-9.
406 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 43.
407 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, contenant la description des côtes de la Guiane, de
l'île de Cayenne, le commerce de cette colonie, les divers changements
arrivés dans ce pays, et les moeurs et coutumes des différents
peuples sauvages qui l'habitent; avec les figures dessinées sur les
lieux, Paris, Piget, 1743, p. 10.
99
par les jésuites pour desservir l'habitation Loyola,
mettant ainsi en évidence leur importance408. Les cours d'eau
sont donc le moyen le plus utilisé par les colons pour se rendre d'une
habitation à une autre, ou pour gagner Cayenne. La moitié des
habitants disposent d'un canot à naviguer. En 1737, ils sont
une petite centaine à posséder au moins une
pirogue409. Ainsi, lors de sa tournée dans la colonie,
Malouet utilise principalement ces moyens de locomotion410.
Très vite naissent les idées de percer des
canaux pour joindre entre elles deux criques et faciliter les relations
inter-habitations. Le canal de la Crique Fouillée, reliant la
rivière de Cayenne au Mahury est ouvert en 1737, pour permettre aux
habitants de la Comté et de Roura, ainsi qu'au gouverneur de Lamirande
dont l'habitation se trouve à Matoury de venir à Cayenne plus
rapidement411. Malouet cite l'exemple de l'habitant Boutin,
conseiller au Conseil supérieur de Cayenne, qui a construit un canal
reliant la rivière de Kaw à son habitation afin d'en faciliter
l'accès. « Sans autre secours que celui de son atelier
composé de cinquante nègres ou négresses, écrit-il,
[M. Boutin] a creusé le canal que j'ai parcouru412.
»
1.1.2 Le climat
Pierre Barrère évoque des « pluyes presque
continuelles pendant les trois quarts de l'année [qui] rendent l'air
assez tempéré413. » En effet, située en
pleine zone équatoriale, soumise aux alizés de nord-est, la
Guyane connaît un climat chaud, aux températures constantes toute
l'année, très pluvieux, donc très humide (environ 86,6 %
d'humidité en moyenne sur l'année). Les saisons sont surtout
marquées par la pluviosité, qui permet de faire ressortir quatre
saisons, au découpage très théorique.
Une première saison des pluies (15
décembre-15 février) correspond à l'hiver boréal,
qui amène des précipitations faibles dans l'ensemble, avec un
maximum en janvier. La petite saison sèche (15
février-15 mars) est une succession d'averses et de belles
éclaircies, avec une légère augmentation des
températures. La deuxième saison des pluies (15 mars-15
juillet) est l'époque la
408 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures
en Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058,
2010.
409 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763
: mise en place et évolution de la société coloniale,
tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge Editions, coll. «
Collection Espace outre-mer », 2004, p. 551.
410 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
Deuxième édition., Paris, E. Plon, 1874, vol. 2/1, p. 118.
411 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 551-552.
412 Pierre-Victor MALOUET et Ferdinand Jean DENIS, Voyage
dans les forêts de la Guyane française, Paris, Sandré,
1853, p. 24.
413 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 6.
100
plus instable, marquée par de fortes pluies et une
légère baisse des températures. Enfin, la grande
saison « sèche » (15 juillet-15 décembre),
l'été boréal, est une période
caractérisée par des averses modérées, quelquefois
violentes cependant. Le minimum est atteint en septembre-octobre.
La température annuelle moyenne est d'environ 26
°C, avec une très faible variation d'une année sur l'autre.
Janvier est le mois le plus froid (25 °C en moyenne) alors qu'octobre est
le plus chaud (27 °C en moyenne). Si les amplitudes thermiques annuelles
et mensuelles sont très faibles, en revanche l'amplitude
journalière est nettement plus sensible. « On est même
obligé quelquefois, écrit Pierre Barrère, de faire du feu,
à cause du froid qui se fait sentir assez vivement, sur tout [sic] les
matins414. » Les écarts entre le jour et la nuit
augmentent à mesure que l'on s'éloigne des côtes, si bien
que des amplitudes journalières de 15 °C peuvent être
observées415.
1.1.3 Les sols
On distingue traditionnellement deux catégories de sols
: les terres hautes et les terres basses. Les terres hautes
sont peu fertiles, malgré la luxuriante forêt qui les recouvre. La
couche d'humus est très fine et se détériore rapidement
sans la protection du couvert forestier, qui la protège des fortes
précipitations et des ensoleillements excessifs. Ces sols sont en partie
couverts par des savanes naturelles, à l'ouest de Cayenne. Pourtant,
certaines zones fertiles existent, comme le décrit le baron de Besner
dans une lettre datant de 1774, dans laquelle il attribue cette richesse des
sols à des origines volcanique416. En réalité,
la formation pédologique des terres hautes provient d'une
altération de la roche mère, qui varie en fonction du couvert
forestier, de l'action des eaux de ruissellement, etc. Les sols d'origine
granitique sont les moins fertiles en raison de leur acidité. Les plus
intéressants sont ceux qui dérivent de roches basiques, que l'on
retrouve dans les régions de Camopi jusqu'à
Maripasoula417.
Les terres basses, quant à elles, se
répartissent à l'ouest de Cayenne (140 000 hectares) mais sont
rarement cultivables dans ce secteur. En revanche celles qui s'étendent
du Mahury à l'Oyapock (250 000 hectares) sont souvent riches et leur
potentiel se révèle si on les assèche. Ce sont des
alluvions marins récents, formant de vastes étendues
marécageuses et planes, envahies par les fortes
414 Ibid.
415 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 47-48 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, «
Un monde tropical », op. cit., p. 29 ; Michel DEVEZE, Les
Guyanes, op. cit., p. 12-13.
416 ANOM C14/44 F°60.
417 Jacques BARRET, Atlas illustré de la
Guyane, IRD., Guyane, Laboratoire de cartographie de la Guyane: Institut
d'Enseignement Supérieur de Guyane, 2001, p. 51.
101
marées418. Toutefois, ces sols ne sont pas
tous directement utilisables. Tout dépend de leur salinité, de la
présence de sulfure et de l'épaisseur plus ou moins importante de
la couche de pégasse (dépôt de matières
végétales, pouvant dépasser un mètre de hauteur)
qui nécessite un drainage efficace. Les meilleurs sols sont ceux
présentant une couche de pégasse sur de l'argile
bleue419.
1.1.4 La forêt
Constituant l'abri d'une riche et extraordinaire
biodiversité, la forêt couvre pratiquement 90 % du territoire,
hormis quelques versants et sommets de collines et quelques rives
marécageuses420. La puissance de cette
végétation inspire à Malouet cette réflexion pleine
d'admiration et d'humilité :
« C'est là que la nature sauvage étale
toute sa magnificence. Nous, qui ne savons rendre la terre productive qu'avec
des bras et des charrues, comment n'éprouverions-nous pas un sentiment
d'admiration au milieu de ces déserts immenses, où s'exerce, sans
bras et sans charrue, la puissance d'une éternelle
végétation ; où l'homme, véritablement
étranger à cette multitude d'êtres animés qui y
vivent en propriétaires, représente au milieu d'eux un monarque
détrôné ! C'est pour un Européen un autre univers
que ce continent ; c'est, sous d'autres formes et dans d'autres proportions,
qu'il retrouve les quadrupèdes, les reptiles, les oiseaux, les
insectes421. »
La forêt primaire, le grand bois, dense,
obscure et toujours verte, est certainement l'élément naturel le
plus impressionnant pour les Européens. Cette luxuriance
représente néanmoins un frein à la
pénétration vers l'intérieur, elle masque le relief, rend
difficile la reconnaissance topographique422. Il est difficile d'y
pénétrer autrement que par les fleuves. L'existence des pistes y
est souvent conceptuelle, fondée sur des coutumes saisonnières de
déplacement en fonction de repères remarquables comme une
montagne, un cours d'eau. Les utilisateurs ouvrent des passages juste suffisant
pour le passage d'un homme. On retrouve le témoignage en 1740 du
naturaliste Pierre Barrère sur l'existence de ces chemins. Il note que
leur tracé est peu lisible, explique Yannick Le Roux. Il se
matérialise par des entailles dans l'écorce des troncs, des
branches que l'on casse. Les
418 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 55-56.
419 Jacques BARRET, Atlas illustré de la Guyane,
op. cit., p. 51.
420 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 58 ; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un
monde tropical », op. cit., p. 28.
421 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 112.
422 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 58.
102
chemins sont difficiles à suivre car la
végétation est envahissante et encombre le passage de troncs
couchés, de lianes, obligeant souvent à sauter de l'un à
l'autre. Les routes ne sont pas directes : les Indiens contournent les monts,
évitent les marais, ou parfois les traversent en passant sur des troncs
d'arbres abattus423.
Les différentes espèces d'arbres (2 à
3000) sont en général à feuillage persistant mais il est
à souligner que leur taille moyenne, en particulier celle des arbres
utiles, est inférieure à celle qui est observée dans
d'autres zones équatoriales. De plus la forêt change en fonction
du milieu et de la nature des sols. Les sols marécageux sont couverts de
grands arbres avec de puissants contreforts pour maintenir leur
stabilité (comme les palmiers Pinot que l'on retrouve dans les
pinotières des plaines du Kaw) tandis que les pentes sont davantage
colonisées par des plantes hygrophiles, principalement des mousses.
Enfin, les vasières de la zone côtière sont occupées
par des forêts de palétuviers424.
La forêt offre un potentiel économique
appréciable, dont l'exploitation reste toutefois malaisée car les
arbres d'une même espèce se trouvent souvent
disséminés425. La forêt fournit un grand nombre
de fruits comestibles ou oléagineux. « On trouve
véritablement dans ces forêts, dit Malouet, et j'y ai recueilli
moi-même, de la salsepareille ; j'ai vu des arbustes à
épices, inférieurs au cannelier, mais qui en avaient le
goût et l'odeur. Les girofliers et les muscadiers transplantés ici
de l'Île-de-France par M. Poivre ont
prospéré426. » Beaucoup de plantes utiles se
trouvent donc en Guyane à l'état sauvage.
1.2 La population
Les instructions remises à Malouet donnent une
description de la population guyanaise. « [Elle] est de trois
espèces : celle des Blancs, celle des Indiens, ou naturels du pays, et
celle des gens de couleur427. » Relativement peu peuplée
en 1776, la colonie compte au total 9 676 personnes : 977 colons blancs, 200
libres de couleurs, et 8 499 esclaves noirs.
423 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en
Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), op.
cit.
424 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p. 13
; Jean-Claude GIOCOTTINO, « Un monde tropical », op. cit.,
p. 30.
425 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
14.
426 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 112.
427 ANOM C14/43 F°223.
|
Blancs
Libres de couleur Esclaves
|
103
Tableau 4: Répartition de la population en
Guyane (1776)
Cette population est principalement concentrée sur
Cayenne et quelques points côtiers. Le graphique
ci-après428 montre que la population de Cayenne est quasiment
multipliée par 6 sur huit décennies, passant d'environ 2 000
individus en 1710 à quasiment 12 000 en 1788. Toutefois, nous voyons que
cet accroissement est à mettre principalement à l'actif de la
population servile, qui constitue l'immense majorité de la population,
alors que le contingent des Blancs connaît une progression très
faible, tendant vers une relative stagnation sur la période
considérée.
428 Catherine LOSTER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime: étude archéologique et historique de
l'économie et du réseau économique d'une colonie
marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles), Thèse
présentée à la Faculté des études
supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre
du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention du grade de
Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, p. 116.
104
14000 12000 10000 8000 6000 4000 2000
0
|
|
1710 1712 1717 1720 1723 1733 1737 1749 1763 1765 1770 1772
1776 1777 1781 1786 1787 1788
Libres (Blancs et libres de couleur) Esclaves africains Esclaves
amérindiens Population totale
Tableau 5: Evolution de la population de Cayenne
(1710-1788)
Enfin, s'ajoute à cette population un nombre
indéterminé d'Amérindiens (les estimations oscillent entre
15 000 et 20 000 individus) principalement dispersés dans la
forêt429.
1.2.1 Les Blancs
« Les Blancs, précisent les instructions, sont des
Européens que l'attrait de la fortune a appelé dans ce climat ou
qui sont nés dans la colonie des Européens anciennement
établis430. » Mis à part le personnel de
gérance et quelques « gens de conditions » à la
tête des rares habitations rentables, la population blanche est
constituée d'anciens forçats, d'engagés, de soldats
devenus cultivateurs, de vagabonds ou de rescapés des dramatiques
expéditions colonisatrices des XVIIe et XVIIIe siècles.
429 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329.
430 ANOM C14/43 F°223.
105
Tableau 6: Evolution de la population blanche en Guyane
(1704-1788)
Comme le montre le graphique ci-dessus431, les
Blancs sont relativement peu nombreux en Guyane. On peut distinguer deux
périodes dans le peuplement de cette colonie. La première
période court des années 1680 jusqu'au traité de Paris en
1763. Celle-ci est caractérisée par une colonisation peu suivie
par la métropole, qui ne s'investit que de très loin dans le
peuplement de cette terre lointaine. Une propagande se met en place pour
obtenir des engagés sur trois ans, mais prend fin au tout début
du XVIIIe siècle432. Il faut véritablement attendre
l'expédition de Kourou en 1763 pour que s'ouvre une nouvelle
période de peuplement massif de la Guyane, qui connaît alors un
afflux de populations européennes inédit à
l'époque, qui se solde par la débâcle que l'on
sait433.
Le groupe des Blancs ne constitue pas cependant une
entité socio-économique homogène. Bien qu'il monopolise
pouvoir et propriété, il est organisé en couches
superposées, dans le strict respect de critères sociaux et
économiques434. Et de ce point de vue, les réussites
sont souvent très disparates. « C'est toujours l'impression d'un
manque de perspectives et d'espoirs, écrit C.F.
431 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 279.
432 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
60.
433 Voir p 142 sur l'expédition de Kourou.
434 Pierre PLUCHON, « Les populations libres »,
in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la
Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays
francophones », 1982, p. 163.
106
Cardoso, de gens vivant au jour le jour et en proie à
la léthargie, qui se dégage de la lecture des documents
concernant les planteurs guyanais435. » La situation
économique des Blancs en Guyane n'est pas reluisante et confine à
l'indigence pour la majorité d'entre eux. Les quelques planteurs pouvant
témoigner d'une certaine aisance sont rares et appartiennent quasiment
tous à « l'aristocratie » locale ayant un siège au
Conseil supérieur, comme Boutin, Kerkhove, Macaye, ayant sans doute des
liens importants avec le marché international436. Dans son
étude portant sur plusieurs habitations en Guyane, Catherine Losier
montre bien les liens qui unissent les habitants les plus importants avec les
marchés extérieurs, témoignant pour certains d'une
véritable aisance matérielle, par exemple l'habitation
Macaye437. Il est cependant rapide de parler de richesse. Pour
reprendre le cas de Claude Macaye, procureur du Conseil supérieur de
1742 à 1781, il est une figure incontournable du milieu guyanais.
Située au fond de Rémire, l'habitation Macaye est un patrimoine
qui se transmet dans la famille depuis 1689. En 1737, l'habitation produit du
cacao et du café, puis du café sur un polder de 20 hectares
aménagé par Claude Macaye en 1764. Le recensement de 1772 fait
état d'une cinquantaine d'esclaves438. En 1775, le roi le
distingue pour services rendus en lui accordant des lettres de noblesses. Dans
une lettre du 30 janvier 1777, Macaye s'excuse auprès du ministre de ne
pas avoir présenté sa gratitude plus tôt, car les
dépêches ministérielles du 25 août 1775 ne lui sont
parvenues qu'en janvier 1777. Il déplore également le fait qu'il
ne puisse profiter de cette distinction car il n'a « point les moyens de
faire passer en France à un secrétaire du roy les sommes
nécessaires pour payer le sceau439. » Finalement, un
courrier du ministère daté du 11 juillet 1777 rend compte du
dénouement de l'affaire :
« Monseigneur a décidé le 11 juillet
1777 que les frais de sceau et de marc d'or des lettres de noblesses
accordées au sieur Macaye, procureur au Conseil supérieur de
Cayenne, seroient payés par la caisse des colonies440
»
L'unité permettant d'étalonner la richesse d'une
habitation est le nombre d'esclaves, qui sont accaparés par une
poignée de grandes exploitations. La réalité des habitants
confine à l'indigence et la misère noire. Un habitant sur six met
en valeur sa concession sans esclave ni matériel. La moitié
435 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 354.
436 Ibid.
437 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 318-326.
438 Ibid., p. 319-320.
439 ANOM E295 F° 291.
440 Ibid.
107
des habitations comptent moins de 10 esclaves. 11 % disposent
de plus de 50 esclaves, dont 2,5 % plus de 100441. Ce qui permet de
relativiser l'opulence qui, a priori, serait le lot commun des Blancs
et des notables de la colonie. Bien au contraire, Malouet fait état au
ministre, dans une lettre du 26 mars 1777, de la pauvreté quasi
générale. Parmi tous les habitants à qui il rend visite,
il n'en rencontre qu'une douzaine qui vivent convenablement, à l'image
d'un certain Gervais, un ancien soldat « qui cultive seul sept arpens de
terre plantés en vivres et en cotons » qui lui donnent «
l'existence d'un très riche paysan ». Mais pour la plupart des
autres, la misère noire est le lot quotidien. Malouet décrit un
habitant à Oyapock mourant de faim. D'autres, à Aprouague, «
ne vivant que de racines, n'ayant ni pain ni vin, obstrués, languissans
sur leurs grabats442. » Il relate sa rencontre avec « le
sieur Rochelle », dont le parcours semble l'avoir marqué :
« Cet homme a gagné cent mille écus
à Saint-Domingue, et il est venu les fondre ici sur une
détestable terre. Je l'au trouvé nu, travaillant avec ses
nègres, et n'ayant dans sa maison ni meubles ni provision443.
»
Ainsi, pour Jean Meyer, ces « petits Blancs »
vivotent dans un quotidien misérable, en butte avec les activités
des libres de couleur, dans une société qui suscite amertume et
jalousie. Il « se forme ainsi un esprit local, de médiocre
envergure, fait de rancoeurs longtemps remâchées le long des
années de demi-misère444. »
Enfin, il est à signaler à partir des
années 1760, en lien avec l'expédition de Kourou, un petit nombre
d'Acadiens. Il s'agit d'une quarantaine de familles regroupées dans les
savanes du littoral de la Guyane à partir de 1765, soit un total
d'environ 250 personnes installées entre Kourou et Iracoubo. Pour 254
habitants recensés en mai 1767 au poste de Sinnamary, on en retrouve
plus de 220 en 1772 dans les quartiers de Sinnamary et de Kourou, dont les deux
tiers sont des habitants acadiens ou des habitants alliés à des
familles acadiennes par l'intermédiaire des nombreux mariages qui ont pu
être célébrés sur la
période445.
Bernard Cherubini évoque le
désintérêt que l'historiographie consacre à ce
groupe, à l'image
441 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 352.
442 ANOM C14/50 F°65.
443 Ibid.
444 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale. I, La Conquête, Paris, Pocket,
1996, p. 171.
445 Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane
(1765-1848) : une « société d'habitation» à la
marge ou la résistance d'un modèle d'organisation sociale »,
Port Acadie: revue interdisciplinaire en études acadiennes,
2009, no 13-14-15, p. 149-151.
108
du peu d'attention des administrateurs consacrée
à ces populations. Elles constituent une petite paysannerie locale,
à la marge du système d'exploitation dominant, celui de la grosse
habitation esclavagiste. Les Acadiens, en effet, vivent en vase clôt,
à l'écart de la société de plantation et de
Cayenne. Cette petite société s'organise autour de petites
unités économiques et domestiques constituées d'une
famille d'habitants blancs, en majorité d'origine acadienne ou
s'étant préalablement trouvés en Acadie avant 1764, et de
deux ou trois esclaves noirs. En moyenne, une famille possède deux
boeufs, une vache, quatre brebis, un mouton, trois cochons et six poules. Ce
qui engendre ainsi des formes d'autonomisations économiques, sociales et
politiques qui se traduisent par des stratégies matrimoniales et par des
choix de développement économique qui doivent parfois s'adapter
aux incertitudes des événements politiques et sociaux.
L'activité économique des Acadiens est diversifiée. En
plus de la pêche et de l'agriculture, ils exercent leurs talents de
bûcherons, de navigateurs et de bâtisseurs de
bateaux446.
1.2.2 Les gens de couleur
Les gens de couleur sont libres ou esclaves. En 1776, on
dénombre 200 libres en Guyane, ce qui est très peu par rapport
à la population servile qui avoisine les 8 500
individus447.
Les affranchis
Ce sont des affranchis ou leurs descendants, qui restent
marqués par leur ancienne condition servile. « Ils sont
déclarés incapables de toutes fonctions publiques. Les
gentilshommes même qui descendent à quelque degré que ce
soit d'une femme de couleur ne peuvent jouir des prérogatives de la
noblesse. Cette loi est dure mais nécessaire, dans un pays où il
y a quinze esclaves contre un Blanc448. » En dépit de
leur condition, ils se sont néanmoins constitués en groupe social
actif, nous l'avons vu, dont la réussite, parfois spectaculaire engendre
ressentiment et haine, qui dégénèrent en racisme pur et
simple449. Toutefois, si leur nombre devient significatif dans les
Antilles dès les années 1750, ils ne seront jamais très
nombreux en Guyane450.
446 Ibid., p. 152, 163.
447 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329.
448 ANOM C14/43 F°224.
449 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 173.
450 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 350.
109
Les esclaves
|
1710/1719
|
1720/1729
|
1730/1739
|
1740/1749
|
1750/1759
|
1760/1764
|
Bateaux
|
10
|
12
|
3
|
6
|
5
|
3
|
Esclaves vendus
|
624
|
1231
|
201
|
989
|
305
|
420
|
Années de guerre
|
4
|
0
|
6
|
8
|
3
|
4
|
Tableau 7 : La traite négrière vers la
Guyane (1710-1764)
La deuxième catégorie de gens de couleur est
constituée par les esclaves, de loin le groupe le plus nombreux de la
colonie, puisqu'il représente environ 85 % de la population après
1710. Arrivés en Guyane via la traite, ils sont
généralement originaires du Congo, du Sénégal,
parfois de l'Angola et du Mozambique. On recense environ 80 expéditions
négrières entre 1713 et 1789, soit environ 2 % de l'ensemble, ce
qui est très peu et témoigne de l'intérêt
très faible que suscite la colonie dans le commerce de traite au XVIIIe
siècle. Eu égard à la pauvreté de la colonie,
celle-ci n'est ravitaillée par les négriers davantage par
nécessité que par choix. Accostant à Cayenne après
les Antilles, les ceux-ci vendent malgré tout de façon
réticente en raison des difficultés à se faire
payer451.
Comme l'illustre le tableau ci-dessus452, la traite
connaît une évolution fluctuante en relation avec la guerre. Sur
la période 1710-1764, on compte vingt-cinq années de conflit,
durant lesquelles la fréquentation des négriers est plus
aléatoire que durant les années de paix où elle devient
plus régulière. Toutefois, même lors de période de
paix, il est aisé de constater que la fréquentation des
négriers reste très faible. En 1729, quatre bateaux font escale
à Cayenne, trois en 1740 et 1764, deux pour les années 1713,
1714, 1718, 1726, et 1755, années pourtant calmes453.
Pour la période 1770-1790, les chiffres recueillis sur
la base de données Slave Voyages454 nous permettent
d'établir le graphique suivant :
451 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 329 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 386.
452 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 387.
453 Ibid.
454
http://www.slavevoyages.o
rg Slave Voyage est une base de données qui se constitue dans les
années 1990 et donne lieu à l'élaboration d'un CD-ROM qui
circule entre les chercheurs. En 2006, elle est mise en ligne, rendue
accessible à tous et gratuite. C'est une base de données
importante, complétée au fur et à mesure de la
découverte des données archivistiques et de leur traitement.
110
Tableau 8: Évolution du nombre d'esclaves introduits
en Guyane (1771-1790)
Hormis un pic qui correspond à l'année 1778, que
nous pouvons mettre en relation avec les mesures prises par Malouet pour
accroître la main-d'oeuvre dans la colonie, nous constatons que le nombre
moyen d'esclaves introduits reste globalement faible et ne dépasse
jamais les 400 captifs annuellement.
Les esclaves débarquant à Cayenne sont
généralement en piteux état. Nous l'avons vu, la
mortalité à bord des navires est importante et touche de
façon indifférenciée esclaves et marins. Les conditions
d'entassement, de promiscuité, d'hygiène déplorable, de
durée du voyage, de nourriture insuffisante et
déséquilibrée entraîne d'importantes pathologies
intestinales, scorbut, fièvres, etc. Pour la Guyane, la mortalité
moyenne est de 18 % des déportés. Certains navires connaissent
des mortalités supérieure à 50 %. Il n'est pas rare que
l'on se débarrasse des rescapés. En 1726, le Phénix
abandonne à Cayenne 14 esclaves trop malades. Il convient
également de prendre en considération le traumatisme lié
à l'arrachement aux siens, l'angoisse de la traversée
océanique pour des peuples n'ayant jamais quitté le sol
africain455.
L'exemple de L'Aimable Victoire donne une idée
des conditions dans lesquelles se déroule une transaction d'esclaves en
Guyane. Le 10 juin 1778, peu avant son départ définitif de
Guyane, Malouet achète pour la colonie 228 esclaves au capitaine Jean
Laurent de Gallinée, capitaine de L'Aimable Victoire, navire en
provenance du Mozambique. Les esclaves sont « reconnus en bon état
d'après l'examen qui en a été fait par les médecins
et chirurgiens du roy. » Le prix est fixé selon le cours en vigueur
au Cap français durant les six derniers mois de l'année en cours,
selon une
455 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 390.
111
certification par écrit des négociants
Foäche, Meunier et Plombart456. Le 15 septembre 1778,
l'ordonnateur Préville averti le ministre de la tromperie de
Gallinée :
« Vous verrez par le certificat cijoint, Monseigneur,
des médecins et chirurgiens que les administrateurs [Fiedmont et
Malouet] ont été surpris par ce capitaine dans leurs achats, que
presque tous ces esclaves avoient une galle répercutée qui s'est
déclarée peu de jours après leur livraison, par les
informations qui ont été prises par ceux des dits Nègres
qui commencent à parler créole , · ont dit avoir prit
à bord des remèdes qui vraisemblablement leurs étoient
donnés à cet effet , · ce qu'il y a de constant c'est
qu'ils en sont encore tous couverts et qu'il a été presque
impossible d'en tirer parti jusqu'à présent pour les travaux
engagés457. »
Préville dénonce une tromperie de plus grande
ampleur. En effet, les esclaves ne sont pas originaires du Mozambique comme le
prévoient les termes du marché passé entre Malouet et
Gallinée, et bon nombre d'entre eux ont pris la fuite dès leur
arrivée :
« Tous ces Nègres sont un ramassis de toutes
espèces, en partie pris dans des établissements
d'Européens, de Portugais, et les plus mauvais sujets possibles.
Doués de la paresse de leurs anciens maîtres, ils y ajoutent le
marronnage le plus décidé, suite de leur désir à
rien faire. Plusieurs des habitants de Sinnamari ont en achetés qui leur
ont décampés presque à leur arrivée dans cette
partie et qui n'ont encore pu être rattrapés malgré les
détachements fréquents qui sont à leur
suite458. »
Ces deux extraits de la correspondance de Préville
témoignent également de la pénurie de main-d'oeuvre qui
règne en Guyane, à mettre en relation avec les
possibilités d'acquisition et de paiement des habitants. La question de
la solvabilité des acquéreurs est récurrente et les
456 ANOM E299 F°37.
457 ANOM E299 F°50-51.
458 ANOM E299 F°247.
112
administrateurs tentent parfois d'y
remédier459, comme le fait Malouet en achetant la cargaison
de L'Aimable Victoire.
Propriété du maître (un Blanc ou un
affranchi), la main-d'oeuvre servile évolue dans un monde très
hiérarchisé et différencié. Les esclaves
domestiques, généralement des femmes, disposent d'une
liberté et d'une abondance de ravitaillement, dont sont loin de jouir
les esclaves destinés aux travaux physiques. « On vieillit plus
facilement dans la grande case que dans les huttes de l'atelier
», écrit Jean Meyer460.
En outre, le statut servile est envisagé comme une
stricte altérité vis-à-vis des Blancs, dans un rapport de
soumission jugé nécessaire, et décrit de façon
explicite dans les instructions pour Malouet :
« On ne saurait mettre trop de distance entre les
deux espèces, on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect
pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction rigoureusement
observée même après la liberté est le principal lien
de la subordination de l'esclave, par l'opinion qui en résulte que sa
couleur est vouée à la servitude et que rien ne peut le rendre
égal à son maître461. »
Il est néanmoins déploré, dans ce
document, que la plupart des maîtres se conduisent en tyran avec leurs
esclaves. On estime qu'en faisant perdre, autant que faire se peut, le
désir de liberté des esclaves par un bon traitement, les
maîtres obtiendraient de meilleurs résultats. Aussi, le roi
souhaite que l'administration coloniale veille à ce que les
propriétaires d'esclaves ne se rendent pas coupables de mauvais
traitements. Ne nous méprenons pas : ces déclarations, se voulant
empreintes d'humanité, n'en restent pas moins dirigées vers
l'intérêt bien compris du colon :
« Ce molen est dicté par la nature et
sollicité en même temps par les vrais intérêts de
l'habitant. Le nègre bien traité, bien nourri, travaillerait
mieux, vivrait plus longtemps, et la fécondité des femmes
suffiraient à remplacer ceux qui mourraient ou deviendraient infirmes.
Il est d'autant plus intéressant d'éclairer les
propriétaires à cet égard que le commerce porte peu
d'esclaves à Cayenne, que l'espèce s'épuise et viendra
insensiblement à manquer, tandis qu'elle pourrait se soutenir, se
multiplier même par sa propre reproduction462. »
459 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 396.
460 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 166.
461 ANOM C14/43 F° 224.
462 ANOM C14/43 F° 224-225.
113
L'esclave reste une marchandise, il représente un
investissement, un capital, qu'il convient de bien entretenir afin qu'il ne se
dévalorise pas trop rapidement, et pour se prémunir des risques
de marronnage. En tout état de cause, la survie des Noirs est
médiocre dans l'ensemble. La population servile enregistre un taux de
mortalité très important. « Il est peu de Noirs vieillards.
[...] D'évidence, tout indique que la mortalité des
premières années est épouvantable463. »
1.2.3 Les Amérindiens
Il est difficile de dénombrer avec précision les
populations amérindiennes en Guyane, confrontées au choc
microbien et contraintes pour beaucoup de fuir dans la forêt. De plus,
les tentatives de dénombrement effectuées par les
Européens aux XVIIe et XVIIIe sont très superficielles. Souvent,
on se contente de convoquer les populations dans un village pour les recenser.
Dans pareil cas, les femmes et les enfants ne se déplacent pas, et on ne
comptabilise que les hommes en âge de porter les armes464. On
peut cependant avancer quelques estimations.
C. F. Cardoso, avance une population comprise entre 15 000 et
20 000 individus, répartis en vingt-quatre groupes connus,
disséminés entre l'Oyapock et le Maroni465. Pour sa
part, Marie Polderman estime que leur nombre est passé d'environ 30 000
individus à l'arrivée des Européens à environ 2 000
à la fin du XVIIIe siècle466. La principale cause
d'extinction des Indiens reste bien entendu les épidémies
apportées par les Européens et les esclaves, qui déciment
des groupes entiers. Les tribus de l'intérieur, plus isolées et
difficiles à rencontrer, sont cependant moins touchées que celles
du littoral. Les épidémies sont fréquentes et
meurtrières. En 1704, une épidémie de variole tue 1 200
Indiens. En 1715, une maladie pulmonaire frappe la mission jésuite de
Kourou et tue 300 Indiens. En 1750, le gouverneur d'Orvilliers fait état
de « rhumes et de fluxions de poitrine » qui touchent les Indiens
Palikour et un groupement le long de l'Oyapock467. Les récits
des Européens et des administrateurs font régulièrement
état de maladies touchant les villages Indiens, à l'image de ce
que relate Malouet :
463 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 166.
464 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de
Guyane française. Deuxième article », Population,
1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.
465 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 64.
466 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 162.
467 Jean-Marcel HURAULT, « La population des Indiens de
Guyane française. Deuxième article », op. cit., p.
817.
114
« J'allai dans chaque rivière jusqu'aux
villages indiens qui habitent sur les rives. Dans celle d'Aprouague , on me
prévint que la peuplade la plus voisine du poste étoit
attaquée d'une maladie épidémique qui en avoit fait
périr la moitié. J'ordonnai au chirurgien du poste de s'y
transporter avec des remèdes, du vin, des vivres frais , · et je
m'y rendis moi-même. Je trouvai ces malheureux Indiens dans leurs hamacs,
ayant à peine la force de parler. Ils étoient attaqués
d'une dyssenterie affreuse , · il n'y avoit debout que le chef et deux
de ses femmes468. »
D'une manière générale, les
Français sont frappés par le comportement des Indiens, qui
refusent toute contrainte. On les dit versatiles, instables, peu capables de
persévérance et de fidélité. Ils seraient
dépourvus de curiosité, uniquement préoccupés par
leurs désirs immédiats. Enfin, ils seraient faibles de
caractère469. À l'évidence
l'incompréhension règne, et le monde amérindien est ici
perçu à travers le prisme forcément déformant qui
jauge les Amérindiens en fonction d'une grille de lecture
européenne et chrétienne, entre crainte et méfiance,
intérêt et mépris, convoitise, condescendance, et surtout
difficultés de communication470. Dès lors, on
distingue ceux qui ont reçu « quelques instructions des
missionnaires et sont en liaison avec les Européens », de ceux qui
vivent « retirés dans l'intérieur des terres, [qui] n'ont
jamais eû de communication avec aucune nation d'Europe471.
» Dans l'ensemble, les interactions entre les Amérindiens et la
société coloniale restent occasionnelles et peu suivies,
même à l'époque des missions jésuites. L'esclavage
des populations autochtones disparaît presque complètement
après 1740 environ, si bien qu'elles restent largement méconnues
des Européens. Malouet reconnaît qu'il est incapable de retracer
l'histoire de ces peuples avant l'arrivée des
Européens472.
De fait, les témoignages du XVIIIe siècle ne
représentent pas une valeur ethnographique fiable, estime C.F. Cardoso.
Les Blancs qui s'intéressent aux Amérindiens font rarement le
distinguo entre les différentes tribus lorsqu'il s'agit de
décrire les moeurs et les modes de vie, à l'image de Pierre
Barrère qui décrit « les Sauvages du continent de la Guiane,
[comme] des hommes tout nuds , épars dans les bois, rougeâtres, de
petite taille, ayant surtout un gros ventre [et] des cheveux noirs &
applatis473. » Le plus souvent, ce type de descriptions se
rapportent aux Galibi, les mieux connus à
468 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires
et correspondances officielles des colonies, et notamment sur la Guiane
française et hollandaise, tome 1, Paris, Baudouin, Imprimeur de
l'Institut national des Sciences et des Arts, rue de Grenelle, F. S. Germain ,
n°. 1131, 1801, vol. 5/1, p. 59.
469 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 171.
470 Ibid., p. 172-173.
471 ANOM C14/43 F° 224.
472 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 148-149.
473 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 121.
115
l'époque. Malgré cela, il ressort des traits
partagés par ces tribus. Ce sont de petits groupes familiaux, vivant
dans des villages souvent situés sur des collines, pratiquant la chasse
(à l'arc), la pêche (à l'arc ou au harpon) et une
agriculture se limitant à quelques pieds de rocou, du coton, des racines
(manioc, igname, patate douce), du maïs ou du mil474.
« L'yvrognerie à part, écrit
Barrère, les Indiens Guianois en général sont d'assez
bonnes gens, leurs moeurs ne sont pas si corrompues qu'elles semblent le devoir
être475. » Malouet les décrit parfaitement
adaptés à leur environnement, heureux comme ils sont, leur mode
de vie suffisant à satisfaire leurs besoins. Il estime que les
Européens n'ont pas à se mêler de leurs affaires.
Assurément, il est difficile pour l'observateur du XXIe
siècle d'appréhender la façon dont les Amérindiens
ont vécu cette rencontre et la cohabitation avec ces visiteurs. Il est
cependant envisageable, en exploitant les témoignages fournis par les
missionnaires, de se livrer à un travail de reconstitution de ce moment.
Observatoires privilégiés des interactions culturelles, la
mission religieuse est en effet une des principales zones de contact entre les
deux univers, c'est-à-dire des « espaces sociaux au sein desquels
les cultures se rencontrent, se heurtent et se débattent entre elles,
souvent dans un contexte de relations de pouvoir relativement
asymétriques, que l'on observe dans le colonialisme, l'esclavage, ou
bien dans leurs séquelles et la façon dont elles sont
vécues dans de nombreux endroits du monde d'aujourd'hui476
» selon la définition forgée par Mary Louise Pratt. Ce sont
donc des espaces essentiels où les interactions entre un monde blanc,
catholique, en lien avec les capitales européennes et les réseaux
religieux, un monde amérindien et parfois un monde africain s'observent
de façon concrète.
Malouet relate à ce propos une anecdote
particulièrement significative. Les missionnaires
envoyés le long de l'Oyapock, moyennant des échanges de
présents, parviennent à rassembler des Amérindiens tous
les dimanches dans la chapelle qu'ils ont construite. « Ils les
catéchisoient, les baptisoient et les faisoient assister au service
divin en leur distribuant chaque fois une ration de taffia. » Ce
procédé fonctionne jusqu'au moment où les
approvisionnements de taffia viennent à manquer. Ne recevant plus
d'alcool, les Amérindiens ne se rendent plus à la messe, ce
n'apprécient pas les missionnaires qui les envoient chercher par des
fusiliers. Les Amérindiens résistent et envoient une
délégation auprès de Malouet et du préfet
apostolique pour se plaindre du comportement des missionnaires : « Nous
étions convenus, traduit l'interprète, moyennant une bouteille de
taffia par semaine, de venir les entendre chanter et de nous mettre à
genoux dans leur carbet. Tant qu'ils nous ont donné le taffia, nous
sommes venus ; lorsqu'ils l'ont retranché, nous les
474 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 67.
475 Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 123-124.
476 Mary Louise PRATT, « Arts of the Contact Zone »,
Profession, 1991, no 9, p. 34.
116
avons laissés sans leur rien demander, et ils nous ont
envoyé des soldats pour nous conduire chez eux. Nous ne le voulons
point. » Malouet charge le préfet apostolique de leur expliquer
quel est l'objet réel de l'action des missionnaires. « Son sermon
fut inutile, écrit-il : ils y répondirent par des éclats
de rire. » Afin d'apaiser les tensions, Malouet renouvelle « le
traité du taffia », mais ne constate aucune conversion, aucun
rapprochement entre Blancs et Amérindiens, aucun champ labouré,
et conclut à l'impossibilité d'établir une «
république des Indiens civilisés477. »
Concrètement, les conversions obtenues ne le se sont
pas au sens où les missionnaires l'entendent. Le message
évangélique est assimilé puis
réinterprété selon les représentations spirituelles
chamaniques des Amérindiens. La rencontre illustre l'idée de
middle ground mise en lumière par Richard White, qui appelle la
création mutuelle, tant du côté français que du
côté amérindien, d'une sorte de terrain d'entente entre les
deux mondes. Cette création passe d'abord par l'intégration de
l'Autre dans sa propre grille de lecture conceptuelle. Ainsi, pour les
Français, les Amérindiens deviennent-ils des sauvages.
Inversement, les missionnaires sont assimilés par les peuples
indigènes à des chamanes. Cette invention d'un terrain commun
débouche sur le respect de conduites conventionnelles, mais dans le
cadre d'une situation nouvelle où chaque camp agit en fonction de ses
propres buts. Pour les Français, il s'agit d'évangéliser
et d'ordonner ce qu'ils considèrent comme un monde sauvage. Les
Amérindiens quant à eux cherchent à modifier ou ajuster
l'ordre établi en leur faveur, en cherchant à se procurer des
outils métalliques ou en profitant de l'intercession avec le monde des
esprits dont les missionnaires semblent capables. La création du
middle ground repose de facto sur l'incapacité des
deux protagonistes à parvenir à leurs fins par la force ; de
là naît la nécessite pour chacun de trouver un moyen
d'obtenir autrement la coopération des étrangers478.
Ce qui permet d'envisager deux conclusions. D'une part, l'idée «
d'incommensurabilité sémiotique », c'est-à-dire
d'incompatibilité, entre les deux univers se trouve ici battue en
brèche. Il semblerait que ce soit davantage un argument avancé
par les missionnaires qui appuient sur les différences culturelles, sur
le supposé côté déraisonnable et inconstant des
Amérindiens, pour justifier, dans une certaine mesure, leur échec
dans l'entreprise d'évangélisation. D'autant plus au XVIIIe
siècle où les contacts sont devenus plus simples avec la
multiplication des passeurs ou des intermédiaires
culturels479. D'autre part, il semble également erroné
de parler
477 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 47-48.
478 Richard WHITE, The Middle Ground: Indians, Empires,
and Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge
University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian
history », 1991, p. 95-98 ; Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou
chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions
jésuites en Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline
ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps
de l'esclavage: discours, pratiques et représentations. Actes du
colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane française,
Matoury (Guyane), Ibis Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer »,
2011, p. 445-446.
479 Sanjay SUBRAHMANYAM, « Par-delà
l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2007, vol. 54-4bis, no 5, p. 44-45.
117
d'acculturation car les Amérindiens pensent la
rencontre selon leur propre stratégie et vivent leur histoire
indépendamment du sens que les jésuites veulent lui donner. On
observe plutôt une disjonction culturelle qui aboutit, au final, à
une réinterprétation des codes de chacun, donc à une
évolution qui place les protagonistes dans une nouvelle position l'un
vis-à-vis de l'autre480.
Ces interactions permettent dans bien des cas la
réussite d'une implantation européenne, qui se traduit par une
captation des savoirs indigènes par les colons481. Par
exemple, afin de subvenir à leurs besoins alimentaires, les
Européens imitent les pratiques amérindiennes et
acquièrent peu à peu les techniques et les connaissances
nécessaires à la culture des plantes locales482. Le
père Lamousse établit une grammaire et et un dictionnaire de la
langue galibi483. Toutefois, si le socle amérindien reste un
des seuls moyens d'appréhender le milieu, les connaissances botaniques
françaises en Guyane demeurent paradoxalement peu étendues. D'une
part parce que la colonie dépend largement des approvisionnements
métropolitains, d'autre part parce que le métissage n'y est pas
très important484. Cependant, la construction du savoir
botanique témoigne d'une hybridation culturelle, comme le montre les
termes d'origine amérindienne utilisés pour la désignation
des végétaux, par exemple. Le rapport que confie Guisan à
Malouet au retour de ses deux missions dans les marais de Kaw est parcouru de
termes amérindiens. Guisan et son équipe évoluent dans des
pri-pris (des marécages) au milieu des
mocou-mocous485 (plantes aquatiques portées par une
longue tige cylindrique, creuse et épineuse, dont la sève est
irritante).
1.3 Économie et production
L'économie en Guyane est au XVIIIe siècle un
microcosme semblable au modèle antillais, à ceci près que
la production Guyanaise n'est pas centrée sur la monoculture
sucrière et se rapproche de l'agriculture pratiquée dans les
Antilles vers la fin du XVIIe siècle. Marie Polderman et C.F. Cardoso
mettent en avant le fait que cette variété des cultures (rocou,
coton, sucre, cacao, café, parfois indigo) témoigne d'une
faiblesse générale du modèle, tant du point de vue des
connaissances techniques, de la disponibilité de la main-d'oeuvre que du
point de vue de la disponibilité en capitaux.
480 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
», op. cit., p. 440-442 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, «
Par-delà l'incommensurabilité : pour une histoire
connectée des empires aux temps modernes », op. cit., p.
54.
481 Neil SAFIER, « Global Knowledge on the Move:
Itineraries, Amerindian Narratives, and Deep Histories of Science »,
Isis, 2010, vol. 101, no 1, p. 135.
482 François REGOURD, « Maîtriser la nature:
un enjeu colonial. Botanique et agronomie en Guyane et aux Antilles
(XVIIe-XVIIIe siècles) », Revue française d'histoire
d'outre-mer, 1999, vol. 86, no 322, p. 42.
483 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 343.
484 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
française, op. cit., p. 68-69.
485 ANOM C14/50 F° 102.
118
1.3.1 Habitants et habitations
L'habitation est en Guyane, comme dans les Antilles,
la structure de base sur laquelle repose l'exploitation agricole. Si l'on se
réfère à la Maison Rustique de
Préfontaine, on y découvre que « c'est une certaine
étendue de terrein sur une longueur & une largeur
déterminées, qu'on a en propriété, à titre
de concession du roi486. » La terre est vendue entre
particuliers ou concédée gratuitement au planteur par
l'administration coloniale, au nom du roi, proportionnellement à
l'étendue de ses « forces », c'est-à-dire en fonction
du nombre d'esclaves ou des capitaux détenus. En moyenne, une concession
s'étend sur une surface de 1 300 à 1 400 pas, soit environ 180
hectares. Le règlement du 9 août 1722 précise que le
planteur est pleinement propriétaire des terres concédées,
à condition qu'il les mette en valeur, sans quoi elles sont
rétrocédées au roi, ce qui dans les faits se produit
rarement487. À l'image de la condition des habitants, les
habitations renvoient une image contrastée de leur situation. En
général, elles pourvoient aux besoins de survie
élémentaires, guère plus. Un certain nombre d'entre elles
apparaissent et disparaissent en quelques années lorsque le
concessionnaire meurt et que personne ne peut reprendre l'affaire, à
l'image de l'habitation Picard, une sucrerie créée en 1664 et qui
n'est plus occupée à partir des années 1720-1730, ou
l'habitation Saint-Régis qui se trouve en cessation d'activité
vers les années 1750488.
Malouet nous donne une description assez
détaillée de l'habitation Boutin, qui constitue dans une certaine
mesure le modèle de réussite en Guyane :
« Là, sur une éminence,
j'aperçois un hameau au milieu duquel s'élèvent la maison
du maître et sa manufacture. Plus loin des plantations de cannés,
de cafiers, de cacaotiers, une allée de canneliers
entremêlés de grands ananas, des touffes de bananiers, une haie de
citroniers, forment l'entourage de la savane, et les grands arbres de la
forêt terminent ce beau paysage. Nous sommes chez M. Boutin, conseiller
au conseil supérieur de Cayenne. Sans autre secours que celui de son
atelier composé de cinquante à soixante nègres ou
négresses, il a creusé le canal que j'ai parcouru, il a construit
ses bâtiments et un moulin à eau. Il faut se
486 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison rustique
à l'usage des habitans de la partie de la France équinoxiale,
connue sous le nom de Cayenne, Paris, Chez Cl. J. B. Bauche, Libraire,
à Sainte-Geneviève, 1763, p. 2.
487 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 160 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 73.
488 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 244, 275.
119
placer sur ma pirogue indienne, au milieu des singes, des
perroquets, pour concevoir combien je fus ravi du premier aspect de cette
habitation. Je voyais, pour la première fois, dans ce vaste
désert, l'industrie et le luxe européens, car M. Boutin
réunissait chez lui toutes les commodités d'un
propriétaire aisé. Sa maison de bois revêtue en
plâtre était ornée d'une galerie, et posée sur une
terrasse couverte de briques et encadrée dans un mur de quatre ou cinq
pieds d'élévation . l'intérieur bien distribué
était décemment meublé. Un jardin garni de fruits et de
légumes, une basse-cour bien pourvue, une abondance de poisson, de
gibier, annonçaient la bonne chère qu'on nous destinait; et la
sérénité, l'air robuste et satisfait des nègres me
prouvaient aussi que chacun dans ce séjour participait à
l'aisance du maître489. »
Cette description nous permet de voir que la mise en valeur
s'effectue par des moyens variés, mais dans l'ensemble, les conditions
de mise en culture restent centrées sur les terres cultivées,
c'est-à-dire un jardin, qui désigne l'abattis sur lequel
on cultive les produits voulus (cacao, rocou, café, etc.) selon la
technique de la culture sur brûlis, culture extensive bien adaptée
à un vaste territoire à condition de laisser reposer la terre
pendant de longues années ; l'abattis des nègres, sur
lequel chaque esclave dispose d'une parcelle pour y planter des vivres ; enfin
des parcelles d'arbres fruitiers490. Pour fonctionner, une
habitation a besoin d'entretenir du bétail qui fournit de la viande et
des bêtes de somme pour travailler la terre et faire tourner le moulin.
Toutes les habitations sont loin d'en posséder et la présence de
bétail est le marqueur d'une certaine réussite491.
Ainsi, le recensement de 1709 mentionne pour l'habitation Picard un cheptel de
21 chevaux et 45 bêtes à cornes492 qui
nécessitent des pâturages et des réserves de bois. Enfin,
une habitation doit être pourvue de débarcadères, de
chemins et des moyens de transports493 comme dans l'habitation
Boutin décrite par Malouet, qui n'est accessible que par voie d'eau au
moyen d'un canal.
Cadre de l'exploitation agricole, c'est aussi un lieu de vie.
Dans l'idéal, Préfontaine préconise une reconnaissance
minutieuse des terres (nature des sols, vents dominants, disponibilités
en eau, etc.) afin de déterminer le lieu d'implantation des
différents bâtiments : la maison du maître (l'habitation
particulière), les cases des esclaves, les magasins, la cuisine, et
les bâtiments
489 Pierre Victor MALOUET, Voyage dans les forêts de
la Guyane française, Paris, Gustave Sandré, libraire, 1853,
p. 24-25.
490 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 161 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 70-71.
491 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 90.
492 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 244.
493 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 161.
120
nécessaires à l'exploitation des cultures
produites, qui diffèrent selon la nature de celles-ci. Dans les faits,
cependant, l'habitation est une structure dédiée avant tout
à la production, si bien que les bâtiments en dur sont rares. Dans
la majorité des cas, ils sont construits « dans des
matériaux simples, explique Nathalie Croteau, qui traduisent une
volonté de s'installer rapidement et temporairement494.
»
Ce mode d'occupation est aussi le symptôme des
difficultés rencontrées par les planteurs. À titre
d'exemple, la réussite de l'habitation de Loyola, tenue pas les
Jésuites à partir des années 1665 jusqu'en 1763,
représente un cas tout à fait exceptionnel pour la Guyane. Les
fouilles entreprises entre 1994 et 2000 par Yannick Le Roux sur ce site
témoignent de l'importance de cette habitation, à travers la
nature des bâtiments (une forge, une chapelle, un cimetière, un
moulin, un séchoir) et la valeur des matériaux de construction.
En 1720, Loyola s'étend sur 1500 hectares, fait travailler 400 esclaves,
produit la moitié du café guyanais en 1736, domine la production
de sucre (25 carrés de canne à sucre en 1737) et d'indigo en
1740495. La réalité est bien moins idyllique pour la
majorité des planteurs. « Les sources, dit C.F. Cardoso, sont
presque unanimes à attester le manque de soin des propriétaires,
le caractère délabré et languissant des
propriétés496. » Dans la majorité des cas,
les habitants s'acharnent à cultiver les sols anémiques et
fragiles des terres hautes, de nature cristalline et acide, malgré la
fertilité des terres basses attestée par la réussite du
Surinam voisin, mais dont l'exploitation nécessite des techniques
d'asséchement lourdes et coûteuses497. Leurs faibles
rendements ne permettent généralement pas de tirer des revenus
suffisants, si bien que la majorité des habitants se retrouve en butte
à des difficultés financières, endettés
auprès du roi et des négriers498. En remontant le
cours de l'Approuague, Malouet observe une trentaine d'habitations en grande
difficulté, plus démunies les unes que les
autres499.
Ainsi les disparités entre les habitations sont
importantes. La Guyane compte environ 230 habitations au XVIIIe siècle,
ne dépassant généralement pas 30 hectares. C.F. Cardoso
explique que la main d'oeuvre servile est regroupée dans un très
petit nombre de grandes habitations. Or, la valeur d'une exploitation
s'apprécie plus par le nombre d'esclaves que par sa superficie ou sa
production. En outre, les recensements ne prennent pas en compte les
habitations comprenant moins de dix esclaves. Autrement dit, les petits
propriétaires, ayant très peu d'esclaves, ne sont pas
considérés comme des « habitants à part
entière », les terres de ces petits Blancs ou gens de couleur
libres n'étant même pas portées sur le recensement des
habitations500.
494 Nathalie CROTEAU, « L'habitation de Loyola: un rare
exemple de prospérité en Guyane française »,
Journal of Caribbean Archaeology, 2004, Special publication,
no 1, p. 71.
495 Ibid., p. 75 ; Yannick LE ROUX, « Loyola,
l'habitation des jésuites de Rémire en Guyane française
», In Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne]: <
http://insitu.revues.org/10170>,
2013, no 20.
496 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 163.
497 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 71.
498 Nathalie CROTEAU, « L'habitation de Loyola: un rare
exemple de prospérité en Guyane française », op.
cit., p. 69.
499 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 123-124.
500 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 165.
121
1.3.2 Techniques culturales et moyens de production
Nous l'avons vu, l'abondante végétation de la
Guyane véhicule l'idée, largement partagée par les colons
et les administrateurs, que les terres sont très productives, en
dépit des relevés effectués par certains naturalistes
comme Bajon ou Leblond. Selon C.F. Cardoso, « de leur propre aveu, [Bajon
et Leblond] devaient faire face à la résistance coriace des
planteurs, qui se cramponnaient à leurs idées traditionnelles.
» Les connaissances des planteurs dans ce domaine semblent en effet fort
réduites. Ils attribuent volontiers les résultats
médiocres des cultures aux mauvaises conditions climatiques et au milieu
difficile : les ravages des fourmis, les pluies trop fréquentes qui
lessivent les sols, la chaleur de la saison sèche qui les brûle en
profondeur. Jamais les méthodes de culture ne sont remises en
question501. « La force du préjugé dans lequel on
est sur ce point est si considérable, dit Bajon, que lorsqu'on voit
quelqu'un s'écarter de cette conduite, & prendre une nouvelle route
& plus réfléchie, l'on se fâche contre
lui502. »
Les méthodes culturales sont pourtant rudimentaires et
témoignent d'un niveau technique peu élevé. Les propos de
Bajon à propos de la canne à sucre sont édifiants :
« Il paroît bien étrange que depuis le
temps qu'on la cultive dans cette colonie, on ne se soit jamais
écarté d'une routine peu méthodique, & qu'on n'ait
jamais fait avec réflexion, des essais propres à désabuser
de l'erreur dans laquelle on est sur la manière de la planter et de la
cultiver. f...] On s'est toujours opiniâtré à planter les
cannes dans des terres f...] nouvellement découvertes, sans les
labourer, & à les distribuer dans ces terres sans ordre et sans
soins503. »
Et les choses n'évoluent guère. En parcourant la
colonie, Malouet se rend compte que globalement, le problème des
cultures vient du désordre et du manque d'encadrement
général. Dans le quartier de l'Oyapock, il constate que «
les cultures y sont aussi désordonnées [que dans l'Approuague],
et si les habitants ne veulent pas se soumettre à des plans plus
sensés, [son] avis est
501 Ibid.
502 Bertrand BAJON, Mémoires pour servir à
l'histoire de Cayenne et de la Guiane françoise: dans lesquels on fait
connoître la nature du climat de cette contrée, les maladies qui
attaquent les Européens nouvellement arrivés, & celles qui
régnent sur les blancs & les noirs: des observations sur l'histoire
naturelle du pays, & sur la culture des terres, Paris, Grangé,
1778, vol.2, p. 360.
503 Ibid.
122
bien de les laisser libres dans leurs fantaisies504.
»
Les travaux agricoles commencent invariablement par un abattis
(défrichement), culture itinérante sur brûlis dont la
réalisation est détaillée par
Préfontaine505. La terre, ainsi fécondée par
les cendres, donne sur une période de trois à cinq ans avant de
s'épuiser. Il convient dès lors pour le planteur d'anticiper, en
préparant un nouvel abattis. Celui-ci est exploité dès
qu'il est en rapport, quand bien même le précédent n'est
pas totalement épuisé, car le planteur ne peut pas entretenir
deux parcelles à la fois. L'habitant Boutin explique ce fonctionnement
à Malouet :
« Les premières récoltes suffisent pour
dépouiller [le sol] de cette couche de terreau qui nous donne d'abord de
grands produits, surtout en vivres ; mais les plants chevelus ou racines
pivotantes périssent au bout de quelques années. [...] Tout cela
vient bien pendant deux ou trois ans, mais aussitôt que la plante
rencontre le tuf, elle jaunit et
meurt5°6. »
Sur le long terme, cette itinérance débouche sur
un éloignement progressif des bâtiments d'exploitation, si bien
que parfois le planteur est forcé de les abandonner et d'en construire
des neufs, pour se rapprocher des nouvelles cultures. L'habitant Boutin en est
ainsi à son troisième établissement en vingt
ans507. Les conséquences de ce modèle extensif sont
multiples. D'abord, il entraîne une faible productivité et des
rendements agricoles médiocres, car les planteurs ne sont en mesure de
cultiver que de petites plantations. Les esclaves, occupés aux travaux
de défrichement quasi permanents, ne peuvent se consacrer à la
culture et à la fabrication de marchandises. Ensuite, une parcelle peut
être à nouveau cultivée, une fois qu'elle est revenue
« en grand bois », après une période de quinze à
vingt ans de jachère. À savoir que la forêt ne se
reconstitue pas sur les plus mauvais sols. Elle est remplacée par la
savane, ce qui condamne l'abattis à l'abandon508.
En outre, dans l'ensemble « la colonie de Guyane manque
cruellement de tout509. » En particulier, elle souffre d'un
manque chronique de capitaux. Si la terre est obtenue gratuitement, la mise de
départ pour lancer une habitation reste en revanche très lourde.
Le planteur doit construire les bâtiments, acquérir les outils et
les bêtes de somme. Il doit aussi acheter des esclaves, et renouveler
l'opération régulièrement, du fait d'une mortalité
supérieure à la natalité dans la main-
504 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 128.
505 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison
rustique, op. cit.
506 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 119.
507 Ibid.
508 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 143.
509 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne, op. cit.,
p. 441.
123
d'oeuvre servile, nous l'avons vu. Les planteurs sont
confrontés à une augmentation des prix au cours de la
période, d'autant que les négriers français ont tendance
à vendre leur cargaison plus chère. En 1714, un esclave
s'achète 550 livres tournois en moyenne510. En 1763,
Préfontaine écrit que « le prix ordinaire d'un Nègre
à Cayenne, en tems de paix, est de mille livres. Une Négresse
vaut neuf cens livres, une Nègre de huit à neuf ans, sept
à huit cens livres511. »
Un planteur doit aussi tenir compte du temps nécessaire
à l'amortissement de son installation. Une sucrerie, en moyenne,
nécessite un investissement de 40 000 livres et l'achat de 100 à
200 esclaves. Au bout de cinq ans, la production devient
régulière, l'investissement est amorti en sept années.
Ainsi, s'il a les moyens d'attendre tout ce temps et si son habitation est bien
tenue, un planteur peut espérer une rentabilité allant de 12
à 14 % du capital. C. F. Cardoso évoque le cas du planteur Giraud
qui, en 1767, affirme retirer plus de 20 000 livres de revenu annuel de son
habitation de 43 esclaves. Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que
l'immense majorité des planteurs ne peuvent pas afficher de tels
résultats. L'une des causes de ce marasme est, bien entendu, le manque
de capitaux et le besoin de s'en procurer, régulièrement
pointé du doigt512.
Ainsi, l'agriculture guyanaise se situe à mi-chemin
entre l'agriculture spéculative telle que pratiquée dans les
Antilles, et une agriculture presque artisanale, ce qui constitue un frein pour
obtenir des résultats intéressants sur le long
terme513.
1.3.3 La production
Les produits tropicaux
Comme toute agriculture coloniale, elle est essentiellement
tournée vers l'exportation de produits tropicaux. À la
différence du modèle antillais, elle n'est cependant pas
centrée sur le sucre. On trouve en Guyane, en effet, de nombreuses
cultures telles que le coton, le café, l'indigo, le rocou, le cacao, le
sucre et les épices (à partir de 1773). Cette
variété de produits dénote un manque de moyens
(financiers, techniques, et en main-d'oeuvre) général à
l'installation d'une production sucrière. Bien que Préfontaine
recommande la sagesse au futur planteur, en concentrant ses efforts
510 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 168.
511 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison
rustique, op. cit., p. 124.
512 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 169.
513 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 73.
124
sur un seul objet de culture et de fabrique514, il
n'est pas rare de trouver en Guyane des habitations produisant deux, voire
trois denrées515.
D'après le tableau ci-dessous, tiré de l'ouvrage
de C.F. Cardoso, on note au début de la période une forte
présence du rocou (une plante tinctoriale) et du sucre, avec une petite
production de coton. À partir des années 1750, le sucre
s'effondre et le rocou domine largement la production guyanaise. Le coton
connaît une progression sensible, pour arriver vers les années
1770 au même niveau que le rocou, stimulé par la demande
européenne et sa facilité de culture. Le sucre, en revanche, ne
cesse de s'effondrer, couvrant à peine les faibles besoins de la
colonie. Essentiellement tournée vers la production de tafia (eau de
vie), la quantité de sucre produite devient si faible certaines
années que la colonie n'est pas en mesure d'en exporter. Sur l'ensemble
de la période, les productions de cacao et de café se
maintiennent, bon an mal an. Au total, le volume des exportations a tendance
à augmenter, mais reste globalement très faible. Il fait
écho à la petite taille de la colonie qui, comme nous l'avons vu,
compte environ 200 exploitations de plus de 10 esclaves vers les années
1770. C'est sans commune mesure avec la situation à Saint-Domingue qui,
en 1789, regroupe plus de 460 000 esclaves, répartis entre 7858
propriétés importantes516.
|
1719 (valeur)
|
1737 (poids)
|
1752 (poids)
|
1752 (valeur)*
|
Moyenne 1766/1774 (poids)
|
Moyenne 1766/1774 (valeur)
|
Rocou
|
46424
|
89225
|
260541
|
203222
|
376700
|
292409
|
Coton
|
706
|
1630
|
17919
|
28431
|
142077
|
224923
|
Cacao
|
|
102336
|
91917
|
49365
|
9750
|
52960
|
Sucre
|
121084
|
387400
|
80363
|
30903**
|
15383
|
4093
|
Café
|
|
58409
|
226881
|
23925
|
38697
|
34526
|
Valeur des exportations
|
250953
|
|
|
|
|
620772
|
* Calculée d'après la moyenne des prix de
1766-1774
** Moyenne d'après le prix du sucre blanc et celui du
sucre brut entre 1766 et 1774
Tableau 9: Productions de la Guyane
(1719-1774)
Cette diversité des cultures traduit par ailleurs la
difficulté d'adaptation des colons aux conditions locales. Ce sont
souvent d'anciens soldats ou des citadins fuyant la misère, pour qui les
techniques agricoles ne sont peu voire pas connues. Le choix des cultures n'est
donc pas toujours en adéquation avec la nature des sols ni la
conjoncture européenne. Les habitants les plus modestes persistent
à cultiver le rocou, plante dont la culture nécessite peu de
moyens financiers, matériels et humains, alors que les marchés
européens sont saturés par une offre excédant la demande.
La
514 Jean Antoine BRULETOUT DE PREFONTAINE, Maison
rustique, op. cit., p. 3.
515 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 211.
516 Ibid., p. 215.
125
nécessité d'un rendement immédiat pousse
les habitants forts modestes dans des logiques de court terme, dans lesquelles
on tente plusieurs cultures qui sont abandonnées dès la
première difficulté517.
Les autres cultures : épices, tabac et
bois
Les épices
Depuis le début de la colonisation les épices
sont perçues comme un moyen de développer le territoire et
d'enrichir les habitants. S'en procurer et en découvrir sont des
leitmotiv tout au long de la période. On récolte depuis
la fin du XVIIe siècle la cannelle et la vanille. Dans les années
1740, on cultive du safran. La Condamine, en 1744, distribue aux habitants des
graines de quinquina et de corossol. En 1768 sont introduits poivrier,
giroflier et muscadier, ainsi qu'en 1773, où la Guyane reçoit six
girofliers, quelques canneliers de Ceylan et une caisse de noix de
muscade518.
Le clou de girofle devient un produit d'exportation important
pour la Guyane à partir des années 1780, bien que sa consommation
en Europe soit limitée. La cannelle se récolte tous les trois ans
et son exportation ne commence qu'en 1787. Mais l'intermittence de sa
production et la méconnaissance du procédé utilisé
par les Hollandais pour préparer l'écorce donne un produit de
qualité fort médiocre. Le poivre n'est réellement
cultivé qu'à partir de 1784 et les premières exportations
débutent en 1813. Sa culture reste marginale, quand bien même le
poivre de Cayenne est de bonne qualité. Enfin, la muscade rencontre des
difficultés liées au climat, très défavorable. En
outre, les arbres sont sexués si bien que la différenciation ne
peut se faire qu'au bout de sept à huit années de culture. Ainsi
la culture de la muscade reste compliquée et n'est pas un article
d'exportation en Guyane519.
Le tabac
La plante y pousse naturellement mais le traitement des
feuilles après fermentation et séchage est mal
maîtrisé, ce qui en fait un produit de mauvaise qualité
malgré les efforts des
517 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 77.
518 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 243 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 88.
519 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 244-246 ; Marie POLDERMAN, La
Guyane française, 1676-1763, op. cit., p. 88.
126
autorités et plusieurs projets à partir de 1776.
Ce sont essentiellement les esclaves qui en produisent pour leur consommation
et pour alimenter l'étroit marché local520.
Le bois
Enfin, les « grands bois » sont
régulièrement cités pour les richesses qu'ils renferment
et les perspectives d'exploitation lucrative qu'ils nourrissent. Dans son
utilisation immédiate, le bois est le matériau de base de
l'architecture coloniale, pour la construction des fortifications, des
palissades, des maisons, des habitations. On envisage également de
l'utiliser pour la construction navale, dès 1714. Mais son exploitation
est difficile car on ne connaît qu'un nombre limité
d'espèces utilisables, qui sont souvent éloignées les unes
des autres, difficilement accessibles et transportables. De plus l'exploitation
est essentiellement manuelle, et les différents essais pour fabriquer
des moulins à planche n'ont pas été
concluants521.
1.3.4 L'élevage et la pêche
Historiquement, le bétail est importé en nombre
du Cap-Vert dès 1694, puis de Nouvelle-Angleterre à partir de
1715522. Dès les années 1763, l'ordonnateur d'Esessars
traite avec les compagnies de commerce de Maranhão et
Grão-Pará en vue d'introduire en Guyane des bovins
acclimatés523. Comme le montre Marie Polderman,
l'élevage est peu développé en Guyane et reste une
activité largement annexe. Environ 77 habitations (moins de la
moitié du total) se partagent quelque 3 200 bestiaux qui, dans
l'ensemble, sont laissés libres et paissent un peu partout. Les
administrateurs encouragent pourtant cette branche car l'insuffisance en
animaux domestiques est mise sur le même plan que le manque d'esclaves.
Les habitations ont besoin de la force animale pour faire tourner les moulins
à sucre524. Il n'y a pas de boucherie en Guyane. La taille
restreinte du cheptel fait que les administrateurs empêchent leur
abattage pour favoriser la reproduction525.
520 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 246 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 88.
521 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 254 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 95-96.
522 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 89.
523 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 251.
524 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 89-93.
525 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 250.
La pêche, enfin, représente une source
d'approvisionnement non négligeable pour les colons. Elle se pratique au
filet, à la ligne, au harpon, ou « à l'indienne » pour
les poissons de rivière : soit à la flèche, soit en
pratiquant la nivrée (on empoisonne temporairement le cours de la
rivière avec certaines plantes - le bois diable, le nicou, le conany -
qui paralysent le poisson.) En plus du poisson, les colons pêchent le
lamantin, un gros mammifère des fleuves amazoniens, des huîtres et
des crabes, très importants pour la nourriture des esclaves et des
colons les plus pauvres526.
CONCLUSION
La Guyane est donc une terre de contraste. Le milieu
particulièrement contraignant hypothèque largement les chances de
succès des habitants et les tentatives de mise en valeur par la
métropole. La structure sociale, analogue à celle que l'on
retrouve dans les Antilles, reproduit le modèle de l'économie
coloniale fondée sur l'esclavage comme main-d'oeuvre et la production de
produits d'exportations. Cependant, la Guyane ne connaît pas, comme les
îles à sucre des Antilles, une monoculture sucrière. Ses
productions sont éparpillées en une multitude de cultures
différentes, révélant les faiblesses du modèle
guyanais qui repose sur une agriculture peu efficace, maintenant la
majorité des habitants dans une situation de précarité
économique.
L'enjeu pour la métropole est donc de mettre ce
territoire en valeur en s'inspirant du modèle du Surinam voisin, tout en
l'érigeant en pivot d'un dispositif militaire voué à
assurer la sécurité des Antilles. La valeur stratégique
que le ministère de la Marine accorde à la Guyane dès la
fin de la guerre de Sept ans est l'occasion d'une succession de plans et de
projets destinés à remplir les objectifs ministériels,
dont le principal acteur est le baron de Besner. C'est dans ce contexte que
Malouet est amené à intervenir en Guyane.
127
526 Ibid., p. 255 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 103-104.
128
2 COMMENT METTRE EN VALEUR LA GUYANE ?
À partir de 1763 et la signature du traité de
Paris, la France projette de faire de la Guyane une plate-forme de
ravitaillement pour les Antilles et une base arrière pour en assurer la
protection. Le ministère de la Marine orchestre les différents
projets de mise en valeur de la Guyane, dont le principal, et de triste
mémoire, est l'expédition de Kourou. L'étude de ces
projets met au jour une impulsion administrative en métropole et dans
les colonies, qui insuffle une dynamique d'ensemble, qui anime les rouages d'un
dispositif administratif et scientifique destiné à capter les
savoirs venus des colonies pour remplir les objectifs définis par le
ministère. En bout de chaîne, cette mécanique de fond
aboutit à des plans, à des projets, qui sont discutés,
examinés, et pour certains voués à une réalisation
concrète dans les colonies, comme c'est le cas de la Guyane, ce qui
justifie l'envoie de Malouet.
2.1 L'administration coloniale
La Marine s'organise et se bureaucratise à partir du
ministère de Colbert, autour du Secrétariat d'État. Son
oeuvre coloniale est d'abord un travail de création des instances
gouvernementales dirigeantes pour les colonies, qu'il entreprend après
la mort du duc de Beaufort en 1665. « Avant cette époque,
écrit Étienne Taillemite, le commandement suprême n'est ni
fixé, ni véritablement organisé d'une manière
rationnelle527. »
2.1.1 Le ministère de la Marine : l'administration
centrale
À partir de 1670, les organismes coloniaux sont
placés sous la coupe du secrétariat d'État à la
Marine, au sein duquel évoluent des premiers commis
spécialisés. Ceux-ci en représentent les principales
cellules décisionnaires, hormis pour les questions financières
qui restent une prérogative du Contrôleur Général,
dès lors que celui-ci ne possède pas en même temps le
secrétariat d'État à la
527 Etienne TAILLEMITE, « Le haut commandement de la
Marine française de Colbert à la Révolution », in
Jean MEYER, José MERINO, Martine ACERRA et Michel
VERGÉ-FRANCESCHI (dirs.), Les marines de guerre européennes:
XVIIe-XVIIIe siècles. Actes du colloque organisé au Musée
de la Marine et à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris,
Presse Paris Sorbonne, 1998, p. 267.
129
Marine528.
Les affaires coloniales sont réparties par Colbert en
trois bureaux : le Ponant, le Levant et les Fonds. Cependant, à la fin
du règne de Louis XIV (1661-1715), des réformes interviennent et
les choses évoluent vers une certaine modernisation. La
répartition des tâches se rationalise et chaque bureau se voit
attribuer une fonction déterminée. Ainsi Jérôme de
Pontchartrain forme en 1709 le Bureau des colonies, le Bureau des consulats et
le Bureau des classes529.
Le Bureau des colonies représente une entité
particulière, sur laquelle s'appuient les ministres successifs pour
donner des instructions, réglementer et entretenir une correspondance
avec les territoires ultra-marins. À sa tête, nous trouvons le
premier commis, « véritable bras droit et interlocuteur
privilégié du Secrétaire d'État à la
Marine530. » qui fait figure de vice-ministre des colonies.
Quand Malouet est nommé ordonnateur, le poste de premier commis est
occupé par Antoine Anselme Auda de 1775 à 1777 puis par
Jean-Baptiste Dubuq de 1777 à 1795531. Avec
l'avènement de Louis XVI (1774-1791) et l'arrivée d'Antoine
Raymond de Sartine532 aux commandes de la Marine, les commis des
colonies font figure de spécialistes, rompant avec une tendance à
l'affairisme qui avait cours jusque-là533. Hommes de l'ombre,
le premier commis occupe pourtant un poste-clé où la plupart des
décisions sont prises, intégrant ce que Jean Meyer appelle un
brain trust, c'est-à-dire un groupe restreint d'experts, un
« cercle magique » de gens qui se connaissent et sont souvent amis,
proche de l'entourage royal. Ce petit groupe détient la
réalité du pouvoir et oriente l'ensemble de la politique
coloniale534. « Roi, secrétaire d'État,
contrôleur général (qui détient les cordons de la
bourse) et premiers commis des instances en cause sont les véritables
initiateurs de la politique535. »
Le premier commis joue le rôle de rapporteur.
L'essentiel de son travail consiste à résumer le contenu du
courrier ministériel, d'en dresser des extraits cohérents, et
surtout de proposer les solutions aux problèmes. Il trie les plans et
autres projets qui inondent le ministère, il rédige les projets
d'arrêts et les arrêts eux-mêmes, s'arrogeant la haute-main
sur les décisions importantes. Le rôle du premier commis est donc
primordial. Même en cas de refus de ses propositions, il lui est loisible
de dresser l'acte définitif d'une manière qui coïncide
finalement avec ses projets initiaux. Ce qui fait que le choix du premier
commis relève d'une décision politique ; en ce sens il est
souvent un
528 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 104.
529 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française. Le premier empire colonial. Des origines à la
Restauration, Paris, Fayard, 1991, vol. 2/1, p. 580.
530 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 32.
531 Ibid., p. 30.
532 Antoine Raymond de Sartines, ministre de la Marine de 1774
à 1780.
533 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 586.
534 Jean MEYER, « Les « décideurs »:
comment fonctionne l'Ancien Régime? », The Annual Meeting of
the Western Society for French History, 1987, no 14, p. 87.
535 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 104.
130
proche du ministre536.
Le premier commis est donc un personnage incontournable, avec
lequel il vaut mieux entretenir de bons rapports pour la suite de sa
carrière. À ce titre, Malouet en fait les frais en 1764. En
effet, deux inspecteurs des magasins des colonies sont nommés en 1763.
L'un d'eux choisi de rester au bureau des colonies à Versailles.
Grâce au soutien de Jarente, l'évêque d'Orléans, nous
l'avons vu, Malouet est nommé par le ministre Choiseul pour occuper la
place vacante. Il est envoyé à Rochefort en 1764, ce que
n'apprécie pas Accaron537, premier commis du bureau des
colonies, qui a créé ces postes et souhaite naturellement y
placer ses hommes. Cette hostilité envers Malouet fragilise sa position
au point qu'elle rend nulle les fonctions qui devaient être les
siennes538.
D'une façon générale, l'administration
coloniale repose sur une tradition centralisatrice, et son organigramme reprend
celui des départements portuaires. Parallèlement à cela,
le règlement du 7 mars 1669 donne à Colbert la Marine, le
commerce et les consulats. Cette double administration, à la fois
militaire et civile, caractérise le département de la Marine sous
l'Ancien Régime. Elle se retrouve à son tour transposée
dans les colonies. Ainsi, l'administration des départements portuaires
français, à l'exemple de Rochefort, sert de modèle
à l'organisation des territoires outre-mer. « L'arsenal de
Rochefort est le siège de l'organisation d'un département
maritime ; tandis que la ville de Cayenne contrôle la gestion de la
colonie de Guyane française539. »
2.1.2 Gouverneur, intendant et Conseil supérieur :
l'administration locale
Depuis le règlement du 4 novembre 1671, Colbert
organise le gouvernement des colonies autour d'une direction bicéphale.
Elle est composée du gouverneur, représentant le roi, et de
l'intendant de la Marine, représentant l'administration, auxquels vient
s'ajouter le Conseil supérieur, chargé de rendre la justice. Les
colonies reproduisent ainsi, à distance, les institutions
métropolitaines540. Pour en préciser les rôles
et le fonctionnement, notre approche repose en partie sur les instructions
émanant du roi, remises aux administrateurs sous forme de
mémoires, véritable
536 Jean MEYER, « Les « décideurs » »,
op. cit., p. 88, 90.
537 Jean-Augustin Accaron, premier commis entre 1759 et 1764.
538 Marc PERRICHET, « Malouet et les bureaux de la Marine
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814), Riom, Société des amis des universités
de Clermont, 1990, p. 26-27.
539 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 35-36.
540 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 604 ; Jean TARRADE, « Les
intendants des colonies à la fin de l'Ancien Régime »,
in La France d'Ancien Régime, Toulouse, Privat, 1984, p. 674 ;
Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe
siècles: gouverneurs et intendants », in Paul BUTEL
(dir.), L'espace caraïbe: théâtre et enjeu des luttes
impériales, XVIe - XIXe. Actes du colloque international de Talence, 30
juin - 2 juillet 1995, Talence, Maison des pays ibériques, 1996, p.
117.
131
feuille de route définissant le cadre d'intervention de
chacun541.
Le gouverneur
« Lieutenant général et gouverneur»
par son titre officiel, le gouverneur est un militaire issu de l'armée
de terre ou de la Marine. Sur dix-sept gouverneurs généraux en
poste aux îles du Vent de 1638 à 1763, quinze sont capitaines de
vaisseaux du Roi ou chefs d'escadre des armées navales542. Il
représente le roi outre-mer : il est à ce titre la
première autorité de la colonie. Nommé par lettre de
commission, il est le seul responsable politique du
territoire543.
Les instructions du roi nous apprennent que «
l'autorité particulière du gouverneur s'étend sur tout ce
qui a rapport à la défense et à la sûreté du
pays ». Il exerce ses pouvoirs sur « les officiers militaires, sur
tous les gens de guerre et sur les habitans connus miliciens544.
» Il est donc investi du commandement militaire, et contrôle tous
les moyens servant à garantir la sécurité de la
colonie.
C'est un personnage central, qui peut se faire remettre «
chaque fois qu'il le désire, l'état des fonds de la caisse du roy
et des aprovisionnemens en tout genre qui sont dans le magasin. » Enfin,
il est précisé que le bon ordre exige que le gouverneur «
ait connaissance de tout ce qui se passe dans la colonie. Aucun habitant ne
peut être embarqué sans sa permission par écrit et
après que les formalités prescrites pour la sûreté
des créanciers ont été remplies545. »
Le gouverneur bénéficie d'une vaste
délégation d'autorité, qui lui ouvre un éventail
assez large de compétences. Il doit maintenir l'ordre, protéger
les civils, faire appliquer la législation royale et les
décisions du Conseil supérieur (au besoin par la force) et
veiller aux concessions de terres faites par le roi à des particuliers.
« Incontestablement, les lieutenants généraux sont
maîtres dans la colonie » souligne Pierre Pluchon. Le contexte
international y est pour beaucoup : la prééminence du gouverneur
s'impose à une époque où les conflits occupent les devants
de la scène546. Toutefois ses compétences en
matière de justice et de finances sont limitées d'une part par
les fonctions de l'intendant, d'autre part par le Conseil
supérieur547.
541 ANOM C14/43 F° 216.
542 Michel VERGE-FRANCESCHI, « Administrateurs coloniaux
aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants », op.
cit., p. 115-116.
543 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605.
544 ANOM C14/43 F° 218.
545 ANOM C14, op. cit., p. 43 F°218.
546 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605 ; Michel VERGE-FRANCESCHI,
« Administrateurs coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles:
gouverneurs et intendants », op. cit., p. 117.
547 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 35-36.
132
L'intendant
Ce personnage, généralement issu du corps des
officiers de plume de la Marine, est un agent du secrétaire
d'État de la Marine. Entre 1635 et 1791, sur les quarante-huit
intendants, vingt et un sont écrivains, commissaires ou commissaires
généraux de la Marine. Le restant vient du monde de la robe,
surtout après le règne de Louis XIV548. L'intendant ne
représente pas la personne du roi mais l'administration. De ce fait, ce
n'est pas un chef politique mais un administrateur civil549. Comme
le lieutenant général, l'intendant est nommé par
commission. Il porte le titre d'intendant de justice, police et finances, et
à partir du XVIIIe siècle s'ajoutent les postes de la guerre et
de la marine. Il est ainsi chef de la justice, des finances (civiles et
militaires) et de la fiscalité. « En temps de guerre, écrit
Pierre Pluchon, l'intendant vit dans l'ombre, pressé de satisfaire aux
exigences de la situation. En temps de paix, s'il n'a pas le goût de la
subordination, il peut faire sentir l'étendue de sa puissance », ce
qui signifie que l'intendant jouit d'une grande autorité qui, toutefois,
est modérée par le fait que bon nombre des «
décisions doivent obligatoirement être prises de concert par
l'officier de plume et l'officier d'épée, tout comme la
présentation du budget prévisionnel550. »
L'intendant trouve sa place dans les colonies les plus
importantes. Pour les autres, il s'agit d'un commissaire ordonnateur
placé sous l'autorité du gouverneur, ce qui est le cas de la
Guyane551. C'est un commissaire, chargé par le roi d'une
mission temporaire et révocable. Il est nommé par lettres
patentes, comportant l'énumération précise de ses
pouvoirs. En outre, il n'est pas tenu de se faire recevoir dans une
juridiction, ni d'y faire enregistrer ses lettres de commission. Il peut donc
user de ses pouvoirs, même à distance, dès le jour
où ses lettres lui ont été délivrées par la
grande chancellerie. Un commissaire peut subdéléguer ses
pouvoirs, dans la mesure toutefois où il y est explicitement
habilité par ses lettres de commission552.
Ses prérogatives sont décrites ainsi dans les
instructions du roi :
« L'ordonnateur est seul chargé de tout ce qui
concerne la finance, la régie des magasins, les approvisionnemens, la
perception des droits et impositions, entretien et réparations des
bâtiments appartenants au roy, il réunit en cette partie ainsy que
sur la marine militaire et marchande toute l'autorité attribuée
aux intendants des ports du
548 Michel VERGÉ-FRANCESCHI, « Administrateurs
coloniaux aux XVIIe et XVIIIe siècles: gouverneurs et intendants »,
op. cit., p. 115.
549 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies »,
op. cit., p. 674.
550 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 605.
551 Jean TARRADE, « Les intendants des colonies »,
op. cit., p. 674.
552 Lucien BÉLY, « Intendants de la Marine »,
in Dictionnaire de l'Ancien Régime, 2005e
éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 1383.
133
royaume par les ordonnances de 1689 et
1765553. »
Cet administrateur bénéficie d'une grande
autonomie d'action et de décision. Il évalue lui-même les
situations et décide de son propre chef des mesures à adopter.
« Quelles que soient les décisions royales et ministérielles
et la centralisation, rappelle Céline Ronsseray, l'ordonnateur jouit
d'une réelle liberté dans l'exécution des ordres du roi
touchant la justice, la police et les finances », si bien qu'il
possède la majeure partie des pouvoirs décisionnels de la
colonie554, comme nous le précisent les instructions :
« C'est sous son autorité que tout passe, tous
les marchés pour les ouvrages et fournitures et que sont faites toutes
les adjudications ; il fait poursuivre et contraindre les débiteurs des
droits du roy, et les comptables en retard, il a enfin en ce qui concerne les
troupes les mêmes pouvoirs et le même exercice que les intendans
des armées555. »
Ainsi, les instructions remises à Malouet illustrent
l'étendue des pouvoirs qui lui sont confiés, et la multitude des
tâches administratives qui en découle. À titre d'exemple,
citons cette ordonnance du 5 décembre 1776, qu'il fait enregistrer par
le Conseil supérieur, dans laquelle il prend des mesures contre les
débiteurs à la caisse du roi. Il constate que « les secours
que [la] bienfaisance [de sa Majesté] voudroit rendre utiles à
tous, sont arrêtés entre les mains de plusieurs, par un oubli
indiscret des conditions auxquels ils les ont reçus. » Il
établit alors un texte en dix points afin de recouvrer les
créances et de prévenir les éventuels abus556.
Dans une lettre datée du 5 février 1777, il demande au ministre
Sartine de bien vouloir lui accorder un crédit de 200 000 francs afin de
reconstruire la prison, qu'il a dû faire détruire à cause
de son état délabré, et de rénover les remparts de
Cayenne « qui interceptent l'air [et] ne sont bons à rien si on ne
les répare557. »
Le Conseil supérieur
Créé le 14 août 1703, le Conseil
supérieur apporte la justice du roi aux habitants :
« Les tribunaux éstablis pour rendre la justice
à Cayenne et dépendances consistent dans
553 ANOM C14/43 F° 219.
554 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 41.
555 ANOM C14/43 F° 210.
556 ANOM C14/43 F° 16.
557 ANOM C14/44 F° 225.
134
un Conseil supérieur, une juridiction et un
siège d'amirauté. Le Conseil supérieur tient ses
séances tous les deux mois dans la ville de Cayenne, son autorité
est renfermée dans la distribution de sa justice, le droit de faire des
représentations lui est également réservé
après l'enregistrement des règlements qui lui seront
présentés, il est essentiel qu'il soit étroitement contenu
dans ces bornes, par l'influence que ses démarches peuvent avoir sur les
esprits558. »
Le Conseil est composé du gouverneur
général et du lieutenant général des Îles
d'Amérique, du gouverneur particulier et de l'intendant de la place,
d'un lieutenant du roi, d'un major, de huit conseillers, d'un procureur et d'un
greffier. Il réunit également les habitants les plus influents de
la colonie. Pour Cayenne, ce sont, entre autres, MM. Mitifeu, Kerckove, Gras,
Poulin, Benoist, Patris, Blouin, Lombard, Boudé, Macaye, Artur et
Mallescot quand Malouet arrive en Guyane559. Son fonctionnement est
à l'image des parlements métropolitains, c'est-à-dire des
cours souveraines, jugeant en dernier ressort au nom du roi et enregistrant les
lois. Il est également habilité, jusqu'à l'ordonnance de
1766, à prendre des règlements de police générale
que réclame la colonie560. C'est aussi lui qui enregistre les
lettres de commission et les instructions des administrateurs. Les attributions
principales demeurent le pouvoir d'enregistrer et celui de faire des
représentations sur les textes soumis à l'enregistrement.
Céline Ronsseray estime que dans la pratique, cette possibilité
permet au Conseil de jouer un rôle de contre-pouvoir, en atténuant
l'influence du gouverneur et de l'ordonnateur561. Pour ce faire, le
Conseil supérieur, comme les Parlements métropolitains, a recours
aux querelles de préséances et au refus d'enregistrement.
Surtout, cette institution peut servir de tribune aux colons défendant
leurs intérêts face aux représentants de la monarchie que
sont le gouverneur-général et l'intendant562.
En théorie, les magistrats agissent en toute
indépendance des administrateurs qui doivent, le cas
échéant, appliquer les décisions rendues par le Conseil.
Ceci constitue une limite à l'autorité respective du gouverneur
et de l'intendant, dont l'action envers le Conseil se limite à un
rôle d'inspection. Les administrateurs doivent veiller à ce que
les magistrats « se conduisent avec l'honnêteté, la
décense et la dignité de leur état563. »
Dont acte : dans le rapport de l'administration pour l'année 1777
adressé au ministre Sartine, Malouet fait part de la santé
déclinante de M. de
558 ANOM C14/43 F° 221.
559 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 418.
560 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 611.
561 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 480.
562 François REGOURD, « Hommes de pouvoir et
d'influence dans une capitale coloniale. Intendants et
gouverneurs-généraux à Port-au-Prince dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle », in
Josette PONTET (dir.), Des hommes et des pouvoirs dans la ville
XIVe-XXe siècles: France, Allemagne, Angleterre, Italie, Talence,
Presse Universitaire de Bordeaux, 1999, p. 210-211.
563 ANOM C14/43 F° 221.
135
Macaye564 et de ses « mauvais effets, par
l'influence qu'ont sur ses opinions celles des gens qui l'environnent. »
Il n'hésite pas à rappeler à l'ordre des conseillers pour
leur comportement ou leurs excès de langage, comme en témoigne
une lettre adressée au ministre datée du 26 avril 1777. Malouet
explique au ministre son intervention contre les conseillers Patris et Pierre
Berthier, qui font courir des bruits sur Monsieur et sur Mme
Adélaïde, dont Malouet est un proche, et calomnient. « [...]
les vues droites et bienfaisantes du Gouvernement, qui [convertit] le bien en
mal, qui se [fait] un jeu d'alarmer les esprits par des conjectures sinistres,
qui [répand son] souffle empoisonné sur les objets les plus
respectables565. »
Les instructions insistent sur le fait que la justice du
Conseil soit rendue au nom du roi. Elles précisent qu'après la
religion, la justice est « l'objet le plus digne de l'attention des
souverains. Ils règnent principalement pour maintenir la
propriété et la sûreté des peuples et s'ils ne
peuvent remplir ce devoir par eux-mêmes, leur première obligation
est d'établir pour les supléer des juges intègres et
éclairés566. » En vertu de quoi, « les
sieurs de Fiedmond567 et Malouët doivent donc honorer les
magistrats et leur conseillers par leur exemple et le respect dû à
leur caractère568. »
Mais en pratique, même si les instructions exhortent les
administrateurs à travailler en bonne intelligence avec les membres du
Conseil, les tensions restent fortes. Céline Ronsseray précise
que « si la création du Conseil supérieur [est]
motivée par la volonté de contrebalancer les pouvoirs des
administrateurs, les usages [...] en sont éloignés du fait de
leur simple présence au sein de cette assemblée. » En effet,
ces derniers y sont présents d'office, eu égard à leurs
fonctions, ainsi que les habitants les plus influents. De ce fait, la pression
autour des places de conseillers est forte, compte tenu du rôle que le
Conseil fait jouer dans la colonie : être conseiller signifie
intégrer ce que Céline Ronsseray désigne comme «
l'aristocratie » de la colonie569.
2.1.3 L'administration en Guyane
En définissant les rôles des trois principaux
acteurs de la colonie, la monarchie fixe un cadre dans lequel gouverneur et
ordonnateur exercent une autorité commune, qui s'étend à
tous les domaines de l'administration générale, de la religion
à la police des ports, de l'inspection des tribunaux à
l'affranchissement des esclaves, de l'entretien des chemins à la
nomination des notaires
564 Claude Macaye, procureur général au Conseil
supérieur de Cayenne de 1742 à 1781.
565 ANOM C14/43 F° 234.
566 ANOM C14/43 F° 222.
567 Louis Thomas Jacau de Fiedmont, gouverneur en Guyane de 1765
à 1781.
568 ANOM C14/43 F° 222.
569 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 480-483.
136
et des huissiers, en passant par la réglementation de
la chasse, de la pêche, de la distribution des eaux d'arrosage, etc.
« Tous ses [sic] objets sont soumis à la délibération
commune des deux chefs570. » Dès lors, les
correspondances et les documents officiels portent les signatures conjointes du
gouverneur et de l'ordonnateur, comme on peut le voir, par exemple, en
consultant les procès verbaux datant du 16 et du 20 février 1777,
qui relatent la visite des habitations de M. Boutin et de
M. de Macaye, qui sont signés par Fiedmond et
Malouet571.
Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que ce cadre
fixé par Versailles reste très largement théorique, et
qu'une grande autonomie est laissée, de facto, dans
l'application des directives royales. « J'avois heureusement pris la
précaution avant mon départ, dit Malouet, de me faire autoriser,
ainsi que M. de Fiedmont, à suspendre l'exécution et la
promulgation des ordres du roi, dont nous reconnoîtrions les
inconvénients572. » Cette remarque démontre qu'au
XVIIIe siècle, la monarchie peut se reposer sur une administration
coloniale composée d'un personnel mieux formé,
bénéficiant d'une connaissance plus accrue des territoires
outre-mer573. En cela, Malouet s'avère être un
administrateur qui bénéficie d'une longue expérience
acquise à Saint-Domingue. Durant cette période, il fait ses
premières armes à des postes à responsabilités et
se frotte à la société coloniale. « Les
prétentions des administrateurs civils et militaires, leurs abus
d'autorité, les préjugés, les habitudes vicieuses des
colons, les intérêts du commerce et de la culture, tels furent,
pendant mon séjour à Saint-Domingue, les objets de mes
études et de mes réflexions574. » : c'est un
homme averti qui arrive à Cayenne en 1776.
Un autre exemple nous est révélé par
Malouet qui, peu de temps avant son départ pour Cayenne, est
convoqué à Versailles par le ministre Sartine. C'est là
qu'il se voit chargé par le roi de « l'exécution [des
mesures qu'il a proposées pour la Guyane], avec une plus grande latitude
de confiance et de pouvoirs que n'en avoient les autres administrateurs ;
[qu'il sera lui-même] le rédacteur de [ses] propres instructions ;
qu'on laisseroit en place l'ancien Gouverneur, M. de Fiedmont, qui étoit
un vieux maréchal-de-camp, honnête homme, mais sans
capacité ; qu'il auroit ordre de ne [...] contrarier [Malouet] en rien,
et de seconder toutes [ses] dispositions575. » L'autonomie
d'action de l'ordonnateur et l'importance du poste dont ici clairement mises en
valeur, sans doute à dessein par Malouet qui, rappelons-le, écrit
ces lignes au moment où il envisage reprendre du service auprès
de Napoléon.
Néanmoins, la position importante de l'ordonnateur au
sein de l'administration coloniale lui
570 ANOM C14/43 F°219.
571 ANOM C14/44 F°243 et 244.
572 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 31.
573 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 33.
574 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 41.
575 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 18-19.
137
vaut d'être secondé par un certain nombre de
commissaires ordinaires et d'inspecteurs, suivant une organisation
hiérarchique verticale. (Voir tableau 10
ci-après576.)
La répartition des responsabilités est
également distribuée de façon horizontale, dispositif
complémentaire qui témoigne d'un souci de surveillance. « Il
est nécessaire d'avoir à l'esprit ce rapport de force pour mieux
comprendre le jeu de pouvoir et les querelles de fonction entre les
administrateurs en Guyane au même moment » explique C.
Ronsseray577.
Afin de palier aux contraintes liées à la taille
de la colonie et aux difficultés de communication entre Cayenne et le
reste du territoire, une délégation de pouvoir est
instituée par l'ordonnance du 24 mars 1763. Celle-ci permet au ministre
de nommer des subdélégués détenteurs de pouvoirs en
matière d'ordonnancement. Par provision, ceux-ci sont
délégués au Conseil supérieur et le
président en cas d'absence de l'ordonnateur.
Travaillant en étroite relation avec l'ordonnateur, le
contrôleur a la responsabilité de la discipline, de la police du
port et de l'inspection des classes. Il vérifie le travail des
écrivains, inspecte l'hôpital et les magasins. Son domaine
d'intervention se rapporte à tout ce qui touche directement à
l'argent : achats, dépenses, soldes, appointements des officiers.
L'écrivain des colonies se place dans une
hiérarchie d'officiers supérieurs. Il est responsable des
écritures : il enregistre les correspondances, mentionne les
décès, réalise les inventaires et tous les travaux
d'écriture et de comptabilité.
Le garde-magasin principal, pour sa part, tient les registres
de tout ce que le magasin délivre aux administrateurs et à
l'état-major pour le ravitaillement de la colonie. Il conserve les
clés de tous les magasins de la colonie. Son rôle est capital car,
de fait, il permet la circulation des biens et de l'argent au sein de la
colonie par le biais de l'achat et de la vente de vivres. Le garde-magasin
principal n'agit que sur ordre de ses supérieurs. Il est soumis au
contrôle de l'ordonnateur et du contrôleur qui vérifient ses
registres. La seule autorité dont il dispose est exercée sur les
gardes-magasins de Sinnamary, Oyapock, Kourou et Approuague.
Enfin, pour achever ce rapide tour d'horizon, évoquons
ici le rôle des très nombreux commis qui officient au sein des
différents bureaux de la colonie. Qu'ils soient commis principaux,
commis ordinaires, ou commis extraordinaires, ils sont chargés des
travaux d'écriture confiés par un officier supérieur
attaché au magasin, au contrôle, à la trésorerie ou
à l'intendance578.
576 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 38.
577 Ibid., p. 39.
578 Ibid., p. 38-45.
138
Tableau 10 : Organigramme administratif de la Guyane
française XVIIIe siècle.
2.2 Les savoirs en mouvement
L'effort de centralisation entrepris par Colbert à
partir des années 1660 intègre un volet scientifique important.
Le ministre, en effet, donne aux sciences une place prépondérante
qui intègre, via la Machine coloniale, un dispositif institutionnel de
stockage, de validation, d'expertise et de diffusion centré sur Paris,
voué à soutenir l'effort colonial français.
2.2.1 Paris, ville-monde
Au coeur d'une métropolisation des savoirs, Paris est
un lieu où se croisent savants, objets insolites, cartes, plantes, qui
permettent la mise en forme des savoirs579. La capitale du royaume
s'érige peu à peu en véritable haut lieu scientifique, un
site privilégié qui permet l'observation de
579 François REGOURD, « Capitale savante, capitale
coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe
siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20
juin 2008, n° 55-2, no 2, p. 123.
139
phénomènes et de savoirs venus d'outre-mer. Cela
contribue à former une identité locale des savoirs, produite dans
le contexte global d'une capitale qui devient au XVIIIe siècle un lieu
d'expertise, de validation des connaissances et des innovations580.
Cette « métropolité » se lit à travers le
développement des sciences académiques, la transmission des
savoirs, les nouvelles formes de sociabilités culturelles, la
circulation des imprimés, qui favorisent la constitution d'un espace
public des sciences où s'articulent réunions de validation des
savoirs et entreprises de vulgarisation581. La multiplication des
journaux spécialisés, comme le Journal des savans par
exemple, prétend répondre aux besoins des érudits comme
des hommes de science, en quête d'informations sur les publications
récentes et les nouvelles découvertes. Le journal est
également un média qui permet de faire connaître ses
propres ouvrages, ses propres travaux, et même de solliciter des
informations. Ce qui participe à la constitution européenne d'un
espace savant, au sein duquel s'imbriquent des réseaux locaux et des
échanges internationaux animés par les lettrés, les
savants, soutenu par un réseau de distribution constitué des
libraires et des éditeurs582.
2.2.2 Le modèle académique
français
C'est au cours du XVIIe siècle que les sciences
deviennent un enjeu essentiel pour l'administration de l'État. La
nécessité de donner au roi les moyens de sa puissance est
à l'origine d'un mouvement d'institutionnalisation académique
visant à la captation des savoirs583. De Richelieu à
Louis XVI, diverses fondations marquent la volonté de la monarchie
française de rationaliser l'activité intellectuelle en lui
donnant un cadre académique584. L'action déterminante
de Colbert se place dans cette lignée. Il fonde en 1666
l'Académie royale des sciences, qui constitue un tournant majeur dans
l'histoire des sciences. Appelée à devenir une des institutions
savantes les plus influentes en Europe, conçue pour élaborer une
méthodologie scientifique efficace, mener un travail
580 Stéphane VANDAMME, « Measuring the scientific
greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment », Les
Dossiers du Grihl, 2007, no
http://dossiersgrihl.revues.org/772,
p. 8, 12 ; Stéphane VANDAMME, Paris, capitale philosophique: de la
Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, coll. «
Histoire », 2005, p. 192.
581 Stéphane VANDAMME, Paris, capitale
philosophique, op. cit., p. 13-14 ; Jean-Pierre VITTU, « Un
système européen d'échanges scientifiques au XVIIIe
siècle: les journaux savants », Le Temps des
médias, 2013, vol. 1, no 20, p. 53.
582 Jean-Pierre VITTU, « Un système européen
d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle », op.
cit., p. 48-53.
583 Christine LEBEAU, « Circulations internationales et
savoir d'État au XVIIIè siècle », in
Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick POURCHASSE (dirs.), Les
circulations internationales en Europe: années 1680-années
1780, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire
», 2010, p. 170 ; Maria Pia DONATO, Antoine LILTI et Stéphane
VANDAMME, « La sociabilité culturelle des capitales à
l'âge moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820) », in
Christophe CHARLE (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe -
XXe siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll. « Époques
», 2009, p. 30.
584 Daniel ROCHE, « Académies et
académisme: le modèle français au XVIIIe siècle
», Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et
Méditerranée, 1996, vol. 108, no 2, p. 644.
140
de recherche pratique et théorique, et oeuvrer à
la diffusion des savoirs, elle est entièrement vouée à
desservir la gloire et la puissance de la France585. La fondation de
l'Académie des sciences ouvre la voie à la mise en place de
« la scientifique trinité originelle de la science monarchique,
formée du Jardin du Roi, de l'Académie des Sciences, et de
l'Observatoire de Paris586. »
L'Académie des sciences
L'Académie des sciences est fondée dans un
contexte scientifique dans lequel discussions philosophiques et querelles
savantes sont intimement mêlées, comme le montre les
correspondances, les récits de voyageurs, les comptes rendus de
journaux. La vie savante s'organise en cercles privés, en lieux
informels qui suscitent des relations occasionnelles et souvent
temporaires587. Selon Robin Briggs, Colbert fonde l'Académie
des sciences suite à une réflexion qu'il entretient dès
1663 sur la création d'un modèle français capable de
rivaliser avec son homologue anglais. Dans une volonté de servir le
prestige du roi, il cherche à placer les figures les plus
éminentes de la République des lettres sous l'influence et le
contrôle du souverain588.
La mise en place de l'Académie des sciences, dont le
modèle peut être observé déjà à
Florence ou à Londres, procède par étapes successives. Les
contraintes de la vie savante nécessitent de rassembler et de diffuser
l'information sur les travaux en cours, ce qui impose une planification des
réunions, la publication des résultats589. Ainsi, le
22 décembre 1666 se tient dans la Bibliothèque du roi une
séance de travail qui réunit les mathématiciens
(astronomes, mathématiciens, mécaniciens) et physiciens
(botanistes, zoologistes, anatomistes...), inaugurant les réunions
bihebdomadaires de l'Académie et la tenue des procès
verbaux590.
Conscient des dangers que peuvent représenter des
intellectuels dissidents, Colbert s'inspire de l'exemple de Richelieu en
achetant leur soutient591. Placés sous son autorité
directe de 1666 à 1683, puis de Louvois (1683-1691), enfin de
Pontchartrain (1691-1699), les Académiciens sont pensionnés par
la monarchie ce qui, de facto, les met au service du roi et les
maintient dans une
585 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des
Sciences and the Pursuit of Utility », Past & Present, 1991,
no 131, p. 39.
586 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime: le cas de la Guyane et des Antilles françaises,
XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat en histoire moderne,
sous la direction de Paul Butel, Université Bordeaux Montaigne,
Bordeaux, 2000, p. 258.
587 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes et
leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe
siècle », Mélanges de l'Ecole française de Rome.
Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, p.
404.
588 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences
and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42.
589 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes
», op. cit., p. 404.
590 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 262.
591 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences
and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42.
141
position de dépendance vis-à-vis du pouvoir, qui
peut influer sur le choix des membres, ou orienter les travaux des
savants592. Par ailleurs, le cadre fixé par Colbert permet
à certaines pratiques de s'affirmer, à travers des règles
de discussion, des principes de démonstration et d'exposition, à
mettre en parallèle avec les progrès réalisés dans
le domaine de l'expérimentation et du rôle important des
procédés de vérification et de validation. Ces pratiques
sociales et scientifiques donnent à la science royale française
une identité propre, porteuse d'un niveau d'exigence qui
détermine les différents équipements et infrastructures
à acquérir : l'Académie exige des ouvrages, des livres,
des machines, des laboratoires et des découvertes593.
Les premiers Académiciens sont peu nombreux : moins
d'une quinzaine, auxquels on adjoint quatre élèves et un
secrétaire. La sélection des quinze premiers est le fruit de la
concertation entre Chapelain, l'abbé de Bourseis et Pierre Carcavy.
L'opposition de la Sorbonne semble avoir conduit Colbert à adopter des
critères drastiques afin de rassembler la fine fleur des savants
français594. « Les techniciens, hommes de machines et de
bricolages, sont exclus au profit des savants reconnus, écrit Daniel
Roche. Les cartésiens comme leurs adversaires ne sont pas
recrutés, l'académisme français n'impose pas de
théorie et veut limiter l'impact des querelles595. »
À la veille du XVIIIe siècle, le
règlement pris par Pontchartrain en 1699, consacre l'affirmation de
l'autonomie de la science et l'appui que le pouvoir royal donne aux savants.
« L'Académie royale des sciences a deux maîtres : le roi et
les sciences596. » L'Académie est placée sous
l'autorité directe du roi, ce qui assure un financement régulier
des académiciens qui, recevant de généreuses pensions,
jouissent d'un prestige considérable, en adéquation avec
l'exigence de notoriété intellectuelle597.
Le Jardin du roi
Le Jardin du roi est créé en trois
étapes. Guy de la Brosse, médecin ordinaire de Louis XIII, est
considéré comme son fondateur. Il en obtint la création en
trois étapes : d'abord le 6 janvier
592 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 263.
593 Ibid. ; Daniel ROCHE, « Trois académies
parisiennes », op. cit., p. 404-405.
594 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des
Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 42-43 ;
François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien
Régime, op. cit., p. 263.
595 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes
», op. cit., p. 404.
596 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des
Sciences and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 43 ;
François REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien
Régime, op. cit., p. 266.
597 Daniel ROCHE, « Trois académies parisiennes
», op. cit., p. 404-406.
142
1626, un édit du roi décide la création
d'un « Jardin royal des plantes médicinales », dont la
surintendance est confiée au premier médecin Héroard.
Ensuite, en 1633, l'achat d'un terrain au faubourg Saint-Victor. Enfin, en mai
1635, un nouvel édit royal constitue le véritable acte de
naissance du Jardin. Dirigé par les premiers médecins du roi qui
héritent de la fonction de surintendant, sa fonction principale est
alors largement orientée vers la médecine et l'enseignement. On y
décrit les plantes et leurs vertus curatives pour un public de futurs
médecins et apothicaires mais également pour de nombreux curieux,
collectionneurs ou amateurs de plantes, pris dans la mouvance de la passion des
jardins botaniques qui s'empare de la France au XVIIe
siècle598. À partir de 1718, le Jardin perd
progressivement sa vocation uniquement médicale. Son appellation passe
de « Jardin royal des plantes médicinales » en « Jardin
du roi », dans lequel l'étude des sciences naturelles et
physico-chimiques prend une place de plus en plus
considérable599.
Sous l'impulsion des surintendants comme Fagon (1793-1718), Du
Fay (1732-1739) et surtout Buffon (1739-1788), le Jardin du roi devient une
institution remarquable. La majorité du personnel reste des
médecins, chirurgiens ou apothicaires, mais Fagon et Buffon recrutent
aussi des scientifiques de grande valeur, comme Tournefort, Jussieu, Vaillant,
Dantry d'Isnard, Simon Boulduc, Etienne-François Geoffroy, Le Monnier.
Fagon favorise la diffusion des idées et des connaissances scientifiques
de son temps. Il encourage la culture des plantes coloniales, favorise les
voyages d'études dans les pays lointains. Son action personnelle
contribue à faire du Jardin un établissement important. À
la mort de Louis XIV en 1715, Fagon est nommé surintendant à vie,
et le restera jusqu'à sa mort en 1718. Du Fay fait construire deux
grandes serres chaudes et transforme le jardin, jusque-là
consacré aux végétaux de la pharmacopée, en jardin
botanique d'essai, ouvert à toutes les espèces. Buffon double peu
à peu la superficie du Jardin600.
Un effort important est entrepris en direction de la diffusion
des idées et des connaissances scientifiques. Fagon favorise les voyages
d'études dans les pays lointains, tandis que Buffon, reprenant la
politique de Du Fay, entretient une correspondance suivie avec les hommes de
science européens, les fonctionnaires en poste aux colonies, sollicitant
des envois de renseignements, délivrant les brevets de «
Correspondant du Jardin » ou « du Cabinet du roi ». Renfermant
des collections d'histoire naturelle venant même parfois des
598 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », in
René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences au
XVIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, p. 287-288 ; François
REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op.
cit., p. 258.
599 Yves LAISSUS, « Le Jardin du Roi », op.
cit., p. 292.
600 Ibid., p. 290-297.
143
cours d'Europe comme la Pologne, le Danemark, la Prusse ou la
Russie, le prestige du Jardin sort des frontières du
royaume601. Il devient un lieu de rencontre, d'échange et de
transmission de savoir entre simples curieux, passionnés, savants,
désireux de découvrir des plantes et des curiosités.
« Là s'opère [...] le passage insensible de la
curiosité individuelle, écrit François Regourd, à
la connaissance raisonnée et collective, du plaisir des curieux au
savoir des scientifiques602. »
L'Observatoire royal
Enfin, la construction de l'Observatoire royal en 1667, qui
coûte plus de 50 000 livres, ajoute un bâtiment qui centralise tout
le savoir astronomique du temps603. L'Observatoire parachève
l'entreprise colbertienne, porteuse d'une symbolique prestigieuse. « Paris
est désormais l'un des plus grands centres du savoir scientifique
européen, sinon le plus grand604. » Sous la houlette des
Cassini, l'Observatoire centralise les données venues d'Europe,
d'Amérique ou d'Asie et conserve également les observations du
ciel menées quotidiennement. Ces travaux permettent des avancées
considérables pour la cartographie605.
2.2.3 La Machine coloniale
Le triptyque institutionnel et scientifique formé par
l'Académie des sciences, le Jardin du roi et l'Observatoire royal porte
la science française sur le devant de la scène européenne.
Sa mise en place entre en coïncidence avec l'effort de centralisation et
de rationalisation administrative entrepris par Colbert. En contrôlant
les Finances, les Bâtiments royaux, la Marine et les principales
académies savantes, le ministre omniprésent se dote des moyens
nécessaires pour opérer un recentrage politique de l'expansion
coloniale française. Le modèle colbertien fait la part belle
à une forte bureaucratisation, qui puise dans le potentiel d'un
601 Ibid., p. 292-298.
602 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 259.
603 Robin BRIGGS, « The Académie Royale des Sciences
and the Pursuit of Utility », op. cit., p. 43 ; François
REGOURD, Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op.
cit., p. 264.
604 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 264.
605 François REGOURD, « Capitale savante, capitale
coloniale », op. cit., p. 137.
144
appareil d'État absolutiste les ressources pour
coordonner une entreprise de « mobilisation des mondes606
» s'appuyant sur la centralité de Paris comme lieu de validation,
d'analyse et de diffusion des informations venant des régions
ultra-marines607. C'est dans ce contexte institutionnel que
s'animent les rouages d'une Machine coloniale, mise en évidence par
François Regourd et James McClellan608. Il s'agit d'un
réseau d'académies liées de très près
à l'autorité royale, des relations sociales spécifiques
qui mêlent les relations de clientèle, de mécénat et
de devoir administratif, qui se constituent autour du ministère de la
Marine et des institutions scientifiques parisiennes, dans le but de
déployer et de soutenir la colonisation
française609.
Médecine navale et coloniale
Les efforts se portent en premier lieu sur la médecine.
Les prémices institutionnelles d'une médecine coloniale sont
jetées à l'initiative de la Marine royale, sous la supervision du
ministère de la Marine et des Colonies. Les premières
infrastructures sollicitées au XVIIe siècle sont les
hôpitaux navals de Rochefort, Brest et Toulon, où sont
créées au XVIIIe siècle des écoles navales de
médecine afin de fournir à la Marine royale des médecins
et des chirurgiens. La Société Royale de Médecine est
fondée en 1778 à Paris, dans le but de coordonner au niveau
national l'action des médecins et des sciences médicales, avec un
important volet concernant la médecine navale610. À ce
dispositif métropolitain répondent des structures
implantées aux colonies, principalement les hôpitaux royaux.
Situé au-dessus du port, celui de Cayenne est construit en 1699 pour
apporter des soins aux soldats de la garnison et aux habitants
pauvres611. L'hôpital colonial est dirigé par « le
médecin du roi », agent royal ayant pour fonction de
développer les savoirs coloniaux en menant des recherches
localement612. C'est le cas par exemple de Jacques-François
Artur, 1er médecin du roi à Cayenne de 1736 à 1771, qui
produit une correspondance personnelle et scientifique importante,
rédige de nombreux mémoires ainsi qu'une histoire de la
Guyane613.
Ces différentes structures médicales sont
régulièrement informées de l'état sanitaire des
606 Bruno LATOUR, La science en action, Paris,
Gallimard, 1987, p. 512.
607 François REGOURD, « Les lieux de savoir et
d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et
enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON
MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe
siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris,
Editions Karthala, 2010, p. 38-39.
608 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The
Colonial Machine: French Science and Colonization in the Ancien Regime »,
Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, pp. 31-50.
609 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 23.
610 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The
Colonial Machine », op. cit., p. 33-34.
611 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 485.
612 James E. MCCLELLAN et François REGOURD, « The
Colonial Machine », op. cit., p. 34.
613 Céline RONSSERAY, « Un destin guyanais:
Jacques-François Artur, 1er médecin du roi à Cayenne au
XVIIIe siècle », Annales de Normandie, 2003, vol. 53,
no 4, p. 352.
145
colonies et des épidémies qui s'y
déclarent. En effet, quand les Européens prennent pied en
Amérique, ils amènent avec eux de nombreux germes
pathogènes comme la variole, la rougeole, le paludisme, des parasites
intestinaux, qui affectent durement les populations locales et les esclaves. En
février 1744, une épidémie de rougeole frappe Cayenne et
touche seulement les créoles, les esclaves et les Indiens. Des
filles à marier, débarquées en 1716, sont
à l'origine d'une épidémie de variole, que l'on soigne
à l'aide de mercure et qui décime essentiellement les
Amérindiens. Le mal rouge de Cayenne, autre nom donné
à la lèpre, frappe en 1743. Artur tente de l'enrayer en soignant
les malades avec du mercure et des plantes614. En 1778, Antoine
Poissonier des Perrières, dans un courrier qu'il adresse au ministre
Sartine depuis Cayenne, propose un remède contre le mal des
mâchoires qui frappe les enfants d'esclaves615. Les
autorités sont également attentives à l'état des
hôpitaux portuaires et à la santé des marins. La
mortalité sur les navires est très importante, en particulier sur
les navires négriers. Très élevée aux origines de
la traite (environ 30%), elle connaît une baisse rapide au XVIIIe
siècle (environ 15%) du fait d'une meilleure alimentation et de mesures
d'hygiènes plus efficaces. L'esclave étant une marchandise
coûteuse, les armateurs ont l'obligation d'embarquer à bord un
chirurgien, qui reste malgré tout impuissant face aux
épidémies de scorbut et aux maladies infectieuses, aux
révoltes ou au mauvais temps qui allonge la durée du voyage. Ces
conditions difficiles touchent aussi bien les captifs que l'équipage.
Soumis pareillement aux épidémies et à des conditions de
travail très dures, la mortalité des marins ne diminue pas au fil
du XVIIIe siècle, et reste même supérieure, dans
l'ensemble, à celle des captifs616.
Géographie et cartographie
Maîtriser un espace lointain nécessite
également une maîtrise de sa représentation cartographique.
L'empire colonial se diversifiant, le besoin des autorités de
connaître ces territoires se développe en même temps que la
centralisation administrative du pouvoir. Les outils qu'offre la
géographie sont essentiels pour l'administration. Ils octroient, d'une
part, les moyens de démontrer la puissance royale par la
représentation de ses possessions ; d'autre part il s'agit d'informer et
d'instruire l'État617, d'avoir une vue générale
des colonies, d'en dresser un inventaire
614 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 475-477.
615 ANOM C14/57 F° 150 ; ANOM C14/89 F° 23
616 Marcel DORIGNY, Bernard GAINOT et Fabrice LEGOFF,
Atlas des esclavages: traites, sociétés coloniales,
abolitions de l'antiquité à nos jours, Nouvelle
édition augmentée., Paris, Éditions Autrement, coll.
« Collection Atlas/Mémoires », 2013, p. 27.
617 Caroline SÉVENO, « La carte et l'exotisme »,
Hypothèses, 2008, vol. 11, no 1, p. 52-53.
146
spatial, de localiser les ressources naturelles et les
habitants. La perte du Canada en 1763 oriente clairement la cartographie vers
une vocation militaire, pour renforcer la défense des îles
antillaises618. Les efforts entrepris par la monarchie dans ce
domaine sont relativement importants. À l'image de pays comme l'Autriche
ou le Danemark, et contrairement à l'Angleterre qui accuse un retard
certain, la France dispose depuis les années 1750, sous l'impulsion de
Choiseul et de Jean Baptiste Berthier, d'une cartographie unifiée et
normalisée de l'ensemble du territoire, établie par
triangulation619. De fait, les bureaux de Versailles disposent au
Dépôt des cartes, plans et journaux de la Marine, de très
nombreuses cartes locales, réalisées sur le terrain par les
arpenteurs, les militaires ou les administrateurs620.
Parallèlement, une ordonnance royale du 24 mars 1763 stipule que les
cartes de tous les ports et places fortes des Antilles soient
réactualisées annuellement, ce qui contribue à renforcer
le rôle d'objet de connaissance attribué aux
cartes621.
Toutefois, le corpus cartographique des colonies, en
particulier pour la Guyane, est loin d'être aussi complet. En 1774, dans
un mémoire qu'il adresse au ministre,
l'ingénieur-géographe Simon Mentelle, en poste à Cayenne,
fait état d'une situation peu reluisante. Les connaissances
géographiques sur la Guyane sont restreintes et proviennent
essentiellement de trois sources : « 1° les itinéraires de
quelques voyageurs ; 2° les observations astronomiques et les
opérations trigonométriques de M. de La Condamine : 3° les
travaux des ingénieurs géographes entretenus dans la colonie
depuis 1762622. » Dans l'ensemble, Mentelle déplore que
les documents à disposition soient très imparfaits, presque
toujours dépourvus d'échelle, fondés sur des estimations.
La longueur du chemin à parcourir est exprimée en heure de
marche, en journée de cabotage, « or, il est très ordinaire
de ne mettre qu'une heure en descendant une rivière pour faire le chemin
qu'on a bien de la peine à remonter en six, et même en dix heures,
avec la même équipe623. » En revanche les travaux
de La Condamine, qui effectue des relevés trigonométriques, de
l'ingénieur-géographe Dessingy, qui cartographie en 1762 le
terrain entre le cap d'Orange et le Kourou, (« travail très
détaillé qui comporte une échelle », précise
Mentelle) et de lui-même, (Mentelle cartographie en grande partie le
Maroni et l'Oyapock) sont bien plus précis, mais trop limités et
trop peu nombreux :
618 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la
carte. Quelques réflexions sur le vide cartographique dans le contexte
colonial français de l'Ancien Régime (Guyane et Antilles
françaises, XVIIe-XVIIIe siècle) », in Isabelle
LABOULAIS-LESAGE (dir.), Combler les blancs de la carte. Modalités
et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIIe-XXe
siècle), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll.
« Sciences de l'Histoire », 2004, p. 227.
619 Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la
géographie. », op. cit., p. 1166 ; Caroline SEVENO, «
La carte et l'exotisme », op. cit., p. 55.
620 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la
carte », op. cit., p. 227.
621 Caroline SEVENO, « La carte et l'exotisme »,
op. cit., p. 55.
622 ANOM C14/43 F°291.
623 ANOM C14/43 F°291.
147
« [Ce] sont des morceaux précieux par le
mérite de leur auteur et par ce quelles (sic) ont été
faites avec de grands instruments, tels, sans doute, qu'on en verra
guère dans la colonie. Mais ces travaux sont en petit nombre, et ils ne
peuvent donner la position que de quelques points ; ce sont les prémiers
(sic) matériaux d'un grand édifice, et leur utilité doit
dépendre l'emploi qu'on en fera624. »
Mentelle fait remarquer que les travaux de cartographie sont
rendus difficiles par manque de moyens et par la difficulté de se
déplacer en Guyane, véritable gageure au XVIIIe
siècle625. De plus, il informe le ministre que les documents
sont difficilement exploitables en l'état car ils ne sont pas
regroupés en un seul endroit. Ils sont de fait inutiles pour les
voyageurs et les expéditions militaires s'aventurant à
l'intérieur des terres, « obligés d'avoir pour
guide des Indiens ou des Nègres ou mulâtres libres626.
» ce qui peut sembler problématique :
« On sçait que par l'infidélité
des Indiens il est arrivé quelque fois que ces détachements ont
manqué leur objet et sont revenus à la ville accablés de
fatigue, et après avoir consommé leurs vivres dans des marches
inutiles, ou même opposés à la route qu'on se proposoit de
tenir627. »
Ainsi Mentelle propose-t-il de rassembler en un seul corps
d'ouvrage tous les matériaux que la colonie possède sur la
géographie de la Guyane. Il suggère dans son mémoire que
les travaux se poursuivent, assortis de moyens adéquats pour pouvoir
réaliser un travail sérieux et de qualité628.
De fait, combler les blancs de la carte revêt également un
objectif administratif. En joignant aux cartes un mémoire, il s'agit de
compléter l'information, la préciser, proposer des
améliorations afin de faciliter la prise de décision
administrative à Versailles629.
624 ANOM C14/43 F°292.
625 Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en
Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794), op.
cit. ; Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763,
op. cit., p. 539.
626 ANOM C14/43 F°293.
627 ANOM C14/43 F°294.
628 ANOM C14/43 F°294.
629 François REGOURD, « Coloniser les blancs de la
carte », op. cit., p. 227.
148
Botanique et agronomie
Enfin, le dernier chantier qui anime les rouages de la machine
coloniale s'intéresse à l'agronomie et à la botanique. Une
fois encore, c'est sous l'initiative de Colbert et des théories
mercantilistes que la nature tropicale revêt un enjeu économique
de premier plan, vers les années 1670. La monarchie encourage la culture
des plantes existantes dans les colonies, mais cherche également
à en implanter de nouvelles. L'introduction de plantes devient un enjeu
économique de premier ordre pour Colbert qui, par ce moyen,
espère favoriser l'émergence d'une agriculture coloniale capable
de compenser les difficultés conjoncturelles liées à la
baisse du prix du sucre, tout en permettant à la France de se
dégager du commerce étranger pour des produits à forte
valeur ajoutée comme la soie ou les épices630. Les
différents ministres de la Marine s'évertuent tout au long du
XVIIIe siècle à poursuivre cette politique en s'appuyant sur un
double réseau marchand et administratif. Le réseau marchand,
charpenté par les ports de la façade atlantique. Ainsi, en 1726
un jardin d'apothicaire à Nantes sert d'interface entre le monde
colonial et l'administration. Il stocke les spécimens rapportés
des colonies et délivre aux capitaines des listes de plantes. Le
réseau administratif pour sa part collecte les graines et les plantes et
consigne des informations sous forme de mémoires631.
L'Académie des sciences et le Jardin du roi jouent un
rôle important au sein de ce système. « Leurs liens avec les
ministères sont quasi symbiotiques, explique Julien Touchet :
constitution des collections et aide à la colonisation sont
imbriquées dans leurs moyens, sinon dans leurs buts, notamment au niveau
important du personnel632. » Ainsi, il convient d'avoir sur
place un réseau d'informateurs fiables et de qualité. C'est au
cours du XVIIIe siècle que l'Académie des sciences et le Jardin
du roi dépêchent dans les colonies des médecins coloniaux
à qui l'on accorde le titre de « botaniste du roi ». C'est le
cas de Pierre Barrère en 1721, correspondant d'Antoine de Jussieu en
Guyane, ou de Fusée-Aublet et de Patris, tous deux recommandés en
1762 et 1764 par Bernard de Jussieu, qui fournissent
régulièrement à l'Académie des sciences et au
Jardin du roi plantes, graines, herbiers, mémoires, illustrations,
etc633.
Concernant la Guyane, les vues ministérielles sont
particulièrement attentives à développer la culture des
épices, dans le but de concurrencer les Hollandais, et l'exploitation du
bois. Dès les origines de l'installation française en Guyane, se
procurer des épices, en découvrir et en cultiver paraît
être un moyen de développement du territoire. En 1693, Ferroles
propose au ministre de
630 François REGOURD, « Maîtriser la nature
», op. cit., p. 49.
631 Ibid., p. 47.
632 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 53.
633 François REGOURD, « Maîtriser la nature
», op. cit., p. 48-49.
149
cultiver de la cannelle venue d'Amazonie. En 1742, on cultive
du safran. L'introduction du poivrier (1784), du giroflier (1773) et du
muscadier (1773) est relativement tardive dans la colonie634. Un
projet naît dès les années 1763 avec l'expédition de
Kourou, dont l'objectif est de mettre en place une migration des plantes par le
biais d'un réseau de jardins coloniaux. Ce projet est repris par
André Thouin, jardinier en chef du Jardin du Roi depuis 1764.
S'inspirant des réalisations de Pierre Poivre à l'île de
France (l'île Maurice) et l'île Bourbon (la Réunion) le
ministère développe deux jardins coloniaux : en 1777 à
Saint-Domingue, et en 1778 en Guyane sur l'habitation de la Gabrielle. «
Ces deux jardins, explique François Regourd, confiés à des
botanistes talentueux, [deviennent] dès lors des postes avancés
de la politique coloniale du Jardin du roi635 » dont la
vocation est de centraliser les plantes destinées à
compléter les collections européennes ; ce sont également
des lieux d'expérimentation de cultures, où l'on reçoit
des graines et des plantes en vue de leur acclimatation. Ce projet d'un
réseau de jardins coloniaux est contemporain, en Guyane, d'une
réussite en matière d'agrobotanique, en particulier grâce
au développement des « épiceries » et surtout de la
girofle636.
Les premières tentatives sont peu concluantes. Entre
1720 et 1722, le gouverneur La Motte-Aigron crée un jardin proche de
Cayenne où il tente de développer la culture du café, dont
des graines sont introduites en contrebande du Surinam, mais le projet
périclite rapidement par suite d'un mauvais emplacement et d'enjeux
administratifs contradictoires637. Il faut attendre 1778 pour que la
culture de la girofle sont réalisées en Guyane sur l'habitation
la Gabrielle, où Malouet crée la même année un
Jardin du roi à la tête duquel il fait placer en 1779 Guisan.
L'idée est de centraliser en ce lieu toutes les cultures d'épices
en Guyane. Ainsi, dès le mois d'août, Malouet fait
transférer trois pieds de girofliers à la Gabrielle. En 1785, un
rapport de Guisan aux administrateurs fait état de 4 411 girofliers en
plein rapport, ce qui permet d'en distribuer 261 dans la colonie638.
La Gabrielle commercialise sa production de clous de girofle à partir de
1788639.
On s'intéresse également au bois. La majeure
partie de la Guyane est couverte d'une forêt qui fascine et suscite un
intérêt permanent quant à ses richesses et son exploitation
potentielle. Matériau de construction de base de la colonie, on songe
également à l'utiliser pour la construction navale. Certains bois
sont aussi utilisés pour leurs fruits, leurs graines, pour
améliorer l'ordinaire de la colonie. Par exemple, le baume de copahu est
à usage pharmaceutique, le yayamadou sert à
634 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 87-88.
635 François REGOURD, « Maîtriser la nature
», op. cit., p. 51.
636 Ibid. ; Emma C. SPARY, Utopia's Garden:
French Natural History from Old Regime to Revolution, Chicago, The
University of Chicago Press, 2000, p. 50 ; Julien TOUCHET, Botanique et
colonisation en Guyane (1720-1848), op. cit., p. 40-41.
637 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 142.
638 Ibid., p. 155.
639 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 88.
150
fabriquer des chandelles, l'hévéa, décrit
par Fusée-Aublet en 1777, donne le caoutchouc. De nombreux
échantillons sont collectés et envoyés au ministre dans le
courant du XVIIIe siècle par Pierre Barrère ou Jacques
François Artur, qui envoie en 1740 34 échantillons640.
Des projets de pépinières voient le jour dans les années
1770, et Malouet l'oublie volontiers, à l'initiative du baron de Besner,
qui rédige en 1775 un mémoire sur les bois de
Guyane641 dans lequel il prévoit de réaliser un
inventaire des espèces utiles, tant en matière de constructions
civiles ou navales, qu'à usage médicinal. Il prévoit de
multiplier ces arbres au sein d'une pépinière qu'il envisage
d'implanter à proximité de Cayenne :
« [La pépinière] servira principalement
à fournier les arbres qui seront plantés le long des grands
chemins. Ces arbres appartiendront au roi et seront plantés par ses
nègres. Il ne conviendra d'employer dans cette plantation que des arbres
utiles, tant pour la charpente que pour la construction642.
»
Besner envisage également de procéder à
la naturalisation d'espèces locales afin de les introduire en France
« dans les provinces méridionales [où elles deviendront]
utiles643. »
2.3 Repenser le modèle colonial. La Guyane comme
champ d'expérimentation
Suite à la signature du traité de Paris, le
ministère de la Marine repositionne ses objectifs en imaginant faire de
la Guyane le centre névralgique du dispositif colonial français
dans l'aire caraïbe. Cette réflexion est d'abord menée par
Choiseul qui imagine l'expédition de Kourou en 1763, qui est un
véritable désastre humain et financier. Les prolongements de
cette débâcle influencent de façon décisive le
modèle sur lequel s'appuie la réflexion et les objectifs que l'on
donne aux différents plans qui vont voir le jour dans les années
1770 pour le Guyane. En effet, comme le montre l'impulsion donnée par
Sartine qui souhaite appliquer des « méthodes
nouvelles644 », cette terre
640 Ibid., p. 95-96.
641 ANOM C14/42 F°163.
642 Ibid.
643 Ibid.
644 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.),
Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, p. 65.
151
lointaine de Guyane devient un champ d'expérimentation
à la fois économique, agronomique et technique, avec en toile de
fond le débat autour de l'esclavage qui devient de plus en plus sensible
à cette époque.
2.3.1 L'expédition de Kourou
Dès 1759 et l'arrivée de Choiseul au
secrétariat d'État aux Affaires étrangères,
celui-ci développe une réflexion globale visant à faire
pièce à la puissance anglaise, en prenant appuis sur les colonies
françaises d'Amérique. Devenu ministre de la Marine en 1761, il
est confronté au fait que les îles à sucre des Antilles
tombent les unes après les autres aux mains des Anglais. La situation
militaire provoque un changement stratégique à Versailles, qui se
traduit par un glissement d'une réflexion globale sur la façade
atlantique vers une approche plus attentive aux enjeux locaux. C'est à
l'initiative de Choiseul que naît en 1762 le projet d'implanter une
colonie en Guyane645. Pourquoi la Guyane ? La réflexion
menée au ministère mobilise les ressources de la Machine
coloniale. L'Académie des sciences missionne les botanistes Adanson et
Fusée-Aublet (qui se rend sur place en 1762), qui adressent au ministre
des mémoires sur les potentialités de cette
colonie646. L'objectif pour Choiseul est double. D'une part, il
s'agit d'y créer un point d'appui défensif afin d'assurer la
défense des possessions françaises d'Amérique. D'autre
part, il envisage de la transformer en une sorte de plate-forme de
ravitaillement, d'où l'on prévoit d'expédier bois
précieux et vivres pour les Antilles. Par ailleurs, et contrairement
à ces dernières, la Guyane est vide de monde (environ 7500 colons
en 1763) ce qui permettrait d'implanter un peuplement massif647.
S'inscrivant à rebours du cadre colonial ayant cours alors, Choiseul
conçoit donc de créer une colonie de peuplement à vocation
militaire. Un second point, qui constitue aussi une rupture majeure, est que la
colonie sera sans esclaves. En effet, ceux-ci ont tendance à s'enfuir en
cas de guerre, tandis qu'un colon libre, propriétaire de la terre qu'il
cultive, est plus enclin à la défendre. Du moins le
pense-t-on648. On tâche également par ce moyen
d'enrayer le problème du marronnage, qui est endémique au Surinam
voisin, en proie à des révoltes d'esclaves649.
Le ministre prévoit donc d'expédier environ 15
000 Européens avec pour objectif de les
645 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763 : le dernier
rêve de l'Amérique française, Paris,
Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2011, p. 16-17.
646 Ibid. ; François REGOURD, « Kourou
1763. Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial
», in Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD
(dirs.), Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe -
XVIIIe). France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de
Bordeaux, 2005, p. 234.
647 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
63.
648 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 71.
649 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
63.
152
implanter entre le Kourou et le Maroni650. Une
importante campagne de promotion est lancée en France et en Allemagne.
Des imprimés sont diffusés, expliquant comment rejoindre les
ports de départ, ventant les innombrables richesses du pays, rassurant
sur les conditions sanitaires et sur les dangers éventuels. Les frais de
voyage et d'installation sont pris en charge par l'État. Cette
propagande draine un nombre important de gens, de toute condition, les uns
désirant faire fortune par un placement rémunérateur ; les
autres fuyant la misère et aspirant à des jours
meilleurs651. Le ministre fait appel à une majorité de
colons étrangers, car il ne souhaite pas puiser dans les réserves
démographiques du royaume, que l'on imagine alors en état de
dépeuplement. Ainsi, ce sont en majorité des populations issues
des pays rhénans, de Belgique, de Hollande, de Prusse, d'Autriche ou de
Suisse qui se massent sur les routes en direction de Rochefort, du Havre et de
Marseille. S'ajoute un contingent de Français ainsi que quelques
Canadiens, chassés par la conquête anglaise652.
Le premier convoi fait voile vers Cayenne en mai 1763 et
mouille dans la rade en juillet. Mais Choiseul est pressé et souhaite
concrétiser le projet rapidement pour prendre par surprise les Anglais.
Il précipite le départ des convois suivants, alors que les
préparatifs en Guyane tardent à se mettre en place. En effet,
Brûletout de Préfontaine, en charge de construire les abris,
arrive à Cayenne après le premier convoi. L'intendant Jean
Baptiste Thibault de Chanvalon n'appareille qu'en novembre 1763. Ainsi 37
convois se succèdent et déversent entre juillet 1763 et mai 1765
un flot de plus de 10 000 migrants dans la basse vallée du
Kourou653. Leur traversée s'effectue souvent dans des
conditions déplorables. Entassés avec le bétail dans les
navires, mal nourris et éprouvés par les intempéries, ce
sont des individus déjà affaiblis moralement et physiquement qui
débarquent à Cayenne et à Kourou654. De plus,
le sort sort semble s'acharner car les vivres transportées dans les
cales des navires arrivent à Cayenne dans un piteux état et se
détériorent rapidement sous l'effet du climat. Sur place,
Préfontaine ignore l'emplacement de la future colonie. Il est
également confronté au manque de soutien des autorités
coloniales, si bien qu'il peine à mettre en place la logistique dont il
a la charge655. L'opération tourne rapidement au drame. La
colonie, qui ressemble davantage à un campement de fortune, n'est pas en
mesure d'accueillir dans de bonnes conditions les migrants qui, pour la plupart
d'entre eux, sont contraints de dormir à la belle étoile,
à même le sol, dans une atmosphère humide, parmi les
insectes dangereux dont regorge la région656. Thibault de
Chanvalon
650 Ibid.
651 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 115.
652 Ibid.
653 Ibid., p. 150, 156.
654 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, p.
87-90.
655 Ibid., p. 158.
656 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
64.
153
informe rapidement Choiseul de la débâcle qui se
profile. Mais malgré ses alertes répétées, Kourou
se transforme très vite et très tôt en un mouroir à
ciel ouvert, dévasté par les maladies souvent propagées
par les nouveaux arrivants qui ont côtoyé le bétail pendant
les 6 à 8 semaines de traversée657. L'intendant
lui-même tombe malade, son neveu succombe. La dysenterie, le typhus, le
paludisme, la fièvre jaune et la typhoïde font un véritable
carnage. Le seul médecin, secondé par 7 chirurgiens et une
poignée de sages-femmes, complètement débordé, est
impuissant à endiguer l'épidémie qui fauche 6 colons sur
10. Au total, on estime que sur les 10 446 personnes implantées, environ
1 700 seulement choisissent de rester.658.
À Versailles, l'opprobre est jetée sur Thibault
de Chanvalon, qui est emprisonné au Mont-Saint-Michel. Turgot s'en sort
grâce au crédit de son frère659. L'affaire a un
retentissement énorme dans les milieux coloniaux, bien plus que dans les
allés du ministère. Ça n'est pas tant le coût humain
qui entraîne l'indignation, mais l'importance des moyens financiers
engagés en vain, que l'on hésitera désormais à
mobiliser en faveur du développement de la Guyane. Raynal estime le
total des pertes à 30 millions de livres, pour un apport de 450 à
500 personnes qui s'installent finalement à Cayenne ou à
Sinnamary660.
Cet échec entraîne des conséquences
sensibles sur la réflexion des différentes parties
intéressées à la mise en valeur de la Guyane. Le destin
tragique de cette tentative française inspire différentes
conclusions quant aux causes de son échec. Bien entendu,
l'épidémie qui a ravagée la colonie est invoquée,
mais cette explication est rapidement écartée. Bajon constate que
le climat n'est pas aussi mortifère qu'on veut bien le dire. À
l'origine la situation sanitaire à Kourou est peu ou prou analogue
à celle de Cayenne, d'ailleurs les esclaves et les Blancs sont atteints
des mêmes maladies.
La première conclusion, qui s'impose à Choiseul
et au sein de la plantocratie, est qu'une colonisation blanche est impossible
dans les régions torrides. Cette idée est reprise par Raynal en
1770 dans son Histoire des deux Indes, pour qui la mise en valeur des
colonies, particulièrement celle de Guyane, ne peut s'effectuer sans le
recours aux esclaves africains661. La deuxième conclusion est
d'ordre politique et concerne les limites d'un tel projet quand il est aussi
mal organisé, mal préparé, mal pensé, où
trop d'intérêts divergents entrent en opposition. Surtout,
l'affaire de Kourou révèle ce que l'ignorance, ou tout du moins
la représentation que l'on se fait des conditions locales, engendre. Il
y a une distorsion flagrante entre ce qui est imaginé à Paris
dans les ministères, où des projets biens huilés voient le
jour à plusieurs milliers de kilomètres des territoires
657 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », op. cit., p. 87.
658 Marion F. GODFROY, Kourou, 1763, op. cit.,
p. 177-180.
659 Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
64.
660 Ibid. ; Marion F. GODFROY, Kourou, 1763,
op. cit., p. 91.
661 Emma ROTSCHILD, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », op. cit., p. 87-90.
154
concernés, et les contraintes locales, tant naturelles
qu'humaines, qui sont mal prises en compte662.
En dépit de ce désastre, qui aurait pu marquer
l'abandon des projets coloniaux pour la Guyane, le ministère continue de
penser que cette partie de son empire peut jouer un rôle défensif
crucial. L'idée d'en faire une colonie de laboureurs libres, capable de
ravitailler et d'apporter un soutien militaire aux possessions antillaises fait
long feu et perdure jusqu'à la Révolution663. Ainsi,
divers projets sont entrepris sous l'impulsion d'un personnage dont le
rôle est déterminant dans l'intervention de Malouet : le baron de
Besner.
2.3.2 L'entrée en scène du baron de
Besner
Un premier essai à
Tonnegrande
Ce militaire alsacien participe à l'expédition
de Kourou comme recruteur, dans la zone rhénane frontalière. Il
est envoyé en septembre 1765 en Guyane afin d'enquêter sur les
raisons de l'échec de l'expédition. Son arrivée suscite un
regain d'espoir auprès des colons, qui craignaient d'être
abandonnés par la métropole après l'échec de
Kourou664. Très actif, il parcourt la colonie, fait des
relevés, observe, prend des notes. Il rédige plusieurs
mémoires dans lesquels, petit à petit, il précise sa
réflexion sur les moyens d'aménager la Guyane. Par exemple, dans
un Précis sur les Indiens665, il propose un plan de
« civilisation » propre à attirer dans la colonie des
populations amérindiennes et à les y fixer comme travailleurs
libres. À l'image du Surinam, il propose d'étudier la
dessiccation des zones humides pour étendre la surface agricole
fertile666. Dans un Mémoire sur la colonie de Cayenne
en 1767, il montre que les échecs successifs de la culture du cacao
dans les années 1720 et de l'indigo dans les années 1750 sont
davantage dus à une mauvaise évaluation des capacités de
la colonie, et n'ont en tout cas rien à voir avec une prétendue
malédiction pesant sur la Guyane, la vouant à rester
éternellement dans un état de sous-développement :
« L'état de foiblesse dans laquelle la colonie
de Cayenne a toujours langui depuis
662 Ibid., p. 89.
663 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects
to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society
for French History, 2011, no 39, p. 108.
664 ANOM C14/25 F°44.
665 ANOM C14/42 F° 144
666 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, Albin Michel, 2014, p. 46, et p.
132.
155
plus d'un siècle a paru jusqu'ici, assés
généralement, déposer contre le sol de la nature du climat
de la Guyane. La plupart de ceux qui ont rendu compte en ont porté ce
jugement, et il étoit naturel de croire qu'un vice phisique devoit dans
ce pays être la cause de sa grande infériorité aux autres
colonies méridionales. Il ne sera cependant pas difficile de faire voir
que ce jugement qui semble condamner la Guyane à un entier abandon ,
porte sur une hipotèse destituée de fondement, et que les causes
simplement morales ont déterminé le sort de la colonie de
Cayenne667. »
Le ministre de la marine, le duc de Praslin, ainsi que le
premier commis Dubucq, s'intéressent à Besner et à ses
projets. Celui-ci fait parvenir en 1768 à Praslin un Projet
d'instruction pour l'établissement d'une peuplade d'Européens
dans la Guyane. S'inspirant largement du modèle de Kourou, Besner y
voit l'occasion d'appliquer son idée de colonie d'Indiens dans la
région de Tonnegrande, sous la supervision de quelques survivants de
l'expédition de Kourou et de nouveaux colons européens. À
cette occasion, la Compagnie de l'Approuague est fondée, avec un capital
de 2 400 000 livres. Le projet est très détaillé et
envisage de s'appuyer sur Cayenne et le magasin du roi pour soutenir la mise en
route de l'établissement : ravitaillement, outil, etc668.
Quelques familles sont installées à Tonnegrande, d'autres
à Mahury, comme ces cinq familles libres sénégalaises et
leurs esclaves. Un certain Guinguin, roi de Badagry (ville côtière
au sud de l'actuel Nigeria) fait même savoir qu'il souhaite faire du
commerce avec la colonie669. Pourtant démarré sous les
meilleurs hospices, semble-t-il, le projet se trouve rapidement en butte
à des difficultés. La colonie manque d'habitants. Besner,
dès le mois d'octobre 1768, se plaint des nombreux abus commis dans la
répartition des terres et des logements car aucun des officiers
présents n'est capable de réaliser des opérations
d'arpentage670. Maillart-Dumesle fait part de ses doutes quant
à la réussite de l'entreprise, dans une lettre du 14
février 1769671 L'opération tourne court. Très
vite, la colonie engloutit les 800 000 livres investies par l'État. Les
colons désertent petit à petit les lieux si bien qu'il n'y a
quasiment plus personne au bout de deux ans. À son retour en
métropole au début des années 1770, Besner tombe en
disgrâce auprès du nouveau ministre de Boynes, qui lui fait savoir
que la Marine se passera définitivement de ses services672.
Pourtant, malgré ce nouveau revers, le camp Besner reste
667 ANOM C14/35 F°245.
668 ANOM C14/35 F°266.
669 ANOM C14/38 F°164.
670 Ibid.
671 ANOM C14/38 F°149.
672 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
156
optimiste. Le chevalier Benjamin Jacques de Besner, commandant
des troupes de Cayenne, frère du baron, écrit au ministre en
janvier 1772 que la colonie de Tonnegrande est finalement en passe de
réussir. La mortalité, forte au début, est revenue
à un niveau analogue à ce qui est généralement
constaté ailleurs en Guyane. Il concède cependant qu'un
peuplement Blanc réussi est une entreprise particulièrement
difficile à mener à bien, mais envisage toutefois
d'élargir la tentative de Tonnegrande673.
Un pas vers l'abolition de
l'esclavage
En fait, la réflexion de Besner est à mettre en
perspective avec le principal problème qui anime la plantocratie des
années 1760-1770, qui est celui de la main-d'oeuvre. La correspondance
des îles à sucre fait état du progrès du marronnage,
qui reste tout au long du XVIIIe siècle un facteur d'inquiétude
majeur pour la plantocratie. Celle-ci, en effet, redoute le
déséquilibre démographique qui pèse en sa
défaveur, si bien que les soulèvements d'esclaves sont sa
hantise. De nombreux témoignages dénotent une hostilité
latente entre colons et esclaves : affaires d'empoisonnement, incendies des
plantations, agressions, suicides... En Guadeloupe, on signale en 1725 des
bandes d'esclaves en rébellion, regroupant de 2000 à 3000
individus, réfugiés à l'intérieur des terres.
À Saint-Domingue, où l'avance des cultures est plus lente, le
marronnage est un phénomène récurrent jusqu'à la
fin du siècle. La plus célèbre bande est celle du Maniel,
qui s'installe à la limite de la partie française. À
l'Île de France, le gouverneur Dumas signale en 1769 des
désertions d'esclaves et une grave affaire criminelle674.
Besner, lui-même propriétaire d'une habitation en
Guyane près de Montjoli675 n'ignore pas cette
problématique. Proche des milieux anti-esclavagistes, le baron affine sa
réflexion au contact de Raynal, qui tire argument dans son Histoire
des deux Indes d'un mémoire de Besner qui prévoit une
amélioration de la condition des esclaves et leur affranchissement
progressif676. Ce plan tire les conséquences de
l'échec de Kourou qui, pour Besner, montre la nécessité de
recourir à la main d'oeuvre locale. Après avoir songé aux
Indiens, l'échec de Tonnegrande l'amène à envisager un
affranchissement progressif, qui transformerait en vingt ans la masse servile
en journaliers libres qui, sûres d'améliorer leur condition, ne
songeraient plus à se
673 ANOM C14/43 F°131.
674 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 146.
675 Ibid., p. 132.
676 Ibid., p. 130 ; Barbara TRAVER, « A « New
Kourou »: projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana
», op. cit., p. 113.
157
révolter. D'où l'intérêt du
travailleur libre. Une colonie ainsi constituée n'aurait plus à
craindre le marronnage, elle serait même un pôle d'attraction pour
les esclaves des autres nations677.
2.3.3 La Guyane, une colonie de travailleurs libres ?
Les projets pour la Guyane semblaient devoir en rester
là mais « en 1776, écrit Malouet, Cayenne redevint pour la
troisième fois dans l'espace de douze ans un nouveau Pérou. Un
baron de Besner qui visoit à en être gouverneur [...] avoit
électrisé toutes les têtes678. »
Un troisième projet pour la
Guyane
Le baron de Besner, dès le début des
années 1770, inonde littéralement le bureau du ministre de
mémoires visant à développer la Guyane. Sa
réflexion est même assez versatile et il semble ne rien vouloir
laisser au hasard, s'intéressant aux taxes, au mode d'attribution des
concessions, à l'introduction d'esclaves, à l'exploitation
forestière, au développement de l'élevage bovin, et
à intégrer dans ce processus des Indiens « civilisés
» et les esclaves marrons du Surinam venus trouver asile dans la
forêt guyanaise. À terme, il souhaite proposer une alternative
à l'esclavage679.
Que vise Besner ? Au moins deux choses. La première,
comme le fait remarquer Malouet, est d'être nommé au poste de
gouverneur en Guyane680. La seconde est de faire fortune en
soutenant la création d'un nouvelle compagnie681. Il s'agit
de la société du commerce d'Afrique, formée en 1772, qui
devient en 1773 la Compagnie de Guyane, dirigée par trois fermiers
généraux, Charles de Mazières, Jean-Baptiste de Harenc
Borda, et Jacques Paulze, auxquels s'associe le comte de Jumilhac, gouverneur
de la Bastille. La compagnie de Guyane bénéficie des patronages
successifs des ministres de Boynes et Sartine. D'abord vouée à la
traite négrière, cette compagnie s'oriente peu à peu vers
le développement des cultures en Guyane, sous l'influence de Besner et
de l'ancien gouverneur du Sénégal Pierre Félix
Barthélemy David. Le 6 janvier 1776, le Conseil d'État autorise
la formation d'une « Compagnie de la Guiane française » qui
reçoit d'importantes concessions entre
677 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 154-155.
678 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
679 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 112.
680 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 6.
681 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 112.
158
l'Oyapoc et l'Approuague, ainsi que de nombreux avantages
matériels et des primes pour l'introduction des Noirs682.
À en croire Malouet, Besner parvient à persuader
l'entourage de Monsieur ( compte de Provence, le futur Louis XVIII ), dont le
surintendant Cromot, d'investir dans cette compagnie :
« f...] Des mémoires très-bien
écrits, firent une telle impression, que le conseil de Monsieur se
persuada que la plus riche portion de son appanage devoit être
désormais dans la Guiane683. »
Les actionnaires de la compagnie ont déjà tout
prévu et planifié, nommé un
directeur-général, des secrétaires, un garde magasin,
affrété des navires. Malouet précise que la compagnie
prévoit de créer de grandes exploitations de café, de
tabac, de cacao, faire des essais de culture de la vigne, introduire du
bétail684.
Il ajoute que le « dernier article [du] prospectus
étoit une manufacture de petits fromages, dont [la compagnie]
espéroit un grand bénéfice. » Il se défend de
tout sarcasme à l'endroit de ces « extravagances », qui
naissent pourtant « chez des esprits éclairés ». «
David, écrit Malouet, l'ancien gouverneur du Sénégal [...]
avoit donné sur le commerce intérieur de l'Afrique des
mémoires estimés. Belleisle et Paultz passoient pour les plus
fortes têtes de la finance. » À l'en croire, Malouet cherche
seulement à dénoncer le danger des « rêves de la
cupidité685. »
En effet, pour promouvoir son idée, Besner s'appuie sur
un réseau de personnages influents, « des savans, précise
Malouet, des financiers, des gens de la cour, il leur distribuoit ses
mémoires, et les intéressoit tous au succès de ses
plans686. » Besner est un personnage qui évolue dans
l'orbite de Jussieu et qui fréquente le cercle anti-esclavagiste, en
particulier l'abbé Raynal, qui est aussi un proche de Malouet. Bien
évidemment, la réussite d'une colonie mise en valeur par des
Noirs libres et propriétaires de leur terre constituerait un argument de
poids pour la cause anti-esclavagiste, et une preuve par les faits que les
Noirs sont capables de travailler pour leur propre compte, sans la contrainte
du fouet. De fait, Raynal reprend cette partie du plan de Besner dans son
Histoire des deux Indes687.
682 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet,
vol. 1, op. cit., p. 89 ; Jean TARRADE, Le commerce colonial
de la France à la fin de l'Ancien Régime, op. cit., p.
432-434.
683 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 7-8.
684 Ibid., p. 10.
685 Ibid.
686 Ibid., p. 6.
687 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »:
projects to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op.
cit., p. 113.
159
Les vues anti-esclavagistes de Besner s'avèrent
toutefois davantage fondées sur des considérations pragmatiques,
et son argumentation se situe dans la droite ligne de celle que soutiendront
les Amis des Noirs à la fin des années 1780. La plantocratie
justifie la discipline qu'elle impose à sa main-d'oeuvre parce que cette
dernière serait lâche, traîtresse, indolente, prompte
à se soulever contre les Blancs à la moindre occasion. Besner,
pour sa part, ne souscrit pas à cette position et lui oppose que cette
attitude est davantage la conséquence de l'esclavage, qui place les
esclaves en position de faiblesse, qui les infantilise, qui les maltraite et
les surexploite, plutôt qu'une disposition naturelle des Noirs à
l'indolence et à la sauvagerie688. Mais cette aspiration
antiesclavagiste chez Besner, en tout cas dans ce qu'il énonce dans son
plan, semble davantage motivée par des raisons stratégiques que
par pure philanthropie. Il ne perd pas de vue la valeur militaire et
stratégique que revêt la Guyane pour le gouvernement, qui tient
à conserver son seul point d'appuis sur le continent américain.
Besner dresse le constat que les esclaves en fuite venant du Surinam sont si
déterminés à défendre leur liberté qu'ils
sont parvenus à mettre en échec les forces hollandaises. Et ils
sont nombreux : il avance le chiffre de 30 000 individus, ce qui laisse augurer
une force considérable. Sans aucun doute exagère-t-il. Même
s'il bénéficie de l'appui de Maurepas689, il doit
persuader du bien-fondé de son projet et joue de la corde
sécuritaire. Il convient d'accueillir ces fugitifs en Guyane, puis de
les affranchir et de leur donner des terres dont ils seraient les
propriétaires. Ainsi ils seraient naturellement disposés à
se défendre et, reconnaissant envers une puissance qui les couvre de ses
bienfaits, ils seraient des alliés indéfectibles du royaume. Et
puis, pour des raisons de police intérieure, Besner invoque le fait que
les révoltes serviles sont la hantise de toutes les
sociétés esclavagistes. Développer une colonie de
cultivateurs libres réglerait définitivement le
problème690. Même si cette proposition est novatrice et
s'inscrit à contre-courant des idées véhiculées par
la plantocratie, Besner sacrifie malgré tout à l'idée
profondément ancrée que seuls les Noirs peuvent travailler sous
les tropiques. Michèle Duchet précise qu'« aucun texte ne
montre plus nettement que l'anti-esclavagiste n'est pas dicté par des
considérations philanthropiques seulement, mais que la philanthropie
n'est conçue que comme un moyen permettant de résoudre le
problème de la main-d'oeuvre coloniale691. »
688 ANOM C14/57 F°185.
689 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 15.
690 Barbara TRAVER, « A « New Kourou »: projects
to Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », op. cit.,
p. 112-113.
691 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au
siècle des lumières, op. cit., p. 154.
160
L'intervention de Malouet : un procès a
posteriori du projet de Besner ?
Malouet, commissaire général de la marine
fraîchement nommé, se trouve chargé par le ministre Sartine
de l'examen de ce dossier. Il est conscient que le travail demandé par
le ministre peut s'avérer délicat :
« [...] Le travail dont j'avois été
chargé avoit une importance réelle et une importance relative,
[parce qu'il] s'agissoit d'appuyer ou de contrarier les demandes de Monsieur et
de son conseil, de lutter contre une compagnie de finances qui avoit du
crédit, et contre l'engouement de plusieurs hommes puissans, du nombre
desquels étoit M. de Maurepas692. »
De plus, les récents événements ayant
opposés Sartine à Malouet semblent ajouter à l'importance
que revêt cette mission pour le nouveau commissaire. Il est
évident que Malouet, en quête de légitimité suite
à sa récente promotion, tente de marquer des points. Les
relations entre les deux hommes semblent être au beau fixe et Malouet ne
tarit pas d'éloges envers Sartine ; faut-il y voir pour autant un coup
de pouce du ministre en faveur de son commissaire ? Difficile à dire car
nous ne connaissons pas les intentions réelles du ministre, dont on
pourrait aussi bien penser qu'il confie un dossier épineux à un
commissaire ambitieux, avec qui il a eu maille à partir quelques mois
auparavant, pour mieux l'écarter en cas d'échec.
Quoi qu'il en soit, Malouet travaille le dossier
méticuleusement. Il fait rassembler toute la documentation disponible
sur la Guyane, entreposée au Dépôt des colonies à
Versailles et l'étudie en profondeur. Il croise les informations remises
par le ministre sur le projet de Besner avec son expérience de planteur
à Saint-Domingue. Pour lui, le verdict est sans appel :
« [...] J'avois donc des notions exactes sur le
commerce et la culture des colonies, sur les frais d'un nouvel
établissement, sur les profits probables qu'un capitaliste intelligent
pouvoit attendre d'un placement d'argent dans les terres d'Amérique , et
je ne trouvois dans les mémoires qui m'avoient été remis
aucune base fixe d'après laquelle on pût calculer, diriger ou
conseiller une grande entreprise693. »
692 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 8-9.
693 Ibid., p. 8.
161
Il rend son rapport au ministre et intervient directement
auprès du surintendant Cromot pour détourner Monsieur « de
la perspective illusoire qu'on lui avoit présentée. » Il
participe à plusieurs conférences avec les financiers de la
compagnie. Non pour les convaincre de renoncer à leur projet, mais en
tant que représentant du gouvernement. Il considère que
l'État, « protecteur des fortunes particulières qui
composent la fortune publique » ne peut cautionner cette troisième
entreprise de mise en valeur de la Guyane, qu'il estime vouée à
l'échec694.
Dès lors, l'opposition de Malouet se comprend mieux. Si
le plan de Besner semble pêcher par optimisme, précipitation et
opportunisme, on ne peut nier qu'il se fonde sur une réelle approche
idéologique vis-à-vis de l'esclavage qui lui donne une certaine
cohérence. En réalité, en 1776, Malouet souscrit
pleinement aux vues de Besner, dont il reprend à son compte les grands
principes, particulièrement à l'affranchissement progressif des
esclaves sur vingt ans695.
De fait, il a beau jeu de railler des faits qu'il
décrit un quart de siècle plus tard, à la lumière
des problématiques telles qu'elles surviennent en ce début de
XIXe siècle. De même qu'il lui est facile de peindre le portrait
d'un baron de Besner, campé dans la posture d'un personnage aux
idées farfelues, doublé d'un intrigant sans scrupule, dont il
aurait été le seul à percevoir les manoeuvres et les
dangers de son plan. À l'évidence, Malouet se donne le beau
rôle. Ses remarques parfois mordantes, livrées a posteriori,
servent surtout à disqualifier les idées abolitionnistes et
anticolonialistes, au moment où Bonaparte est en passe de
rétablir l'esclavage et où Malouet refait son apparition sur la
scène politique au début du XIXe siècle. De fait, en
étudiant la feuille de route que propose Malouet au ministre, on
s'aperçoit facilement qu'il est surtout méfiant à
l'endroit du volet purement économique du plan de Besner, et non pas sur
l'affranchissement progressif des esclaves, terrain pourtant sur lequel on
aurait pu s'attendre à le voir réagir énergiquement. Ce
qui invite à nuancer la position de Malouet à l'endroit de
l'esclavage et donne plutôt à voir un homme dont la
réflexion s'élabore au fur et à mesure du temps et de
l'évolution de la conjoncture. C'est donc le Malouet du XIXe
siècle qui livre un procès au baron de Besner, non pas celui des
années 1770 qui partage un certain nombre d'idées avec le
militaire alsacien.
694 Ibid., p. 9.
695 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 67.
162
CONCLUSION
Les efforts monarchiques pour centraliser, rationaliser et
moderniser l'appareil d'État aboutissent à la mise en forme d'une
direction des affaires coloniales articulée autour de deux
entités. En métropole, elle est composée d'une
administration centrale que constitue le ministère de la Marine et le
Bureau des colonies. Le pendant outre-mer prend forme autour d'une
administration coloniale à deux têtes calquée sur le
modèle métropolitain : au gouverneur échoie le pouvoir
militaire et la préséance ; l'intendant incarne pour sa part
l'administration royale. Le Conseil supérieur, avatar colonial des
Parlements métropolitains, fait figure de contre-pouvoir opposable aux
administrateurs. Cet ensemble administratif est secondé par une Machine
coloniale qui coordonne l'activité scientifique grâce à un
ensemble de réseaux savants et académiques, faisant de Paris un
haut lieu d'expertise et de validation des savoirs. La réalisation
concrète de cet ensemble peut se lire dans les différents plans
qui sont imaginés pour la Guyane, depuis l'expédition de Kourou
en 1763, en passant par les différentes tentatives de Besner,
jusqu'à l'intervention de Malouet qui, à son tour, émet
des propositions.
3 LA PROPOSITION DE MALOUET : ENTRE PRUDENCE
ET
163
PRAGMATISME
Le plan que défend Malouet en 1776 devant Maurepas
comprend quatre domaines dans lesquels l'État est invité à
intervenir. Tirant argument des rapports qui ont été
rédigés par les administrateurs successifs depuis 1709
jusqu'à 1775, il préconise de procéder par étape,
sans précipitation. Alors que les précédents plans
prévoyaient tous plus ou moins une mise en valeur agricole par un
peuplement Blanc sous la coupe d'une compagnie commerciale, Malouet analyse les
raisons qui selon lui ont voué les différentes tentatives
passées à l'échec, pour proposer une approche
différente et semble-t-il plus réaliste qu'il regroupe en 18
points très généraux. S'il s'agit de développer la
Guyane dans un but stratégique, l'État doit agir en
coïncidence avec ses objectifs et prendre la mise en valeur à son
compte.
Ce document ne figure pas dans les archives mais on le
retrouve consigné dans la longue introduction du premier volume de sa
Collection de mémoires696. Dans cette feuille de
route, Malouet vise à relancer la production, restructurer le
réseau commercial et d'approvisionnement, investir dans des
infrastructures dédiées à la production, lancer des
travaux d'aménagement du territoire novateurs, enfin miser sur
l'incorporation des populations locales. Prudent, il prend avant toute chose
soin de préciser que ses propositions sont pour le moment des
hypothèses qu'il faudra vérifier sur place. Toutefois, si une
première analyse permet de mettre au jour une réelle
volonté de proposer quelque chose de différent et efficace sur le
plan économique, le discours qui se veut novateur et réaliste de
Malouet ne résiste pas à la comparaison avec les projets de
Bessner en 1767 et 1768697, dont il reprend en grande partie les
principes.
3.1 Dynamiser l'économie et le commerce
Malouet constate que la production guyanaise est très
faible en regard de son potentiel. Nous l'avons vu, la colonie souffre d'un
manque de main-d'oeuvre récurrent, en partie parce que les navires
négriers ne fréquentent pas assez régulièrement ses
eaux. La première chose à faire consiste donc à attirer
les armateurs, en redonnant de la crédibilité à cette
colonie.
696 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 1-89.
697 ANOM C14/35 F° 245 et ANOM C14/35 F° 266
164
3.1.1 Ravitailler la colonie
Malouet constate l'irrégularité de la
fréquentation des navires marchands qui, selon lui, pondère
fortement l'arrivée de main-d'oeuvre en nombre suffisant698.
Ce constat, déjà dressé par Bessner en 1767699,
rend compte de l'aspect aléatoire du ravitaillement dont dépend
en grande partie la colonie700. En effet, celui-ci est très
faible compte tenu du manque de moyens des habitants et de la faible
quantité de numéraire en circulation, des difficultés
à aborder la rade de Cayenne sans s'échouer, et relativement
fluctuant selon que la France est en paix ou engagée dans un conflit
armé. Ainsi, durant le Guerre de Sept ans (1756-1763) on peut observer
une chute radicale des mouvements commerciaux701.
Malouet propose alors un arrangement, une sorte d'engagement
réciproque entre les colons et les armateurs, sous le patronage de
l'État. D'abord, il faut inciter les navires négriers à
accoster à Cayenne pour y vendre des esclaves, et leur assurer de
repartir les cales pleines de denrées702. Malouet pointe ici
le fait qu'il n'y a jamais suffisamment d'argent en circulation en Guyane.
À l'instar des autres colonies, la monnaie métallique est rare en
Guyane et on a souvent recours au troc pour régler ses
échanges703. « Les commissaires ordonnateurs se
plaignent toujours d'être à court d'espèces, écrit
C. F. Cardoso, de ne pas avoir de quoi payer la garnison et les fonctionnaires,
etc704. » Ainsi, face au manque récurent de
liquidités en circulation en Guyane, l'État doit payer comptant
une partie de la cargaisons, et octroyer aux négriers une prime en
quittance d'octroi pour sa cargaison retour vers les Antilles. Ensuite, les
habitants en créance auprès des négriers doivent s'engager
auprès de l'État à fournir des denrées aux
négriers à leur retour. Malouet ajoute toutefois qu'il convient
de ne pas précipiter les choses et que le soutien de l'État est
déterminant. Si les quotas d'approvisionnement pour les négriers
ne sont pas atteints, l'État doit prendre la différence à
sa charge pour continuer à encourager colons et armateurs à
travailler ensemble705.
Dans un deuxième temps, Malouet reprend à son
compte une des propositions faite par Besner, qui consiste à construire
une liaison commerciale permettant d'importer des bestiaux depuis le Cap-Vert,
et d'organiser un circuit de traite par l'intérieur des terres avec
l'aide des Indiens706. En
698 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 85.
699 ANOM C14/35 F° 246
700 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 281 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 110-111.
701 Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 130-132.
702 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 85.
703 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 114.
704 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 271.
705 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 85-86.
706 Ibid., p. 87-88.
165
fait, comme nous l'avons détaillé plus en amont,
il s'agit de réactiver l'ancienne filière d'introduction du
bétail en Guyane par le Cap-Vert mise en place en 1664, pour que la
Guyane devienne en mesure de fournir les Antilles707.
3.1.2 Dynamiser le commerce et la production : aides,
incitations et récompenses
Dans son mémoire de 1768, Bessner suggère que
l'État stimule le commerce en créant des débouchés
afin « d'augmenter l'aisance des cultivateurs708. »
Malouet reprend à son compte cette idée et la développe.
Il s'explique :
« Quand on emploie la voie des récompenses, il
faut qu'elles soient suffisantes pour exciter, sans quoi on manque son
objet709. »
De fait, afin de stimuler l'activité, de
récompenser les initiatives et de susciter l'émulation, Malouet
assujettie toutes les entreprises à l'octroi d'avantages
(matériels ou financiers) et d'honneurs, tout d'abord en fonction
d'objectifs à atteindre. Pour les armateurs, il préconise la
distribution de primes à ceux qui introduisent en Guyane des esclaves et
des travailleurs Blancs. Il convient aussi d'attribuer des distinctions
honorifiques et d'anoblir ceux qui porteront à Cayenne « 1000
esclaves et 150 Européens en trois ans. » Une prime de 10 000
francs par an sera versée à l'armateur qui introduira le plus
grand nombre de tête de bétail en une année710.
Pour dynamiser les exportations depuis Cayenne, Malouet prévoit
d'anoblir tout armateur qui, pendant cinq ans, exporte la plus grande
quantité de bois, vivres ou bestiaux pour les Antilles. « Un seul
pourra l'obtenir, pour favoriser l'émulation,
précise-t-il711. »
L'État doit par ailleurs encourager l'exploitation du
bois, comme le préconise Bessner en 1767712. Nous l'avons vu,
le bois en Guyane suscite un intérêt important par la surface du
couvert forestier. Afin d'encourager l'exploitation, Malouet suggère
d'exempter de droits et d'impôts à vie les
707 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 250 ; Marie POLDERMAN, La Guyane
française, 1676-1763, op. cit., p. 89.
708 ANOM C14/35 F°268
709 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 88.
710 Ibid., p. 85, 88.
711 Ibid., p. 88.
712 ANOM C14/35 F° 248
166
habitants parvenant à un débit annuel de bois en
haute futaie. Des lettres de noblesse seront accordées à tout
habitant propriétaire de 1000 têtes de bétail et de deux
moulins à scie713. Enfin, une prime de 6000 livres par an est
destinée aux deux exploitations en terre basse les plus productives,
proportionnellement à leur surface et aux forces
employées714. Enfin, afin de susciter des vocations parmi les
habitants les plus en vue et d'intéresser les autorités à
collaborer avec la métropole, Malouet propose d'une part d'accorder des
distinctions à Macaye, Kerkhove et Patris pour leur zèle et leur
esprit d'initiative. D'autre part, il trouve juste d'appliquer au Conseil de
Cayenne le traitement honorifique qui a cours dans les autres
colonies715.
Malouet suggère également d'actionner le levier
des incitations financières. D'une façon générale,
afin de dynamiser la production, il envisage de transformer la Guyane en une
vaste zone franche dans laquelle toute installation nouvelle sera
exonérée d'impôts et de droits716. Dans le
même ordre d'idée, les habitants investissant dans la dessiccation
des zones humides seront exonérés d'impôts717.
Destinée à l'exploitation forestière, une exemption de
droits sera accordée pendant sept ans, par tranche de douze esclaves,
pour les habitants qui reboisent leurs friches718.
Dans un troisième temps, l'État doit prendre
à son compte la mise en place des infrastructures productives en
distribuant « de bons terrains et des secours pendant deux
ans719. » À nouveau, nous retrouvons cette idée
chez Bessner. L'État doit fournir aux habitants les aides
nécessaires à leur établissement : des outils, des
graines, des plants. « On leur donnera tous les secours que les
circonstances permettront, pour aider dans les premières
difficultés720. » Chez Malouet, ce genre de mesure vise
principalement l'exploitation forestière, les pêcheries et la
production agricole. Malouet réfléchis en deux temps. D'abord,
l'État doit établir pour son compte des moulins à scie
pour produire des planches et des madriers destinés aux Antilles.
Tablant sur un amortissement étalé sur deux ans, Malouet
suggère d'investir 40 000 livres. Une fois la mise
récupérée, le même principe doit être
appliqué pour l'établissement de pêcheries et la
construction de bateaux pêcheurs721. Enfin, pour faire
fonctionner ces établissements, Malouet pense y installer des
entrepreneurs languedociens et béarnais, avec « avances en vivre,
animaux, outils et ustensiles », ainsi que des avances en moulins et en
bateaux722, au même tire que Bessner estime
713 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 89-90.
714 Ibid., p. 87.
715 Ibid., p. 90-91.
716 Ibid., p. 89.
717 Ibid., p. 87.
718 Ibid., p. 90.
719 Ibid., p. 83-84.
720 ANOM C14/35 F°267-268
721 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 86-87.
722 Ibid., p. 87-88.
167
essentiel l'encadrement de personnel qualifié, des «
créoles intelligens et au fait de la culture723. »
3.2 Un aménagement scientifique et technique du
territoire
Dans l'esprit de Malouet, le développement de
l'activité en Guyane est corrélée avec
l'aménagement d'infrastructures nouvelles. Mais il reste prudent et
préconise au préalable une expertise scientifique et
technique.
3.2.1 « Entretenus » et missions
scientifiques
En relation avec les secteurs à développer,
Malouet estime qu'il faut augmenter le nombre de ce qu'il appelle des «
entretenus », c'est-à-dire des personnels scientifiques
pensionnés par l'État. Dans le cadre des missions
installées sur le Marroni, le Canoupi et l'Oyapock, il suggère
d'engager un botaniste et un ingénieur, chargés de repérer
et aménager les chemins et les canaux entre les trois
établissements724. Il faut ensuite embaucher « deux
professeurs en hydraulique et mécanique [...] [ainsi que] deux ou trois
artistes capables pour les dessèchements » des zones humides, des
pinotières, en vue d'établir des cultures sur les terres
basses725. Enfin, il faut engager un chimiste et un naturaliste pour
examiner les gommes, les résines, les herbes et le bois de teinture,
secondé par « deux bons indigotiers726. »
En soit, l'idée de développer la culture de
l'indigo n'a rien de nouveau et Bessner relate les précédents
essais entrepris en 1750, sur les recommandations du ministère de la
Marine qui « la faisoit envisager comme une source prochaine des plus
grandes richesses. » Malgré l'envoi d'un indigotier pour enseigner
la façon aux habitants, c'est un échec cinglant. Bessner
dénonce un empressement du ministère par un manque de
connaissances, qui conduit les habitants à la ruine727. Cette
plante est introduite en 1698 en Guyane. C'est une culture secondaire qui ne
connaît qu'un fort développement en 1704 avec l'introduction de
plants de la variété guatimalo. En 1711, on
dénombre 22 indigoteries en Guyane, dont 2 appartiennent aux
Jésuites. En 1748, pourtant, ils abandonnent cette industrie du fait de
la mauvaise qualité de la production, en rapport avec la qualité
des sols.
723 ANOM C14/35 F° 270
724 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 84.
725 Ibid., p. 87-88.
726 Ibid., p. 89.
727 ANOM C14/35 F°248
168
C'est une activité peu, voire pas du tout rentable.
Elle ne se pratique pas selon les règles de l'art car elle est soumise
aux contraintes naturelles, auxquelles les Jésuites répondent en
construisant des bâtiments couverts pour se protéger de la pluie.
Une nouvelle tentative lancée en 1753 échoue de la même
façon. La culture de l'indigo fonctionne très mal et
périclite rapidement, si bien qu'en 1762, il ne reste que 3
indigoteries, situées à Macouria, Rémire et
Matoury728.
3.2.2 Aménagements et infrastructures
Dans la mesure où l'intervention de l'État n'est
prévue que sur deux années dans ce domaine, Malouet désire
« former rapidement un quartier florissant729. » Ainsi,
l'effort doit se porter sur la construction de trois moulins à
scie730. Mais, pour éviter le déboisement, il convient
de lancer un programme de reboisement en plantant des arbres fruitiers et de
construction. L'idée est de développer des
pépinières sur les friches des habitations, pour une superficie
d'environ 4 carreaux chacune (1 carreau = 1,13 hectare environ). Enfin, afin de
rendre leur culture plus efficace, Malouet souhaite regrouper toutes les
cultures d'épice sur la Montagne Gabrielle, afin de « s'y livrer
à une exploitation précise et raisonnée731.
»
3.3 Le peuplement
La question du peuplement en Guyane est centrale parce que
c'est l'une des causes de son sous-développement. Les
précédentes tentatives de mise en valeur par un peuplement Blanc
se sont toutes soldées par des échecs mordants, à l'image
de celle de Kourou dont l'ombre plane sur l'élaboration de ce plan et
ancre durablement dans certains esprits, dont Malouet, l'idée que les
Blancs ne sont pas faits pour travailler sous les tropiques, contrairement aux
populations Africaines. Sans écarter les propositions de Besner sur
l'enrôlement des fugitifs du Surinam, il articule son projet autour d'un
peuplement Noir venus d'Afrique, et d'un peuplement local en intégrant
les esclaves fugitifs du Surinam.
728 Nathalie CAZELLES, Les activités industrielles de
l'habitation Loyola (1668-1768),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058,
2010.
729 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 84.
730 Ibid., p. 86-87.
731 Ibid., p. 90.
169
3.3.1 Un peuplement venu d'Afrique et d'Europe
Ancien gouverneur du Sénégal et ayant des parts
dans la Compagnie de Guyane, Pierre Félix David propose un projet de
peuplement qui est d'abord écarté au profit de celui
proposé par Besner. Mais Malouet fait remarquer que « de tous les
projets proposés pour l'accélération de
l'établissement, le plus utile, et dont l'exécution étoit
la moins dispendieuse, est celui présenté par
M. David. » Ce projet consiste à faire
émigrer à Cayenne 60 familles libres de Gorée ou du
Sénégal, avec 1800 esclaves. Par ailleurs, plusieurs de ces
Africains sont navigateurs et conservent des relations sur le continent, ce qui
permettrait d'établir une traite directe entre Cayenne et Gorée.
Il s'agit de faire d'une pierre deux coups : peupler la colonie et monter un
réseau de traite à moindre frais732. Malouet
recommande la prudence à l'endroit des esclaves auxquels il faudra bien
recourir. Il redoute le marronnage et insiste pour qu'on ne les laisse manquer
ni de nourriture, ni de vêtements, ni de logement, et que l'on ait
recours à des châtiments modérés733.
Il faudrait aussi faire venir en Guyane une vingtaine de
filles par an que l'on recruterait à l'hôpital des
Enfants-Trouvés et de les placer quelques années chez des
habitants désignés « pour les instruire aux choses du
ménage, à l'éducation des volailles et bestiaux, au
dévidage du coton, afin de les marier ensuite avec les travailleurs
établis734. »
3.3.2 Un peuplement local
Le projet d'incorporer les fugitifs du Surinam viendrait en
complément de ce dispositif, mais Malouet estime sa mise en oeuvre
délicate car elle nécessite au préalable une concertation
avec les autorités hollandaises. Dans le même ordre d'idée,
si l'on veut s'appuyer sur la main-d'oeuvre indigène, il convient de la
fixer à des endroits voulus afin de l'évangéliser et de la
former au travail que l'on attend d'elle. Pour cela, il faut créer trois
missions le long du Marroni, du Canopi et de l'Oyapock735. Mais
Malouet n'attache aucun crédit au plan de civilisation des Indiens et
doute fort que l'on puisse en faire des colons utiles à la
métropole. Il propose cependant de les exempter de corvée et de
les rémunérer si l'on a recours à leurs
services736. En réalité, Malouet se résout
à suivre le plan de Besner au sujet du peuplement, mais il met en garde
le ministre que l'on devra agir avec
732 Ibid., p. 83.
733 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 66.
734 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 89.
735 Ibid., p. 84.
736 Michèle DUCHET, « Malouet et le problème
de l'esclavage », op. cit., p. 65-66.
170
prudence afin de ne pas hypothéquer les chances de
succès. Il préconise d'employer des missionnaires
expérimentés pour traiter avec les Indiens et les marrons du
Surinam737.
3.4 Police intérieure et administration
La question de la police intérieure est abordée
par Malouet mais il se borne aux constats généraux et en livre un
condensé. « Il y a beaucoup à faire, précise-t-il.
» Il fait remarquer que les divisions et les tracasseries administratives
entravent le développement des projets car, selon lui, leur
succès dépend d'une volonté commune du gouverneur et de
l'ordonnateur d'oeuvrer dans le même sens. Malouet pointe un
problème récurrent soulevé par l'administration
bicéphale, à savoir celui de l'entente et de la collaboration en
bonne intelligence entre les deux administrateurs, peu enclins « pour
partager entre eux de bonne foi l'honneur, les fautes et les
moyens738. »
Il reprend également un projet qu'il avait
développé en 1775 devant le Comité de législation
pour les colonies, celui « d'autoriser et de créer une
assemblée des représentants de la colonie » dont l'objectif
est de discuter de l'imposition, vérifier les recettes et les
dépenses de la colonie pour en certifier les comptes, faire parvenir au
ministère des rapports sur les dysfonctionnements constatés,
préparer les règlements à établir, etc. C'est
« un des projets majeurs du nouvel ordonnateur, explique Jean Tarrade,
pour lui [...] le meilleur moyen d'imposer ses vues pour la mise en valeur des
terres basses de la colonie à l'instar des voisins hollandais de
Surinam. » Il agit en s'inspirant de la façon de faire à
Saint-Domingue où la répartition de l'impôt est
effectuée par la réunion au Cap français des deux Conseils
supérieurs du Cap et de Port-au Prince, qui tiennent une session
commune739.
CONCLUSION
Malouet propose un plan qu'il place sous le signe de la
prudence et de la mesure. Or, les projets que fait le baron de Bessner à
la fin des années 1760 promeuvent un certains nombres de principes que
l'on retrouve dans les propositions de Malouet. Hormis sur le volet
scientifique et technique, il reprend à son compte les principes de
recourir à l'État pour stimuler l'économie et apporter son
soutien au développement. Malouet se démarque cependant en
s'écartant du modèle de
737 Ibid., p. 66.
738 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 91.
739 Jean TARRADE, « Malouet et les colonies:
législation et exclusif », in Jean EHRARD et Michel
MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des
amis des universités de Clermont, 1990, p. 37-36.
mise en valeur par le biais d'une compagnie commerciale, qu'il
estime risqué, dépassé, et auquel il ne croit
guère. En outre, sa réflexion se nourrit d'idées qu'il
puise dans le libéralisme économique alors en germe.
L'État, en quelque sorte, doit investir en Guyane et se porter garant
pour la colonie afin de réinstaurer un climat de confiance
vis-à-vis du marché. C'est un investissement sur le long terme
que propose Malouet, afin de construire les bases solides d'un
développement économique en adéquation avec les
possibilités de la Guyane, visant à concilier les
intérêts de la monarchie et des colons.
Quant à la question du peuplement, l'enjeu va bien plus
loin qu'une simple question posée dans le but de déterminer quels
individus seraient les mieux adaptés à la mise en valeur de la
colonie. Politiquement parlant, la réussite d'un peuplement d'esclaves
affranchis serait une vitrine de premier choix pour la cause anti-esclavagiste
que représente ici Besner. Maintenant, si nous envisageons cette
question du point de vue de Malouet, vraisemblablement y souscrit-il dans une
optique sécuritaire pour juguler le marronnage. Cependant, comme il le
laisse entendre en 1775 dans ses écrits en prenant l'exemple des
affranchis de Saint-Domingue, Malouet croit aux vertus de l'esclavage, qui
offrirait aux Noirs la possibilité de sortir de leur état de
« sauvagerie » par le contact éminemment « civilisateur
» de la culture européenne740. Il est donc raisonnable
d'avancer l'hypothèse selon laquelle s'il souscrit à
l'affranchissement progressif imaginé par Besner, c'est pour mieux
utiliser l'éventuelle réussite de ce projet pour montrer que
l'esclavage est nécessaire, malgré tout.
Enfin, fort de son expérience de planteur, il insiste
sur le fait que les habitants, en prise directe avec les problématiques
coloniales, sont plus à même de présider à leur
destinée que le ministère de la Marine situé à huit
semaines de bateau. Sa proposition pour créer une assemblée
coloniale va dans ce sens.
171
740 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome
4, op. cit., p. 148.
172
TROISIÈME PARTIE
-
L'ADMINISTRATEUR DES LUMIÈRES EN
GUYANE
173
L'action de Malouet en Guyane, bien que relativement
brève, permet d'observer un homme très actif, un grand
travailleur, déterminé à réaliser ses objectifs.
Interlocuteur privilégié entre la métropole et sa colonie,
c'est par lui que transite l'essentiel des informations entre les deux
entités. Malouet s'affiche alors comme un vecteur de la tradition
administrative et scientifique métropolitaine, qu'il diffuse au coeur de
la colonie en prenant appuis sur les relais scientifiques locaux. C'est
également un administrateur de terrain qui se livre à de
véritables investigations, en quête d'informations qu'il va
chercher auprès des habitants et au Surinam. Promoteur du projet
colonial, il anime dans la mesure de ses moyens la recherche locale et se
charge de dynamiser les secteurs économiques relevant des objectifs
définis par son projet. En cela, la bonification des zones humides de
Cayenne puis des régions de Kaw et de l'Approuague constitue le fer de
lance de son dispositif, qui met en lumière le rôle essentiel de
l'ingénieur Jean Samuel Guisan. Malgré cela, le bilan s'affiche
comme mitigé. Malouet essuie quelques revers qui autorisent une certaine
remise en cause, tant du point de vue de ses réalisations que du point
de vue de l'image d'un administrateur clairvoyant et au-dessus de tous
reproches qu'il se forge. Partant, c'est aussi l'occasion de nuancer, voire de
contester, certains points de l'historiographie se rapportant à ce
personnage, pour en proposer une lecture que nous souhaitons plus juste.
1 UN INTERMÉDIAIRE ENTRE LA COLONIE ET LA
MÉTROPOLE
La réalisation du projet ministériel met en
mouvement une machinerie qui fait fonctionner de concert les centres savants et
administratifs métropolitains, avec les différents acteurs
situés en Guyane : scientifiques, habitants, Amérindiens et
esclaves. Dans cette organisation, l'ordonnateur est un point de convergence
des informations, véritable courroie de transmission entre la
métropole et la colonie. D'un côté il centralise et diffuse
les informations récoltées sur le terrain, d'un autre il
contribue à propager les pratiques administratives et scientifiques
européennes par le biais d'une correspondance normalisée avec le
ministère de la Marine. Son rôle est aussi éminemment
pédagogique puisqu'il doit informer les habitants des projets que la
métropole envisage. En ce sens, l'Assemblée
générale de Guyane est l'occasion d'un exercice de communication,
à la fois pour affirmer l'autorité de l'administration et pour
éclairer les habitants. En tant que principal animateur et rapporteur de
cet événement, Malouet saisit l'occasion pour se mettre en valeur
auprès du ministère.
174
1.1 Centraliser et diffuser l'information
Conformément aux directives ministérielles, et
dans la droite ligne de la redéfinition du projet colonial voulu par
Colbert, les administrateurs coloniaux sont soumis à l'impératif
d'informer la métropole par la collecte d'informations. En Guyane,
Malouet fait littéralement figure d'enquêteur. Ses investigations
s'appuient d'un côté sur ses observations personnelles, et sur la
sollicitation des intermédiaires locaux que sont les différents
spécialistes, botanistes, ingénieurs-géographes, habitants
entreprenants, mais également les esclaves et les Amérindiens.
S'insérant dans les rouages de la Machine coloniale, Malouet
intègre cette mécanique en tant qu'intermédiaire entre la
colonie et la métropole, polarisant les échanges de savoirs entre
les deux entités.
1.1.1 Informer la métropole, éclairer la
colonie
L'une des caractéristiques de l'action de l'ordonnateur
est constituée par la dimension informative de sa mission. Tout au long
des deux années qu'il passe en Guyane, Malouet informe la
métropole par une correspondance soutenue avec le ministère,
à qui il fait parvenir des lettres, des comptes-rendus et des
mémoires. Son action comporte également un fort aspect didactique
à l'attention de la colonie, qu'il s'agit d'informer et, d'une
façon plus générale, d'instruire.
Une correspondance normalisée
En qualité de représentant de l'administration
royale dans les colonies, l'ordonnateur correspond avec le ministre de la
Marine à qui il rend compte de son action, de la situation, demande des
instructions sur des sujets précis. En la matière, les
échanges épistolaires entre Malouet et Sartine sont abondants.
« [...] J'y ai plus écrit peut-être sur l'administration de
Cayenne que tous les administrateurs qui m'ont précédé
», déclare-t-il au moment de son départ en août 1778,
dans une lettre vraisemblablement adressée à son ami
François Legras, l'ancien procureur général du Conseil du
Cap741. L'inventaire de la sous-série C14 recense pour
Malouet, entre 1776 et 1778, 302 courriers échangés avec le
ministère. Sous l'administration de Maillart du Mesle (entre 1766 et
741 Gabriel DEBTEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet, 1777. », op. cit., p.
60.
175
1771) nous avons relevé 296 lettres, et 208 pour
l'ordonnateur de Préville (1773-1774 puis 17781785). Ce décompte,
à défaut de pouvoir être exact, permet néanmoins de
se faire une idée du volume des échanges épistolaires, qui
répondent aux exigences adressées aux administrateurs depuis les
années 1670 et la redéfinition du projet colonial initiée
par Colbert742.
La correspondance avec le ministre est distribuée en
fonction de la répartitions des pouvoirs à la tête de la
colonie. De fait, les sujets concernant l'autorité conjointe de
l'ordonnateur et du gouverneur font l'objet de « lettres communes »
signées des deux administrateurs. Les sujets relevant de
l'autorité de chacun sont consignés dans les « lettres
particulières. » Malouet fait également parvenir trois
comptes-rendus (pour l'année 1776743, 1777744 et
1778745) dans lesquels il passe au crible tous les sujets sur
lesquels il travaille et qui lui permettent de faire un point de la situation :
l'administration générale, les finances, les réunions du
Conseil supérieur, la justice, les décisions qu'il a prises,
l'état général de la colonie, etc.
Homme de cabinet, le besoin de répertorier,
d'étudier et de collecter les richesses naturelles des territoires
outre-mer fait également de l'ordonnateur un homme de terrain qui dresse
un inventaire des questions scientifiques touchant la colonie. Ainsi, Malouet
profite de sa tournée en Guyane pour visiter des cultures
d'épices et dresser des procès verbaux précis. Il examine
un giroflier planté depuis trois ans, mesure sa circonférence et
sa hauteur. Il fait de même avec un cannelier « du même
âge, ayant lorsqu'il a été planté un pied de
hauteur, lequel a été mesuré en notre présence et
s'est trouvé en avoir douze aujourd'hui. » Il renouvelle
l'opération sur l'exploitation de M. Macaye, où il inspecte un
giroflier et un cannelier746. Il visite l'habitation de M. Noyer,
chirurgien-major. Celui-ci a reçu de l'Île de France quatre noix
de muscade, qu'il met en terre le 8 février 1773 suivant les
recommandations de Pierre Poivre. Finalement, une seule noix germe. Malouet en
rend compte au ministre le 3 mai 1777 :
« Le muscadier donne des espérances de
réussite aussi heureuse que les transplantations des autres arbres d
'épiceries. f...] La tige qui le 2 juin 1774, n'avoit que sept pouces de
haut, a aujourd'hui six pieds et demi, et deux pouces et demi de
circonférence. Le 24 avril dernier l'arbre a porté
fleurs747. »
742 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 250.
743 ANOM C14/43 F° 84
744 ANOM C14/50 F° 62
745 ANOM C14/50 F° 96
746 ANOM C14/44 F° 243
747 ANOM C14/44 F° 133
176
De passage aux anses d'Iracoubo, il observe la pêche
à la tortue, sur laquelle on fonde de grands espoirs. En
réalité, ce projet, imaginé à la hâte, ne
peut pas être édifié en un objet de commerce profitable. En
revanche, cette vérification lui permet de constater que la pêche
au lamantin, dans la baie de Cachipour, semble nettement plus prometteuse si on
y met les moyens. Pour le moment, il n'y a qu'un seul bateau appartenant
à un dénommé Limbourg, un « homme industrieux et
actif », qui écoule difficilement sa production. Cette visite lui
permet de suggérer au ministre un moyen de développer
plutôt cette industrie : d'abord, il faut fournir à Limbourg un
meilleur bateau pour qu'il puisse commercer avec la Martinique. Puis, il faut
augmenter le parc de bateaux si l'on veut approvisionner toutes les Antilles en
poisson sec748.
« Ne rien exclure a priori, soumettre à
l'expertise les faits les plus improbables comme les plus ordinaires, rendre
curieux ce qui est banal, exotique ce qui est familier749 » :
l'ordonnateur revêt donc une fonction d'enquêteur qui doit
être attentif à l'ensemble de l'espace naturel qui l'entoure, sans
pour autant se laisser entraîner par ses goûts ou sa
curiosité. On le voit aisément dans les comptes-rendus que fourni
Malouet. Des finances à la réfection de la prison, du
séminaire du Saint-Esprit inactif aux lourdeurs de la justice, de la
création d'une boucherie au recouvrement des dettes, des
difficultés rencontrées par les habitants à la
qualité des bois de construction : chaque sujet qui nécessite son
attention fait l'objet d'un chapitre particulier. De fait, transmettre le fruit
de son travail par la voie administrative, généralement sous
forme d'un mémoire ou d'un compte-rendu, impose une forme
codifiée, répondant à des exigences normatives. Il s'agit
en effet de rendre ces informations suffisamment lisibles et explicites pour
les centres du pouvoir et du savoir métropolitains. « Ce qui domine
est le souci de codifier, de calibrer, de rendre uniformes et universelles des
pratiques locales », précise Noëlle Bourguet, afin que les
données issues des colonies soient comparables entre-elles, analysables
et exploitables750.
Grâce à une correspondance normalisée et
codifiée, l'ordonnateur peut rendre compte précisément de
l'état de son travail et ainsi informer la métropole. Il utilise
également ces modalités sur le terrain diplomatique pour
rapporter ce qu'il observe au Surinam.
748 ANOM C14/43 F° 42
749 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde:
voyage et histoire naturelle », op. cit., p. 173.
750 Ibid., p. 173-174 ; François REGOURD,
Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op.
cit., p. 250.
177
Au coeur de la prospérité du
Surinam
Le voyage qu'il entreprend au Surinam est également un
moyen pour Malouet d'accéder à toutes les informations relatives
à la colonie hollandaise, qu'il adresse au ministre, et que l'on
retrouve dans le troisième volume de sa Collection de
mémoires. Sa correspondance développe abondamment ses
observations du modèle colonial hollandais. Parmi les points essentiels,
il juge l'administration coloniale plus efficace que celle de la France. «
Les principes y sont républicains et les formes monarchiques,
écrit-il à François Legras en 1778. Ce qui forme la
combinaison de gouvernement la plus efficace751. » Le pouvoir
est aux mains du gouverneur, qui nomme un magistrat supérieur en charge
de l'autorité publique. Celui-ci supervise un Conseil de police et
d'administration composé de douze conseillers élus par la
colonie. Le gouverneur rend compte de ses décision devant le Conseil,
qui peut émettre des réclamations, ainsi que chaque
particulier752.
D'une façon générale, Malouet se montre
admiratif par le fait que les magistrats respectent les lois sans rechigner,
sans s'indigner. Ils utilisent les recours légaux en cas de litiges. Il
prend l'exemple de M. Menerzaguer, gendre du gouverneur Neupveu,
condamné à tort à une amende de 200 pistoles. Celui-ci
paie, ne fait pas jouer son lien de parenté avec le gouverneur, et
attend le prochain Conseil pour se pourvoir. « Cet ordre-là est
admirable, écrit-il. Parmi nous, un gouverneur, dans ce cas-là,
se seroit mis en colère, et son gendre aussi ; on auroit envoyé
chercher le commissaire, on l'auroit humilié, et on auroit appris aux
assistans que les gens en place et leurs parens ne sont pas faits pour payer
l'amende. Voilà nos moeurs753 ! »
Malouet note que les impôts sont payés sans
problème, à échéance. Les denrées de la
colonies sont acheminées vers Paramaribo avant leur exportation.
Là, on vérifie si le propriétaire des denrées est
en règle avec ses impôts. S'ils ont été
payés, la cargaison est acceptée. Dans le cas contraire, le
montant est déduit du prix de la cargaison. Malouet, en esprit pratique,
tire parti de cette observation :
« Comme il faut toujours rendre ses lumières
acquises profitables à son pays, j'ai fait adopter à Cayenne cet
usage que le Conseil supérieur vient de consacrer par un
règlement754. »
751 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.
752 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome
3, op. cit., p. 71-72.
753 Ibid.
754 Ibid., p. 79.
178
Du point de vue des finances, la situation n'est cependant pas
reluisante. Il rapporte :
« Sur quatre cents habitations, vingt habitans
seulement ne doivent rien et sont d'une richesse énorme, cent doivent du
tiers au quart , · cent cinquante, la moitié, et le reste est
engagé pour les trois quarts, la totalité et au-delà de ce
qu'ils possèdent755. »
Sur un revenu total d'environ 22 millions, la colonie est
endettée à hauteur de 80 millions envers les créanciers
européens. Cette configuration alarmante confinerait au
découragement si les cultures n'étaient pas si florissantes. Il
écrit à son ami François Legras :
« Les Hollandais m'ont f...] présenté
le plus magnifique spectacle que puisse produire le courage et l'industrie. Une
armée de 100 000 hommes en bataille et la colonie de Surinam sont les
deux choses que je me félicite le plus d'avoir vues ? Je me suis
promené dans des jardins plus beaux que ceux des Tuileries, qui
étaient il y a dix ans couverts de dix pieds d'eau756.
»
Cet extrait renvoie à la description qu'il fait de
l'habitation de M. de Limes. Celle-ci, en effet, comporte un quai propre et
commode, un chemin empierré « au moyen duquel [il arrivoit] sans
[s']embourber à la maison du maître. » Le jardin est garni
d'arbres fruitiers, de légumes et d'une basse-cour abondante. « En
comparant tout ceci à la mesquinerie, à la malpropreté, et
à la misère de Cayenne, écrit Malouet, j'étois
tenté de me faire adopter Hollandais, et de renoncer à la France
Équinoxiale757. » Il attribue cette
prospérité à la mise en valeur des terres basses.
Celles-ci se présentent de façon uniforme sur 400 lieues «
entre l'Orénoque et l'Amazone758. » S'il estime que la
terre de Saint-Domingue procure de meilleurs rendements du fait de sa
qualité et du peu de travail qu'elle requiert, il constate que les
Hollandais sont de bien meilleurs techniciens d'une part, bien mieux
ordonnés et disciplinés d'autre part. Il salue «
l'uniformité d'ordre et de méthode dans la distribution et
l'exécution des travaux. » Au lieu de laisser libre cours à
leur « caprice », comme c'est le cas en Guyane, tous les habitants
sont soumis à l'exécution du même plan,
épaulés par des
755 Ibid., p. 87.
756 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 59.
757 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 98.
758 Ibid., p. 87.
179
ingénieurs compétents759.
Ainsi, Malouet considère que l'endettement de la
colonie n'est que passager et que ce problème se résoudra de
lui-même. Selon son analyse, il serait le résultat de la baisse du
cours du café et du « faste dans les bâtiments et les jardins
» qui auraient ruiné la majeure partie des habitants, à
l'image de l'habitation de M. de Limes dont ses « Tuileries [...] et sa
superbe manufacture, après un moment d'enthousiasme, [lui] ont paru
extravagants. » Ce sont des dépenses importantes et inutile
à ce niveau760. Malouet prédit que le marché va
s'autoréguler. Cet argument libéral lui fait expliquer à
Legras que les habitants les plus endettés sont contraints au fur et
à mesure de céder leurs biens à leurs créanciers.
« Lorsque la révolution sera consommée, écrit-il,
lorsque les gens ruinés auront disparu, on ne s'apercevra d'aucun
changement dans les produits761. » De fait, il trouve là
matière à appuyer le volet financier de son projet de
dessiccation des terres basses en Guyane. Les colons hollandais sont soutenus
d'un côté par la métropole qui leur accorde une avance de 4
à 10 esclaves en fonction de la superficie cultivée. D'un autre
côté ils bénéficient de la caution apportée
par l'engagement monarchique qui crée un climat de confiance à
destination des financiers amstellodamois, qui « investissent à 200
000 florins à 6% par terres762. »
Ainsi, les observations menées au Surinam, si elles
permettent une approche des raisons de la prospérité de cette
colonie, sont également l'occasion d'établir une comparaison avec
la Guyane et d'y puiser l'inspiration pour des solutions en Guyane. Dès
lors, Malouet entend fournir concrètement des exemples aux habitants
guyanais.
De la leçon à
l'exemple
Homme des Lumières, Malouet confère à son
travail une dimension informative et pédagogique à destination de
la colonie. D'une façon générale, il s'étonne du
manque de savoir des habitants et de leur obstination à persister dans
une voie qui, semble-t-il, n'est pas la bonne. Le champ lexical qu'il utilise
est éloquent et ses écrits, aussi bien que sa correspondance,
font état, presque à l'envi de « l'ignorance » qui
règne dans la colonie, du peu de « lumière » dont
disposent les habitants, de leur « conservatisme » et des trop rares
planteurs « habiles et éclairés ». En 1780,
759 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p.
59-60.
760 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 98.
761 Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves
et plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit., p. 60.
762 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 94.
180
dans le compte rendu au roi rédigé par Malouet et
Sartine, ce constat est repris :
« Il y a une alliance notoire entre la
pauvreté et l'ignorance dont résulte un amour-propre
opiniâtre, [l'habitant] se complaît dans sa manière
d'être, pourvu que les premiers besoins soient satisfaits763.
»
Selon Julien Touchet, les déficiences supposées
de la société coloniale appellent la tutelle d'une administration
intelligente764. Des ouvrages comme La Maison Rustique de
Préfontaine sont rédigés dans ce but didactique. Il s'agit
d'éclairer l'habitant, et Malouet se voit comme un agent important de
cet encadrement. Il est convaincu du bien fondé de ses idées ;
leur application, selon lui, relève de l'évidence. Ainsi, sa
tournée en Guyane est l'occasion d'informer les habitants qu'il
rencontre. Mais la tâche est ardue et Malouet avoue au ministre les
difficultés qu'il rencontre avec les habitants les plus
éloignés de Cayenne, criblés de dettes, souvent
très pauvres, insolvables, éloignés de tout : des voies de
communication, du courrier, de l'imprimerie, etc. Certains ne sont pas au
courant des projets de la métropole, et ne savent même pas qui il
est. « Comment plaire à de pareilles gens, et leur être
véritablement utile? » Ainsi, Malouet donne une dimension
pédagogique à ces rencontres. Il tente d'expliquer pourquoi il
est important de payer ses dettes et de n'emprunter de l'argent que quand on
est en état de le rembourser. Il explique également les
faiblesses des pratiques culturales, tente de combattre la force de l'habitude,
surtout des mauvaises habitudes. Il dévoile la nature exacte des projets
de la métropole et explique aux habitants quel est le but d'une
colonie765.
La dimension didactique de son projet occupe une place
centrale dans sa réflexion. Il cherche à établir, par
l'expérience du terrain, l'appréhension concrète des
choses observées sur place, un cadre à l'administration et un
modèle pour les habitants, « sans quoi [il auroit] eu l'air d'un
missionnaire apostolique et point d'un administrateur766. »
Avec le projet de mise en valeur des terres basses, Malouet veut doter la
Guyane d'une vitrine des lumières métropolitaines à
l'usage des habitants. Comme le lui fait remarquer Boutin : « nous n'avons
ni modèles, ni artistes, ni capitaux767. » Qu'à
cela ne tienne, l'ordonnateur ne se dépare pas d'un certain optimisme ;
son administration et le travail de l'ingénieur Guisan, nouvellement
recruté, vont changer les choses et
763 ANOM C14/52 F° 98
764 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
française (1720-1848), op. cit., p. 117.
765 ANOM C14/50 F° 67
766 ANOM C14/50 F° 68
767 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet tome 1,
op. cit., p. 121.
181
placer la Guyane sur la voie du développement :
« Des procès verbaux authentiques, des
opérations géométriques, sont substituées à
des fables absurdes, · un système de culture fondé en
raison et en fait va s'établir dans la Guyane, le Gouvernement ne peut
plus errer, les entrepreneurs savent ce qu'ils ont à faire pour
réussir, · il ne leur manque plus que des modèles de
dessèchemens, de bâtimens, d'écluses, de machines, et ils
vont être exécutés768. ,»
Par ailleurs, Malouet fait porter ses efforts en faveur de
l'éducation en Guyane et engage des mesures dans ce sens. Son projet
s'avère pragmatique, destiné à former la jeunesse aux
disciplines utiles dans les colonies. Dans son compte rendu pour 1777, il fait
part de sa reprise en main du collège, qui consiste en « un
maître d'école sur une habitation qui ne produit rien. » Pour
lui, créer un établissement scolaire digne de ce nom « est
de la plus haute importance pour la colonie. » Il engage un professeur de
mathématique qu'il fait venir de France, auquel il adjoint les services
du « plus sensé des missionnaires » et d'un «
maître d'écriture. » Il transforme la maison du
collège en pensionnat, qui accueille 22 élèves, dont 12
pensionnaires. C'est un enseignement aux visées utilitaristes qui est
prodigué ici, en phase avec les besoins d'une société de
cultivateurs. On y enseigne donc la géométrie, la
mécanique et l'hydraulique. « Nul besoin de latin769.
»
En concertation avec M. Maire, le directeur du collège,
Malouet projette d'embaucher en plus deux professeurs laïcs de
mathématiques, deux régents pour enseigner la grammaire,
l'histoire et la religion. Son projet pédagogique est de former une
sorte d'école d'ingénierie coloniale, où l'on enseigne
« la conduite des esclaves, le travail de la terre, en se fondant sur des
faits avérés. » Il projette également d'écrire
« une espèce de catéchisme moral et physique », qui
servirait de socle à l'élaboration du premier code de
l'éducation dans les colonies770. Le 28 août 1778, M.
Maire fait état de besoins en livres et de la nécessité
d'allouer une pension pour les enfants qui ne pourront payer les frais de
scolarité, en particulier les mulâtres771.
Même fort modeste, cet établissement, permettrait
donc, si l'on suit Julien Touchet, d'affirmer que la Guyane serait
arrivée dans la phase 2 du modèle de Basalla, qui décrit
le moment où émerge une science coloniale et des infrastructures
entraînant les colonies sur les chemins de l'autonomie
scientifique772. Il nous semble cependant que cette affirmation peut
être nuancée. En
768 Ibid., p. 187.
769 ANOM C14/50 F° 92
770 ANOM C14/50 F° 93
771 ANOM C14/50 F° 219
772 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 285.
182
effet, l'approche strictement diffusionniste proposée
par Georges Basalla peut, à première vue, se montrer
séduisante pour expliquer le développement de territoires par le
lien étroit entretenu avec la science européenne, qui surgit dans
un contexte colonial. Cependant, cette grille de lecture s'avère
être quelque peu rapide, car certaines régions, effectivement, ne
parviennent pas à s'extraire du sous-développement, de la
dépendance vis-à-vis de la métropole, et de l'exploitation
qui en résulte, comme le montre la Guyane. Ce cadre revient à
ériger les savoirs et les pratiques métropolitaines comme des
modèles, ce qui laisse de côté les cadres locaux et
préexistants à l'arrivée des
Européens773. De fait, considérer que la
création d'institutions dédiées aux savoirs constitue une
preuve de l'autonomisation scientifique de la Guyane, donc l'entrée dans
la phase 2 du schéma de Basalla, nous semble être une erreur de
perspective. Les savoirs institutionnalisés restent largement des
produits métropolitains, destinés à exploiter au mieux les
ressources guyanaises dans le cadre des objectifs ministériels.
Relais du pouvoir monarchique et vecteur d'une tradition
administrative et scientifique métropolitaine, l'ordonnateur est un des
rouages actifs de la Machine coloniale, qu'il alimente par le biais de la
correspondance ministérielle. Il est également le point
d'entrée du projet colonial dans les possessions outre-mer. Toutefois,
il convient de prendre du champ par rapport à cette analyse du
rôle de l'ordonnateur, qui suggère une colonie engoncée
dans un rôle périphérique et passif face aux apports du
centre européen. Ainsi notre approche se montre attentive à
l'appui essentiel des intermédiaires locaux, avec lesquels Malouet est
en relation.
1.1.2 Circulation des savoirs et relais locaux
Les relais locaux jouent un rôle primordial dans le
travail d'enquête de l'ordonnateur. Suite à la redéfinition
du projet colonial initié par Colbert, les institutions savantes
métropolitaines s'attachent à déployer un réseau de
correspondants dans les colonies afin d'accroître la collecte
d'informations scientifiques774. On assiste alors peu à peu
à l'émergence d'une « science coloniale » selon la
définition de Georges Basalla, c'est-à-dire une science sous
tutelle de la métropole, fondée sur des institutions et des
individus en étroite relation avec les centres savants et
773 David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality
in the History of Science: Colonial Science, Technoscience, and Indigenous
Knowledge », Osiris, 1 janvier 2000, vol. 15, p. 226.
774 François REGOURD, « Diffusion et assimilation
des techniques académiques de collecte et d'expertise dans l'espace
caraïbe français (XVIIe-XVIIIe s.) », in Philippe
HRODEJ et Sylviane LLINARES (dirs.), Techniques et colonies (XVIIe-XXe
siècles), Paris, Publication de la Société
Française d'Histoire, 2005, p. 33.
183
administratifs européens.
Les spécialistes voyageurs
Les colonies assistent donc à l'arrivée de
voyageurs, souvent pensionnés par l'Académie des sciences, qui
collectent des échantillons, se livrent à des observations
diverses, sondent les rivières, décrivent la faune et la flore,
rédigent des mémoires, et font parvenir le fruit de leur travail
aux savants de l'Académie des sciences, de l'Observatoire ou du Jardin
du roi. En effet, le naturaliste à proprement parler n'est pas le
voyageur qui arpente le terrain mais celui qui attend les envois à
Paris, pour en faire de nouveaux matériaux scientifiques775.
Ainsi, en 1721, le médecin Pierre Barrère reçoit le brevet
de « médecin-botaniste du roi à Cayenne » grâce
à l'appui de Jussieu. Ce titre fait de lui le correspondant de
l'Académie des sciences lors de son séjour en Guyane jusqu'en
1725776. Une fois obtenu son brevet de médecin du roi
à Cayenne le 22 décembre 1735, Artur séjourne en Guyane de
1736 à 1771. L'Académie des sciences le nomme correspondant,
titre qui le met en rapport avec Réaumur, Bernard de Jussieu et
Buffon777. François Fresnau, ingénieur du roi en
Guyane dont le nom est lié à ses travaux sur le caoutchouc, est
également correspondant de l'Académie des
sciences778.
En plus de rendre compte, de collecter et d'alimenter en
informations les institutions savantes métropolitaines, ces voyageurs,
sont porteurs d'un savoir-faire et de techniques qu'ils mettent en oeuvre dans
le cadre de leur mission. En l'absence d'université ou de lieu de
formation, ils jouent un rôle très important de vecteur des
savoirs et des techniques scientifiques au sein des colonies779.
Ainsi des contacts se nouent entre ces agents royaux à la pointe des
techniques européennes et certains habitants, amateurs férus de
sciences qui s'investissent dans l'élaboration du projet colonial. Dans
le cadre du dessèchement des terres basses en Guyane, Malouet recrute
l'ingénieur hydraulicien Guisan, à qui il confie les habitants
Bois-Berthelot et Couturier, deux des colons parmi « les plus
distingués », dans le but de les former aux techniques de drainage,
mal
775 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes du Jardin
du roi et du Muséum d'histoire naturelle: essai de portrait-robot
», Revue d'histoire des sciences, 1981, vol. 34, no
34-3-4, p. 264.
776 Henri FROIDEVAUX, Notes sur le voyageur guyanais Pierre
Barrère, Imprimerie nationale., Paris, 1856, p. 6.
777 Jean CHAÏA, « Jacques-François Artur,
1708-1779, premier médecin du roi à Cayenne, correspondant de
Buffon, historien de la Guyane », 87e congrès des
sociétés savantes, 1962, p. 37-38 ; Jacques François
ARTUR, Histoire des colonies françoises de la Guianne, op. cit.,
p. 49-50.
778 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes »,
op. cit., p. 266.
779 François REGOURD, « Diffusion et assimilation
des techniques académiques de collecte et d'expertise », op.
cit., p. 38.
184
maîtrisées en Guyane780. Ils
accompagnent donc Guisan entre mars et mai 1778, lors d'une expédition
envoyée dans la région de Kaw et de l'Approuague destinée
à la reconnaissance des terrains susceptibles d'êtres
desséchés. Les trois hommes pratiquent des relevés
pédologiques, sondent la profondeur des marais, réalisent des
opérations d'arpentage et de trigonométrie781.
L'ensemble de ces opérations fait l'objet d'un mémoire que Guisan
rend aux administrateurs en mai 1778782 ainsi qu'un rapport
rédigé par Couturier sur un Voyage avec Guisan à
Approuague783.
En plus de ces spécialistes voyageurs, souvent en
liés aux académies parisiennes, et qui apportent leurs
compétences au sein de la colonie, l'ordonnateur bénéficie
de l'appui de spécialistes locaux.
Les spécialistes locaux
Certains de ces spécialistes sont, en effet,
affectés de façon permanente dans les colonies. Ils constituent
des relais efficaces pour les Académies métropolitaines, qui
peuvent non seulement augmenter leurs capacités de collecte, mais aussi
jouir d'intermédiaires diffusant les sciences et techniques
métropolitaines au coeur des colonies. « Ces acteurs de la science
coloniale participent pleinement, de fait, à la fécondation
permanente des pratiques scientifiques locales de collecte et
d'expérimentation », précise François
Regourd784. En effet, détenteurs d'un savoir technique
spécifique, allié à une connaissance approfondie du
milieu, ces intermédiaires, sont une source d'information de
première main dont le avis sont précieux pour les
administrateurs. De plus, leur implantation locale les rend disponibles en
permanence785. La consultation des archives révèle la
diversité des tâches qui leur sont confiées. Arrivé
à Cayenne en 1764, l'ingénieur Brodel est envoyé dans la
région de l'Oyapock afin de tracer les emplacements pour l'implantation
d'une future colonie. En 1766, « il eut ordre de M. de Fiedmond, de
relever la coste devant et des deux côtés de la ville de Cayenne,
et de placer sur la carte la situation et la figure des roches qui
découvrent à mer basse. » Il reçoit sa commission
d'ingénieur-géographe en 1768 et poursuit ses opérations
« dans la
780 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires tome
1, op. cit., p. 38.
781 ANOM C14/50 F° 102
782 ANOM C14/50 F° 120
783 ANOM C14/50 F° 202
784 François REGOURD, « Diffusion et assimilation des
techniques académiques de collecte et d'expertise », op.
cit., p. 40.
785 Monique PELLETIER, « Les
ingénieurs-géographes au lendemain du traité de Paris
(1763). », op. cit., p. 42.
185
ville et dans la savanne. » L'année suivante, il
remonte le cours de « la rivière de la Comté, et
[pénètre] par les terres dans le haut de la rivière de
Prouague » qu'il décrit. En 1770, il dirige des travaux de
fortification. L'année suivante, il est « envolé pendant
l'hiver pour trouver et établir une communication entre le haut des
rivières de Prouague et d'Oyapok. Il [redescend] par cette
dernière rivière. Il étoit au moment de son départ
pour chercher une communication entre les rivières de l'Oyapok et de
Prouague lors qu'arriva l'ordre de sa réforme. » Il passe
l'année 1772 en France et revient à Cayenne en janvier 1773,
où il se livre à des « opérations
géographiques », effectue des reconnaissances sur les « islets
devant Cayenne, sur les montagnes de la Gabrielle, et dans les savannes entre
Courou et Sinnamary786. » Malouet l'emploie ensuite pour
dresser une carte générale de la Guyane, conjointement avec
l'ingénieur-géographe Simon Mentelle787. Il lui confie
enfin la réalisation d'un moulin à planche, mais Brodel
décède avant d'avoir mené à bien sa
mission788.
La présence de ces spécialistes démontre
que la diffusion des pratiques métropolitaines fait florès dans
les colonies et s'accompagne par la production de documents, de rapports, de
mémoires ou de cartes précis, chiffrés, directement
exploitables par les Académies789. Ces relais scientifiques
locaux sont « la main qui recueille les objets, précise
Marie-Noëlle Bourguet, l'oeil qui les observe et les décrit, comme
pour permettre au naturaliste resté en Europe de voir et travailler
à distance. » De fait surgit l'évidence de l'importance
d'une discipline à observer dans la rédaction d'un
procès-verbal d'observation, de respecter des normes d'identifications
de colis ou d'échantillons, etc790. Le 12 octobre 1778,
Patris, conseiller au Conseil supérieur de Cayenne, médecin et
botaniste, envoie au ministre un procès verbal des observations de
plants de giroflier qu'il a effectuées sur les habitations de MM.
Macaye, Courant, et Mme de Billy. Il décrit la taille, la forme des
fleurs, la qualité de la terre, l'exposition. Ainsi en février
1778, il observe que le giroflier planté chez Macaye « a fait voir
dans son contour, jusqu'à sept à huit pieds de hauteur, une
multitude de corymbes [...] tous parvenus à une floraison
parfaite791. » Celui placé chez Courant « s'est
aussi couvert de fleurs pour la première fois, mais avec une profusion
bien plus grande que celui de M. de Macaye. » Il joint à son
document des échantillons : deux branches «
desséchées du gérofflier de M. Courant que les scies d'une
mouche bagasse en avoient détachées dans une nuit, et une de
celui de M. de Macaye sur laquelle [il a] fait tout [son] possible pour
conserver quelques fleurs épanouies. » Il ajoute également
« trois petites grappes de clouds, préparées comme dans
l'Inde, en les faisant passer à
786 ANOM E52 F° 28
787 ANOM C14/43 F° 45
788 ANOM C14/50 F° 68
789 François REGOURD, « Diffusion et assimilation
des techniques académiques de collecte et d'expertise », op.
cit., p. 41.
790 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde:
voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle)
», op. cit., p. 177.
791 ANOM E331 F° 372
186
l'eau bouillante, ressuer dans des feuilles à la
fumée pendant vingt-quatre heures, et ensuite sécher au
soleil792. »
Patris approfondit son analyse en se livrant à une
critique de ses sources :
« Leur odeur aromatique et pénétrante
vont vous mettre à même, monseigneur, de juger avec combien peu de
fondement le sieur Fusée-Aublet793 dans la description des
plantes de la Guyane s'est hasardé d'avancer que les géroffliers
transportés de l'Inde à Cayenne étoient des
géroffliers bâtards. f...] Car selon Rumphe794 qui a
traité le plus en détail du gérofflier, il y en a trois
espèces qui donnent des clouds aussi bons et aussi
aromatiques795. »
Pourtant, même si la botanique est une des branches de
l'histoire naturelle qui a le plus progressé sur le plan
méthodologique, la formation reçue par ces spécialistes
les préparent mal aux tâches qui les attendent : Patris est
médecin. L'approche livresque de leur discipline reste donc importante,
si bien que c'est souvent le terrain qui fait le botaniste796. De
plus, Marie-Noëlle Bourguet souligne combien, jusqu'à la fin du
XVIIIe siècle, l'effort de discipline et de codification minutieuse des
pratiques locales ne vise pas à reconnaître à
l'intermédiaire permanent des colonies un statut d'observateur actif et
autonome, participant par son travail d'investigation à
l'élaboration du savoir. « C'est moins la conception d'un empirisme
scientifique qui s'exprime ici que le désir, pour le savant de cabinet,
de voir à travers l'oeil du voyageur, d'agir par ses gestes, sans se
déplacer797. » On peut également voir, avec Neil
Safier, que le rôle subalterne réservé aux locaux
démontre que la science est une modalité de l'impérialisme
colonial798. Cependant, cet effort disciplinaire atteste de la
participation de la Guyane, comme du reste des colonies d'ailleurs, à la
construction d'une éthique scientifique fondée sur des
données exactes et précises799.
792 ANOM E331 F° 373
793 Jean Baptiste Christian Fusée-Aublet (1720-1778),
apothicaire-botaniste, auteur d'une Histoire des plantes de la Guiane
françoise rangées suivant la méthode sexuelle qui
paraît en 1775. Voir François REGOURD, « Kourou 1763.
Succès d'une enquête, échec d'un projet colonial »,
op. cit., p. 236-237.
794 Georg Everhard Rumphius (1627-1702), militaire et
architecte hollandais connu pour ses travaux d'histoire naturelle et son
cabinet de curiosités.
795 ANOM E 331 F° 373-374
796 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes »,
op. cit., p. 264, 279.
797 Marie-Noëlle BOURGUET, « La collecte du monde:
voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle)
», op. cit., p. 178.
798 Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.
799 François REGOURD, « Diffusion et assimilation
des techniques académiques de collecte et d'expertise », op.
cit., p. 42.
187
L'ancrage de spécialistes locaux permet donc une
diffusion plus en profondeur des pratiques scientifiques
métropolitaines, même si leur rôle est plus effacé.
Parmi eux, Jean Samuel Guisan, que Malouet recrute au Surinam, occupe une place
à part.
Guisan, un ingénieur inséré dans
les réseaux savants
Né à Avrenche, en mars 1740, il quitte sa Suisse
natale en juillet 1769 pour se rendre au Surinam à la demande de son
oncle Nicolas David Guisan800. Il travaille comme économe sur
la plantation appartenant à la société Guisan &
Sugnens, située à Accaribo, qu'il fait fructifier rapidement. Il
se fait rapidement remarquer par la qualité de son travail, aussi bien
que par sa personnalité. Issu d'une famille désargentée
qui l'a poussé à effectuer des études peu passionnantes
à son goût, il n'a de cesse durant sa jeunesse de vouloir
s'extraire de cette condition dans laquelle il est enfermé. Ainsi, il
entreprend de se former seul, après son travail, en consacrant ses
maigres économies à l'achat de livres traitant de sujets
techniques et scientifiques801. Cet autodidacte acquiert des
connaissances poussées, si bien qu'il semble maîtriser tous les
métiers : la cartographie, la construction (maçonnerie et
charpenterie) l'architecture (bâtiments et urbanisme)802.
Kirsten Sarge ajoute :
« C'est un mécanicien innovant (hydraulique,
machines agricoles), un ingénieur planificateur (études
économiques du territoire), un agronome et pédologue , ·
c'est aussi un meneur d'hommes, chef de chantier et organisateur (gestionnaire
de l'atelier royal) , c'est en outre un consultant expert auprès des
administrateurs, du ministre et des habitants propriétaires et un
administratif qui rend des comptes réguliers et précis. Il trouve
encore le temps de s'occuper de ses propres affaires et de curiosités
naturelles803. »
C'est de plus un individu intègre, qui se montre
extrêmement soucieux de bien faire les
800 Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres noyées,
op. cit., p. 102.
801 Ibid., p. 91.
802 Kirsten SARGE, « Au service du bien public en Guyane
(1777-1791). Quelques éclairages complémentaires aux
mémoires de Guisan », in Le Vaudois des terres noyées.
Ingénieur à la Guiane française 1777-1791, Matoury
(Guyane), Ibis Rouge Éditions, 2012, p. 57.
803 Ibid.
188
choses, de donner l'exemple modestement et d'agir dans
l'intérêt général804. C'est
également un homme de cabinet dont la production administrative
(rapports, mémoires, tableaux de compte adressés aux
administrateurs ou au ministre) et cartographique est très
dense805. Ce qui en fait un « ingénieur total »,
selon Kirsten Sarge806.
Il est également inséré dans les
réseaux savants. Une fois passé en Guyane, il continue
d'entretenir une correspondance avec le gouverneur, son oncle et certains
notables. En effet, son Traité sur les terres noyées qui
paraît en 1788 suscite aussi bien en Guyane qu'au Surinam un
intérêt certain pour les colons férus d'agronomie. En
août 1789, il est accueilli comme membre honoraire de la
Société d'agriculture du Surinam. Il correspond avec le
gouverneur Frederici qui l'interroge sur la géologie, la
pédologie et la minéralogie de la Guyane. En 1777, il est
initié à la Loge de Jérusalem, constituée à
Paramaribo. Il noue à la même époque des liens avec
l'Académie des sciences de Paris dans le cadre de ses travaux sur les
épices et sur la gymnote électrique. En 1782, il correspond avec
Lavoisier et effectue des envois jusqu'en 1788 d'échantillons de clous
de girofle et de cannelle, dont l'analyse confirme la qualité. Enfin, en
1791, il assiste à une des séances de l'Académie des
sciences à Paris au cours de laquelle il est remercié par
l'académicien Le Roy pour ses travaux sur la gymnote807.
Ainsi se dessine le portrait d'un ingénieur talentueux,
cheville ouvrière du dispositif mis en place par Malouet, qui participe
activement au mouvement scientifique qui anime la colonie et les institutions
parisiennes. Sa collaboration avec MM. Couturier et Bois-Berthelot nous
amène à nous intéresser également au rôle des
habitants sur le terrain scientifique.
Les habitants
Acteurs moins visibles que les relais scientifiques reconnus
comme tels par les réseaux académiques, certains habitants
deviennent des interlocuteurs de premier choix pour l'ordonnateur. Certains
prennent des initiatives et se lancent dans des expérimentations, comme
la culture des épices, ainsi que nous venons de le voir, à
l'image de Macaye et Courant avec les girofliers, ou bien comme c'est le cas de
M. Noyer qui expérimente la culture des noix de muscades. D'autres
rédigent
804 Ibid., p. 58.
805 Ibid., p. 59-61.
806 Ibid., p. 57.
807 Ibid., p. 61-62.
189
des mémoires dans lesquels ils exposent des projets
divers. C'est le cas par exemple d'un certain Laloue qui, en 1777, fait
parvenir à Malouet un mémoire dans lequel il planifie la
création sur quatre années d'une nouvelle colonie de 300
habitants en Guyane. Pour lui, le Surinam doit servir de modèle. «
Leur phlègme et leur patience doivent servir de frein à notre
trop grande pétulance », explique-t-il. Son projet consiste
à importer 300 esclaves de Martinique, de Guadeloupe et de
Saint-Domingue pour leur faire effectuer les travaux préparatoires :
défricher de grandes parcelles de terrain qu'il conviendra de planter en
vivres destinés à nourrir la colonie et les esclaves qu'il
projette ensuite de faire venir de Guinée. Pour ce faire, il
préconise d'envoyer deux frégates pour traiter 1 000 à 1
200 esclaves ente 15 et 18 ans, « comme étant les plus propres
à cet âge à se plier au joug de l'esclavage et aux travaux
des habitations. » Dans son idée, Laloue envisage que les captifs
préparent les logements et fassent d'autres défrichements de 400
carreaux chacun le long des rivières, pour y planter des vivres et du
cacao. Ce n'est qu'une fois que les terres seront en rapport que les colons
s'installeront avec leur famille et qu'il faudra alors leur faire crédit
de six esclaves chacun808.
Le manque de « lumières » en Guyane que
déplore Malouet le pousse à se rapprocher du moindre individu
possédant un niveau d'expertise technique quelconque. Il rencontre ainsi
M. Bagot, un « habitant très-instruit de la qualité des bois
» et lui confie le soin d'établir un rapport sur l'exploitation
forestière et ses conditions de réalisations. Bagot est
secondé dans sa mission « par un charpentier de Brest »
nommé Verdi809. Ils commencent les relevés le 1er
février 1777 mais Verdi meurt le 6 mars au poste d'Approuague. Bagot
continue seul dans des conditions difficiles jusqu'au 26 mai, date à
laquelle il revient à Cayenne en très mauvaise
santé810. Il a reconnu les rives de l'Approuague et de
l'Oyapock, où il a marqué 8 000 arbres de construction
situés à environ 300-400 pas de la rivière, ce qui en rend
l'exploitation envisageable. Bagot rend son rapport final en juillet 1777, dans
une note qu'il transmet à Fiedmond et Malouet. Malgré les
difficultés, il accepte la mission. Il relève deux causes
principales qui rendent l'exploitation du bois difficile. D'abord, les
différentes essences de bois sont mélangées. Celles qui
sont exploitables sont très éloignées les unes des autres,
ce qui complique considérablement leur extraction, d'autant plus que le
charroi est effectué par des esclaves. Il pointe ensuite le manque de
matériel et de main-d'oeuvre, nécessaires à une
exploitation de plus grande ampleur811.
Par conséquent, nous voyons que Malouet tire des
informations de terrain relativement
808 ANOM C14/45 F° 364-365
809 ANOM C14/43 F° 84
810 ANOM C14/44 F° 168
811 ANOM C14/44 F° 168
190
précises auprès de certains habitants, lui
permettant de constater la réalité culturale et d'envisager les
conditions d'une éventuelle exploitation forestière. Discret dans
les sources, mais pourtant essentiel, l'apport des Amérindiens et des
esclaves sur le terrain du savoir est un socle sur lequel l'ordonnateur doit
compter.
L'apport des Amérindiens et des
esclaves
Nous l'avons vu, l'appréhension du milieu guyanais par
la captation des savoirs indigènes n'est pas très
développée en Guyane, du fait d'une grande dépendance de
la colonie vis-à-vis des produits métropolitains812.
En revanche, le rôle des savoirs amérindiens est essentiel dans la
maîtrise de l'espace. La progression le long du littoral et vers
l'intérieur des terres s'effectue en empruntant les pistes
utilisées par les Amérindiens. Ainsi en 1789, un chemin permet au
naturaliste Leblond de rencontrer des Waynas établis dans 23 villages,
le long d'une piste de 200 km le long du Maroni813. Le recours aux
Amérindiens s'avère indispensable pour évoluer dans un
milieu que le colon connaît très mal. Les expéditions vers
l'intérieur requièrent les services d'un guide indigène,
car l'aspect des chemins est davantage celui d'un layon ouvert entre des
repères remarquables (montagnes, criques, arbres, etc), entretenu par la
circulation plus ou moins fréquente des utilisateurs. Leur tracé
peut donc évoluer en fonction de la saison sèche ou pluvieuse, la
chute des arbres, le choix arbitraire de celui qui ouvre le layon, «
d'où la difficulté pour les colons français, épris
de rationalité et de chemins rectilignes, larges et clairement visibles
» de les utiliser, explique Yannick Le Roux814. Les colons
reprennent le tracé de certaines pistes amérindiennes, souvent
liées à des formations naturelles comme les cordons littoraux du
Chemin des Anses par exemple. La piste des Nouragues, du nom de la
peuplade amérindienne qui vit dans cette région, suit la ligne de
crête des montagnes de Roura et sert de base au tracé du chemin de
l'Approuague815.
Malouet a recours aux services des Amérindiens lors de
sa tournée en Guyane, qu'il utilise comme guides, comme pagayeurs, pour
la chasse ou la pêche. Cette cohabitation suscite chez lui des
réflexions qui vont à rebours de celles qui prévalent en
général chez les Européens (et sont d'autant plus
surprenantes quand on les met en perspective avec ses opinions franchement
esclavagistes). Dans ce XVIIIe siècle traversé par d'importants
questionnements philosophiques sur
812 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 68.
813 Yannick LE ROUX, « Les chemins en Guyane
française sous l'Ancien Régime (1667-1794) », op. cit.,
p. 281.
814 Ibid., p. 282.
815 Ibid., p. 281-283.
191
« l'état de nature » et le « bon
sauvage816 », Malouet ne considère pas les peuples
indigènes comme des sauvages arriérés. Il se montre
attentif à leur organisation sociale et politique, à leurs
relations hiérarchiques, à la façon dont la
communauté décide de sa destinée. « La
communauté délibère, le chef exécute : la paix ou
la guerre, une alliance, un changement de domicile, une chasse commune,
voilà toutes les délibérations de leur
conseil817. » Tout lui semble se dérouler simplement,
naturellement et sans heurts, ce que l'Europe est incapable de faire. Les
Amérindiens semblent attacher beaucoup d'importance à leur
indépendance et à la liberté dont ils jouissent, si biens
que la culture, les arts et les moeurs européens leur restent totalement
étrangers :
« L'amour de la vie sauvage, la résistance
à la civilisation perfectionnée ; et si l'on considère
combien de fatigues, de périls et d'ennuis cette vie sauvage leur
impose, il faut qu'elle ait un charme particulier, qui ne peut être que
l'amour de l'indépendance, caractère distinctif de tous les
êtres animés818. »
Il en va de même pour les idées religieuses.
Malouet les « accable de questions » et ne souscrit pas aux propos
diabolisants des missionnaires. Mêmes si les conceptions chamaniques lui
échappent en grande partie, il constate que les Amérindiens on un
« sentiment de justice naturelle qui les dirige et paraissent
disposés à la croyance d'une autre vie plus heureuse que
celle-ci819. » En effet, à la différence des
religions révélées, le savoir du chamane ne repose pas sur
un dogme constitué, fixe et écrit. « C'est une connaissance
et une expérience qui procèdent, dans un premier temps, d'une
prise de conscience par la personne de sa capacité à circuler
entre [...] les deux dimensions, visibles et invisibles, du monde »,
explique Gérard Collomb. De fait, les autres expériences
spirituelles construites sur la capacité à communiquer et
à interagir avec le monde des esprits sont, du point de vue du chamane,
tout à fait conciliables avec sa propre expérience, et elles
peuvent même lui paraître complémentaires. Ce que ne
comprennent pas les Européens, et en premier lieu les missionnaires, qui
voient dans les chamanes des rivaux820. Malouet en conclut que les
entreprises d'évangélisations sont inutiles et vouées
à l'échec car un « Indien n'a au-dessus de lui d'autres
pouvoirs que celui de la nature. ». Il ne voit pas l'intérêt
de « leur faire connaître [nos]
816 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes »,
op. cit., p. 281-282.
817 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 132.
818 Ibid., p. 133.
819 Ibid., p. 143.
820 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en
Guyane », in Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.),
Guyane: histoire & mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage:
discours, pratiques et représentations. Actes du colloque, 16 au 18
novembre 2010, Cayenne, Guyane française, Matoury (Guyane), Ibis
Rouge Editions, coll. « Espace outre-mer », 2011, p. 448-449.
192
angoisses, nos vices et nos besoins821. »
Malouet clôt sa réflexion en affirmant que
vouloir s'ingérer dans les affaires amérindiennes est une erreur.
Menant une vie adaptée à leurs besoins peu nombreux, il «
est plus que douteux que, devenant leurs instituteurs, nous les rendissions
plus sages et plus heureux. » Cependant, cette vie « sauvage »
n'a rien à envier à la vie « civilisée », car
l'une comme l'autre ne peuvent conduire au bonheur. La première parce
qu'elle refuse toute contrainte, vouant les Amérindiens à «
végéter dans les bois », la seconde parce qu'elle
détourne les bienfaits de la civilisation en voulant « asservir
à ses passions tout ce qui l'entoure822. » Pour Malouet,
homme des Lumières, la raison, la religion et la liberté sont les
trois ingrédients universels du bonheur. De fait, loin de souscrire au
« voeu du philosophe de Genève, de retourner dans les bois ou de
ramener nos institutions à leur antique origine », il oppose au
projet rousseauiste les progrès accomplis par la raison et
l'étendue des savoirs qui en découle. Ces savoirs doivent
être mobilisés pour étudier les moeurs et les
sociétés amérindiennes afin d'en tirer les leçons
adéquates, pour éclairer les défauts des
sociétés européennes et trouver les moyens d'y
remédier823. Ces observations menées par l'ordonnateur
témoignent de l'intérêt croissant au XVIIIe siècle
pour l'homme en tant qu'objet d'étude. Cette discipline n'en est
cependant qu'à ses balbutiements et il faudra attendre l'arrivée
en Guyane en 1781 du botaniste Louis-Claude Richard, qui posera les premiers
jalons d'une méthode d'enquête ethnographique824.
À côté de cet apport amérindien,
les esclaves, pour leur part, constituent une source de savoirs importés
d'Afrique. Si l'approche de ces compétences est difficilement
réalisable autrement que par le prisme du colon, qui dénigre les
savoirs des Noirs du fait de leur condition servile, on dénote toutefois
un intérêt des européens pour les soins. En effet, les
esclaves n'ont pas accès aux remèdes métropolitains, trop
chers et en quantité trop restreinte. Ainsi les différents
administrateurs s'intéressent-ils à l'utilisation des simples
[plantes condimentaires et médicinales] chez les esclaves. Si
l'activité de Malouet semble très discrète à ce
sujet, Artur signale en 1752 que l'ordonnateur Lemoine teste les simples qu'un
esclave utilise contre la lèpre825. Ces échanges de
savoirs se retrouvent également dans le cadre de l'habitation, comme en
témoignent un nombre important de poteries et pipes en terres
retrouvées à Loyola, témoignant d'un savoir faire
spécifique mis en oeuvre par les esclaves826.
821 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 143.
822 Ibid., p. 133.
823 Ibid., p. 140.
824 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes »,
op. cit., p. 281.
825 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 72.
826 Nathalie CAZELLES, Les activités industrielles de
l'habitation Loyola (1668-1768),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058,
2010.
193
Ainsi, les différents intermédiaires, qu'ils
soient européens, indigènes ou africains, spécialistes ou
amateurs passionnés, de passage ou implantés dans la colonie,
permettent à l'ordonnateur de mener à bien son travail
d'enquête. Ce rôle d'interface entre les centres savants et
administratifs européens et leurs périphéries met en
lumière la fonction de passeur que revêt également
l'ordonnateur. Dans cette optique, l'Assemblée générale de
Guyane qui se réunit entre janvier et mai 1777 est un lieu d'observation
privilégié, qui illustre plus concrètement encore la
façon dont Malouet devient un point de convergence des échanges
de savoirs entre la France et la Guyane.
1.2 L'Assemblée nationale de Guyane : un outil de
communication
Conformément aux instructions ministérielles,
Malouet convoque une Assemblée générale des
habitants827. Chaque quartier ou paroisse élit deux
délégués, qui sont attendus le 7 janvier 1777 à
l'hôtel du gouvernement à Cayenne. Le procès verbal
mentionne des acteurs et administrateurs déjà présents au
Conseil supérieur : le gouverneur Fiedmond, l'ordonnateur Malouet ; les
conseillers Louis Le Neuf de la Vallière, Honoré Vian, Macaye ;
les députés des paroisses Vallet de Fayolle pour Roura, et
Brouille de la Forest pour Sinnamary ; enfin Loeffler comme greffier de
l'assemblée828. Pour Malouet, très enthousiaste,
« jamais cette pauvre colonie ne s'étoit vue honorée d'une
marque aussi flatteuse de la bonté du Roi et de la bienveillance de son
ministre », écrit-il à Sartine le lendemain829.
L'ordonnateur peut ainsi mettre en pratique les principes de transparence et de
concertation vis-à-vis des habitants qui lui semblent
nécessaires, tant d'un point de vue didactique que d'un point de vue
relationnel. C'est aussi l'occasion de présenter son bilan de la
situation en Guyane, ainsi que l'ébauche d'un plan et une série
de mesures qui sont soumises à la délibération des
députés. Lors de cette première séance, ils
reçoivent un résumé des différentes mesures qui
devront être débattues dans leur quartier. Celles-ci portent sur
l'administration économique, civile, et politique de la colonie. Bien
plus qu'un simple exposé des buts et des moyens pour relancer
l'économie guyanaise, cette Assemblée est aussi un outil de
communication à l'attention de la colonie, visant à affirmer
l'autorité de l'ordonnateur.
Cette assemblée représente pour l'administration
une opportunité de mettre en avant l'autorité dévolue aux
administrateurs, plus particulièrement à l'ordonnateur. «
Ces signes extérieurs
827 ANOM C14/44 F° 66
828 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 486.
829 ANOM C14/44 F° 56
194
de ses responsabilités sont importants pour
l'administrateur, explique Céline Ronsseray, car c'est ce qui permet de
le distinguer du reste de la communauté cayennaise. » Et de
rappeler également le rôle important que jouent les espaces
dédiés à l'exercice du pouvoir : l'Assemblée se
tient dans l'hôtel du Gouvernement de Cayenne, qui rappelle le cadre de
l'autorité de l'administrateur830.
1.2.1 Un exercice de communication
Tout d'abord, l'Assemblée est un lieu de dialogue entre
la métropole et sa colonie dans lequel s'observent deux niveaux de
discours, l'un allant du roi vers la colonie, l'autre allant de
l'administration coloniale vers les habitants.
Le roi communique avec ses sujets
Représentant du roi dans la colonie, c'est au
gouverneur Fiedmond qu'est confiée la tâche d'ouvrir la
séance. Par un bref discours, il annonce l'objectif
général de l'Assemblée. Celle-ci a été
voulue par le roi, dans le but de délivrer aux habitants ses intentions
pour « l'accroissement et le bien général de la colonie.
» Malouet, à son tour, insiste sur l'importance que le roi accorde
à la colonie. Louis XVI croit au potentiel de la Guyane, et son
administration « juste et éclairée » envoie un signe
fort à l'attention des habitants. Le roi leur fait confiance au point de
consentir à exposer publiquement ses projets et à en
débattre avec eux. Ils sont dépositaires de
l'intérêt général, le roi leur confie la mission
d'oeuvrer pour l'intérêt de tous, en leur laissant un pouvoir
décisionnaire sur les sujets n'entrant pas dans le champ des
compétences des administrateurs831.
Pourtant ce discours, qui se veut bienveillant ne doit pas
faire illusion. La Guyane fait figure de bout du monde. C'est une colonie
pauvre et très peu peuplée, éloignée des grands
circuits maritimes du commerce triangulaire, si bien qu'elle reste un
élément marginal du dispositif colonial français, et ne
suscite guère l'attention de l'administration. « La colonie ne se
réveilla [...] que sous le choc de la grande tentative de Choiseul,
écrit Jean Meyer, qui se termina en désastre et en
scandale832. » Dès lors, isolés de tout, les
habitants se sentent oubliés et développent au fil des
décennies une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui
vient de la métropole. Jean Meyer parle même de haine. Les
planteurs, riches et pauvres, deviennent de plus en plus enclins à
vouloir gérer
830 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 517.
831 ANOM C14/44 F° 60
832 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 183.
195
seuls leurs affaires, et supportent d'autant plus mal la
sujétion à une monarchie lointaine qui semble les avoir
oubliés833.
Un des enjeux de l'Assemblée, donc, est de rassurer les
habitants sur les intentions royales, et de ce point de vue, la partie n'est
pas gagnée d'avance et la première séance débute de
façon houleuse. Les habitants endettés s'alarment des
dispositions pour recouvrer les créances, et perçoivent
l'installation d'une compagnie de commerce d'un mauvais oeil. Nous l'avons vu,
Malouet avait mis en garde le ministre sur les projets irréalistes de la
compagnie. Il fait cependant son devoir et défend ce projet voulu par la
monarchie, quand bien même ses « agens se donnent tous les jours en
spectacle comme les plus ineptes et les plus grossiers de tous les
hommes834. » Il tente de rassurer l'Assemblée et
répète d'ailleurs tout au long de son allocution qu'en tant que
dépositaires du pouvoir royal, les administrateurs n'ont de seul but que
de suivre les instructions de Versailles et d'oeuvrer à la
prospérité de la colonie et de ses habitants. La deuxième
séance débute sous les mêmes auspices. Malouet
défend points par points ses idées, pendant quatre heures. Face
aux objections, il oppose les mémoires réalisés par les
députés:
« Il falloit sans cesse montrer aux interlocuteurs,
que tel fait étoit établi par leur aveu, que ce qu'ils vouloient
dire démentoit ce qu'ils avoient dit , · enfin, j'en vins
à bout, et j'en fus si content, que je finis par un compliment qui
n'étoit pas mérité par tous les assistans835.
»
L'accent est donc mis sur une volonté affirmée
de collaboration, et d'accorder le plus grand crédit aux desiderata des
habitants, qui seront envoyés « aux pieds du
trône836. »
Réhabiliter l'administration
coloniale
Un autre aspect de cette communication va de l'administration
coloniale vers les habitants. En premier lieu, en se plaçant en
porte-parole de l'autorité royale, dévoué à
l'intérêt général, Malouet veut réhabiliter
l'administration coloniale aux yeux des habitants. Désormais, elle
garantira
833 Ibid., p. 48.
834 ANOM C14/44 F° 137
835 ANOM C14/50 F° 62
836 ANOM C14/44 F° 60
196
la « prospérité sociale » en
appliquant la loi de façon sévère et impartiale. En cela,
il joue la carte de la transparence en fustigeant les prévarications des
administrateurs qui, en tant que représentants de l'autorité
royale, sont les plus répréhensibles de tous. Il veut
préserver les habitants de leurs abus837. « Abus de
pouvoir, absolutisme, arbitraire, autoritarisme, despotisme, dictature,
omnipotence, prépotence, tyrannie... Les mots ne manquent pas aux colons
pour dénoncer les usages de leurs administrateurs, écrit
Céline Ronsseray, usages ne se limitant pas à une période
précise838. » Mal payés, souvent avec du retard,
les fonctionnaires, quand bien même sont-ils honnêtes, sont
régulièrement obligés de subvenir à leurs propres
besoins. À des mois de distance de la métropole, le service du
roi est envisagé comme un moyen de faire fortune, ou de rétablir
une situation financière délicate. Dès lors, les
intérêts publics se confondent avec les intérêts
privés, au détriment des habitants. Jean Meyer décrit une
administration hautement corruptible et corrompue, parfois enrichie dans des
conditions extravagantes, une société de vol systématique
et organisé, rejetant toute contrainte839. Et les exemples
sont légion. La colonie manque de tout : d'esclaves, de
numéraire, de population et très souvent de ravitaillement,
surtout en cas de conflit. L'un des centres vitaux de la colonie est le
magasin, qui renferme toutes les marchandises entrant et sortant de la colonie,
si bien que le garde-magasin se trouve régulièrement au coeur des
trafics. La Guyane est une colonie où bien souvent la disette couve, le
pain et la farine y sont des denrées chères. Les trafics de
farine sont courants. Le garde-magasin Tissier, en 1717, trempe dans ces
détournements. Soupçonné par Guillouet d'Orvilliers, il
falsifie les comptes du magasin pour masquer ses agissements. L'ordonnateur
Morisse profite de la situation troublée lors de l'expédition de
Kourou en 1763 pour s'octroyer le droit de prendre des denrées dans le
magasin du roi, sans les payer, alors que l'arrivée d'un nombre
croissant de colons, qu'il faut nourrir, rend la sécurité
alimentaire délicate840. L'endettement parmi les
administrateurs est récurrent. Citons le cas de Fiedmond qui, lorsqu'il
quitte son poste à Cayenne en 1779, est redevable à la caisse de
la colonie de 10 459 livres841. Cet état
quasi-généralisé d'abus en tout genre contribue
logiquement au ressentiment des habitants à l'encontre de
l'administration et de leur méfiance envers la métropole.
Outil de promotion du projet colonial, l'Assemblée est
aussi le lieu où l'ordonnateur expose son projet.
837 ANOM C14/44 F° 62
838 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 451.
839 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit., p. 172.
840 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 201.
841 ANOM E 183 F° 233
197
1.2.2 Le projet de Malouet
Malouet de dresser un premier bilan de la situation de la
colonie. Il reprend dans un premier temps les grandes lignes des conclusions
qu'il avait présentées devant Maurepas à Versailles, pour
ensuite proposer les objectifs ministériels et les moyens
envisagés pour leur réalisation.
Le constat de Malouet
Il réaffirme donc que la Guyane est impropre aux
grandes cultures. En revanche, il souligne qu'elle se prête naturellement
à l'exploitation forestière, et à l'élevage,
grâce à ses immenses savanes naturelles. Enfin, il souhaite
développer la mise en culture des terres basses suivant l'exemple du
Surinam.
« Nous rapportons à trois causes principales
l'état d'inertie et de langueur où se trouve la Guiane , sa
position relativement aux autres colonies, le vice du sol et du climat, celui
de la distribution locale des établissements qui y ont été
faits842. »
En définissant ces trois causes principales, Malouet
expose tout d'abord le fait que la Guyane doit en partie son
sous-développement à son éloignement des grands circuits
commerciaux. Contrairement aux Antilles qui se sont développées
grâce aux flibustiers puis aux Espagnols, qui favorisèrent les
échanges de marchandises et d'argent avec la métropole, la Guyane
est restée isolée. Les premiers colons ont dû travailler
une terre ingrate, sans pouvoir espérer le moindre secours
extérieur843. Mais Malouet ne fait pas ici seulement
référence à la situation géographique de la Guyane.
Cette expression de « position relative » fait aussi allusion
à sa position économique par rapport aux autres colonies. Sa
réflexion est ici teintée par les théories
économiques libérales, qui exercent une forte influence dans le
landerneau colonial, en relation avec l'épanouissement de la
pensée physiocratique. Plutôt que de s'obstiner à
développer les grandes cultures sucrières, alors que la colonie
n'en a pas les moyens et qu'elle n'est pas compétitive, l'ordonnateur
propose une forme progressive d'exploitation. Dans un premier temps, il
préconise de se concentrer sur les secteurs pour lesquels la Guyane
présente un avantage par rapport aux autres colonies (en l'occurrence
le
842 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit.
843 ANOM C14/44 F° 61
198
bois, le bétail et les vivres). Dans son idée,
il s'agit d'abord d'enrichir la colonie et ses habitants avec ce qu'elle est
apte à produire naturellement, construire une base solide, pour
qu'à l'avenir les planteurs soient en mesure d'investir dans la grande
culture sucrière844.
Ensuite, nous l'avons vu, s'ajoutent les contraintes
naturelles, notamment les pluies abondantes, qui « dégradent [les]
terres hautes, et qui entraînent incessamment les sels dans les bas
fonds845. » La nature des sols est aussi en cause. Les terres
hautes en Guyane sont généralement peu fertiles, hormis dans
quelques quartiers privilégiés. La cause première est
d'ordre géologique. « Ce continent a été
bouleversé par quelque grand accident de la nature, explique Malouet,
[à l'origine d'un] mélange désordonné du sable, du
tuf, de la terre végétale, des pierres
vitrifiées846. » Le baron de Bessner dresse le
même genre de constat, dans une lettre de 1774 où il fait
état de cette « découverte inattendue» :
« La première fois que j'eus occasion
d'assister à une fouille de terre un peu profonde dans le continent de
la Guyane, je fus fort surpris de trouver les différentes espèces
de terre mêlées au hasard sans aucun ordre, au lieu d'être
rangées par couches comme je les avois observées partout
ailleurs. [...] J'ai eu occasion de remarquer depuis, dans mes différens
voyages, [que cette singularité] se rencontrait dans toutes les terres
de la Guyane française847. »
Enfin, Malouet montre que la distribution des
établissements est préjudiciable aux habitants et à
l'économie. L'habitat dispersé des colons entraîne une
mauvaise répartition des moyens productifs et complique l'acheminement
des denrées. « Six cents habitans dispersés sur cent lieues
de côte. L'éloignement du chef-lieu multiplie les frais et les
difficultés dans l'échange de vos denrées et de vos
besoins. » C'est aussi un obstacle supplémentaire pour les
quartiers les plus éloignés de Cayenne, qui reçoivent, de
fait, peu de secours des « artistes et des ouvriers ». L'action de
l'administration s'en trouve entravée. Elle ne peut que difficilement
rendre la justice et prodiguer ses conseils, si bien que « la langueur, la
pauvreté se perpétuent malgré ses soins
vigilants848. » En fait, cet éparpillement de l'habitat
contribue à fragiliser la population. Isolés les uns des autres,
les habitants se retrouvent bien souvent livrés à eux-mêmes
dans un environnement difficile, coupés du reste du monde et de l'aide
extérieure. Dès lors, comme le montre C.F. Cardoso, l'isolement
et la difficulté du milieu livrent les colons à l'alcoolisme et
aux épidémies, comme le paludisme, la
844 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit.
845 ANOM C14/44 F°61
846 Ibid.
847 ANOM C14/42 F°186
848 ANOM C14/44 F°61
199
dysenterie, les maladies vénériennes, ou de
nombreuses maladies de peau, qui trouvent un terrain favorable sur ces
organismes déjà éprouvés par une longue
traversée maritime, propice au scorbut849. « Ni
l'alimentation de l'époque, écrit Jean Meyer, ni le genre de vie
des colons, encore moins les connaissances médicales n'étaient
adaptées, ni même adaptables850. »
Buts et moyens du plan
proposé
Malgré ce bilan en demi-teinte, Malouet ne se
dépare pas d'un certain optimisme. Tout n'est pas perdu :
« Ainsi, la Guiane, dans son état actuel,
malgré les vices de sa position et de son sol, malgré les
malheurs que nous avons à déplorer, est encore susceptible des
entreprises les plus fructueuses851. »
L'ordonnateur en appelle donc au bon sens : tous les acteurs y
gagneront en travaillant main dans la main, il en va de l'intérêt
de tous. Les entreprises les plus fructueuses, subordonnées à un
plan général, soutenu par un gouvernement protecteur, ne peuvent
que réussir. Le premier moyen de ce plan est de « rendre cette
colonie utile aux autres par l'exportation des bois, des vivres, des
animaux852. » De ce point de vue, le plan de Malouet s'inscrit
dans la continuité des projets qui naissent à Versailles pour la
Guyane depuis l'expédition de Kourou en 1763.
En revanche, Malouet, véritablement, diffère de
ses prédécesseurs dans la formulation de ses buts. Sa
démarche est résolument tournée vers
l'intérêt général, en faisant d'abord porter les
efforts là où les avantages comparatifs de la Guyane lui semblent
les plus favorables. Il expose ses intentions ainsi :
« Faire naître de ces premiers produits
l'augmentation des forces et l'établissement des grandes manufactures
dans les terres basses, y provoquer des placements de fonds de la part des
capitalistes d'Europe par une grande fidélité des
engagemens853. »
849 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit.,s, 1999, p. 336.
850 Jean MEYER, Jean TARRADE et Annie REY-GOLDZEIGUER,
Histoire de la France coloniale, op. cit. p 180.
851 ANOM C14/44 F°62
852 Ibid.
853 ANOM C14/44 F°62
200
Les colonies sont envisagées au travers de leur
utilité pour la métropole et comme de simples pourvoyeuses de
produits non disponibles sur le territoire national. Ce modèle de mise
en valeur connaît une vague de contestation de plus en plus
prégnante de la par de certains économistes, nous l'avons vu. On
dénonce un mode d'exploitation qui repose sur un principe d'accaparement
des ressources, plus que sur un principe de création de richesses
renouvelables. Il faut assurer la prospérité des colonies comme
des provinces, si lointaines soient-elles, car elles doivent également
contribuer à l'enrichissement du pays. « Le paradoxe du fait
colonial, explique Alain Clément, est qu'au final, les colonies sont une
chance pour la France à partir du moment où elles ne sont plus de
simples colonies, mais de véritables partenaires économiques.
» Il est donc préférable d'entretenir des relations
commerciales avec une colonie enrichie plutôt qu'une colonie
dominée, appauvrie sous le joug de la métropole qui, par
ricochet, appauvrit la métropole854.
Ainsi, en prônant un enrichissement progressif de la
colonie, Malouet s'inscrit en rupture par rapport aux plans
précédents qui fondent la réussite sur l'exploitation des
ressources par le biais de compagnies commerciales. L'influence libérale
alimente sa réflexion économique. Au lieu de développer
les formes de cultures extensives traditionnelles, il souhaite orienter la mise
en valeur vers une exploitation raisonnée et intensive des sols. Il
s'agit d'attirer des capitaux étrangers, tout en conservant un
interventionnisme bienveillant de l'État. La défense des
intérêts français justifie une telle entorse aux principes
de l'exclusif colonial, et façonne l'un des fondements de la
pensée coloniale de Malouet.
L'interventionnisme se manifeste au travers de mesures
incitatives et restrictives, venant à l'appui du plan proposé. Il
est prouvé que les méthodes traditionnelles de culture sont
inefficaces, il faut donc en changer, notamment en investissant les terres
basses. Les habitants peuvent néanmoins continuer de travailler les
terres hautes selon la méthode traditionnelle ; le cas
échéant ils se retrouveront circonscrits sur un terrain
mesuré à l'aune de leurs moyens productifs. Les autres, qui
acceptent de se lancer dans la culture des terres basses, recevront « par
préférence tous les secours et encouragemens que le gouvernement
pourra leur procurer855. »
Face aux difficultés rencontrées par la Guyane,
qui entravent son développement, Malouet jette les bases de principes
généraux vers lesquels doit tendre la colonie. Se
démarquant du traditionnel modèle de mise en valeur, il puise ses
arguments à la source des théories économiques
libérales pour proposer une exploitation qui se veut raisonnée.
Ces principes doivent servir de
854 Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 121-124.
855 ANOM C14/44 F°63
201
charpente à des propositions concrètes.
1.2.3 Une collaboration entre la métropole et la
colonie
Malouet insiste sur l'importance de cette assemblée.
Dans son discours, l'administration a une vue d'ensemble des problèmes
et peut fournir les moyens de les résoudre. Mais rien ne vaut
l'expérience du terrain des habitants qui travaillent une terre
quotidiennement depuis des années. Aussi il veut responsabiliser son
auditoire en faisant le pari qu'il verra où se situe son
intérêt, c'est-à-dire, dans son esprit, que les habitants
collaboreront avec l'administration et adhéreront à son plan.
« C'est à vous maintenant, dit-il, à éclairer
l'administration sur votre situation, sur vos besoins, sur vos
ressources856. » Des trois causes principales du retard de la
colonie, Malouet dresse une liste de treize propositions, comprenant certains
objectifs ministériels, qu'il soumet à la
délibération des députés de l'assemblée. Ces
propositions portent sur une restructuration générale de la
colonie, de son économie et de ses moyens agricoles.
Les treize propositions de Malouet
Afin de lutter contre les problèmes engendrés
par la dispersion des habitations, Malouet propose un rapprochement de «
tous les établissements du chef-lieu, ou des principaux postes »,
ainsi qu'un regroupement des cultures entreprises sur les terres basses, autour
des lieux habités. Au-delà de ces regroupements, il propose une
relocalisation rationnelle des moyens de production et des cultures. Son
idée est de procéder à une distribution mieux
ordonnée de celles-ci, en fonction de la qualité des sols, et de
dédier un quartier spécifique à l'élevage. Ainsi il
demande aux députés de réfléchir à une
répartition des habitants par classe dans chaque quartier, en
spécifiant le type de culture et le nombre d'habitants s'y
livrant857.
S'inscrivant dans la continuité des projets successifs
imaginés depuis 1763, et en reprenant pour partie les souhaits
ministériels, Malouet envisage d'attribuer un quartier au
développement « d'une population de blancs pasteurs et ouvriers
», voire, dans la mesure du possible, de plusieurs
856 Ibid.
857 ANOM C14/44 F°64
202
groupes amérindiens « civilisés » et
transformés en cultivateurs. Au fur et à mesure du temps, ces
populations doivent former une sorte de rideau défensif contre les
esclaves marrons du Surinam858. Quand bien même la colonie
dispose d'une garnison, Malouet observe qu'une intervention armée risque
de mettre la Guyane en délicatesse avec ses voisins hollandais. Un des
moyens envisagé, donc, pour contourner cet obstacle, repose sur
l'idée que nous avons par ailleurs déjà
développée, qu'un cultivateur libre défendra mieux sa
terre que ne le ferait un esclave.
D'un point de vue financier, l'urgence est d'assainir les
comptes afin de restaurer la crédibilité de la Guyane
auprès des « capitalistes d'Europe ». Pour ce faire, Malouet
propose que l'administration engage un processus de contrôle strict. La
colonie doit respecter ses engagements et les habitants doivent honorer leurs
dettes859. Sur le plan économique, l'ordonnateur estime qu'il
est primordial de rationaliser les productions. La surproduction de rocou
menace de ruiner les planteurs. Il convient aussi de déterminer quelle
est la forme la plus économique pour exploiter le bois, les vivres et le
bétail860. Malouet propose alors de créer, pour chaque
secteur, une association d'habitants, qui détermineront en commun
comment améliorer leur exploitation. Partant, les députés
doivent évaluer le projet de création d'une chambre
économique861.
Enfin, il convient d'envisager un développement des
cultures en terre basse. Rappelons qu'à ce stade, la réflexion de
Malouet est encore en cours d'élaboration puisqu'il ne s'est pas encore
rendu au Surinam pour observer ce procédé. Dans cette optique,
les députés doivent évaluer le type de production
susceptible d'offrir le meilleur rendement. De là, est-ce qu'un
dessèchement s'avère nécessaire, et avec quels moyens
supplémentaires862 ?
La réponse de
l'Assemblée
L'avis de l'Assemblée est rendu en deux temps. D'abord,
le procureur général Claude Macaye livre un sentiment
général sur les propositions de Malouet. S'il se montre
généralement favorable aux propositions de l'ordonnateur, il
apporte néanmoins des éléments de contradiction et de
temporisation importants à prendre en compte, d'autant qu'au moment
où siècle l'Assemblée pour la première fois,
Malouet n'a pas encore entrepris son tour en Guyane. Ensuite,
l'Assemblée siège à
858 ANOM C14/44 F°63
859 ANOM C14/44 F°64
860 Ibid.
861 ANOM C14/44 F°64
862 ANOM C14/44 F°63
203
plusieurs reprises pour discuter en plus en profondeur les
différentes propositions, et rend un arrêt définitif lors
de la séance du 19 mai 1777863.
Tout d'abord, pour Macaye, il paraît évident
qu'un regroupement des habitations et une contiguïté des cultures
en terre basse constituent un avantage pour tout le monde. Néanmoins, le
procureur soulève qu'à l'examen des cartes, l'éloignement
des habitations n'est pas flagrant et qu'il faudra donc examiner attentivement
ce sujet. Il en va de même pour les terres basses. La continuité
des exploitations en terre basse lui paraît difficile. Macaye fait
remarquer que celles qui sont contiguës, entre Mahuri et Kaw, sont bien
moins nombreuses qu'au Surinam, et appartiennent à quelques
propriétaires. « Il semble que cette contiguïté des
habitations ne sauroit avoir lieu dans ces circonstances. », d'autant que
leur mise en valeur n'est pas d'un accès facile pour tous les planteurs
et nécessite, le cas échéant, l'octroi d'aides pour les
plus modestes864. Finalement l'Assemblée tranche et
reconnaît que si la dispersion des habitations est effectivement un
problème, c'est « un vice difficile à réparer ».
Ce rapprochement proposé ne peut avoir lieu que dans l'exploitation des
terres basses865.
Concernant la relocalisation des moyens de production, Macaye
insiste sur la nécessité d'une inspection préalable des
terres, surtout dans les quartiers inhabités. Toutefois, contrairement
à ce que propose Malouet, l'Assemblée juge qu'adapter les
cultures en fonction du type de sol est quelque peu irréaliste. Il
paraît difficile de faire changer d'avis un habitant qui n'a pas les
moyens ni les connaissances nécessaires pour faire pousser autre chose
que ce qu'il réussit. Il est donc préférable de «
dire que chaque espèce de terre ne sauroit être propre à
toute espèce de culture. » Ainsi, l'Assemblée propose la
nomenclature suivante : les terres profondes conviennent au cacao et au
café ; les terres sablonneuses de Kourou et Sinnamary conviennent au
coton et indigo ; les terres de l'Oyapoc et de la Comté sont
adaptées au rocou ; enfin les plaines autour de la Gabrielle sont
parfaites pour la culture de la canne à sucre866.
Le procureur émet ensuite un avis réservé
sur le développement de l'élevage dans un quartier
dédié, faute d'informations précises, car « cette
proposition demande une grande connoissance de l'intérieur des terres,
dit-il, des bois qui y croissent [...] des savannes naturelles qui peuvent s'y
trouver [...] des moyens et du temps nécessaires pour les
former867. » L'arrêt définitif reste
également prudent. Si l'Assemblée n'est pas contre le principe de
développer des ménageries sur le modèle de celles de
Kourou et de Sinnamary, en revanche l'introduction des bestiaux, la
863 ANOM C14/44 F°137
864 ANOM C14/44 F° 74
865 ANOM C14/44 F° 154
866 Ibid.
867 ANOM C14/44 F° 75
204
construction de haras et la fourniture d'esclaves doit rester
à la charge de sa majesté.
Par ailleurs, Macaye se montre favorable à
l'idée de procéder à une division des habitants par
classe, à condition qu'elle ne génère pas de
différence. L'Assemblée prend le contre-pied et estime cette
mesure inutile les habitants ont des intérêts divergents et sont
de toute façon peu enclins aux associations solidaires868.
Quant au projet d'établir un cordon défensif par
l'établissement de « blancs pasteurs » et mettre à
contribution les tribus amérindiennes, Macaye ne se montre pas
convaincu. D'une part, l'établissement dans des quartiers
dédiés réclame une étude plus approfondie des
lieux, afin de déterminer si leur exploitation est viable. D'autre part,
il remet en cause l'idée d'intégrer les Amérindiens
à ce processus. Il invoque les difficultés rencontrées
lors des tentatives précédentes. « Ceux qui connoissent le
génie des peuples indiens, dit-il, leur manière de vivre, leurs
haines respectives, leurs guerres de nation à nation, leur amour de la
liberté [...] trouveront ce projet bien difficile869. »
L'arrêt définitif de l'Assemblé confirme ces
réserves. Installer une colonie blanche apparaît impossible en
zone tropicale. Toutefois, la multiplication « des petits ouvriers et des
petits habitans » est jugée plus appropriée car « le
travail de leur main les rend utiles et durs à l'effort » et ils
peuvent être affectés à la défense de la colonie. En
revanche, si fixer des populations amérindiennes s'avère
extrêmement compliqué, il ne faut pas pour autant abandonner ce
projet pour des raisons politiques. Il faut donc favoriser les contacts avec
les Blancs par l'envoi de missionnaires et traiter les Amérindiens en
hommes libres870.
Le volet économique des réformes
envisagées par Malouet est abordé avec la même
circonspection. Macaye fait remarquer qu'avant d'orienter la Guyane vers
l'exploitation forestière et l'élevage, il faut connaître
précisément quels revenus la colonie peut en tirer. Il s'agit de
comparer leur rentabilité avec celle de l'agriculture pour
déterminer si finalement ces secteurs sont « plus utiles et plus
[lucratifs] pour la colonie. » L'Assemblée rend un avis prudent.
Les habitants estiment que pour le moment, l'exploitation du bois n'est pas une
priorité, par manque de moyens matériels et humains. Il en va de
même pour l'exportation de vivres et de bétail. Seule la certitude
de débouchés sera susceptible de redonner confiance et de pousser
les habitants à s'investir dans ces activités871.
En revanche, Macaye rejoint complètement l'avis de
Malouet par rapport à la culture du rocou. Il reconnaît que cet
aspect requiert un examen poussé. À la surproduction de cette
plante tinctoriale doit répondre une action administrative, dans le but
de restreindre et d'améliorer sa
868 ANOM C14/44 154-155
869 ANOM C14/44 F° 75
870 ANOM C14/44 F° 154
871 ANOM C14/44 F° 152
205
production872. C'est, selon lui, l'examen de ces
différents éléments qui déterminera la
viabilité ou non d'une chambre économique. Enfin, le procureur
abonde largement dans le sens de Malouet au sujet de l'assainissement des
finances de la colonie. Il ne fait aucun doute que les abus doivent être
sévèrement réprimés et que les engagements doivent
être tenus si la Guyane veut retrouver une certaine
crédibilité et attirer des capitaux873. L'arrêt
du mois de mai confirme cet avis de Macaye. Plutôt que d'accorder
plutôt que d'accorder des privilèges exclusifs contraires à
la liberté et à la propriété, l'Assemblée
estime qu'il est préférable de développer le rocou, d'en
perfectionner la façon et d'en assurer la qualité par deux
syndics nommés par les notables de la colonie. Concernant les finances,
les administrateurs doivent veiller à réprimer la fraude pour
redonner confiance aux marchands européens. Enfin, les
députés trouvent inutile de créer une Chambre
d'agriculture, vu l'état de la colonie. L'Assemblée leur semble
un outil mieux adapté874.
Finalement, la mise en valeur des terres hautes et des terres
basses est un sujet dont l'importance mérite la plus grande
considération de la part de l'Assemblée. Macaye admet que les
terres hautes sont généralement d'un faible rapport.
Néanmoins il signale que certaines sont malgré tout fertiles,
comme l'a montré le baron de Bessner. En conséquence, il pense
que l'action administrative doit se déployer à l'échelle
de la Guyane toute entière, afin d'en recenser les endroits où
les terres hautes sont les plus fertiles. De là, il convient d'investir
les terres basses en se fondant sur l'expérience acquise par certains
habitants qui, depuis 1763, se sont lancés dans cette entreprise. Macaye
estime bon de déterminer quel serait le montant des investissements
à consentir pour aménager ces terres. En outre, il
préconise un calcul de rentabilité précis, afin de savoir
si les bénéfices dégagés des terres basses peuvent
contribuer au désendettement de la colonie875. Ces remarques
portent sur des points relativement importants. L'exploitation des terres
basses en Guyane est très peu pratiquée. En effet, à
l'arrivée de Malouet, seules 7 habitations, sur les 250 recensées
en Guyane, exploitent des terres basses. C'est en 1763 qu'ont lieu les premiers
essais de culture. Un colon, nommé La Hayrie, tente la mise en valeur
d'un fond dès cette date, mais sans grands résultats, par manque
de méthode. En la matière, Macaye jouit d'une solide
expérience puisqu'il fait figure de précurseur. À partir
de 1764, il entreprend un polder de près de vingt hectares aux Fonds de
Rémire pour y planter du café. Il procède
méthodiquement et s'adjoint la collaboration de Simon Mentelle et de
l'arpenteur Tugny. En 1767, s'inspirant des travaux de Macaye, François
Kerkhove met sept mois pour aménager son habitation de la Rivière
du Tour de l'Île876. Le
872 ANOM C14/44 F° 74
873 ANOM C14/44 F°75
874 ANOM C14/44 F° 155
875 ANOM C14/44 F°73-74
876 Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op. cit.,
p. 332.
206
procureur fait donc ici figure d'expert.
Sur ce sujet central, l'Assemblée reconnaît que
les terres hautes sont de qualité variable et qu'il en est des bonnes
comme des mauvaises. Les terres des quartiers de Rémire, la Gabrielle,
l'Oyapock, Kaw, Macouria et Kourou présentent une fertilité
reconnue. Aussi semble-t-il opportun de continuer à les utiliser car
leur préparation est moins exigeante pour la culture des vivres, elles
s'épuisent moins vite, d'autant que les travaux et les engrais pour
bonifier les terres épuisées ne sont à la portée
que d'un très petit nombre d'habitants. Concernant les terres basses,
les habitants reconnaissent leur intérêt mais le roi doit au
préalable ordonner des travaux de prospection sous la direction
d'ingénieurs qualifiés. Les travaux d'aménagement,
extrêmement coûteux, doivent être financés par le roi.
À charge aux habitants exploitant les terres basses de rembourser les
avances faites877.
Enfin, l'Assemblée profite de cette occasion pour
soumettre des demandes spécifiques aux administrateurs. Les habitants
demandent l'établissement d'un moulin banal, l'interdiction d'enterrer
les morts dans les églises et la réduction des jours de
fêtes. Mais d'une manière plus générale, les
demandes vont dans le sens d'une demande faite au roi pour soutenir le
développement économique de la colonie. Les députés
souhaitent de ce fait que les encouragements soient étendus
également aux habitants les plus modestes, et qu'il y ait une exemption
de capitation de cinq ans pour les habitants qui se lancent dans la culture du
cacao878.
L'Assemblée général de Guyane est donc le
lieu où se rencontrent, par l'intermédiaire de Malouet, les
projets administratifs et techniques de la métropole, et les
intérêts des colons fondés sur leur appréciation
plus concrète des possibilités, au sens large, de la colonie. Il
pense que les mesures prises peuvent constituer un tournant décisif dans
l'histoire de la Guyane si elles sont appliquées, responsabilité
qui incombe aux administrateurs car il ne dénombre qu'une dizaine de
personnes présentes à l'Assemblée qui soit capable de
« raisonner convenablement sur la culture et d'administration de la
colonie879. »
877 ANOM C14/44 F° 151-153
878 ANOM C14/44 F° 163
879 ANOM C14/50 F° 62
207
CONCLUSION
La fonction d'ordonnateur, au-delà des
prérogatives définies par les directives royales, se dessine ici
de façon plus implicite mais néanmoins tout aussi importante.
Interface incontournable entre la métropole et la colonie, Malouet est
en premier lieu un relais d'informations pour les instances
décisionnelles administratives et scientifiques parisiennes, avec qui il
échange par le biais d'une correspondance normée et
codifiée. Pour satisfaire à cette exigence, l'ordonnateur se fait
enquêteur et puise les informations sur la colonie auprès des
relais locaux que sont les scientifiques de passage, les spécialistes
locaux, les habitants ou les Amérindiens. En second lieu, l'ordonnateur
fait transiter l'information vers la colonie. Dans cette optique, Malouet
utilise l'Assemblée à la fois comme un véritable outil
didactique de promotion du projet ministériel auprès des
habitants et comme un lieu où se confrontent les vues
métropolitaines et locales. Il s'agit d'aboutir à un projet de
développement concerté, davantage centré sur les
possibilités guyanaises, mais répondant aux objectifs
définis par le projet colonial français. En ce sens, Malouet
définit plusieurs directions qui visent à tirer au mieux partie
du potentiel de la Guyane en faisant porter l'effort de l'administration sur
une rationalisation de la gestion des affaires, d'une part ; d'autre part en
sollicitant une intervention de l'État qui doit prendre à son
compte le développement de la colonie par une série
d'investissements destinés à dynamiser l'économie et
à créer des débouchés. De cette manière, en
s'appuyant sur l'arrêt rendu par l'Assemblée, Malouet dispose
d'une feuille de route pour encadrer son action et préparer au mieux le
développement de la Guyane.
208
2 PRÉPARER LE DÉVELOPPEMENT
GUYANAIS
Dès que Malouet prend les rennes de l'administration en
Guyane, il est accaparé par un intense travail administratif qui
l'amène à s'intéresser à tout ce qui se rapporte
aux questions financières, judiciaires et de police. Présenter de
façon exhaustive tous les postes sur lesquels Malouet intervient est un
travail qui dépasse largement les objectifs de ce mémoire, et
nécessiterait sans doute une étude à part entière
tant la matière est dense. Aussi avons-nous dû procéder
à des choix. Nous consacrerons donc cette partie principalement aux
sujets qui ont un rapport direct avec le projet que le ministère lui
confie, en évoquant cependant quelques réalisations annexes mais
néanmoins significatives. En premier lieu, les finances. L'endettement
chronique des habitants est la première chose qui frappe Malouet.
Détenant les cordons de la bourse, il signale de façon
régulière au ministre que des économies sont à
réaliser, notamment au niveau du fonctionnement de la justice et des
nombreux abus qui en découlent. Par ailleurs, son plan prévoit un
développement des activités économiques, soutenues par un
important programme scientifique et technique, dont la dessiccation des terres
basses constitue le point central, dans lequel Malouet place beaucoup
d'espoirs.
2.1 Administrer la colonie, administrer les hommes
Les fonctions de Malouet, nous l'avons vu, lui donnent la
haute main sur la justice et les finances. De fait, l'état de la colonie
sur ces deux sujets est des plus préoccupant. Elle est en effet
endettée, la justice fonctionne mal et de nombreux abus en tout genre
viennent assombrir le tableau. La lecture de la correspondance de Malouet
laisse entrevoir un administrateur qui consacre une grande part de son temps et
de son énergie à résoudre ces problèmes.
2.1.1 Assainir les finances
Quand Malouet clôt l'exercice comptable de
l'année 1776, le déficit de la colonie est de 50 000 francs. Dans
les commentaires qui accompagnent l'envoi des comptes au ministre, il pointe
deux causes principales auxquelles il faut remédier. La première
: l'endettement chronique des habitants. Il y a, d'une façon
générale, des arriérés de plus de trois
années. Il cite l'exemple de la
209
société Oblin, qui doit 56 000 francs depuis
1774. La seconde raison est à imputer aux dépenses inutiles, qui
pourraient être évitées. En cela, il incrimine les
approvisionnements trop aléatoires, qui ont contraints l'ordonnateur de
Lacroix à tout acheter sur place le double du prix en
France880.
« La Guyane rapporte annuellement 5 à 600 000
livres et coûte autant au roi depuis quinze ans, sans aucun
accroissement881 », constate Malouet. En effet, le
déficit de la colonie est en fait endémique. Sur la
période 1725-1755, les dépenses du roi sont multipliées
par quatre, alors que les recettes fiscales ne suivent pas. En 1733 par
exemple, l'impôt rapporte environ 20 000 livres, alors que la
dépense est plus de deux fois supérieure (voir tableau
ci-dessous)882.
1725
|
1740
|
1744
|
1745
|
1746
|
1747
|
1755
|
40765
|
70760
|
70874
|
65914
|
69666
|
78224
|
164841
|
Tableau 11 : Dépenses du roi dans la colonie
(livres)
De plus Malouet doit travailler avec des comptes qui sont
souvent mal tenus, et présentés avec beaucoup de retard, quand
ils ne cachent pas des recettes fictives afin de dissimuler des
opérations frauduleuses de la part des administrateurs883.
Aussi est-il prudent et il signale qu'il n'exagère pas l'état des
comptes, comme ont pu le faire certains de ces prédécesseurs afin
d'obtenir plus facilement des aides. Toutefois, il espère que son
zèle lui vaudra de l'aide du ministre en cas de besoin884.
Recouvrer les dettes
Le premier chantier auquel Malouet s'attaque est celui du
recouvrement des créances. « Les habitans sont presque tous
débiteurs au roi et au commerce, écrit-il au ministre,
accoutumés à recevoir du gouvernement des secours qui ont
toujours été faciles par l'abus qu'ils en ont fait885.
» Ainsi, Dès le 5 décembre 1776, il fait promulguer une
ordonnance selon laquelle les débiteurs du roi doivent
régulariser leur situation avant le 1er février 1777 sous peine
de poursuites. Toutes avances en argent, animaux, vivres et marchandises sont
suspendues jusqu'au recouvrement du tiers des
880 ANOM C14/44 F° 252
881 ANOM C14/50 F° 65
882 Marie POLDERMAN, La Guyane française, 1676-1763,
op. cit., p. 137.
883 Ibid., p. 138.
884 ANOM C14/43 F° 84
885 ANOM C14/50 F° 67
210
dettes. Les débiteurs reconnus insolvables ne pourront
prétendre à aucune avance ni encouragement, « hormis le
secours de la charité. » Enfin, les débiteurs du roi depuis
plus d'un an, seront « saisis et inscrits au registre des interdits de
distribution des secours de Sa Majesté886. »
Toutefois en mars 1777, face à la pauvreté
générale de la colonie et à l'insolvabilité de la
plupart des habitants, il avoue au ministre Sartine qu'il ne peut se
résoudre à engager des poursuites contre tous les
débiteurs, malgré l'ordonnance du 5 décembre 1776. La
Guyane doit trois ans de revenus au roi, or il est impossible de lui faire
payer la totalité en une récolte. Il cite l'exemple de M.
Demontis pour appuyer ses dires :
« La cession que M. Demontis, conseiller, a faite de
ses biens à ses créanciers est un autre sujet d'alarme pour les
débiteurs. Cependant il étoit temps de l'y déterminer ,
car en leur abandonnant tout, il fait perdre encore soixante-dix pour cent
à ses créanciers887. »
Pour solutionner au mieux ce problème, Malouet est
contraint de se montrer conciliant. Il accorde des délais, il interdit
l'assignation des plus pauvres en justice, il efface les dettes des habitants
insolvables, comme c'est le cas pour M. Rochelle par exemple. Criblé de
dettes, il est ruiné et il lui est impossible de
rembourser888. Malouet reçoit pour paiement tout ce qu'on lui
donne, mais finalement il ne récupère que peu d'argent : 110 000
livres au total. Le reste est composé de vivres, de bois, de terrains
cédés au roi, de « denrées de toute sorte et au prix
qu'on a voulu », précise-t-il. Il cite le cas du chevalier de
Bertrancourt :
« Le chevalier de Bertancourt devoit 10 000 livres
à la caisse, il m'a cédé pour cela une mauvaise habitation
attenante à celle du roi , je lui ai donné quittance, et lui
aurois pas donné de sa terre et de sa maison 50 louis s'il avoit fallu
les sortir de la caisse. Le plus grand nombre de débiteurs, qui
paroissent avoir payé, sont dans le même cas889.
»
886 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 276.
887 Ibid., p. 353.
888 ANOM C14/50 F° 72
889 ANOM C14/50 F° 96
211
Quand il quitte la Guyane, la question des dettes semble
close. « Enfin voilà la grande affaire des dettes du roi
réglée et terminée890 »,
déclare-t-il. Toutefois son travail ne s'arrête pas là, car
les deux années qu'il passe en Guyane sont placées sous le signe
des économies à réaliser.
Faire des économies, rationaliser les
dépenses
En premier lieu, Malouet insiste pour recevoir des
approvisionnements réguliers et de bonne qualité, dispensant
ainsi l'administration de devoir acheter ce qui lui manque sur place et au prix
fort. Il signifie au ministre que les économies procèdent «
par le choix, l'envoi et l'emploi bien ordonné des matières,
souvent même par des dépenses faites à propos. » Il se
plaint de la piètre qualité des munitions et des autres
fournitures qui arrivent de France. Les farines entassées pourrissent
vite. Les marchandises sèches manquent, les fournitures de bureau
également. « Je viens d'acheter des fournitures de bureaux le
triple de ce qu'elles auroient coûté en France »
écrit-il. L'habillement des troupes est réalisé sans aucun
soin : les guêtres sont mal faites si bien qu' « il faut en payer
à nouveau la façon. » Il manque la doublure des vestes. Les
draps sont de mauvaise qualité891.
Le 15 décembre 1776, dans son envoi du relevé
des dépenses de l'hôpital, Malouet écrit que des
économies d'environ 10 000 francs pourraient être
réalisées grâce à une organisation plus rationnelle.
En effet, les bâtiments sont « ouverts aux quatre vents », les
malades peuvent boire et manger à volonté. Ils peuvent
également aller et venir à leur guise : beaucoup en profite pour
aller au cabaret. De fait, ce fonctionnement aggrave les maladies et
coûte cher. En conséquence, Malouet ferme la pharmacie «
où chacun se sert à sa guise » et ordonne qu'on ne
délivre des remèdes que sur ordonnance du médecin. Il
demande par ailleurs au ministre le soutien d'un second apothicaire et le
retour en Guyane du médecin Laborde892
Il cherche donc à réduire au maximum les
dépenses inutiles. Il supprime des emplois qu'il juge superflus en
réformant la moitié de la brigade du port. Il ne garde que quinze
hommes sur les trente employés. Il envisage à terme de ne
conserver que quatre officiers et trois timoniers, et de former vingt esclaves
« à l'apprentissage de la mer et au service des
ports893. » Il y a un trop grand nombre de procédures
criminelles contre les esclaves, alors que la plupart des faits qui leur sont
reprochés sont du ressort de la police domestique. De fait, les
dépenses dues à l'emprisonnement des
890 ANOM C14/50 F° 73
891 ANOM C14/44 F° 212
892 ANOM C14/43 F° 79
893 ANOM C14/50 F° 70
212
esclaves marrons sont considérables, c'est pourquoi
Malouet en fait supporter le coût aux maîtres894.
L'exemple des postes de garde est en ce sens assez
significatifs. Le 22 décembre 1777, l'ordonnateur adresse au ministre
une longue lettre sur leur situation. Il y désapprouve la façon
dont ils sont créés, parfois en dépit du bon sens :
Fiedmond installe une garnison le long du Maroni pour défendre la
frontière avec le Surinam alors que cette zone n'est pas
contestée par les Hollandais. Pour Malouet, c'est du gaspillage d'argent
et de ressources. Les postes coûtent annuellement 60 000 francs et
dispersent les forces militaires, qui sont de toute façon « trop
peu nombreuses pour en imposer » : 15 soldats au poste d'Oyapock, 7
à Approuague, 8 à Kourou, 20 à Sinnamary et 25 à
Maroni. Les garnisons sont sous-employées, indisciplinées, se
livrent à la débauche et à la boisson. Les officiers et
sous-officiers, « privés, dans ces déserts, de toute
société, d'étude, de culture, d'émulation, [...]
s'abrutissent souvent, et deviennent incapables de donner des ordres
raisonnables895. »
De plus, trop de colons ruinés se reposent sur l'aide
apportée par les magasins et les hôpitaux implantés autour
des postes. Pour Malouet, c'est un vrai problème. « À mon
dernier passage à Sinnamary, écrit-il, je retrouvai à
l'hôpital les mêmes individus, toujours ivres, toujours
misérables. » Il souhaite donc prendre des mesures contre «
ceux qui profitent et ne produisent rien » et propose au ministre, d'une
part, de renvoyer en France, sous six mois, tous ceux qui ne sont pas capables
de subvenir à leur propre besoin ; d'autre part de supprimer les
hôpitaux et les magasins. À défaut de pouvoir supprimer
tous les postes, il faut les réorganiser différemment, ne laisser
sur place qu'un chirurgien, un commandant et deux archers, qui seront
visités deux à trois fois dans l'année par un officier ou
un administrateur, et concentrer toutes les forces militaires à Cayenne.
De cette façon, il n'y a plus à entretenir inutilement des
bâtiments, des corps de garde, une garnison, des infirmiers,
etc896.
Des économies à réaliser dans tous les
secteurs, Malouet s'attache également à reprendre en main la
circulation monétaire dans la colonie.
Réforme monétaire
La pénurie de numéraire est un problème
constant en Guyane. Administrateurs et habitants ont généralement
recours au troc, à différentes monnaies de papier internes
à la colonie et aux
894 ANOM C14/45 F° 213
895 ANOM C14/44 F° 362
896 ANOM C14/44 F° 362
213
lettres de change897. Depuis la fin du XVIIe
siècle, il existe une monnaie de compte coloniale, la livre coloniale,
indexée sur la production de la Guyane, qui vaut 30 % de moins que la
livre tournois. Pour 100 livres de denrées importées, il faut
verser 150 livres coloniales898.
Malouet estime ce système préjudiciable pour la
colonie. Il résume sa pensée à ce propos dans deux lettres
datées du 28 octobre et du 22 décembre 1777899
où il expose la situation concernant la circulation monétaire en
Guyane. Pour lui, la différence entre la valeur intrinsèque et la
valeur à Cayenne de 30 % pour la livre et d'un septième pour les
piastres est absurde : si ses appointements sont versés en livre, il
gagne 30 %, alors que s'ils sont versés en piastres, il n'y gagne qu'un
septième. Recevant des rouleaux de quatre livres dix sous pour six
livres payables en France, Malouet explique que « l'esprit du commerce, en
général, est l'avidité », et que de fait les
marchands augmentent systématiquement leurs prix de 30 %. Ce qui est
problématique à double titre, parce que les marchandises
coûtent plus cher, et que la la Guyane, toujours à cours de
numéraire, se retrouve « absolument [dépourvue] de grosse et
petite monnoie » pendant six mois de l'année900.
En conséquence, il présente au ministre deux
propositions. La première consiste à envoyer à Cayenne les
deux tiers des fonds assignés en espèces, ayant cours à
Cayenne pour un tiers en plus de sa valeur. « En somme, écrit C.F.
Cardoso, le système monétaire guyanais deviendrait pareil
à celui des Antilles. » La deuxième solution consiste
à envoyer de la monnaie de France, percée au milieu pour en
soustraire le dixième ou le douzième de sa valeur nominale, pour
constituer une réserve permanente de 100 000 écus, suffisante
à la circulation au sein de la colonie. Les pièces
étrangères ne seront plus reçues que comme marchandise au
poids. C'est cette deuxième mesure qui sera partiellement adoptée
en 1781 par la loi sur la circulation monétaire901.
Après une mesure destinée à encadrer la
circulation monétaire en Guyane et éviter ainsi un trop grand
désavantage commercial, Malouet remet de l'ordre dans les affaires
judiciaires de la colonie.
2.1.2 Réformer la justice et réprimer ses
abus
Dans un courrier du 17 janvier 1777 adressé au ministre,
Malouet présente une situation
897 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 114.
898 Ibid., p. 120.
899 ANOM C14/44 F °306 et 326
900 ANOM C14/44 F° 306
901 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 274-275.
214
assez anarchique de la justice en Guyane. Son analyse semble
définitive : « Il est impossible de trouver de bons
magistrats902 », écrit-il. Toutes les procédures
criminelles s'instruisent sur le compte du roi, ce qui entraîne de
nombreuses dépenses et accroît la lenteur des
procédures903. Son témoignage montre que rendre une
justice impartiale et efficace dans une colonie aussi petite est une
véritable gageure904.
Ainsi il désigne un premier abus à
réprimer. Claude Macaye, procureur général du Conseil
supérieur vieillit ; c'est le seul magistrat digne de ce nom de la
colonie. Il faut songer à le remplacer, mais il n'y a personne capable
de pourvoir à ce poste, ni à ceux de procureurs et de lieutenant
de juge d'ailleurs. Ces postes restent vacants905. De fait,
l'absence de juristes qualifiés entraîne une application de la
justice inconséquente dans laquelle « les parties n'ont aucun
secours pour défendre ou établir leurs droits. » Les
plaignants doivent comparaître en personne à l'audience et
l'exposé des faits est « toujours cruellement embrouillé par
les demi-connoissances des mauvais praticiens qui se trouvent ici. » De
fait Malouet demande au ministre d'envoyer des procureurs qualifiés, car
ceux qui occupent ce poste ici sont « de très-mauvais sujets, dont
[il serait] d'avis de purger la colonie. Ces mêmes hommes continuoient
donc, sans qualité, à se mêler obscurément de toutes
les affaires ; ils les multiplient, les embrouillent, désolent les juges
et les plaideurs906. »
Les procédures en matière civile sont donc
longues et coûteuses, au point que les habitants les plus fortunés
et sachant le mieux se défendre, s'adressent directement au ministre
pour obtenir justice. L'interminable affaire Lafitte en est la parfaite
illustration. Cet individu est condamné en 1773 par le Conseil
supérieur de Cayenne pour une affaire d'impayés avec un
négociant bordelais. Sauf que la plupart des conseillers l'ayant
condamné sont ses débiteurs : il y a donc un conflit
d'intérêt qui engage Lafitte à penser que le Conseil le
condamne à dessein, pour ne pas avoir à le rembourser. Depuis,
l'affaire se perd dans un labyrinthe de procédures à
répétitions, entre les associés de Lafitte, contre ses
juges, etc. Quand Malouet prend en main l'affaire dans le courant de
l'année 1777, Lafitte assigne en justice tous les magistrats
supérieurs et inférieurs de la colonie et ne reconnaît pas
le tribunal de Cayenne car tous les conseillers lui doivent de l'argent. Il ne
sait donc pas vers quelle juridiction se tourner et s'en remet à
l'ordonnateur. Cette affaire « ennuie, scandalise et fait perdre du temps
» à Malouet qui botte en touche et renvoie le dossier au
ministre907.
Le deuxième volet de son action consiste à
réduire les frais de justice. Le principal problème relève
des trop nombreuses dépenses qu'entraînent le déplacement
des juges. En charge des affaires
902 ANOM C14/50 F° 86
903 ANOM C14/45 F° 213
904 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 141.
905 ANOM C14/43 F° 32
906 ANOM C14/45 F° 213
907 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 401-402 ; ANOM C14/50 F° 96.
215
touchant les officiers civils, les habitants, et
théoriquement les esclaves, les juges et les procureurs doivent se
rendre dans la juridiction où la plainte a été
posée908. Cependant cette façon de faire est
particulièrement onéreuse dans un territoire aussi vaste et les
frais de transports sont importants. « L'assassinat d'un nègre
coûte 4 000 francs. » Les frais de justice, rien que sur Cayenne
s'élèvent à 14 000 francs par an909. Sur
l'ensemble de la colonie, Malouet estime leur montant à 40 000
écus910. Du fait de la pénurie de magistrat, le juge
et le procureur sont débordés, d'autant qu'ils sont mal
payés. Ils n'ont aucun intérêt à multiplier les
instructions criminelles, donc les criminels sont rarement
poursuivis911.
Pour y remédier, Malouet provoque un arrêt de
règlement afin d'augmenter les appointements des magistrats pour qu'ils
puissent subvenir à leurs dépenses, et supprimer les
déplacements en nommant dans chaque quartier un commissaire de justice,
pour constater les délits par un procès verbal qu'il envoie au
juge. Il demande au ministre de bien vouloir lui expédier rapidement les
lettres patentes confirmatives nécessaires afin que sa mesure soit
suivie d'effet, car il avoue avoir le plus grand mal à contenir les
agissements des magistrats indélicats912.
L'action de Malouet permet donc de remettre quelque peu en
ordre les affaires judiciaires de la Guyane. Face à un manque de
juristes compétents qui multiplient les affaires et à une
organisation dispendieuse, le règlement qu'il adopte donne de la
souplesse et de la rationalité au fonctionnement de la justice. Par
ailleurs, son plan pour la colonie comporte un point suggéré par
le baron de Bessner au gouvernement, concernant un peuplement par le biais des
esclaves fugitifs du Surinam et des Amérindiens.
2.1.3 Un coup d'arrêt aux projets de Bessner
Le plan de Malouet comporte un dispositif de peuplement de la
Guyane, que l'on envisage de réaliser par l'enrôlement des
esclaves fugitifs du Surinam, et par l'établissement de missions
religieuses pour fixer les Amérindiens dans le but d'en faire des
agriculteurs. Ces deux perspectives, imaginées par le baron de Bessner
et fortement soutenues par Sartine, illustrent bien la distorsion qui existe
entre la vision métropolitaine du monde colonial en
général, et les réalités locales. La
908 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 140.
909 ANOM C14/44 F° 99
910 ANOM C14/45 F° 213
911 ANOM C14/44 F° 99
912 ANOM C14/45 F° 213
216
prise en compte du contexte guyanais permet à
l'ordonnateur de déconstruire l'édifice échafaudé
à Versailles.
Enrôler les esclaves fugitifs du
Surinam
C'est avant son départ pour Cayenne, en juin 1776, que
Malouet commence à travailler sur cette question. Le 15 juin, dans une
note à soumettre au ministre, il pense qu'il faut envoyer quelqu'un en
Hollande pour trouver deux domestiques noirs connaissant la langue de Surinam,
qui seraient chargés d'attirer en Guyane les esclaves
révoltés de cette colonie913. S'il avait rapidement
fait part de ses doutes à un ministre visiblement convaincu de la
réussite de ce projet, les réalités locales semblent
donner raison à Malouet. Le 29 novembre, il écrit qu'il «
est incertain que cette nation soit mécontente de son état actuel
et en désire le changement914. » Il propose d'attendre
que la méfiance des habitants de Cayenne à leur encontre se
dissipe, après quoi les marrons passés en Guyane seront
installés sur la rivière Mana où il est plus facile de les
surveiller. Il suggère également de soudoyer les meneurs afin de
garantir leur loyauté915.
Mais le 26 mars 1777, l'ordonnateur fait savoir que le point
de vue en France est faussé. Accueillir des fugitifs en Guyane risque de
faire des émules, ce qui ne manquera pas de renforcer le marronnage au
Surinam. De plus, comment se fier à des gens qui changent de camps
contre de l'argent ? Ce peuple a acquis par les armes sont indépendance.
« Ils ne quitteront pas la patrie qu'ils se sont faite, explique Malouet,
le terrain qu'ils ont fortifié pour un établissement incertain,
pour courir le risque d'être détruits dans leur émigration.
» Les tractations engagées avec Camoupi et Atis, deux leaders
marrons, échouent car ils ne sont pas intéressés pour
passer en Guyane. Pour Malouet, il s'agit de prendre aussi en compte le risque
encouru. Un tel peuple ne se déplacera pas sans exigences et risque de
vouloir s'accaparer les établissements français installés
à proximité du leur. Les chances de succès
s'avèrent minces, aussi faut-il impérativement contenir ces
nouveaux arrivants « par la religion et la police, et alors, le temps
aidant, peut-être deviendront-ils de fidèles sujets de sa
majesté916. » Malouet demande alors au ministre
d'envoyer des prêtres pour les « civiliser », de
préférence des hommes ayant déjà oeuvré en
Afrique dans les missions établies dans les royaumes de Congo et Loango.
« La connoissance de l'une de ces langues est nécessaire aux
envoyés. Il nous paroît très-intéressant, M., que
vous vous en procuriez deux au moins de cette
913 ANOM C14/43 F° 176
914 ANOM C14/45 F° 39
915 Ibid.
916 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 228-229.
217
espèce917. »
Son voyage au Surinam est déterminant pour cette
question. En réalité, ces esclaves dont Bessner veut faire les
alliés de la France, sont peu nombreux. Ils sont « attachés
à leurs villages et à leurs plantations » et
reçoivent tous les ans du gouvernement hollandais des armes, des
vêtements et du matériel, si bien qu'ils n'ont aucun
intérêt à rejoindre la Guyane918.
Ainsi, même si le projet s'avère prometteur
depuis Versailles, sa mise en oeuvre est contrecarrée par la
réalité locale qui en fait une chimère. Il en va de
même pour ce que le ministère envisage pour les
Amérindiens.
« Une république d'Indiens
civilisés »
Nous l'avons vu, sous l'influence du baron de Bessner, le
gouvernement souhaite en effet procéder à un peuplement de la
colonie par l'évangélisation des Amérindiens afin d'en
faire des agriculteurs « civilisés » qui, selon l'idée
établie au XVIIIe siècle que nous avons développé
par ailleurs, seraient mieux à même de défendre leur terre
en cas d'invasion. Il s'agit, concrètement, de rassembler les
Amérindiens au sein d'un établissement sous l'autorité de
religieux, dans le but d'évangéliser ces peuples
indigènes.
Cette idée de civiliser par la religion est à
mettre en perspective dans un contexte religieux plus large qui trouve ses
racines dans la Contre-réforme catholique. En effet, suite au concile de
Trente (1545-1563), les ordres religieux sont mobilisés pour rassembler
au sein de l'Église catholique les foules européennes ayant
versé dans la Réforme. Leur action vise également à
convertir les peuplades du Nouveau Monde au catholicisme. La Compagnie des
Jésuites, fondée en 1534 par Ignace de Loyola, est un des fers de
lance de cette entreprise. Les pères se donnent pour mission
l'instruction des fidèles catholiques, et la conversion des
hérétiques et des infidèles par la prédication, la
confession, les exercices spirituels et l'éducation des plus jeunes. De
fait, l'action missionnaire est indissociable de l'entreprise de
colonisation919.
En Guyane, les premiers contacts entre jésuites et
amérindiens commencent dès le XVIIe siècle. Les missions
sont itinérantes tout au long du XVIIe siècle, et se
déplacent le long du littoral à
917 Ibid., p. 236.
918 ANOM C14/44 F° 227
919 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 211 ; Gérard COLLOMB, «
Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 435.
218
la rencontre des Amérindiens920. Il faut
attendre le XVIIIe siècle pour que des missions permanentes voient le
jour. En 1709, les pères Lombard et Ramette créent une mission
sur le Carouabo. Elle est déplacée en 1711 à l'embouchure
du Kourou. En 1740, une autre mission voit le jour à Sinnamary. Dans le
même temps, les pères de Cayenne créent les missions de
Saint Paul et de Sainte Foy sur l'Oyapock921. Ces trois missions
rassemblent chacune environ 500 Amérindiens, même s'il est
difficile d'avoir un dénombrement précis. Dès les
années 1740-1750, les missions se répartissent ainsi :
À l'ouest de Cayenne . ·
- Mission de Kourou fondée par les pères
Lombard et Ramette.
- Mission de Saint-Joseph du Sinnamary, du père
Carnave.
À l'est de Cayenne . ·
- Mission de Saint-Paul de l'Oyapock, du père Dayma
- Mission de Notre Dame de la Foi du Camopi (ou Sainte-Foy) des
pères Bessou et Huberland - Mission de Ouanary du père
d'Antillac
- Mission des Palicour du père Fourré
- Mission de Saint-Joseph de l'Approuague922
Toutefois, l'arrêt du Parlement du 6 août 1762 et
l'édit royal de novembre 1764 abolissent en France la Compagnie de
Jésus. L'expulsion des jésuites est effective en 1765 en Guyane.
Conséquemment, les missions périclitent. Cependant un certain
nombre de pères choisit de rester et leur présence perdure
jusqu'à la fin des années 1780. La pénurie de
prêtres dans la colonie et le retard pris dans le remplacement expliquent
cette pérennité : les premiers pères spiritains n'arrivent
qu'en 1778923.
Ainsi, en 1776, à la demande de Louis XVI au pape Pie
VI, quatre anciens jésuites portugais sont envoyés en Guyane
pour, à nouveau essayer, de rassembler les Amérindiens des
régions de Macari, Couani et de l'Oyapock924. Malouet, dans
le compte-rendu d'administration pour l'année 1777, rapporte au ministre
la création à Couani d'une mission employant trois prêtres
portugais. Les débuts sont toutefois difficiles. Parmi les religieux,
deux meurent rapidement, « le troisième est en mauvais état
». Malouet lui envoie en aide le père Lanoue. De plus, les contacts
sont difficiles car les Amérindiens pensent avoir affaire à des
envoyés du roi du Portugal, dont ils se méfient car les
920 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
», op. cit., p. 438.
921 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 214-219 ; Gérard COLLOMB, «
Missionnaires ou chamanes ? », op. cit., p. 438.
922 Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 345.
923 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 261-262.
924 Ibid., p. 261 ; Ciro Flamarion CARDOSO, La
Guyane française (1715-1817), op. cit., p. 347.
219
Portugais les réduisent en esclavage925.
La mission est un projet religieux donc, mais également
politique, économique et administratif926. À plusieurs
reprises, la correspondance entre l'ordonnateur et le ministre fait état
de projets de cultures que l'on pense développer au sein de la mission
de Couani. Dans une lettre datée du 2 novembre 1777, Malouet informe
Sartine qu'il confie aux missionnaires le soin de réaliser des
expérimentations de culture de tabac en tâchant de tirer profit
des techniques utilisées au Brésil927. Ce qui fait
partie intégrante de la mise en valeur de la mission et de son maintien,
par les revenus générés. Certaines missions connaissent
même un développement important, à l'image de celle de
Kourou qui, au plus fort de son développement vers le milieu du XVIIIe
siècle, est gérée comme une habitation très
rentable, et rassemble environ 450 Amérindiens928.
Du point de vue de l'ordonnateur, la mission revêt
également un aspect administratif important. La lecture des
Mémoires et de la correspondance de Malouet suggère un
homme peu préoccupé par le fait religieux. Il considère
que c'est un outil à mettre au service de l'intérêt
national, utile pour créer du lien social et pacifier les rapports
maître/esclave929. Cependant, il déplore le manque de
moyens alloués à cet objectif. Il écrit au ministre le 18
janvier 1778 que le séminaire du Saint-Esprit de Cayenne n'a pas encore
formé un seul missionnaire et manifeste un doute certain quant aux
aptitudes de ceux en place :
« Quand on auroit voulu donner la
préférence aux plus idiots, on n'auroit pas mieux réussi.
J'en connois particulièrement quatre qui n'ont pas l'ombre du sens
commun : de pareils hommes sont hors d'état de prêcher, de
confesser, d'instruire les esclaves, et de se faire respecter des
maîtres930. »
De fait, ceux que le supérieur Robillard envoie sont
recrutés en France et sont incompétents, explique Malouet. Ainsi,
les missions ne fournissent jamais de bons sujets car « elles recrutent
partout, et engagent quels qu'ils soient ceux qui se
présentent931. »
Face aux difficultés rencontrées, tant pour
établir des établissements durables que du fait de
925 ANOM C14/50 F° 96
926 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 219.
927 ANOM C14/44 F° 333
928 Gérard COLLOMB, « Missionnaires ou chamanes ?
», op. cit., p. 438.
929 ANOM C14/50 F° 91
930 ANOM C14/50 F° 92
931 Ibid.
220
l'incompétence des missionnaires, Malouet juge
impossible la création d'une « république des Indiens
civilisés » en employant le clergé régulier. Il
considère, éventuellement, que le clergé séculier
serait plus efficace932. La réalisation du projet de Malouet
se heurte également aux réalités locales, propres au
microcosme guyanais cette fois.
2.1.4 Conflits de personnes et difficultés
administratives
Dès son arrivée à Cayenne, Malouet se
retrouve absorbé par un travail administratif intense. Les premiers
temps de son administration sont placés sous le signe de la
cordialité. Ses relations avec les différents interlocuteurs sont
plutôt bonnes, voire amicales avec l'ordonnateur de Lacroix. Ils
travaillent ensemble quelques semaines, au terme desquelles Malouet est
introduit devant le Conseil supérieur, le 25 novembre 1776. De Lacroix y
tient un discours fort élogieux en faveur de son
successeur933. Suivant son habitude, Malouet observe et tente de se
rapprocher des groupes les plus influents de la colonie. Cependant,
méfiant, il avance masqué. « J'observai auparavant les gens
auxquels j'avois affaire, écrit-il, et quoique je sois naturellement
simple et franc, j'avoue que je combinai avec artifice toutes mes relations
selon l'ordre et la qualité des personnes934. » Il
parvient à s'attirer la sympathie des militaires, qui ne sont pas source
de problèmes particuliers. Il décrit un groupe sans
prétention qui, d'une façon générale, lui rend plus
de services qu'il ne crée de problèmes935.
Cependant, l'état de grâce est de courte
durée. En effet, placé sous la protection du
procureur-général Macaye par de Lacroix, Malouet attend beaucoup
du Conseil supérieur pour mener à bien ses projets. Cependant,
celui-ci se révèle rapidement peu coopératif.
L'ordonnateur déplore la médiocrité de ses membres qui,
selon lui, rivalise avec l'intérêt qu'ils ont à
contrecarrer ses projets par des méthodes abusives et
irrégulières. En réaction, l'ordonnateur les harangue et
les avertis en réunion du Conseil. « Il a fallu prendre sur ces
messieurs un ascendant absolu, écrit-il, et je l'ai pris ; ainsi je
décidai que je serois froid et sévère avec tous les
officiers de justice, et je l'ai été936. » Il
doit faire face à l'opposition de certains conseillers, en particulier
Patris et Berthier, qui lui vouent une farouche hostilité. Ils profitent
du moindre faux pas pour alimenter des calomnies. Ils font courir le bruit que
Malouet ne serait qu'un homme de main à la solde de Monsieur, le
frère du
932 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies
françoises de la Guianne, op. cit., p. 767.
933 ANOM C14/43 F° 32
934 ANOM C14/50 F° 66
935 Ibid.
936 ANOM C14/50 F° 76
221
roi, et de Mme Adélaïde, qui oeuvrerait pour
confisquer tout le commerce au profit de la Compagnie de Guyane, au
détriment des petits armateurs particuliers qu'on chercherait à
évincer. Malouet et Fiedmond les réprimandent en réunion
du Conseil, et l'ordonnateur conseille à Berthier de solder ses dettes
« au lieu de calomnier les entreprises bienveillantes du gouvernement.
» Lors de la remise des mémoires des députés de
l'Assemblée, Malouet s'aperçoit que certains tournent
outrancièrement en dérision son projet, comme celui d'un certain
Rubert937. Il n'est pas dupe de la manoeuvre et s'emporte. Il
réprimande les députés :
« Je fis remarquer la distance qu'il y avoit de la
liberté à la licence938. »
Il s'avère que Patris manoeuvre en sous-main et exerce
des pressions sur certains députés, dont certains viennent
d'ailleurs présenter des excuses à
l'ordonnateur939.
L'hostilité des habitants va grandissante. La plupart
d'entre eux sont endettés auprès des commerces et du roi, et ne
remboursent pas leurs dettes. En conséquence, Malouet décide de
suspendre les prêts aux habitants tant qu'ils ne se seront pas
acquittés de leurs créances et de leur refuser l'accès au
magasin940. Très rapidement, il se voit affublé d'une
réputation de « censeur austère de la paresse et de
l'intrigue941. » On se méfie de lui : un tel homme ne
peut être que le promoteur d'une compagnie exclusive, qui va soumettre
à son monopole toute la colonie942. L'extrait suivant,
tiré du compte rendu de ses six derniers mois d'administration que
Malouet adresse au ministre le 20 août 1778, témoigne à lui
seul du climat de tension et de défiance dans lequel l'ordonnateur se
débat deux années durant :
« Plus j'ai montré de franchise et
d'authenticité dans les opinions et mes censures, plus on m'a
opposé d'intrigues secrètes, de machinations de toute
espèce. f...] Ils ont essayé tous les moyens, toutes les
ressources analogues à leur cause : menaces, lettres, placards anonymes.
f...] Enfin, un a fait mon épitaphe. J'ai été peint comme
un homme méchant, autoritaire, auquel il faut se victimiser, et qui
n'aime pas son prochain comme lui-
même943. »
937 Ibid.
938 ANOM C14/50 F° 77
939 Ibid.
940 ANOM C14/50 F° 96
941 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 110.
942 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 24.
943 ANOM C14/50 F° 97
222
Il est également l'objet d'attaques des
représentants de la Compagnie. Suite aux prévarications et aux
négligences dont se rendent coupables M. Voiturier, directeur
général, et son adjoint M. Olivier, Malouet ne cesse d'avertir le
ministre. Il dénonce leur manque de sérieux dans les
approvisionnements qui sont faits à la légère. Le 16 juin
1777, M. Dalbanel, commandant du poste d'Oyapock, adresse une plainte au
gouverneur Fiedmond à propos du comportement de Voiturier. Il exerce des
pressions sur les habitants et possède un cabaret qu'il gère
« soit-disant au nom de ses commettans944. » De plus, il
fait venir des esclaves du Sénégal « qui supportent moins
qu'aucune autre nation le travail de la terre. » Plus grave encore,
Malouet soupçonne la Compagnie de se livrer à des actions
frauduleuses pour toucher la prime sur l'introduction d'esclaves. En effet, ses
agents effectuent un tri dans la cargaison et envoient en Guyane les plus
mauvais et revendent les meilleurs aux Antilles945. La
correspondance entre Malouet et Sartine est régulièrement
émaillée des avertissements de l'ordonnateur à l'encontre
de la Compagnie. Mais à force de tirer la sonnette d'alarme, il s'attire
les foudres du prince de Conti946, qui accorde sa protection
à la Compagnie. Malouet apprend dans cette lettre que, de
surcroît, Voiturier et Olivier affirment qu'ils agissent sous
l'autorité de l'ordonnateur qui leur impose ses directives. Il est
contraint de se justifier auprès du prince de Conti et de Sartine,
à qui il demande de prendre sa défense contre cette manoeuvre
destinée à le discréditer947.
Les difficultés décrites ci-dessus ne sont en
rien exceptionnelles, en réalité. Dans une si petite colonie
où l'on s'ennuie, les intrigues et les querelles font figure de
distractions de choix. Les correspondances officielles et les nombreux rapports
font état des difficultés permanentes que rencontrent ces hommes
pour travailler ensemble. Ainsi, Malouet se plaint rapidement des relations de
travail difficile qu'il entretient avec Fiedmond. « Je n'entends pas ce
qu'il veut, écrit-il au ministre, ni ce qu'il pense, ni ce qu'il
fait948. » Fiedmond se décide avec peine et reste
très évasif. Pour Malouet, il réfléchit comme un
soldat et un homme de cabinet coupé des réalités. Dans une
lettre datée du 1er décembre 1776, reproduite dans ses
Mémoires, il avoue les difficultés qu'il a à
mener « honorablement et utilement » sa mission, car il est «
subordonné à l'influence d'un militaire ignorant et
obstiné949 ». Il peut difficilement imposer son
autorité sur les magistrats car le gouverneur tempère : «
Lorsque j'en conclus qu'il faut punir et réformer, il excuse, il
intercède. Lorsque je distingue par un accueil différent les gens
sans reproches de ceux qui en ont mérité, tous
944 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 377.
945 Ibid., p. 334-335.
946 Louis-François-Joseph de Bourbon-Conti (1734-1814),
prince de sang, comte de La Marche puis dernier prince de Conti.
947 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 2, op. cit., p. 69-71.
948 ANOM C14/43 F° 84
949 Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 401.
223
éprouvent de la part du gouverneur les mêmes
signes de bienveillance950. » Il craint de voir son
autorité bafouée par le Conseil supérieur et le
gouverneur. Il demande donc au roi un ordre interdisant au Conseil de
s'immiscer dans les affaires d'administration et prescrivant à
l'ordonnateur de maintenir la juridiction et la police qui lui sont
attribuées par les ordonnances951.
« Dans cette machine mise au point par Colbert,
écrit Céline Ronsseray, les attributions de chacun sont
normalement définies afin d'éviter toute ingérence.
Pourtant dans la pratique, des tensions peuvent apparaître952.
» Au-delà du simple conflit de personne, il faut voir dans ces
tensions une conséquence du système voulu par Colbert. Le
problème est que la frontière qui sépare les attributions
des deux chefs et du Conseil est sinueuse, si bien que chacun a tendance
à empiéter sur les prérogatives des autres. Pierre Pluchon
estime que Colbert a manqué de clairvoyance en instituant ce
système de tempérance mutuelle entre l'épée et la
plume, avec le Conseil supérieur en position d'arbitre. En transposant
le système français dans les colonies, il aurait agi en homme de
robe et en métropolitain, l'esprit encombré de
préjugés. « [Colbert] ne perçoit pas que les
possessions, dit Pluchon, à la fois par leur éloignement, et
à cause de la guerre qui les assiège souvent, ont besoin d'un
commandement unique et fort et non de deux chefs que l'humeur peut jeter l'un
contre l'autre au détriment des intérêts du
roi953. » Ainsi de nombreux conflits animent la Guyane au
XVIIIe siècle. Citons par exemple les tensions entre Guillouet
d'Orvilliers et Morlhon de Grandval, quand celui-ci écrit au ministre
pour lui décrire le désordre de la colonie. Ou bien entre
Grandval et l'ordonnateur Lefebvre d'Albon, quand ce dernier prend l'initiative
d'enregistrer un édit sur les invalides954.
Ce genre d'incohérences administratives est
rapporté par Malouet, dès 1776. Il remet en cause du mode de
gouvernance. Placer deux hommes à la tête de la colonie complique
les choses. « Il faut à la tête de celle-ci un homme sage et
instruit, mais il n'en faut pas deux », écrit-il au
ministre955. Il dénonce la dégradation des rapports
entre l'ordonnateur et les conseillers depuis le passage de
Maillard-Dumesle956, ainsi que la trop grande influence du Conseil.
Non seulement Maillard-Dumesle ne parvient pas à faire payer aux
conseillers ce qu'ils doivent au roi, mais il reçoit « de
quelques-uns des apostrophes mortifiantes et l'on voit par ses lettres qu'il
[ne cesse] de demander son rappel pendant deux ans. » À la
même époque, Fiedmond usurpe les fonctions judiciaires de
l'ordonnateur en faisant juger devant un conseil de guerre deux habitants,
coupables
950 ANOM C14/50 F° 62
951 ANOM C14/43 F° 272
952 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 457-459.
953 Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation
française, op. cit., p. 607.
954 Céline RONSSERAY, Administrer Cayenne au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 465.
955 ANOM C14/43 F° 84
956 Jacques Maillard-Dumesle, ordonnateur de 1766 à
1771.
224
d'un vol dans un magasin. « M. Maillard [n'est]
informé du jugement qu'au moment de l'exécution957.
» Ainsi, considérant une éventuelle absence de sa part,
Malouet nourrit des craintes quant à la bonne gestion des affaires. Ses
appréhensions se révèlent fondées à son
retour du Surinam, dix-huit mois plus tard. Il s'aperçoit que le Conseil
supérieur a abusé de la faiblesse de Fiedmond. Profitant de son
absence, certains conseillers ont fait annuler les arrêts que
l'ordonnateur avait faits émettre. La sanction est sans appel : il
démet de leurs fonctions les responsables. Puis il recommande au
procureur du Conseil supérieur, Claude Macaye, d'empêcher toute
délibération sans l'aval des administrateurs958.
Dans ces conditions, Malouet marche sur des oeufs car, de son
propre aveu, sa marge de manoeuvre est assez réduite. En outre,
l'éloignement de la métropole complique les choses. Dans son
dernier compte rendu pour l'année 1778, il se montre quelque peu
agacé que les dernières instructions du ministre aient mis huit
mois à lui parvenir, le privant « de son soutien et de ses
instructions », rendant parfois sa position difficile959. La
transmission de la correspondance officielle et le retour des ordres et
instructions est donc particulièrement longue. S'ajoute un manque
chronique de liaison maritime jusqu'au XIXe siècle, en raison de la
pauvreté de la Guyane960, si bien qu'un arbitrage royal est
assez aléatoire, quand il a lieu.
L'administration pointilleuse et parfois intransigeante de
Malouet suscite donc une levée de bouclier quasi générale
au sein de la colonie. Il avoue que c'est une erreur de sa part car «
cette façon de faire ne manqua pas son effet, qui étoit de
déplaire et d'indisposer tous ceux qui tiennent à leurs
préjugés, à leurs habitudes, et qui les voient
attaquées sans ménagement961. » qui lui ont valu
des attaques de toutes part pendant deux années : mémoires,
lettres, placards anonymes, chansons, épitaphe. Il est «
dépeint comme quelqu'un de méchant, sévère, et
arbitraire ». Certains agitateurs, « cinq ou six magistrats et
conseillers », estime Malouet, ont « aposté, pendant la nuit,
des gens qui jetoient des pierres aux passans, afin d'exciter sans doute un
soulèvement962. » Mais ces difficultés ne
semblent pas entamer la détermination de l'ordonnateur à mener
à bien la mission qui lui est confiée et qui en fait un acteur
important sur le terrain des sciences et techniques au sein de la colonie.
957 ANOM C14/42 F° 272
958 ANOM C14/44 F° 198
959 ANOM C14/50 F° 96
960 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 29.
961 ANOM C14/50 F° 62
962 ANOM C14/50 F° 96
225
2.2 Activités scientifiques, économiques et
urbanistiques
Si le volet administratif de l'activité de Malouet
constitue une part non négligeable de son passage à Cayenne, il
consacre par ailleurs beaucoup d'énergie à animer les secteurs
qui relèvent des sciences et techniques, de l'économie et de
l'urbanisme. Promoteur du projet colonial, il dynamise en premier lieu
l'activité géographique et cartographique.
2.2.1 La cartographie
Dès le début de l'époque moderne, la
cartographie est une discipline importante, dont les fins administratives ou
militaires desservent le projet colonial. C'est un outil pour les pouvoirs
centraux, destiné à mieux administrer les territoires conquis. Il
répond aux exigences de recensement méthodique de l'espace, des
occupants et des ressources de la colonie963. Dans cette
configuration, l'ordonnateur anime l'expertise géographique des
territoires qui lui sont confiés964. Concernant la Guyane, le
constat de Malouet est pour le moins édifiant. Il fait part en
décembre 1776 au ministre de son effarement quand il apprend que de
toutes les copies des cartes de la Guyane envoyées en France, il n'en
existe plus aucune au Bureau des colonies. Il insiste sur la grande valeur de
ces documents pour le développement de la Guyane, car ils localisent les
ressources, les cours d'eau, les voies de communication, etc. Il fait part du
découragement des ingénieurs-géographes qui ont
effectué ces travaux difficiles :
« Les sieurs Dessingy, Meutel et Brodel sont
restés sans récompense ; il ne reste plus d'autres monuments de
leurs voyages que les minutes de leurs cartes, bientôt
dévorées par les insectes965. »
Pour l'ordonnateur, la tâche n'est pas simple, d'autant
que depuis le départ de Dessingy, il n'y a plus que deux
ingénieurs-géographes en Guyane : Mentelle et Brodel. En effet,
Dessingy est rapatrié en France pour des raisons de santé. Patris
et Bajon, respectivement « ancien médecin du
963 Caroline SEVENO, « La carte et l'exotisme »,
op. cit., p. 49 ; François REGOURD, « Coloniser les blancs
de la carte. », op. cit., p. 227.
964 François REGOURD, Sciences et colonisation sous
l'Ancien Régime, op. cit., p. 251.
965 ANOM C14/43 F° 45
226
roy et ancien chirurgien major », expliquent :
« [M. Dessingy] à été
attaqué d'un flux de sang au mois de juillet 1774 [...] ; que cette
maladie ne faisant qu'empirer [...] pendant tout le reste de l'année, il
a été dans un état de foiblesse et d'épuisement,
duquel il s'est toujours résenti de depuis966. »
Malouet réorganise donc la façon de travailler
des ingénieurs-géographes, et définit les objectifs. Il
confie à Mentelle et à Brodel le travail de terrain pour dresser
une carte générale de la Guyane et du cours de chaque
rivière. La direction des opérations est laissée à
Mentelle, personnage « très-instruit, ses opérations sont
rectifiées par des connoissances étendues en
géométrie et astronomie », secondé par Brodel, qui
« n'est qu'un homme laborieux et exact, propre à son état,
mais au-dessous de la première classe. » Pour le travail de
cabinet, Malouet leur adjoint le chevalier de Besner, frère du baron de
Bessner, qu'il estime « fort propre à ce travail. » Son
objectif final est de parvenir à réaliser un petit Atlas de la
Guyane, « rien n'étant plus capable d'accréditer la Guyane
que la connoissance détaillée de sa position et de la
distribution de ses eaux967. »
Pour motiver ses troupes, il promet à Mentel et Brodel
des récompenses pour leur zèle et leur peine, et déplore
qu'elles soient aussi tardives. En effet, pour bon nombre d'entre-eux, les
experts scientifiques des colonies n'ont pour subsister que leur pension,
souvent assez maigre. Ainsi, l'entrain du personnel scientifique colonial est
régulièrement stimulé par des pensions, des gratifications
et des titres968. De fait, Malouet demande pour Mentelle « la
place d'ingénieur-garde des plans et cartes de la Guiane, et
mémoires géographiques, avec un traitement de 2000 livres, et
pour le sieur Brodel un supplément de 500 livres, 100 pistoles ne
pouvant suffire ici à la subsistance et à l'entretien d'un
ingénieur quelconque969. » Le ministre accède
à sa requête le 25 juillet 1777. Mentelle reçoit « la
commission de capitaine d'infanterie et le brevet de garde des plans et cartes
de la Guiane », ainsi qu'un traitement de 2 000 livres. Brodel, pour sa
part, voit son traitement porté à 1 500 livres970. Au
moment où Malouet s'apprête à quitter la Guyane en
août 1778, il informe la ministre que sous son administration, le
dépôt des cartes s'est enrichit de quarante nouvelles
cartes971.
Ainsi, en dynamisant l'activité cartographique par sa
réorganisation et en stimulant le
966 ANOM E219 F° 699
967 ANOM C14/43 F° 45
968 Yves LAISSUS, « Les voyageurs naturalistes »,
op. cit., p. 289, 301.
969 ANOM C14/43 F° 45
970 ANOM E309 F° 666
971 ANOM C14/50 F° 96
227
personnel scientifique en revalorisant sa condition, Malouet
parvient à obtenir des résultats encourageants. Ses efforts se
portent également sur l'amélioration du cadre de vie.
2.2.2 Travaux d'urbanisme et d'assainissement
Principale agglomération et chef-lieu de Guyane,
Cayenne est plutôt un bourg qu'une ville. C'est la seule vraie paroisse
de la colonie, quasiment jusqu'à la Révolution972.
Malouet la décrit comme « un village mal dessiné que l'on
s'étonne de trouver fortifié. » Il y a très peu
d'espace, les maisons sont en bois, petites et entassées sans ordre le
long de rues étroites. « En passant par la porte de la ville, qui
n'a pas six pieds de haut, écrit Malouet, j'ai cru entrer en prison.
» Pour lui, le fait qu'un si petit nombre d'hommes, « maîtres
d'un si grand territoire, trouve opportun de s'entasser dans un espace si
confiné973. » De fait, en 1777, le bourg comprend 1 000
habitants, répartis dans la vieille ville et dans les
faubourgs974.
Cayenne est un bourg fortifié, dont seuls les
bâtiments officiels, pour lesquels on utilise la brique à partir
de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ressemblent à des
maisons. « Le reste est barraque en bois, bouzillé, qui exige des
réparations perpétuelles, décrit Malouet. Il faut
continuellement faire et défaire, et il n'y a pas moyen de prendre
d'autres arrangemens975. » En effet, le matériau de base
des bâtiments reste le bois, ce qui aggrave les risques
d'incendies976. Le prix des logements est exorbitant du fait de la
rareté de la main d'oeuvre, des matériaux et de l'espace pris par
les fortifications. Ainsi, une maison coûte « dix à douze
mille francs » au premier achat, « louée quinze cent francs
», précise Malouet977.
En conséquence, il entreprend des mesures pour assainir
et rationaliser l'espace public. En novembre 1777, il fait état d'un
projet de réunir les deux villes de Cayenne en une seule978.
Il arrête une ordonnance faisant obligation aux propriétaires de
maison de faire paver l'emplacement devant chez eux. « Rien ne ressemble
moins à une ville que ce lieu-ci, écrit-il au ministre. Dans le
temps des pluies, chaque rue est un torrent ou un fossé bourbeux ; les
fondemens des maisons se dégradent, la voie publique devient
impraticable979. » Malgré un manque de main-d'oeuvre et
un directeur de travaux, M. Rochin, qui « n'est ingénieur que par
hasard, et parce qu'il n'y en a point
972 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 467.
973 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 198.
974 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 471.
975 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 286.
976 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 473.
977 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 286.
978 ANOM C14/44 F° 183-184
979 ANOM C14/44 F° 99
228
d'autres980 », Malouet fait entretenir les
bâtiments publiques et engage des travaux de réfection de la
maison des Jésuites qui menace ruine981. Il procède
à des aménagements autour de Cayenne, au point que « ceux
qui en étoient absens depuis un an ne s'y reconnoissent plus. »
Ainsi, il crée des jardins publics agrémentés de
promenades et il assèches les marécages alentours : « il
n'est plus d'eaux stagnantes et d'exhalaisons infectes982. »
De plus c'est une ville insalubre. L'ordonnateur en fait
l'expérience :
« Je n'ai jamais vu moins de quatre-vingt-dix malades
à l'hôpital. J'ai eu moi-même quatre mois la fièvre.
Depuis qu'elle m'a quitté, elle circule toujours dans ma maison. J'ai
emmené ici quatre Européens, dont deux ont péri , et
enfin, presque tout ce que je connois d'habitans, officiers, employés,
depuis Oyapock jusqu'à Sinnamari, a été attaqué
cette année de fièvres aiguës et dangereuses983.
»
Ainsi, le 9 janvier 1777, il fait établir une ladrerie
aux îlets de Rémire pour y confiner les esclaves atteints de la
lèpre, ainsi que les Blancs qui refuseraient de retourner en
France984. Cette maladie qui apparaît dans la colonie en 1743
est mal soignée et souvent confondue avec d'autres affections
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme
l'éléphantiasis985, ou bien assimilée à
une forme aiguë de de la syphilis ou de la vérole. Artur tente de
soigner la lèpre avec des plantes et du mercure, mais sans grands
succès. Cette maladie est considérée comme hautement
contagieuse, et l'isolement semble la seule mesure prophylactique efficace pour
mettre la population à l'abri de la contagion986.
L'amélioration du cadre de vie et l'assainissement de
Cayenne semblait indispensable et cette mesure est saluée par
Artur987. À ces réalisations, Malouet se fait
parallèlement promoteur d'activités nouvelles, sur lesquelles on
fonde de grands espoirs pour le développement futur de la colonie.
980 ANOM C14/50 F° 93
981 Ibid.
982 ANOM C14/50 F° 96
983 ANOM C14/50 F° 70
984 ANOM C14/62 F° 55
985 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies
françoises de la Guianne, op. cit., p. 737.
986 Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 477-478.
987 Jacques François ARTUR, Histoire des colonies
françoises de la Guianne, op. cit., p. 737.
229
2.2.3 La promotion de nouveaux secteurs d'activité :
les épices et les bois
La monarchie se soucie en effet du développement des
plantes commerciales, mais également de la recherche qui permette de les
cultiver avec un meilleur rendement, d'acclimater des espèces
exogènes. Cette attention portée à l'Histoire
Naturelle pousse l'administration coloniale à devoir prendre en
compte la gestion du transfert de plantes et aux savoirs indispensables
à leur adaptation au climat colonial988. Ainsi, dès le
21 août 1776, Malouet propose de profiter de son passage au large de
Madère pour se procurer un arbre à pain et tenter son
acclimatation en Guyane989. Mais les principaux efforts de
l'ordonnateur montrent un intérêt particulier pour l'exploitation
des bois. Celui-ci se manifeste dans deux directions. La première
s'intéresse à son exploitation. La seconde concerne la
création d'une pépinière.
L'exploitation des bois
L'exploitation du bois pour la construction navale est une des
préoccupations majeures de l'administration coloniale, nous l'avons vu.
Toutefois, avant de se lancer dans la production, Malouet a besoin d'un
état des lieux, de savoir si l'entreprise peut être
réellement rentable, et quelles sont les conditions de sa mise en place.
Le rapport que lui fournit M. Bagot laisse entrevoir des possibilités
réelles, bien que nécessitant beaucoup de travail et un
investissement conséquent. Bagot dresse un inventaire de ses besoins en
cas de mise en route de ce projet : il lui faut des ouvriers
spécialisés, comme « des charpentiers, des
constructeurs, des scieurs de long, un ou plusieurs taillandiers avec leurs
outils, un ou même deux chirurgiens, [...] quelque remèdes
nécessaires, la quantité de nègres que l'on voudra y
emploler », au moins soixante d'une « bonne nation »,
affectés à la scie, au charroi et au transport990.
Bagot a également besoin d'outillage et de fournitures diverses. Il
demande « des scies, haches, serpes, sabres ou machettes, pics,
arminettes, palettes, limes, meules, fusil, poudre, plomb, balle, criq, [...]
barre de justice, menottes, cordages, poulies, cabestans, clous, marteaux,
vrilles, tarrières, etc. » Il ajoute les vivres indispensables, la
boisson, le vin. Il sollicite le recours « d'Indiens qui serviront
à transporter les vivres, à la chasse et à la pêche
», ainsi que « quatre charpentiers pour construire des embarquations
(sic) propres aux
988 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 26 ; François REGOURD,
Sciences et colonisation sous l'Ancien Régime, op.
cit., p. 253.
989 ANOM C14/43 F° 210
990 ANOM C14/45 F° 394
230
transports des bois sur les dessins [qu'il] leur
[donnera]991. » Si ces conditions sont réunies, Bagot
avance une production de 30 à 35 milles pièces la première
année, puis 90 000 à 100 000 la seconde, toujours avec la
même équipe992. Sur ces travaux, Malouet informe le
ministre en juin 1777 que le projet promet d'être rentable. Il assure que
Bagot est capable, avec une équipe de cinquante esclaves scieurs de long
de fournir 100 000 pieds cube de bois à 50 sous le pied. « En y
ajoutant cinq sous de fret, le bois de Guyane reviendra à Brest à
55 sous : ce qui ne seroit pas cher »,
précise-t-il993.
Le développement de ce secteur laisse donc entrevoir
des perspectives intéressantes pour la colonie. Dans un but
d'exploitation raisonnée, Malouet couple l'exploitation du bois avec la
mise en place d'une pépinière.
La création d'une
pépinière
Très rapidement, l'ordonnateur engage des recherches et
des travaux dans le but de mettre en place une pépinière. Il
s'agit de rassembler en un même endroit les espèces de bois
exploitables, répondant à la fois au problème de
dispersement des différentes essences dans la forêt, à la
difficulté de les exploiter, et favoriser le reboisement des zones
défrichées laissées à l'abandon. Malouet informe le
ministre le 1er février 1777 qu'il a fait délimiter et
défricher un terrain sur 300 arpents autour de Cayenne, où il
fait venir des plants et des graines994. Toutefois, comme le fait
remarquer Julien Touchet, ce projet trouve ses origines chez le baron de
Bessner qui, en 1775, propose la création d'une pépinière
en Guyane. Il faut d'abord inventorier les différentes espèces
utiles, tâche pour laquelle le baron propose son frère, et ensuite
les multiplier dans une pépinière. Son entretien ne sera pas
dispendieux : Bessner estime qu'un petit nombre d'esclaves, sous la supervision
d'un jardinier et d'un élève fera l'affaire. Le gouverneur
Fiedmond s'oppose en partie à l'emploie du chevalier de Bessner car il
estime que ses compétences en botanique sont trop succinctes. En
revanche il donne son aval pour qu'il dirige la pépinière et
s'occupe du dessin des plantes995.
De fait, la réalisation d'un tel projet
nécessite un personnel compétent. Le ministre Sartine
écrit donc à Malouet le 21 août 1776 qu'il engage le
jardinier Millet, et que ce dernier embarquera
991 ANOM C14/45 F° 395
992 ANOM C14/45 F° 396
993 ANOM C14/44 F° 168
994 Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 328.
995 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 145-148.
231
du Havre avec lui996. Reste que les travaux
prennent du retard, du fait du problème récurrent de la
main-d'oeuvre. Malouet réclame au ministre qu'on lui alloue une
trentaine d'esclaves pour avancer les travaux, car le terrain sur lequel il
commence à installer la pépinière, qui court des remparts
et s'étend vers la mer, est inondé et couvert de
palétuviers qu'il faut abattre997.
Ce projet de rationalisation de l'exploitation
forestière en se focalisant sur des espèces « utiles »
élevées en pépinière, volonté des
Lumières d'ordonner la Nature, se prolonge par un effort dirigé
vers la culture des épices.
Les épices
En 1772, l'ordonnateur Maillard-Dumesle charge un certain
Dallemand de trouver des terrains propices à recevoir les premiers
plants de girofliers et de canneliers, expédiés depuis
l'Île de France par Pierre Poivre. Dallemand parcoure la Guyane pendant
trois mois et identifie les terres du quartier de la Côte comme les plus
propices : ce sont des terres grasses, abritées et irriguées par
de nombreux petits ruisseaux, idéales pour le giroflier. Parmi les 28
personnes visitées, Dallemand retient 4 habitants chez qui seront
distribuées les épices : Macaye (2 girofliers, 1 cannelier, 1
james rosa), Mme de Billy (1 giroflier, 1 cannelier), Courant (1 giroflier, 1
cannelier, 1 james rosa), et Boutin (1 giroflier, 1 cannelier, 1 james
rosa)998. Quand les premiers plants arrivent à Cayenne en
1773, il n'existe pas encore de lieu dédié à la culture
des épices. L'administration les confie aux habitants les plus
éclairés. Cette dispersion des plants est vraisemblablement aussi
un moyen de répondre à la menace de destruction par le premier
corsaire venu, avance Julien Touchet999.
Quand Malouet arrive à Cayenne, la culture des
épices en est encore à ses balbutiements. Dans son dernier compte
rendu d'activité pour l'année 1778, il se félicite
toutefois des premiers succès rencontrés. Il informe le ministre
de la première récolte de cannelle, ainsi que des premiers clous
de girofle. Le muscadier de M. Noyer ne produit rien pour le moment, mais il
est en fleur1000. Un second courrier daté du 14 août
1778 est plus détaillé et met en avant le besoin prégnant
de nouvelles dispositions à l'endroit de la culture des épices.
Malouet annonce au ministre que les trois girofliers sont en plein rapport.
Leur récolte est même suffisamment abondante pour envisager de
996 ANOM C14/43 F° 209
997 Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 149.
998 Ibid., p. 90.
999 Ibid., p. 151-152. 1000ANOM C14/50 F° 96
232
faire des semis. Un des trois girofliers est
transplanté chez M. Courant. Il souligne également que, bien que
les succès soient encore modestes, les plants de girofliers sont
précieux et il désapprouve le fait que Courant ait refusé
une garde militaire pour le transport de son arbre. Il pense que le cadre de
l'habitation privée ne convient plus pour la culture des épices,
car il faut de la place pour accueillir les nouveaux plants issus des semis.
Ainsi, conformément à ce qu'il annonçait à M.
Maurepas avant son départ pour Cayenne, Malouet informe que
l'administration a dores et déjà « déterminé
deux emplacemens différens pour la plantation des clous qui proviendront
de cette récolte. » En outre, il lui paraît indispensable de
regrouper les épices en un seul lieu et de « prendre des mesures
efficaces pour la sûreté et le régime d'une culture aussi
intéressante1001. » Ce qui préfigure le transfert
en 1781 des cultures d'épices sur les montagnes de la Gabrielle, sous la
houlette de Guisan.
La mobilisation de Malouet en faveur de la mise en valeur du
patrimoine forestier et de son exploitation raisonnée repose sur la
volonté ministérielle de faire de la Guyane un chantier naval,
exportateur de bois de construction. L'aspect commercial est renforcé
par le développement de la très lucrative culture des
épices. En parallèle, l'ordonnateur se charge d'insuffler un
souffle nouveau à des activités peu dynamiques jusqu'à
présent, en sollicitant l'intervention de l'État.
2.2.4 Un développement sous l'aile de l'État
: l'élevage et la pêche
L'un des grands objectifs ministériels pour la Guyane
est d'en faire une base arrière capable d'assurer le ravitaillement des
Antilles. Pour ce faire, on fonde de grands espoirs sur l'élevage et la
pêche, deux secteurs d'activité relativement marginaux, mais dont
les potentialités laissent entrevoir une production et des revenus
substantiels.
L'élevage
Bien que l'élevage ne soit qu'une activité
annexe en Guyane, c'est un secteur sur lequel la monarchie fonde de grands
espoirs pour l'essor futur de la colonie. Toutefois, son développement
n'est pas aussi simple que ce que les plans imaginés à Versailles
laissent à penser. Malouet se trouve confronté aux
réalités locales et doit résoudre les obstacles qui se
dressent devant lui, au premier
1001ANOM C14/50 F° 27
233
rang desquels se trouve l'importation des bestiaux. On
envisage d'en faire venir du Cap-Vert, selon le circuit historique depuis 1694.
Cependant, il constate que c'est impossible et en informe le ministre
dès son arrivée à Cayenne. En effet, sous l'action
combinée d'une compagnie commerciale peu scrupuleuse et d'une
sécheresse désastreuse qui dure depuis cinq années,
l'archipel est dans un désarroi économique
complet1002. Il se penche alors rapidement sur la question et le 30
novembre de la même année, il écrit au ministre que si
l'importation de bestiaux s'effectue, il est inutile car trop coûteux de
les faire venir depuis la France ou l'Afrique. En revanche, l'introduction via
le Para par la compagnie portugaise de la place représente, selon lui,
une alternative intéressante. Malgré les refus
répétés de la cour du Portugal de traiter avec les
Français, Malouet avance que l'avantage économique est
évident pour la colonie, d'une part ; et que cela dispense la France de
devoir recourir à des intermédiaires espagnols ou anglais,
d'autre part. En conséquence de quoi, l'ordonnateur souhaite ouvrir de
nouvelles négociations avec le Portugal. Pour convaincre Lisbonne de
changer d'avis, il faut mettre en avant les objectifs de développement
pour la Guyane, donc l'intérêt commercial du Portugal en regard
des débouchés potentiels. En cas d'un nouvel échec,
Malouet pense qu'il faudra malgré tout se résoudre à
effectuer la traite du bétail depuis l'Afrique1003.
Concernant les haras, il écrit au ministre que
l'État doit intervenir s'il veut assurer un développement plus
conséquent. En effet, les chevaux sont rares en Guyane car le terrain
est difficilement praticable pour eux. De plus, leur importation est difficile.
Des essais infructueux sont tentés par l'Amérique du Sud puis par
Saint-Domingue. La filière provenant de la Nouvelle-Angleterre est la
solution qui semble avoir le mieux fonctionné, précise Yannick Le
Roux1004. Malouet préconise d'employer un Blanc et dix
esclaves pour un haras de cent juments, ou une ménagerie de trois cents
vaches. Il faut tabler sur vingt carreaux de fourrage par établissement,
et assurer un suivi vétérinaire. Il prévoit que «
cent mille écus sur quatre ans » devraient suffire pour
créer six établissements, qui seront cédés «
à crédit au prix coûtant à des hommes sages et
intelligents qui y feroient de gros bénéfices ». Le
gouvernement doit tabler finalement sur un investissement nécessaire
à la création d'une douzaine d'établissements avant de se
retirer1005.
Le second problème concerne la situation du cheptel. Le
23 décembre 1776, Malouet explique au ministre qu'il est
nécessaire de faire les choses dans l'ordre. Avant de prétendre
exporter des bestiaux vers les Antilles, il faut d'abord satisfaire le
problème de la demande intérieure. Il constate une
dégradation générale du cheptel par l'habitude des
habitants qui en dispose de manger de la viande de boucherie tous les jours.
« [...] Chaque particulier faisoit tuer et débiter à son
gré,
1002ANOM C14/50 F° 84
1003ANOM C14/43 F° 37
1004Yannick LE ROUX, Les communications intérieures en
Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058,
2010.
1005ANOM C14/50 F° 84
234
boeufs, vaches, veaux », écrit-il, « chacun
pour son compte ; il en résultoit une grande incertitude dans
l'approvisionnement de l'hôpital, des habitans malades, et de tous ceux
qui, n'ayant point de ressources en volaille et en poisson, ont grand besoin de
viande de boucherie. » De plus, après avoir consulté le
recensement des bestiaux, il avance qu'il faut impérativement
empêcher la destruction
des souches de bétails1006. En
conséquence de quoi, il s'est « décidé à
établir une boucherie », pour juguler les excès
d'abattage et approvisionner plus équitablement la colonie en viande
« au plus bas prix1007. »
Alors, pour amorcer le mouvement, Malouet se rapproche de M.
Delaforest. Ensemble, ils passent un marché dans lequel Delaforest
s'engage à transformer son habitation de Sinnamary en ménagerie.
Il doit créer des parcs, aménager des écuries, planter des
vivres et du fourrage. Une fois en rapport, il doit tout céder au roi.
En contrepartie, Malouet s'engage à lui racheter la totalité
à 200 livres le carreau de vivre et de fourrage en
rapport1008. Par ailleurs, il mobilise les missionnaires
installés à Couani pour procéder à des essais
d'élevage. Il fait envoyer douze vaches, des moutons et quelques cabris.
Il recommande à Préville, son successeur, d'envoyer en soutien
« un Blanc intelligent et deux esclaves1009. »
De fait, malgré un bilan qui décrit une
situation compliquée de l'élevage, Malouet montre dans quelle
direction l'intervention étatique doit aller, et il entreprend avec
l'aide d'un habitant zélé de former une ménagerie devant
servir d'exemple. Dans le même ordre d'idée, l'action de
l'État doit favoriser l'exploitation des ressources halieutiques.
La pêche
Nous l'avons vu, la pêche est une source
d'approvisionnement importante pour les colons. C'est une activité
généralement productive1010 dont il conviendrait de
développer la capacité exportatrice en regard de son potentiel,
notamment en ce qui concerne la pêche au lamantin. Dans une lettre du 6
décembre 1776, Malouet constate que cette activité est encore
très marginale, pour deux raisons. La première est qu'il n'y a
qu'un seul pêcheur, M. Limbourg. La seconde est que la demande est trop
modeste. Limbourg, en effet, parvient difficilement à écouler sa
production de 10
1006Ibid.
1007ANOM C14/43 F° 90
1008ANOM C14/50 F° 96
1009Ibid.
1010Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 401.
235
000 lamantins salés. Pour l'ordonnateur, il faut
rationaliser ce secteur, ce qui permettrait de dynamiser l'économie
locale, et ferait réaliser des économies diminuant les envoies de
boeuf séchés depuis la France. Il achète donc à
Limbourg la moitié de sa cargaison pour nourrir les esclaves du roi. Il
propose également au ministre de lui fournir un meilleur bateau afin
qu'il puisse écouler plus facilement une partie de sa production en
Martinique1011.
Suivant les objectifs du plan, il convient de mettre des
moyens suffisants dans la pêche pour, à terme, pouvoir
approvisionner toutes les Antilles. Malouet pense qu'il faut, d'une part,
augmenter la capacité de production. Il demande au ministre de lui
envoyer « huit pêcheurs et saleurs de Grandville, quatre bateaux
pontés de vingt à trente tonneaux ainsi que tous les ustensiles
de pêches. » D'autre part, il insiste sur la nécessité
d'intéresser de nouveaux entrepreneurs à investir dans la
pêche. Pour ce faire, l'État doit prendre à sa charge
l'ouverture de nouveaux débouchés en achetant toute la production
invendue, et en octroyant « aux saleurs de poisson une petite
gratification de huit pour cent sur le produit de la pêche. »
Malouet évalue le coût pour le roi entre 8 000 et 10 000 francs
par an, ce qui reste très modeste « et ne peut pas être mis
en parité avec les avantages qui doivent en
résulter1012. »
Dans l'ensemble, le développement de la pêche
semble requérir une intervention étatique moins lourde que
l'élevage, pour des résultats visibles plus rapidement. En
soutien du développement économique de la colonie, l'ordonnateur
défend un ambitieux programme de mise en valeur des terres basses, qui
mobilise savoirs techniques et savoirs agronomiques.
2.3 L'asséchement des terres basses : l'élan
donné par Malouet
Le cheval de bataille de Malouet pour la Guyane reste la mise
en valeur des terres basses. Cette poldérisation des côtes
Guyanaises répond principalement à deux préoccupations
relevant d'objectifs politiques de maîtrise du territoire, et d'objectifs
économiques en rapport avec une mise en valeur de nouvelles terres
agricoles que l'on juge plus productives1013. D'après la
définition donnée par Frédéric Bertrand et Lydie
Goeldner, « les polders désignent des étendues de marais
maritimes endiguées, asséchées et mises en valeur à
des fins, sinon exclusivement, du moins en premier ressort,
agricoles1014. » Leur réalisation s'appuie sur de
puissants moyens humains,
1011ANOM C14/43 F° 248 1012ANOM C14/43 F° 42
1013Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe
siècle, op. cit., p. 17. 1014Frederic BERTRAND et Lydie
GOELDNER, « Les côtes à polders. », op. cit.,
p. 79.
236
financiers et technologiques, à l'origine de cette
forme de « bonification particulièrement achevée des marais
maritimes1015. » Cette technique ancienne, qui remonte à
l'Antiquité romaine, est largement utilisée en Europe,
principalement en Hollande, qui l'exporte notamment dans sa colonie du
Surinam1016. Sous la houlette de Jean Samuel Guisan,
ingénieur que Malouet recrute dans cette colonie, la dessiccation des
terres basses connaît des avancées significatives, bien que
limitées, en Guyane.
2.3.1 Une technique ancienne exportée dans les
colonies
Fondées principalement sur l'augmentation de la
production agricole à des fins commerciales, les conquêtes de
terres sur la mer sont attestées en Europe depuis l'Antiquité. La
conquête de la Bretagne par les légions romaines en 43 av. JC
conduit aux premiers endiguements du pays sur 29 000 hectares afin de nourrir
l'armée1017. L'image négative renvoyée par les
marais, auxquels on associe maladies, miasmes, moustiques et pourriture, est
à mettre en parallèle avec une conception hygiéniste qui
soutient un « discours dessiccateur » hostile à ces espaces.
Il trouve un regain d'intérêt durant la Renaissance dans toute
l'Europe, par la diffusion des techniques hollandaises, comme le montre assez
l'usage du terme désormais universel de « polder
»1018. Les travaux hollandais se déploient à
grande échelle dès la fin du Moyen-Âge, afin de contenir
une pression démographique grandissante. Ce qui est rendu possible par
une disponibilité constante de main-d'oeuvre et une production agricole
entretenue par l'augmentation de la surface agricole. Dès le XVe
siècle, les autorités sont attentives à l'entretien des
dunes ainsi crées. On procède à la plantation de carex des
sables, une herbe qui permet d'éviter l'affaissement et l'érosion
du cordon dunaire sous l'effet combiné du vent et de la mer. On
évacue les eaux et on maintient l'assèchement de manière
efficace par la mise en place de moulins à vent, qui déversent le
trop plein d'eau dans des canaux ou des rivières. La construction d'un
moulin et l'entretien des canaux est un lourd investissement qui demande la
collaboration de plusieurs investisseurs. D'où la
nécessité de clore l'espace drainé par des digues. Ce qui
fait des polders des biens privés. De fait, il s'avère
nécessaire de participer aux frais de construction et d'entretien pour
en bénéficier. « Le drainage par moulin est donc en
règle générale lié à des entreprises de type
capitaliste », précise Raphaël Morera1019.
1015Ibid.
1016Raphaël MORERA, L'assèchement des marais en
France au XVIIe siècle, op. cit., p. 18. 1017Frederic
BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les côtes à polders »,
op. cit., p. 81.
1018Ibid., p. 85 ; Raphaël MORERA,
L'assèchement des marais en France au XVIIe siècle,
op. cit., p. 17. 1019Raphaël MORERA, L'assèchement des
marais en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 19-20.
237
Cette entreprise de desséchement est à l'origine
d'innovations économiques et techniques qui permettent à la
Hollande de connaître une mutation environnementale radicale. De fait, ce
modèle fait florès en Europe, surtout à partir du XVIIe
siècle. On le retrouve en Grande-Bretagne dans la région de Fens,
en Italie dans la région de Venise et la plaine du Pô, sur les
côtes allemandes de la Frise et du Schlewig-Holstein, et de façon
plus marginale en Espagne. Cette domination hollandaise doit beaucoup aux
travaux de deux ingénieurs renommés (Vierlingh au XVIe
siècle, spécialiste des polders d'atterrissement, et Leeghwater
au XVIIe siècle, spécialiste des polders d'assèchement)
qui contribuent largement à cette diffusion1020. En France,
les entreprises de bonification des zones humides sont plus tardives, mais,
sous l'impulsion du roi, permettent de définir un cadre juridique,
technique et économique.
Les précédents
français
Les travaux d'assèchement du royaume se placent dans le
prolongement de cet élan européen. Les marais sont
aménagés dès le Xe siècle pour y pratiquer la
pisciculture, profiter de leurs ressources cynégétiques, ou
transformer les parties les plus hautes en prairies pour le bétail.
À la fin du XIIe siècle, les marais poitevins sont
desséchés grâce à un plan de drainage
élaboré par les cisterciens, en regroupant plusieurs abbayes. Les
moines apportent leur savoir faire et perfectionnent les techniques largement
empiriques employées jusque-là par les habitants1021.
Les premières initiatives royales ont lieu sous le règne de Henri
III, notamment autour de l'étang de Pujaut en 1583, mais sont encore
très secondaires. L'action de quelques exilés français en
Hollande, en particulier Joseph Juste Scalyger qui, en 1597, encourage Henri IV
à assécher ses marais, donne un nouvel élan aux projets de
bonification des zones humides. Deux arguments prévalent : d'abord la
réussite indéniable de l'entreprise dans le reste de l'Europe,
ensuite les nombreux marais disponibles en France1022.
Ainsi, l'édit de 1599 ordonne l'inventaire des terres
disponibles et susceptibles d'être asséchées. En 1610,
Bradley, en procédant à des visites systématiques, chiffre
à plus d'un million d'arpents la surface de marais disponibles. En 1630,
le chancelier Séguier l'évalue à 130 000 ha,
principalement localisés dans le Poitou, la Normandie et la Provence.
Par leur diversité et leur
1020Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85 ; Raphaël
MORERA, L'assèchement des marais en France au XVIIe
siècle, op. cit., p. 22-23.
1021Jean-Luc SARRAZIN, « Maîtrise de l'eau et
société en marais poitevin (vers 1150-1283) », Annales
de Bretagne et des pays de l'Ouest, 1985, vol. 92, no 4, p.
337-338.
1022Raphael MORERA, L'assèchement des marais en France
au XVIIe siècle, op. cit., p. 18.
238
étendue, les marais apparaissent comme un filon
à exploiter, que justifie la réussite des différentes
entreprises menées un peu partout en Europe1023. En effet, la
bonification des zones humides depuis le XVe siècle renforce les
puissances commerciales hollandaises et vénitiennes, d'autant plus
qu'elles s'accompagnent d'un essor démographique1024.
La mise en valeur des zones humides s'accompagne
nécessairement d'un questionnement sur les moyens mobilisés pour
la réalisation de cette entreprise. « Les dessiccateurs ont de fait
largement bénéficié du soutien royal avec lequel ils ont
élaboré un système tout autant juridique
qu'économique d'une redoutable efficacité », souligne
Raphaël Morera1025. Sous l'impulsion de Sully puis de
Richelieu, le modèle français se caractérise donc par un
investissement durable de l'aristocratie ministérielle et
financière dans les travaux, permettant de fixer un cadre juridique
stable1026. La conduite des travaux s'opère dans le cadre de
sociétés de type commercial, dont les droits sont garantis par
l'État et répartis à hauteur de l'investissement consenti
par chaque investisseur. Sur le plan technique, la réalisation des
ouvrages est confiée à des ingénieurs - notamment le
brabançon Humphrey Bradley, employé par Henry IV, qui constitue
une référence en la matière. L'exploitation des sites est
ensuite confiée à des agents recrutés parmi les officiers
de justice ou de finance locaux1027. Les lourds investissements
consentis sont compensés par la grande rentabilité des marais,
dont l'essentiel des revenus provient de la céréaliculture et de
l'élevage1028. Ce système politique, économique
et financier participe fortement à marquer l'emprise royale sur le
territoire et renforce l'autorité du pouvoir central1029. Il
profite également à l'étroite élite politique et
marchande proche du pouvoir, dont il affermit l'assise politique et contribue
largement à son enrichissement1030.
Les ressources des marais, reconnues et exploitées
depuis des siècles, connaissent un regain d'intérêt au
tournant du XVIe siècle en Europe. La France suit cet exemple en mettant
en valeur progressivement ses zones humides. S'inspirant des techniques
hollandaises, elle met en place un cadre juridique et économique,
à travers lequel il faut lire les projets de drainage engagés en
Guyane.
1023Ibid., p. 24. 1024Ibid., p. 49.
1025Ibid., p. 51. 1026Ibid., p. 51-52. 1027Ibid., p.
110. 1028Ibid., p. 234. 1029Ibid., p. 110.
1030Ibid., p. 235.
239
Les pionniers en Guyane
En Guyane, l'épuisement des terres hautes est un
facteur déterminant de la mise en valeur des terres basses. La culture
itinérante sur brûlis atteint ses limites et n'est pas compatible
avec une agriculture moderne, tournée vers l'exportation. Les
marécages deviennent donc de nouveaux territoires à
conquérir1031.
La constitution progressive en Europe d'un corps
d'ingénieurs spécialisés permet d'exporter les techniques
de poldérisation à l'époque de la conquête
coloniale, où elle sert les objectifs d'une agriculture
exportatrice1032. Ainsi, au Canada, l'estran de la baie de Fundy est
conquis à partir de 1632 par les Français puis les Britanniques,
pour nourrir la colonie et produire du fourrage d'hiver, dont les surplus sont
exportés vers les Treize Colonies anglaises1033. Suite
à la la perte du Canada par la France, quelques Acadiens arrivent en
Guyane vers 1762-1764. Ils s'installent dans les régions de Kourou et
Sinnamary et ces défricheurs d'eau importent avec eux leur
savoir faire, illustrant un transfert de savoir inter-colonial. Au
côté de cette paysannerie, d'autres Canadiens arrivent en 1763 et
son acquis aux terres basses. Il s'agit du gouverneur Fiedmond et de
l'arpenteur Tugny. Enfin, il faut ajouter l'arrivée de scientifiques
requis pour accompagner l'expédition de Kourou : les ingénieurs
Mentelle, Dessingy et Brodel, et le naturaliste Fusée-Aublet. Ceux-ci
contribuent à ce que Yannick Le Roux appelle « la révolution
agricole des terres basses1034 » qui reprend les formes de la
poldérisation réalisée au Surinam.
La mise en valeur de la plaine côtière du Surinam
débute dans les années 1650, sous la direction de la Compagnie
Néerlandaise des Indes Occidentales. Elle se prolonge d'ailleurs
rapidement au siècle suivant au Guyana, alors sous domination
britannique. Les investissements massifs sont un facteur crucial de
réussite d'un tel projet car les coûts des aménagements
sont très élevés, en plus de l'immobilisation des capitaux
jusqu'à ce la terre soit en rapport. Cette nécessaire
disponibilité de capitaux explique qu'on retrouve partout, et de tout
temps, les mêmes types d'investisseurs, c'est-à-dire
l'aristocratie marchande, qui rachète en 1770 la Compagnie des Indes
Occidentales, finance la colonisation et étend les
polders1035.
Les Français de Guyane ne sont pas ignorants des
succès rencontrés en terres basses par leurs voisins hollandais.
L'un des premiers à se lancer dans l'aventure de la bonification des
zones
1031Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 333. 1032Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85.
1033Ibid., p. 81.
1034Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 331. 1035Frederic BERTRAND et Lydie GOELDNER, « Les
côtes à polders », op. cit., p. 85.
240
humides est l'ingénieur François Fresnau en
décembre 1741, qui reçoit l'approbation du ministre pour
entreprendre la création de marais salants1036. Mais les
premières mises en culture de ces espaces ont lieu à partir de
1763. Hubert de La Hayrie exécute la mise en valeur d'une parcelle mais
sans résultats probants, par manque de savoir faire. Sa veuve se remarie
avec Patris qui reprend l'expérience en 1773. Dans le foulée de
La Hayrie, Claude Macaye aménage en 1764 un polder de près de 20
ha sur le Fonds de Rémire où il cultive du café. Enfin, en
1767, Claude François de Kerkhove conduit des travaux de
desséchement dans son habitation de la Rivière du Tour de
l'Île, mais il échoue. Le gouverneur Fiedmond, conscient du manque
de savoir faire des Français, concède des terres à des
colons hollandais, à un certain Touzet notamment, pour que les
Français puissent avoir des modèles. Par ailleurs, il autorise
Kerkhove en 1774 à se rendre au Surinam afin qu'il comprenne les raisons
de son échec. De retour à Cayenne, fort des informations qu'il a
récupérées, il mène de nouveaux essais qui, cette
fois, s'avèrent fructueux1037. Toutefois, l'engouement des
terres basses chez les colons reste assez marginal. En 1775, seulement 7
habitations sur 250 y pratiquent des cultures1038.
Alors que Malouet s'attribue volontiers l'introduction des
cultures en terre basse en Guyane, les précédents travaux
réalisés par les Acadiens, puis les initiatives de quelques
colons inspirées des pratiques du Surinam, démontrent
l'inexactitude du mérite que s'octroie l'ordonnateur. Par ailleurs, nous
pouvons tout autant contredire l'affirmation de Rodolphe Robo qui fait de
Malouet et de Guisan les responsables de l'introduction de la culture en terre
basse1039. Malouet s'affiche davantage comme un organisateur, et en
ce sens il insuffle une nouvelle dynamique à ce projet grâce au
voyage qu'il effectue au Surinam.
2.3.2 Un transfert de savoirs du Surinam vers la Guyane
Le voyage qu'accomplit Malouet au Surinam du 10 juillet au 19
août 1777 est principalement motivé par le fait de collecter des
informations sur la méthode hollandaise de
1036Marie POLDERMAN, La Guyane française,
1676-1763, op. cit., p. 71.
1037Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane, à la fin du XVIIIe siècle »,
in Le Vaudois des terres noyées. Ingénieur à la Guiane
française 1777-1791, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions,
2012, p. 32-34 ; Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 332-333.
1038Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 332. 1039Rodolphe ROBO, « Malouet en Guyane », op.
cit., p. 59.
241
poldérisation. Accompagné de
l'ingénieur-géographe Simon Mentelle, il visite un certain nombre
d'habitations en terre basse et fourni un relevé précis et
étendu des besoins nécessaires à la réalisation
d'un polder. Toutefois, la Guyane manque de personnel qualifié pour
mener à bien de tels travaux. C'est là que Malouet se fait
présenter l'ingénieur Guisan, par l'intermédiaire du
gouverneur Nepveu1040.
Le recrutement de Guisan
Malouet se montre immédiatement très
enthousiasmé par ce personnage atypique. Il prend l'initiative de lui
proposer de passer au service de la France pour un projet en Guyane, dont il
serait le maître d'oeuvre. Malouet lui assure le soutien sans
réserve de l'administration, et des moyens conséquents pour
réaliser le projet. Il lui offre le poste de capitaine d'infanterie,
ainsi que le brevet d'ingénieur en chef hydraulique pour toute la
Guyane. S'il le souhaite, Guisan peut également occuper le poste
d'ingénieur militaire et « d'ingénieur de
place1041 », et recevoir la croix du Mérite au bout de
dix années de service. Face à cette offre, Guisan se montre
modeste :
« Je lui répondis qu'en ce qui regardait mes
propositions, mes conditions, les bazes qu'il venait de leur donner, joint
à la perspective de faire de grandes choses, de faire le bien en grand
dans une grande occasion suffiraient pour déterminer ma
volonté1042. »
De fait, Guisan se contente du brevet de capitaine
d'infanterie et de celui d'ingénieur hydraulicien, avec un appointement
de 6 000 francs par an1043. Il est par ailleurs placé
à la tête d'un haras du roi, ce qui lui permet de
bénéficier de l'usage de chevaux, fort rares en Guyane. On lui
fournit également différents avantages matériels et en
nature, comme de la nourriture, des domestiques, etc. « Tout cela me fut
fourni gratis. En évaluant les choses au plus bas, je devais regarder
que mes appointemens montaient au moins à douze mille francs par
an1044. » Ce qui,
1040Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 138 ; Pierre Victor MALOUET,
Mémoires de
Malouet, vol. 1, op. cit., p. 184-185.
1041De la place de Cayenne.
1042Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 140.
1043Environ 8 000 euros. (Voir Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois
des terres noyées, op. cit., p. 140.)
1044Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 149.
242
comparé aux 12 000 livres que reçoit
l'ordonnateur et les 15 000 livres du gouverneur, est considérable.
Pour Malouet, c'est une réussite et une belle
collaboration qui s'annonce. « Enfin, écrit-il dans ses
Mémoires, j'obtins la permission d'emmener avec moi et
d'attacher au service du roi un ingénieur habile, qui était de
plus un excellent homme, M. Guizan ; c'est le service le plus important que
j'aie rendu à la Guyane française1045. » Malouet
ramène également de précieuses informations concernant les
cultures du Surinam et la réalisation d'un polder.
Les travaux de dessèchement
Comme le fait remarquer Yannick Le Roux, « une habitation
en terre basse est un chef-d'oeuvre de travail et d'industrie1046.
» Malgré les précédents guyanais et les informations
laissées par Macaye et Kerkhove à ce sujet, Malouet,
secondé par Mentelle, observe la façon dont sont menés les
travaux de dessiccation au Surinam. Il consigne l'intégralité de
ses notes dans un mémoire qu'il met à disposition de la colonie
afin que chacun puisse le consulter1047. Les archives ne semblent
pas contenir un tel document, aussi nous sommes-nous appuyés sur le
texte qui figure dans le troisième volume de sa Collection de
mémoires1°48.
La première année est consacrée aux
travaux de mise en place de l'enceinte à dessécher. Il faut
d'abord procéder à des opérations d'arpentage afin de
déterminer la dénivellation du terrain, puis délimiter la
parcelle. Celle-ci est ensuite déboisée, brûlée et
les souches sont enlevées. C'est un travail extrêmement long et
pénible. Macaye rapporte que cette opération lui a
coûté « trois cent soixante journées de
nègres1049. »
Il faut ensuite réaliser l'enceinte du polder. On
démarre les travaux à la saison sèche, par un fossé
de fondation de deux ou trois pieds sur le terrain où va se trouver la
digue. « Ce fossé de fondation se nomme à Surinam
tranche-aveugle » précise Malouet. Ensuite on construit la
digue avec la terre que l'on récupère des fossés. «
On nomme au Surinam dame, ce que nous nommons digue, explique-t-il ;
d'où l'on dit un terrain damé, pour exprimer qu'il est
entouré de digues. » En effet, il est indispensable de créer
un espace entièrement clos, étanche à l'environnement
extérieur.
1045Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 184-185.
1046Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 336.
1047ANOM C14/50 F° 62
1048Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 143-150.
1049Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 336.
243
Le fossé d'entourage est large d'environ douze pieds et
Macaye qualifie son élaboration de « rude » car les esclaves
doivent creuser un sol rempli de racines de palétuviers. Ce qui
nécessite une seconde équipe chargée de les couper
à la hache1050. Pour cette opération, Malouet note
qu'il faut un esclave tous les 500 pieds. On assure
l'étanchéité de la digue par de l'argile bleue.
On creuse ensuite le canal d'écoulement, aussi profond
que la marée basse, sur une largeur de quatre mètres, afin de
faire communiquer le polder avec la rivière ou la mer. On installe une
écluse ou un coffre pour réguler l'écoulement des eaux. Si
c'est un coffre, il faut le calfater avant de l'installer, « ce qui prouve
qu'ils doivent être moins lourds qu'on ne les faits à Cayenne,
explique Malouet, et qu'ils ne doivent point faire masse avec la charpente
considérable auxquels ils sont liés. » Les coffres et les
écluses peuvent être réalisés en bois, auquel cas il
faut utiliser des bois d'une très grande qualité. L'ordonnateur
préconise cependant de maçonner les écluses, car celles
construites en bois « risquent de se retrouver attaquées par les
vers. » En position fermée, l'écluse empêche la
remontée des eaux de mer à marée haute. En position
ouverte, elle permet l'écoulement des eaux pluviales. Le coffre, quant
à lui, est un simple châssis en bois où pivote une porte
qui s'ouvre et se ferme selon les mouvements des marées1051.
Toutefois, Malouet observe que généralement, les
aménagements au Surinam relient la digue côté mer à
celle-ci par deux canaux à écluses au lieu d'un seul. Une
écluse s'ouvre à marée basse pour l'écoulement des
eaux, l'autre « s'ouvrant au flot1052, [...] reçoit les
eaux nécessaires pour faire tourner un moulin à sucre pendant
sept heures. » À l'intérieur de l'enceinte, il faut
établir une distribution de canaux et de fossés, « les uns
pour servir d'écoulement, les autres pour être le réservoir
de l'eau qui y entre pendant le flot, laquelle est destinée à
l'action du moulin lorsque la marée baisse. »
Ce faisant, les travaux permettent de délimiter un
espace construit, dédié à la maison du maître et aux
dépendances, d'un espace cultivé où l'on entreprend les
cultures à partir de la deuxième année. Principalement,
l'exploitation est tournée vers la canne à sucre, le café,
le coton et le cacao. L'indigo est en passe d'être abandonné au
Surinam. Comme en Guyane, le climat et les pluies abondantes nuisent à
la qualité du produit : « À peine retire-t-[on] cinq
à six livres d'indigo par cuve, dont la grandeur est de dix pieds
carré1053. » L'aménagement intérieur du
polder est déterminé par le type de culture. Pour la canne, on
pratique une rigole tous les quatre pieds. Ces rigoles accueillent les plants
de cannes, la pièce fait 100 toises au carré, divisée en
planches de 30 pieds limitées par les rigoles. Chaque
pièce est séparée par des canaux de circulation. Un canal
central complète le dispositif, servant à actionner un moulin
à marée1054. Les rendements que
1050Ibid.
1051Ibid., p. 337.
1052Le flot : la marée montante, par opposition
au jusant, qui désigne la marée descendante.
1053Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 140.
1054Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 337.
244
laissent entrevoir Malouet semblent conséquents,
d'autant que selon la qualité de la terre, les cannes peuvent produire
pendant quinze à trente ans, soit bien plus qu'à Saint-Domingue.
D'où l'intérêt de mener les cultures soigneusement et avec
suffisamment de main-d'oeuvre. Il recommande « un nègre pour
environ trois acres et demi de terre1055. » Pour le
café, on plante d'abord des bananiers, qui servent d'abris aux jeunes
plants élevés en pépinière, « de quinze ou
dix-huit pouces de hauteur. » Les caféiers sont plantés
à neuf pieds les uns des autres, suffisamment en profondeur pour que les
racines s'enfoncent dans la couche d'argile bleue1056. Une
pièce de café produit trente ans en moyenne, parfois
davantage1057. « Le rapport ordinaire des cafiers est une livre
et demie ou deux livres de Hollande par an, en deux
récoltes1058 », précise Malouet. La mise en
culture achevée, un polder ne commence à devenir rentable que
deux années plus tard. L'opération représente par
conséquent une immobilisation de capitaux de cinq ans, durant lesquels
ils sont improductifs1059.
Quand les terres sont épuisées, on clôt
les digues. L'espace se remplit d'eaux pluviales et reste inondé pendant
six à sept ans. Régulièrement, on coupe au sabre les
halliers et les arbrisseaux et « on laisse les débris pour former
par putréfaction, un fumier sur le sol. » Après ce laps de
temps, on ouvre les digues, on creuse de nouveaux fossés, de nouveaux
canaux, on retourne la terre à la houe et on replante1060. En
effet, il est recommandé de noyer le polder au bout de trente à
quarante ans, afin d'en régénérer la fertilité. Il
arrive fréquemment qu'on inonde sur de courtes périodes certains
carrés infestés d'insectes et de parasites1061.
La bonification des zones humides par endiguement
représente donc un travail très sophistiqué, reposant sur
des compétences organisationnelles, agronomiques et techniques pointues.
Chaque type de culture nécessite des aménagements particuliers
qui, en regard des rendements, laissent présager des revenus
substantiels au colon qui s'y adonne. Mais la mise de départ est lourde
avant de pouvoir espérer un retour sur investissement, ce qui justifie,
pour Malouet, une intervention massive de l'État pour soutenir ce
projet. Cette visite permet également de constater le manque d'expertise
des colons guyanais en la matière. Dans cette perspective, dès
son retour du Surinam en août 1777 jusqu'à son départ de
Cayenne en août 1778, épaulé par Guisan, il lance les
travaux du polder de Cayenne et entreprend l'évaluation des terres
basses.
1055Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 150.
1056Ibid., p. 152.
1057Ibid., p. 152-153.
1058Ibid., p. 157.
1059Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 337 ; Ciro
Flamarion CARDOSO, La Guyane française
(1715-1817), op. cit., p. 56.
1060Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 3, op. cit., p. 137-138.
1061Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit., p. 338.
245
2.3.3 Les premiers travaux lancés par Malouet
L'arrivée de Guisan à Cayenne marque un tournant
dans l'asséchement des terres basses. Ingénieur habile,
versé dans plusieurs disciplines techniques qu'il maîtrise, cet
homme devient rapidement la cheville ouvrière du dispositif scientifique
et technique de Malouet en Guyane. Ses aptitudes se manifestent principalement
dans les premiers travaux lancés par Malouet d'un polder à
Cayenne puis de l'évaluation des terres basses dans la région de
l'Approuague et des marais de Kaw.
L'habitation du roi
Se déployant au sud de Cayenne, le polder comprend une
digue qui s'étend sur 4,5 km. L'objectif est double pour l'ordonnateur.
D'une part, ces travaux doivent servir de modèle aux habitants en
utilisant la structure de l'habitation du roi déjà en place.
D'autre part, il s'agit d'assainir les abords de la ville en supprimant une
partie de la mangrove et du « marécage qui en [rend] l'air
insalubre et y [attire] de nuées de maringouins, cousins qui
désolaient tout le monde1062 », écrit Guisan. Il
fait creuser un canal pour mettre en communication le port avec les faubourgs
de Cayenne, ce qui permet d'assécher la zone en question et d'y
aménager un espace propre avec des promenades agréables «
où naguère des chiens de chasse n'osaient pas même
s'hazarder ; en un mot, un ensemble d'ont (sic) l'importance était
grande pour le pays », écrit Guisan, qui se montre conscient de la
valeur pédagogique que revêt ce polder. Il veut que « ces
travaux [deviennent] une excellente école, un modèle
précieux [que les colons] pourront dans tous les tems consulter à
leur commodité et le suivre en toute sûreté1063.
» Si ce modèle semble avoir inspiré deux habitants qui
« travaillent pour leur compte sur le même plan », nous informe
Malouet, les oppositions restent farouches, surtout parmi les
précurseurs qui s'étaient lancés dans ces travaux une
dizaine d'années auparavant :
« Ceux qui passoient ci-devant pour des
démonstrateurs et qui, faute de connoissances et de principes avoient
échoué dans leur entreprise, les sieurs Tenguy, Kerkove, Folio,
avouent avec humiliation la supériorité du sieur Guisan , mais
leur obstination n'est pas encore vaincue sur tous les points, et les
sieurs
1062Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 155. 1063Ibid., p.
155-156.
246
Groussou, Patris, Berthier sont loin de se rendre sur
aucun . · ce sont les seuls personnages de la colonie qui n'aient
jamais voulu visiter les travaux faits, afin de pouvoir en contester au besoin
l'utilité ou le succèsb064. »
Malouet affiche une certaine déception car la
majorité des habitants regarde ces travaux avec scepticisme et souvent
indifférence. Pourtant, il y consacre des moyens importants.
Concrètement, il effectue le creusement de 6 000 toises1065
de fossés et parvient à mettre en valeur « de la très
mauvaise terre malgré tout : [il l'a] couverte d'arbres, de grains et de
fourrages ». Il fait venir par bateau des plants de « banane et de
patate ». Quand les travaux de dessiccation seront terminés et
l'habitation en rapport, Malouet estime son prix à 100 pistoles le
carreau ce qui, il l'espère, fera taire les
oppositions1066.
Malgré une détermination évidente et une
ferme conviction dans l'utilité de son projet, Malouet ne parvient pas
à emporter l'adhésion des habitants. Bien qu'il se défende
d'être un « faiseur de mémoire1067 », il
semblerait qu'il ne parvienne pas à se défaire de cette image, ce
qui amène inévitablement de l'eau au moulin de ses
détracteurs. Cependant, s'appuyant sur l'expérience de Guisan
acquise au Surinam, il démarre une campagne d'évaluation des
terres basses en mars 1778.
Évaluer les terres basses
Les premiers objectifs du ministère sont de bonifier
les zones humides de la région de Kourou. Mais le 22 décembre
1777, Malouet contredit cette intention :
« Les anses de Kourou sont un banc de sable
imprégné de sel marin où l'on peut faire d'abondantes
récoltes de coton, indigo, rocou et vivres de toutes espèces,
tant que ce sel n'est pas entièrement dissous par les pluies ou
épuisé par la végétation. Mais au bout de dix ou
douze ans, il n'y a plus rien de productif [...1 et
1064ANOM C14/50 F° 96 10651 toise = 1,94 m. 1066ANOM C14/50
F° 83 1067ANOM C14/50 F° 65
247
les pauvres gens qui essaient de fumer ce sable, ne
sentent pas que le fumier animal échauffe et engraisse les terres
humides, mais brûle celles qui sont sablonneuse'068.
»
Pour lui, les meilleurs endroits pour les dessèchements
sont dans la région de Kaw et de l'Approuague. « Il y a des plages
entières, contiguës en pinautières, comme à Surinam
», souligne-t-
il1069.
Si Malouet semble vouloir aller vite, Guisan temporise. Il est
plus indiqué, selon lui, d'effectuer des opérations de
reconnaissance des marécages durant la saison des pluies que durant la
saison sèche où le soleil favorise les exhalaisons
néfastes à la santé. « Cette réflexion, toute
simple qu'elle est, ne laissa pas de frapper le monde, s'étonne Guisan,
parce qu'on ne s'était jamais occupé de terres basses dans ce
pays1070. » Dès lors, en mars 1778, et en accord avec
les délibérations de l'Assemblée, Malouet lance une
campagne d'évaluation de toutes les terres basses de la colonie. Guisan,
accompagné de MM. Bois-Berthelot et Couturier, reconnaît une zone
qui s'étend du Mahury jusqu'à l'Oyapock. Cette exploration des
terres basses s'étend du 3 mars au 3 mai 1778, pour un total de 49 jours
de travaux répartis en deux expéditions. La première
expédition a lieu entre le 3 et le 15 mars et permet d'effectuer une
reconnaissance de 4 lieues de marécages. Lors de la seconde, du 6 avril
au 3 mai, l'équipe de Guisan cartographie entièrement la plaine
de Kaw, qui présente 20 lieues carrées de très bonne terre
qui laissent entrevoir de grandes perspectives1071. Malouet se
montre admiratif du travail effectué par ces trois hommes, dans des
conditions pénibles et parfois dangereuses. Il salue leur courage
auprès du ministre :
« Il m'a fallu des hommes de cette trempe pour une
opération dont la fatigue est aussi rebutante qu'inappréciable,
car, pour vous en donner une idée, Monseigneur, ils sont obligés
de marcher un mois de suite dans l'eau jusqu'à la ceinture f...] n'ayant
pour nourriture que du biscuit et de l'eau de vie, couchant sur des planches
toujours humides'072. »
En effet, le rapport que rend Guisan à Fiedmond et
Malouet rend compte au jour le jour des
1068ANOM C14/44 F° 362
1069Ibid.
1070Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 150.
1071ANOM C14/50 F° 25
1072ANOM C14/50 F° 52
248
opérations effectuées, dans des conditions
éprouvantes. Le 3 mars, ils passent dix heures à se frayer un
passage en défrichant des palétuviers, dévorés par
les moustiques. « Nos mains ne suffisent pas pour ôter les
maringouins de notre visage seulement », indique Guisan. Le lendemain, la
progression est si difficile au milieu de joncs « gros comme le pouce et
hauts de sept à huit pieds » qu'ils sont contraints d'abandonner un
canot avec une partie des vivres. Il pleut continuellement et les conditions de
confort sont plus que spartiates. La nourriture est rapidement immangeable
à cause de l'humidité. Guisan, Bois-Berthelot et Couturier ne
semblent pourtant pas se départir d'une certaine bonne humeur :
« Dans les commencemens, tout cela paraissait bien
dur et répugnant. On s'y habitua et l'on ne faisait plus qu'en rire
lorsque, le matin, on trouvait quelqu'un dans un bain. La fatigue faisait
tellement dormir que rarement pouvait-on s'apercevoir soi-même de sa
propre situation. Jamais de ma vie, je n'ai dormi aussi profondément
, · lorsque la pluye me tombait sur le visage, je ne m'en apercevais
que bien rarement'°73. »
En revanche, les esclaves dorment entassés dans le seul
canot restant et sont obligés d'écoper pour dormir au sec. Mal
équipés, ils se blessent continuellement. L'impossibilité
de prendre du repos à cause de la pluie continuelle et des moustiques
met leurs nerfs à rude épreuve et ils menacent de s'enfuir. Ce
qui contraint Guisan à la fermeté. « Quelques petits
châtimens faits à propos, écrit Guisan, les
réflections (sic) justes que je leur faisais faire et une grande
fermeté furent ce qui me les fit maîtriser jusqu'à la
fin1074. » Le 15 mars, l'expédition repart de bonne
heure le matin et est contrainte de marcher vingt heures d'affilées,
tenaillée par la faim. Elle arrive à Cayenne le 16 au petit matin
dans un état d'épuisement général. La seconde
expédition se déroule peu ou prou dans les mêmes
conditions, même si les esclaves disposent cette fois de canots «
tentés » pour le soir, et sont « habillés d'une casaque
de drap, chaussés de guêtres, de souliers, et par-dessus une
grande culotte, afin qu'ils puissent marcher dans les herbes coupantes sans en
être blessés1075. »
Au cours de ces deux expéditions, Guisan et son
équipe réalisent de nombreux sondages qui révèlent
une très grande uniformité des sols composés d'un «
fond de bonne vase marine, recouverte d'un à deux pieds de terreau.
» Des opérations d'arpentage sont effectuées dans la savane,
ainsi que
1073Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 150. 1074Ibid., p. 151.
1075ANOM C14/50 F° 102
249
des opérations de trigonométrie. L'équipe
procède à une reconnaissance complète de la crique
Angélique, remonte jusqu'à la Gabrielle pour effectuer des
relevés à la boussole « parmi des caïmans
énormes. » Pour Guisan, les endroits visités
présentent tous les caractéristiques requis pour des
dessèchements réussis. Dans l'ensemble, les sols renferment
beaucoup de terreau naturel, ils sont disposés en plan incliné
vers la mer et ils comportent un pourtour de palétuvier qui forme une
digue naturelle. La dessiccation de ces zones est donc possible, moyennant
l'aménagement d'un canal de Mahuri à Kaw, et d'un autre le
reliant à la mer. Il faut également prévoir la
construction d'un troisième canal la crique Angélique jusqu'au
pied de la Gabrielle1076.
L'expertise de Guisan se dévoile ici. Pour
définir la qualité des sols, il s'appuie sur l'observation de la
végétation, mais aussi sur une analyse pédologique. «
Il ne croit pas que les palmiers pinots soient des marqueurs suffisants de
fertilité », explique Yannick Leroux. Alors que les contemporains
associent généralement végétation luxuriante et
sols riches, Guisan ne souscrit pas à cette idée et distingue
quatre formations pédologiques en terres basses : les vases franches,
les vases sableuses, les vases de palétuvier, et les vases tourbeuses.
Ainsi, un sol de bonne qualité, selon lui, se constitue de trois couches
: du terreau, de la vase mêlée et de la vase franche. Par
comparaison avec ceux qu'il a observé au Surinam, il localise ces sols
sur les bords du Couripi et au sud de l'Oyapock1077.
Malouet se montre généreux en
considération des efforts consentis et des résultats prometteurs.
Ainsi, Guisan devient ingénieur en chef, chargé des travaux de
drainage, assisté par Couturier qui devient sous-ingénieur.
L'ordonnateur demande au ministre la confirmation de ces postes par des brevets
royaux et réclame une gratification pour Bois-Berthelot1078.
On peut également supposer que ces largesses, confirmées par le
roi, servent de caution à Malouet face aux habitants dubitatifs et
opposés à son projet, en particulier les conseillers Patris et
Berthier. D'autant que Guisan, s'il fait montre d'une remarquable expertise
scientifique et technique, est également un gestionnaire et un
organisateur efficace. Il joint à son rapport une carte sur laquelle il
fait figurer la répartition des terres et trace les limites des
concessions. Son idée est de concéder gratuitement ces terres,
« sans même [...] faire payer aucun frais pour les écritures,
pour les titres et les enregistremens. » À l'en croire, il parvient
à susciter un véritable engouement à Versailles au point
que soixante demandes parviennent à Cayenne en six mois, émanant
de courtisans et de financiers. Afin d'éviter tout désordre,
Guisan et Malouet prennent des dispositions pour que les concessions soient
délivrées à Cayenne et non en France. Il s'agit ainsi
d'éviter que « des gens, dont l'intention n'aurait jamais
été de donner un seul coup de bêche dans ces terres
fertiles » n'occupent la place au
1076ANOM C14/50 F° 109
1077Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 37. 1078ANOM
C14/50 F° 53
250
détriment des locaux1079. En janvier 1780,
Malouet refuse même d'accorder des concessions de terre en Guyane
à des demandeurs qui manquent de connaissances ou de moyens pour les
mettre en valeur1080. Partant, sous l'indication de Guisan, les
concessions sont contiguës les unes aux autres, à l'image du
Surinam, afin de faciliter les contacts entre les colons1081.
Ainsi, ces opérations de reconnaissance, malgré
le fait qu'elles exigent un travail relativement éprouvant, permettent
de localiser les endroits où les terres basses sont les plus fertiles.
L'expertise scientifique et technique de Guisan, acquise au Surinam, constitue
véritablement un atout pour Malouet, qui met également à
profit ses compétences d'organisateur et de gestionnaire.
CONCLUSION
Ainsi, l'ordonnateur dirige son attention sur l'administration
qu'il tente de remettre en ordre, sur les aspects économiques qu'il
dynamise, enfin sur des réalisations scientifiques et techniques. Les
nombreuses tâches administratives qui l'accaparent l'entraînent
à assainir les finances en soldant les créances des habitants qui
pour certains couraient depuis plus de trois ans. Il réalise des
économies en supprimant des postes inutiles, en réformant
certaines procédures judiciaires, et suggère au ministre de mieux
répartir les dépenses en faisant un effort sur
l'approvisionnement. S'attachant à étudier les projets
proposés par le baron de Bessner, Malouet conteste leur
réalisation. Son administration intransigeante et pointilleuse le
confronte à de nombreuses difficultés et lui vaut
l'inimitié de nombreux habitants, qui n'hésitent pas à lui
mettre des bâtons dans les roues. Sur le plan économique, Malouet
agit en faveur de l'exploitation forestière qu'il souhaite faciliter par
la création de pépinières. Il intervient également,
mais de façon plus marginale, dans le domaine des épices. Son
action s'observe également dans la promotion de secteurs comme la
pêche et l'élevage, dans le but de ravitailler les Antilles. Ce
volet économique est prolongé par les grands travaux entrepris
pour la bonification et la reconnaissances des zones humides, opération
pour laquelle il se rend au Surinam et recrute Guisan. De fait, lors de son
départ de la colonie en août 1778, Malouet se félicite d'un
bilan globalement positif1082.
1079Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 155. 1080ANOM C14/52 F° 93
1081Ciro Flamarion CARDOSO, La Guyane française (1715-1817),
op. cit., p. 193. 1082ANOM C14/50 F° 62
251
3 LA GUYANE APRÈS MALOUET
Le bilan que dresse Malouet de son passage à Cayenne
semble positif, à la lecture de son dernier compte-rendu. Il a remis de
l'ordre dans l'administration, mis au pas les conseillers les plus
récalcitrants, soldé les créances, embelli Cayenne,
réaliser des asséchements exemplaires et productifs. Si l'on suit
ses recommandations à la lettre, il ne fait aucun doute pour lui que la
Guyane devienne le pays de Cocagne qui semble être sa
destinée1083. À en croire ses
Mémoires, son retour à Versailles en 1779 lui vaut les
honneurs générales et on salue unanimement la qualité de
son travail, laissant l'impression d'un appareil d'État dont l'attention
est accaparée par la Guyane et la réussite du plan de
Malouet1084. Toutefois, si effectivement il peut verser à son
actif quelques beaux succès, il est indéniable que durant ces
deux années il a essuyé des revers qui viennent ternir son bilan.
Ce qui est pour nous l'occasion de proposer une réévaluation
à la fois de l'image du personnage et de son travail en Guyane.
3.1 Un bilan mitigé
Si Malouet met tellement en lumière l'apport que
constitue l'arrivée de Guisan à Cayenne dans le courant de
l'année 1777, il est vraisemblable que cet artifice rhétorique
lui permet de se mettre en valeur auprès du ministre, tout en oubliant
pudiquement les échecs de bon nombre de ses entreprises. Il s'entoure
d'ailleurs de précautions à ce sujet, demandant l'indulgence
ministérielle :
« Je demande encore une fois qu'on me pardonne le
bien que je dirai de moi, en faveur de la vérité avec laquelle
j'exposerai le mal même que je pourrois dissimuler1°85.
»
En dépit de cela, une étude plus poussée
des archives fait apparaître un bilan finalement
mitigé.
1083Ibid.
1084Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 165. 1085ANOM C14/50 F° 64
252
3.1.1 L'apport de Guisan
Rendre compte de l'intégralité de ce qu'a
effectué Guisan en Guyane sort largement du cadre de notre travail.
Toutefois, ses réalisations découlent directement des
décisions prises par Malouet, ce qui crée un
précédent dans l'administration guyanaise. Ainsi un rapide survol
s'avère éclairant pour justifier l'apport qu'il
représente. À l'évidence, la collaboration entre les deux
hommes est décisive et est à verser au crédit de Malouet.
Bien plus qu'un transfert de compétence et de savoir entre le Surinam et
la Guyane, l'ordonnateur place sa nouvelle recrue dans une position unique au
sein de l'administration locale. Les instructions qu'il laisse au moment de son
départ à son successeur Préville est « une initiative
[...] inédite dans l'administration locale », écrit Kirsten
Sarge1086. Malouet donne également des directives à
Guisan qui, dans l'immédiat, doit dessécher 150 carreaux de terre
supplémentaires sur l'habitation du roi et y renouveler « toutes
les cases à nègre de l'habitation du roi et y bâtir un
hôpital », ainsi qu'un moulin à bestiaux. Il doit par
ailleurs établir une ménagerie à vaches sur le terrain
acheté à M. de Bertancourt (attenant à l'habitation du
roi), y construire des écuries et y cultiver des plantes
fourragères1087. Malouet définit en outre le cadre
dans lequel Guisan doit évoluer. Il ne rendra compte qu'à
l'ordonnateur, « qui ne pourra rien changer aux présentes
instructions et aux travaux arrêtés. » Celui-ci doit laisser
carte blanche à l'ingénieur, qui doit disposer « seul et
supérieurement » de l'atelier du roi, et doit recevoir toute l'aide
matérielle nécessaire1088.
Malouet impose Guisan auprès de l'administration locale
et auprès du ministère comme le seul responsable de tous les
nouveaux projets. Il gère les habitations royales l'Atelier du roi, il
joue le rôle de consultant auprès des habitants, il prend en
charge les nouvelles cultures, bref : il a la haute main sur l'agronomie, la
gestion du territoire et l'économie de la colonie. En contrepartie, le
ministère exige un rapport trimestriel des
activités1089. Ainsi, le 24 avril 1780, Guisan fait parvenir
au ministre un Mémoire et observations sur les travaux de terres
basses et les opérations que j'ai exécutées à
Cayenne, avec des projets pour l'amélioration de cette
colonie1090, dans lequel il affirme que l'idée de
Malouet de vouloir donner un exemple aux habitants est nécessaire. Il
indique que dans ce but, il poursuit les travaux d'assèchements de la
zone de palétuvier de la rade de Cayenne, où la terre est plus
fertile, pour y planter des vivres et du coton1091. Mais pour lui,
fonder des
1086Kirsten SARGE, « Au service du bien public
(1777-1791) », op. cit., p. 66. 1087ANOM C14/50 F° 96
1088Ibid.
1089Kirsten SARGE, « Au service du bien public
(1777-1791) », op. cit., p. 65. 1090ANOM C14/52 F° 247
1091ANOM C14/52 F° 248
253
établissements supplémentaires autour de Cayenne
est inutile en raison de la mauvaise qualité des terres. Il faut
concentrer les efforts sur les régions de l'Approuague et de Kaw. Cette
mise en valeur des zones humides doit, à terme, aboutir à une
restructuration de la colonie :
« Lorsque cet établissement sera fait, il lui
faut une police, il faudra le gouverner, donc il faut qu'il ressorte du
gouvernement de Cayenne, ou il faut transporter le gouvernement de Cayenne
à Aprouague. Dans ce dernier cas, Cayenne ressortirait du gouvernement
d'Aprouague ; mais dans ces deux cas les canaux de communication sont
indispensables, parce que la communication par mer est trop difficulteuse, ou
bien il faut établir des paquebots publics qui aillent et viennent sans
cesse de ces endroits à l'autre ; ce qui est très
facile'°92. »
Guisan atteste également le fait que la bonification
des terres basses nécessite un fort investissement, que l'État
doit prendre à sa charge. Pour installer 20 habitants dotés de 40
esclaves chacun, la mise s'élève à 800 000 livres sur
quatre années, auxquelles s'ajoutent le renouvellement des esclaves, les
traitements d'un chirurgien major et de deux chirurgiens ordinaires, la
fourniture en médicaments, le traitement de quatre ingénieurs, de
six économes, etc., soit un total de 1 286 000 livres, « avec
laquelle somme le gouvernement établirait vingt habitations qui la
cinquième ou sixième année feraient autant de revenu que
toute la colonie actuelle1093. »
En 1779, Malouet le charge de regrouper sur la Gabrielle la
culture des épices. La nouvelle épicerie de la Gabrielle devient
une habitation royale, et les épices commencent à y être
rassemblées en 1783. La première récolte de clous de
girofle, très modeste, est effectuée en 1785 et donne deux livres
de clous. Elle est de 2 000 livres en 1788. La qualité est
contrôlée en France par Lavoisier et atteint un standard proche de
celle des Hollandais1094. Indéniablement, Guisan jouit d'une
excellente réputation à Versailles. En décembre 1780, il
est envoyé à Rochefort pour assécher les marécages.
Les travaux tardant à démarrer, il estime qu'il perd son temps et
presse Malouet de le renvoyer à Cayenne. Il craint en effet que les
projets commencés en Guyane ne partent à vau l'eau sans sa
supervision. Il embarque pour Cayenne fin 1781, avec de nouvelles instructions
pour le développement des terres basses1095. Il s'agit d'un
vaste projet sur l'Approuague, centré sur
1092ANOM C14/52 F° 248-249
1093ANOM C14/52 F° 250
1094Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 48-49. 1095Kirsten
SARGE, « Au service du bien public (1777-1791) », op. cit.,
p. 67.
254
l'habitation du Collège, « l'habitation la plus
ambitieuse jamais conçue de tout l'Ancien Régime en
Guyane1096. » Les travaux débutent en 1782, et deux ans
plus tard, sur les 64 carrés asséchés, « 24
carrés sont plantés, tant en vivres qu'en cannes à
sucre1097. » En 1787, 84 carrés sont
défrichés, l'exploitation emploie 200 esclaves. Guisan fait
sortir de terre une sucrerie et une vinaigrerie. Il élabore
également un moulin conçu pour tourner à marée
montante et descendante1098.
Tant que Malouet reste en place, Guisan jouit d'une relative
tranquillité et d'une liberté d'action totale. Mais dès
que la nouvelle équipe dirigeante accoste à Cayenne, il rencontre
des difficultés croissantes. Il ne cache pas son inimitié
à son endroit et fustige largement l'attitude des nouveaux
administrateurs. Nommé gouverneur à la place de Fiedmond, le
baron de Bessner, « ce qu'on appelle un vrai panier percé »,
un « fripon1099 », intrigue à la cour et
rédige un mémoire contre les projets actuels en Guyane. Guisan
réplique :
« Je fis un mémoire qui pulvérisait
celui de M. de Bessner, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Et comme il avait
négligé de le signer, je me permis d'en parler avec un peu de
liberté et beaucoup d'énergie, avec tout le feu que donne l'amour
du bien public. M. de Bessner n'osa plus rien objecter contre les projets de
Cayenne11°°. »
Il éprouve la même défiance à
l'égard de Préville, « plein de vanité, [...] hautain
et vindicatif », dont il réprouve les malversations et les «
rapines1101 ». Il éprouve particulièrement des
difficultés avec l'ordonnateur Lescallier, anti-esclavagistes, qui voit
en lui un séide de Malouet. De fait, en 1787, il est
écarté baïonnette au canon de la gestion de l'habitation du
Collège au prétexte que les travaux ne vont pas assez vite et
qu'ils coûtent cher1102. En réalité, Lescallier
entretien des vues personnelles sur la sucrerie et projette de
l'acquérir, mais son éviction en 1788 consacre le retour en
grâce de Guisan, qui bénéficie du soutien du gouverneur
Villebois jusqu'à son départ définitif de Guyane en
17911103.
1096Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 41.
1097ANOM C14/54 F° 170
1098Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 42-43.
1099Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 196.
1100Ibid.
1101Ibid., p. 295-296.
1102Ibid., p. 241-253.
1103Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 43 ; Kirsten
SARGE, « Au
service du bien public (1777-1791) », op. cit., p.
68.
255
Toutefois, en regard du bagage technique et administratif
très faible de la Guyane, l'arrivée de Guisan permet à
Malouet de constituer un cadre administratif unique pour cet ingénieur
talentueux, clé de voûte du dispositif qu'il entend
déployer en Guyane. Si cette collaboration entre les deux hommes est une
réussite, les revers rencontrés par l'ordonnateur dans d'autres
domaines viennent incontestablement ternir son bilan.
3.1.2 Des projets prometteurs qui n'aboutissent
pas
Parmi tous les projets que Malouet a contribué à
mettre en place, les résultats s'avèrent pourtant être en
deçà de ce qui était projeté à l'origine. De
fait, si les travaux préliminaires à ces entreprises montrent des
réelles possibilités de succès pour la colonie, leur
développement butte sur les réalités locales, les erreurs
d'appréciation, le manque de moyens et de compétences, et vient
contredire les plans imaginés à Versailles.
C'est le cas pour l'exploitation des bois. S'appuyant sur le
rapport de Bagot, Malouet confie à l'ingénieur Brodel la
réalisation d'un moulin à planche pour lancer cette industrie. En
effet, celui-ci bénéficie d'une certaine expérience en la
matière. Le 26 janvier 1770, il adresse au premier commis de la Marine
une lettre dans laquelle il rend compte de sa tentative d'installer un moulin
à planches sur l'Oyapock, mais qui n'a pas abouti faute de moyens
financiers1104. Hélas pour Malouet, c'est un échec
complet. Brodel s'avère finalement incapable de réaliser le
moulin, malgré l'expérience dont il s'est prévalue
auprès de l'ordonnateur. Malouet s'explique au ministre :
« Il étoit bon géographe et mauvais
mécanicien . je ne suis ni l'un ni l'autre, et j'ai cru, sur sa parole,
qu'il étoit en état de faire un moulin à planche. [...] Il
a passé six mois à gaspiller du bois et de l'argent, n'a rien
fait qui vaille, et est mort1105. »
L'ordonnateur reconnaît son erreur et prend les frais
à sa charge. Il déplore dans sa Collection de mémoires
que ce projet, visiblement rentable, n'ait pas été davantage
soutenu. Aucune suite ne lui a été donnée, aussi bien par
le ministre que par l'Assemblée générale de Guyane1106
Le projet de pépinière tourne court
également. Dès la fin 1777, Malouet constate l'échec de
1104ANOM E53 F° 32
1105ANOM C14/50 F° 68
1106Voir la note dans Pierre Victor MALOUET, Collection de
mémoires, tome 1, op. cit., p. 380.
256
cette entreprise et rend compte au ministre des « essais
infructueux, de l'impossibilité de fixer dans un même sol les
différentes espèces de bois que produit la Guiane »
malgré la collaboration « d'un jardinier de Paris ».
Finalement, seul le carapa a levé. Selon lui, la raison de son
échec tient au fait que la plupart des espèces qu'il a
semées (balata, grignon, coupi, bagasse...) ne pousse pas sur un terrain
sec et ensoleillé mais en sous-bois sur sol humide. Le projet est donc
abandonné. Malouet ajoute, comme pour se justifier, que de toute
façon il voit mal les habitants, « à qui tout manque,
savoir, moyens, envie, se livrer à planter des arbres de construction.
» Il conclut qu'il faut donc s'en tenir « aux
pépinières que la nature prépare toute seule sur chaque
espèce de terrein, en reproduisant rapidement les arbres qu'on y
détruit1107. » Ainsi, ces explications plus ou moins
scientifiques influencent l'action politique de Malouet, qui renonce au projet
d'obliger les habitants à entretenir une pépinière sur
leur habitation, « une chimère à laquelle il faut renoncer
», précise Julien Touchet1108. Pour l'ordonnateur, il
« reste donc à gérer le patrimoine forestier et à
aider une nature conçue comme un principe d'organisation efficient,
thème cher aux Lumières1109 » et pour ne pas rester sur cet
échec, il finit par transformer le terrain de la pépinière
en jardin public « abondamment pourvu d'arbres fruitiers et de
légumes » qu'il intègre dans un projet plus vaste
d'aménagement des alentours de la ville de Cayenne, que nous avons
évoqué1110.
L'élevage se trouve peu ou prou dans la même
situation. Le compte rendu de l'année 1777 dénote des
difficultés rencontrées par l'ordonnateur pour développer
un haras et une ménagerie. Malouet ne dispose pas assez d'esclaves,
aucun habitant n'est motivé, et ses finances ne lui permettent pas
d'introduire plus de six juments1111. En revanche, la pêche
semble apporter des résultats plus probants. Au moment de son
départ de Guyane, il constate les premiers résultats. La salaison
de poisson qu'il a installée à Islet-la-Mère et
confiée à un certain Jean Ayouba, « un sujet très
intelligent », qui produit 2 000 poissons par semaine pendant tout
l'été et nourrit les esclaves de l'atelier du roi. De fait, il
recommande à son successeur Préville de tripler les appointements
d'Ayouba et d'ajouter des gratifications « si sa pêche a un
succès soutenu ». Il convient également de lui fournir tous
le matériel dont il aura besoin1112.
Enfin, les premiers dessèchements effectués
autour de Cayenne, suscitant l'enthousiasme de Malouet, engagent rapidement
Guisan à plus de modération :
1107ANOM C14/50 F° 70-71
1108Julien TOUCHET, Botanique et colonisation en Guyane
(1720-1848), op. cit., p. 150.
1109Ibid.
1110ANOM C14/50 F° 71
1111ANOM C14/50 F° 84
1112ANOM C14/50 F° 96
257
« Dans l'idée que son espoir était bien
fondé pour l'exécution des grandes choses qu'on avait en vue, il
rendit peut-être, de cette première opération, un compte un
peu trop favorable au ministre1113. »
Il s'avère effectivement que le choix de l'emplacement
n'est pas idéal en regard des exigences agronomiques et
pédologiques, car il empiète en partie sur la rade de
Cayenne1114. Les analyses actuelles démontrent que
l'acidité trop élevée de ces sols les rend en effet
impropres à l'agriculture1115. Il est vraisemblable que
l'évolution chimique de la terre l'ait rendue rapidement stérile,
estime Yannick Leroux1116. De plus, les travaux entrepris ne sont
toujours pas terminés en 1782. En 1788, l'ordonnateur Lescallier signale
qu'en plus de n'avoir jamais rien produit, les travaux ont été
extrêmement coûteux en capitaux et en esclaves1117. Un
rapport de Guisan daté de 1779 sur le fonctionnement de l'habitation du
roi fait état de 500 esclaves requis pour ces travaux1118. De
fait, il est aisé de constater que cet échec ne contribue pas
à enthousiasmer les habitants. Le 6 novembre 1789, Guisan rapporte que
l'habitation du roi est abandonnée1119.
Malgré de réelles possibilités, le manque
de moyens et de motivation des habitants hypothèque grandement les
chances de succès, selon Malouet. S'ajoute des lacunes flagrantes sur le
terrain scientifique et technique. Les mutations économiques
souhaitées afin de transformer une colonie à l'activité
restreinte et peu ouverte sur l'extérieur, en un territoire dynamique,
soutenant les Antilles par ses exportations semble, a priori,
réalisables si l'on suit les recommandations de Malouet, et avec
une intervention massive de l'État1120. Se pose alors la
question de la réelle portée du passage de Malouet en Guyane.
3.2 Une proposition de relecture
À la lumière du bilan que nous venons
d'établir, et qui nuance les annonces quelque peu optimistes de Malouet,
une réévaluation de son passage à Cayenne est
également envisageable à la
1113Jean Samuel GUISAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 156.
1114Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 35.
1115C. MARIUS, Notice explicative de la carte
pédologique de l'Île de Cayenne, Paris, OSTROM, 1969, p.
14.
1116Yannick LE ROUX, « L'apport de Guisan dans
l'économie de la Guyane », op. cit., p. 36.
1117ANOM C14/50 F° 28
1118ANOM C14/51 F° 235
1119ANOM C14/81 F° 37
1120ANOM C14/50 F° 86
258
lueur de la réception qu'en font les habitants. Nous
pourrons ainsi soutenir certains points de contestation de l'historiographie le
concernant.
3.2.1 La réception du projet de Malouet en
Guyane
L'un des leitmotiv qui irrigue la pensée de
Malouet est la pédagogie et la valeur didactique qu'il donne à
son travail. Si « éclairer la colonie » semble a priori
une intention louable, la prétendue vacuité intellectuelle
de la Guyane ne semble pas si évidente quand on considère les
Remarques sur les propositions respectives de deux compagnies de culture
qui se présentent pour la Guyane, datées de 1780 et
adressées au ministre. Ce document au discours relativement univoque,
voire partisan, épingle vigoureusement Malouet au sujet de son projet
et, s'il nécessite des précautions méthodologiques quant
à son utilisation, n'écorne pas moins le mythe de
l'administrateur intègre au-dessus de toutes polémiques :
« M. Malouet, nonobstant qu'il assure dans ses
mémoires comme un résultat important auquel a abouti sa mission
à Cayenne, qu'il est parvenu à convaincre enfin les habitans de
la Guyane de la mauvaise qualité de leurs terres hautes et de
l'excellence de leurs fonds, M. Malouet ne doit pas non plus prétendre
au mérite d'avoir le premier articulé et fait reconnoItre ces
vérités dans la colonie , · elles étoient connues
et non contestées avant qu'il y arrivât. Lui-même en avoit
été informé avant son départ de France par le baron
de Bessner qui en avoit donné connoissance au ministre dès
l'année 1772. [...] M. Malouet n'a fait à cet égard autre
chose qu'exécuter le projet du baron de Bessner que celui-ci lui avoit
communiqué. Dans les faits, une pareille entreprise étoit utile
et convenable mais elle n'étoit pas nécessaire pour persuader
qu'on pouvoit mettre en valeur les terres basse, personne à Cayenne ne
doutoit de l'existence de Surinam. [...] [Le baron de Bessner] ne dira pas,
comme M. Malouet, qu'il a trouvé aux habitans la plus incroyable
ténacité à ne pas vouloir avouer qu'ils étoient
dans l'erreur à cet égard [de persister à cultiver les
terres hautes] [...] Ce qui véritablement est inconcevable c'est que 12
ans après, M. Malouet ait trouvé tant de peine à leur
persuader ce dont ils étoient convaincus douze ans avant en ce que
l'expérience
259
n'a cessé de leur confirmer depuis1121.
»
De fait Malouet accuse un fort déficit d'image au sein
de la colonie, où il est accusé de s'approprier le plan que le
baron de Bessner avait établi en 1769, et dont nous avons
déjà signalé les emprunts qu'il avait effectivement faits.
La réception de son travail par les habitants apparaît donc comme
des plus mitigée. On lui reproche, à dessein, d'avoir
pillé et dénigré les travaux de Bessner pour s'en arroger
la paternité :
« Le baron de Bessner auroit continué, comme
il a fait jusqu'ici à dédaigner ces réclamations, si les
prétentions mal fondées de M. Malouet n'avoient fait regarder ce
dernier comme ayant des connoissances nouvelles et uniques sur la colonie de
Cayenne, et si le baron de Bessner n'avoit à se justifier de
l'accusation formelle de M. Malouet qui le chargeoit d'avoir sur cette colonie
des notions fausses et des principes erronés1122.
»
En outre, Malouet se rendrait coupable de psittacisme en
expliquant à qui veut bien l'entendre les causes de la
dégradation des terres hautes, « mais cette vérité
d'adoption ne lui a procuré qu'une connoissanc stérile » car
Bessner peut se prévaloir d'une expérience de terrain qui l'a
conduit à cette découverte1123. Le rapport conclut au
fait que les projets soumis par Malouet n'ont pas l'importance à
laquelle il prétend et coûtent cher. Il considère que ceux
proposés par Bessner sont mieux adaptés aux possibilités
de la Guyane1124.
C'est une lourde charge portée contre l'ordonnateur.
À l'évidence, ce rapport instruit contre lui et intervient
à un moment où Bessner souhaite obtenir le poste de gouverneur en
Guyane, et nous avons vu avec Malouet, mais aussi avec Guisan, quel est le
caractère de cet homme. Même s'il est à prendre avec
circonspection, ce document peut être lu à la lumière des
événements de 1775 qui opposent Malouet à Sartine et
encore plus en amont, ses démêlés avec le Conseil
supérieur du Cap. Ce faisant, nous pouvons dire que Malouet utilise les
mêmes armes que ses contempteurs et n'hésite pas à verser
dans la calomnie. Loin de remettre en cause ses qualités de gestionnaire
et d'organisateur qui paraissent évidentes, soulignons tout de
même que, rompu à la rhétorique et
1121ANOM C14/52 F° 259-260 1122ANOM C14/52 F° 260
1123Ibid.
1124ANOM C14/52 F° 257
260
maniant la plume avec facilité, il déploie tout
son talent épistolaire, dans une tendance assez marquée à
présenter les choses sous un angle favorable pour sa réputation
et sa carrière, quitte à tordre le cou aux faits. Ce qui
constitue bien évidemment une force puisque l'image de l'administrateur
intègre et talentueux lui est souvent encore associée.
Certes, Malouet ne fait pas l'unanimité en Guyane et
son travail, si ce n'est sa personne, est dénigré. Cependant,
cette configuration dévoile un homme qui, s'il est effectivement un
administrateur compétent, n'en est pas moins habile quand il s'agit de
s'arroger des mérites qui ne lui reviennent pas nécessairement.
Soucieux de faire carrière, à l'image de ce qu'a monté
Neil Safier pour La Condamine1125, Malouet se montre très
attentif à sa réputation en France et n'hésite pas
à enjoliver les faits pour se mettre en valeur. Ce qui nous engage
à nuancer certains points historiographiques le concernant.
3.2.2 Une réévaluation de l'action de Malouet
en Guyane
À nouveau, l'examen du travail de Malouet nous permet
de contredire un certain nombre d'idées véhiculées par une
partie datée de l'historiographie le concernant. En effet, et
contrairement à ce qu'affirme Gaston Raphanaud, l'essentiel du travail
de Malouet est consacré à remettre de l'ordre dans
l'administration générale de la colonie. Non pas par choix, comme
Raphanaud le laisse sous-entendre1126, mais parce que telles sont
les prérogatives de sa fonction d'ordonnateur. Comme nous l'avons
montré, sa correspondance avec le ministre fait état d'un travail
important sur la question de la justice (manque de magistrats
compétents, simplification des procédures) des finances
(recouvrement des dettes, éviter les dépenses inutiles) et les
mesures qu'il prend en témoignent. « Ainsi, écrit-il au
ministre, je peux me dire bon économe et suis néanmoins
persuadé qu'il ne seroit pas difficile de mieux faire ; mais j'ai
gagné beaucoup d'argent en n'en prêtant point1127.
»
Sur le plan économique, son action apparaît comme
modeste dans l'immédiat, si ce n'est l'impulsion donnée à
la bonification des zones humides, qui ne prend de l'ampleur qu'au milieu des
années 1780. On peut mettre dans la balance le manque de soutien des
administrateurs et la mauvaise volonté des habitants qui, il est vrai,
ne lui facilite pas les choses. Pourtant, Michel Devèze lui accorde
« des effets bénéfiques » sur le plan
économique, qui permettraient à la colonie
1125Neil SAFIER, Measuring the new world, op.
cit.
1126Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op. cit., p.
215. 1127ANOM C14/50 F° 72
261
d'exporter pour 444 000 livres de marchandise à la
veille de la Révolution1128. Il nous semble également
que cette affirmation soit à nuancer. En effet, en considérant le
contexte commercial général de la Guyane, il ne paraît pas
flagrant que l'intervention de Malouet soit une rupture, comme le
suggère Michel Devèze.
Tableau 12 : Nombre de navires (toutes nations
confondues) à avoir touché Cayenne entre 1688 et 1794.
Le tableau ci-dessus1129 montre que dans les
années suivant l'expédition de Kourou, jusqu'au début de
la guerre d'Indépendance des États-Unis (1775-1783), au cours de
laquelle la France joue un rôle important, le nombre de bateaux accostant
à Cayenne reste assez élevé du fait de l'Exclusif
mitigé en vigueur depuis 1768, qui autorise la colonie à
commercer avec d'autres pays et d'autres colonies. Au début de la guerre
d'Indépendance des États-Unis, et particulièrement en
1777, le commerce de la Guyane ne semble pas trop affecté par le
conflit, comme en témoigne la création de la Compagnie de la
Guyane1130. On s'aperçoit que la tendance
générale depuis l'expédition de Kourou oscille entre 30 et
40 navires par an. Si leur nombre diminue considérablement entre 1778 et
1784, les années suivantes voient leur fréquentation repartir,
mais celle-ci reste dans la tendance générale. Comme Malouet
l'évoque d'ailleurs dans ses Mémoires, « la guerre
d'Amérique [occupe] toute l'attention du gouvernement1131.
» Il n'est donc pas évident que son action ait contribué de
façon significative aux progrès commerciaux de la Guyane. De
plus, après sa capture par les Anglais à son retour en 1778,
Malouet se fait confisquer tous ses documents. En pleine guerre avec
1128Michel DEVEZE, Les Guyanes, op. cit., p.
65.
1129Catherine LOSIER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 132. 1130Ibid.
1131Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 165.
262
l'Angleterre, celle-ci met la main sur le projet
français en Guyane. Sartine envoie alors des troupes, une corvette de 16
canons et des approvisionnements à Cayenne1132, mais les
Anglais ne semblent pas y accorder beaucoup d'importance. Ce qui en dit long
sur la valeur de la colonie sur la scène internationale et rejoint
l'idée mise en avant par C.F. Cardoso de colonie marginalisée.
Peut-on alors suivre Gaston Raphanaud qui lui prête
l'intention de vouloir réformer la Guyane1133 ? À
nouveau, il semble que ce soit une erreur de perspective car, comme le rappelle
Malouet lui-même dans sa correspondance avec François Legras, sa
mission consiste « en un développement de vues et de moyens [...]
pour produire à la longue un mouvement d'idées et de travaux
utiles1134. » Son travail est de préparer le cadre d'un
essor futur, « pas de créer une nouvelle colonie1135.
» De plus, Malouet se défend, comme nous l'avons montré,
d'être un réformateur, comme il l'affirme ici :
« f...] je me proposai de ne rien annoncer de nouveau
et de ne rien souffrir d'anciennement mauvais, ce qui se réduisoit
à ne pas changer brusquement mais à épurer autant que je
le pourrois toutes les parties de l'administration1136.
»
C'est au contraire un conservateur, qui raisonne de
façon pragmatique. Il considère que l'épreuve de
l'Histoire justifie la conservation des principes qui se révèlent
efficaces et utiles. Les mesures à prendre ne sont que correctives, afin
de rendre le système plus efficace, par touches successives, en
fonctions des buts que l'on se propose d'atteindre. Toute sa réflexion
est échafaudée sur ce principe et ne l'engage donc pas à
remettre en cause ni le colonialisme, ni l'esclavagisme, ni la monarchie. De
fait, Malouet oriente son travail en Guyane selon les principes défendus
par la monarchie, garante de l'intérêt général qu'il
associe volontiers, dans le contexte colonial, à l'intérêt
de la plantocratie. Son projet pour la Guyane semble se démarquer des
précédents et peut apparaître par certains aspects innovant
par son approche technique et scientifique, et rationnel du point de vue
économique par son recours aux thèses libérales
plutôt que mercantilistes. En réalité, Malouet se borne
à soutenir un modèle colonial fondé sur l'esclavage et
l'exploitation d'une quantité réduite de ressources, au profit de
la métropole et du milieu colonial dont il fait partie. Malgré
son analyse
1132ANOM C14/51 F° 46
1133Gaston RAPHANAUD, Le baron Malouet, op.
cit., p. 219.
1134Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,
p. 60.
1135ANOM C14/50 F° 65
1136ANOM C14/50 F° 64
263
pertinente de la situation, il reste emprisonné dans la
doctrine coloniale mercantiliste qui n'envisage les colonies que comme des
pourvoyeuses de richesses exotiques à haute valeur ajoutée. Ce
qui rejoint l'idée de Philippe Castejon d'un glissement
sémantique du mot « colonie » vers une signification purement
économique, au détriment du sens originel de foyer de peuplement
sur le modèle Antique1137. Lui qui se targue de vouloir
puiser à la source de l'Histoire l'évaluation des faits, en homme
des Lumières qui veut ordonner la Nature à sa main, à
aucun moment il n'envisage la possibilité que le modèle antillais
ne soit peut-être pas le mieux adapté pour la Guyane. Malouet
reste enfermé dans le schéma mercantiliste colbertien, dans
lequel les colonies fournissent les denrées que le royaume ne peut pas
produire, lui évitant de les acheter à l'étranger, et
n'entrent pas en concurrence avec ce dernier1138. De ce fait, il ne
s'intéresse pas à la communauté acadienne qui, pourtant,
propose un modèle viable de communauté pastorale, loin de
l'économie d'habitation et de l'agriculture d'exportation, sans doute
plus en phase avec les possibilités naturelles du territoire, comme l'a
montré Antoine Cherubini1139. Ce qui peut paraître
paradoxale pour lui qui veut enrichir la Guyane dans un premier temps pour en
faire un partenaire de la métropole, car il est préférable
d'entretenir des relations commerciales avec une colonie enrichie plutôt
qu'une colonie dominée, appauvrie sous l'exploitation du
royaume1140.
Si le nom de Malouet est généralement
associé à celui des travaux de desséchement en Guyane, le
volet administratif et économique semble négligé par
l'historiographie qui en fait un sujet annexe. C'est pourtant l'activité
qui occupe la plus grande partie de son temps et à laquelle il consacre
beaucoup d'énergie. Il avoue en août 1778 au ministre que la
remise en ordre administrative l'a contraint à puiser dans ses
réserves et qu'il en sort moralement épuisé1141
moralement. Toutefois, ce travail est loin d'être une réforme et
Malouet oriente son action vers la défense du modèle colonial
défini par la monarchie. Bien que certains aspects puissent laisser
envisager de profonds changements dans un contexte international tendu avec
l'Angleterre, ces perspectives ne semblent pas inquiéter Londres
outre-mesure, ce qui, finalement, en dit certainement plus long sur la place de
la place qu'occupe la Guyane sur la scène internationale que ce qu'en
dit Malouet. Dans cette optique, il convient d'essayer de voir comment il
perçoit ces deux années passées à Cayenne.
1137Philippe CASTEJON, « Colonia, entre appropriation et
rejet: la naissance d'un concept », op. cit., p. 253-254.
1138Jean TARRADE, Le commerce colonial de la France à la fin de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 14.
1139Bernard CHERUBINI, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848)
», op. cit.
1140Alain CLÉMENT, « Du bon et du mauvais usage des
colonies », op. cit., p. 121-124.
1141ANOM C14/50 F° 96
264
3.2.3 La Guyane, un sacrifice consenti par Malouet ?
Malgré un le bilan mitigé de ses
réalisations en Guyane, Malouet évoque dans son dernier
compte-rendu d'août 1778 une certaine réussite. Il se
félicite de pouvoir récolter les premiers fruits de son labeur.
Malgré quelques revers, dont la mise en place d'un moulin à
planche, il annonce les succès des dessèchements, des
pêcheries et des haras1142. Or, nous avons vu ce qu'il en
était et son constat, à l'évidence, est quelque peu
surévalué. Toutefois, il se montre satisfait de sa mission, qui
lui « a plu infiniment » et où il a « trouvé
pâture à [son] activité1143. » À son
arrivée à Paris en 1779, il décrit un accueil triomphal,
un grand intérêt de M. de Maurepas pour son travail et les suites
favorables accordées par le ministère à ses
propositions1144.
Pourtant, la correspondance avec le ministre ne suggère
pas que Malouet ait apprécié sa mission outre mesure. Il laisse
davantage envisager que c'est un sacrifice auquel il consent pour servir la
France. Il est vrai qu'il semble évoluer dans des conditions
matérielles qui sont loin des standards auxquels il est accoutumé
à Paris :
« J'ai le bonheur d'avoir sous mes fenêtres une
porte de la ville, un corps-de-garde et tout le tapage qui en résulte,
le fossé dans lequel on vient de jeter des chiens enragés, et la
prison : tout cela est immédiatement sous ma chambre à coucher,
et à dix pas de mon cabinet. Ainsi je suis l'homme de la ville le plus
infecté de toutes ces exhalaisons, et dont le repos est le plus
continuellement troublé1145. »
Ainsi, dès le 16 novembre 1776, il écrit au
ministre :
« M., si vous m'aviez oublié à Paris,
j'en aurois été fort touché , · mais si vous
m'oubliiez à Cayenne, vous me mettriez au
désespoir1146. »
1142Ibid.
1143Gabriel DEBIEN et Johanna FELHOEN KRAAL, « Esclaves et
plantations de Surinam vus par Malouet », op. cit.,
p. 60.
1144Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol.
1, op. cit., p. 165.
1145Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 2, op. cit., p. 94.
1146Pierre Victor MALOUET, Collection de mémoires,
tome 1, op. cit., p. 200.
265
Quelques mois plus tard, il réitère, dans la
même veine. Après sa tournée en Guyane, il souhaite
être rappelé s'il n'y a plus rien d'utile à faire ou s'il
manque de moyens pour mener à bien sa mission « car ce pays-ci
n'est supportable qu'autant qu'on peut y travailler avec honneur et
sûreté à bien mériter l'État1147.
» Ce qui est loin du fonctionnaire sûre de lui, triomphant et
réglant tous les problèmes en un claquement de doigts. Au
contraire, l'ordonnateur tâtonne, commet des erreurs et ne parvient qu'en
apparence à apporter des solutions aux problèmes qu'il identifie.
On peut également envisager que c'est à nouveau un tour de
passe-passe rhétorique, dans lequel Malouet se décrit plus ou
moins en difficulté pour mieux briller en cas de succès, ou
justifier son échec le cas échéant.
D'ailleurs, il n'hésite pas parfois à se livrer
à un peu d'humilité. Il reconnaît que son attitude lui
cause du tort. D'une part, parce que le rôle du fonctionnaire pointilleux
dans lequel il s'enferme lui attire nécessairement les foudres des
habitants, méfiants à l'égard de la métropole et
habitués à mener leurs affaires comme ils l'entendent. D'autre
part, son attitude « d'instituteur », de faiseur de «
leçons » contre la prétendue « ignorance » des
colons lui vaut d'être peu apprécié. Il reconnaît
là une erreur d'appréciation de sa part. De fait, il avoue
à Sartine que présider l'Assemblée aura été
une leçon d'humilité pour lui, qui se croyait capable de la mener
selon ses désirs. Les revers qu'il essuie l'engagent rapidement à
plus de modestie :
« Le premier mouvement de l'amour-propre est de se
croire fort à l'aise. Celui du bon sens et de l'expérience sera
désormais pour moi de traiter avec une assemblée quelconque,
comme si chaque membre étoit plus fort et plus capable que
moi1148. »
Ainsi, Malouet accuse un tel déficit d'image au sein de
la colonie que ses soutiens s'y comptent sur les doigts d'une main. «
J'aurai donc été ici jusqu'au dernier moment aimé de tous
les honnêtes gens, craint des autres1149 »,
écrit-il au ministre. En première lecture, on pourrait penser
qu'il se sent animé d'un désir pédagogique réel et
qu'il se débat contre vents et marrées pour diffuser un
modèle administratif et scientifique bienveillant à
l'égard des colons. Toutefois, l'image de l'ordonnateur porteur des
bienfaits civilisationnels de la métropole dans ce bout du monde qu'est
la
1147ANOM C14/43 F° 84 1148ANOM C14/50 F° 74 1149ANOM
C14/50 F° 96
266
Guyane, illustre davantage une manifestation
hégémonique de la métropole sur sa colonie, plutôt
qu'une réelle volonté éducative et de service de
l'intérêt général. En dénigrant les savoirs
locaux au profit des savoirs métropolitains, la diffusion d'un projet
administratif et technique ici se donne à voir comme une des
modalités de l'impérialisme et de la domination exercée
sur les colonies1150.
Dès lors, en acceptant une mission
présentée comme difficile par le ministre, dans une colonie
marginale et marginalisée, il apparaîtrait que Malouet tente de
faire d'une pierre deux coups. D'un côté, eu égard à
ses différends avec le ministre avant son départ, il est possible
d'imaginer qu'il saisisse cette occasion pour s'éloigner des
allées ministérielles et faire quelque peu oublier ses incartades
qui faillirent lui coûter carrière et réputation en 1775.
D'un autre côté, Malouet saisit sans aucun doute cette mission
comme une opportunité pour sa carrière, d'où le
zèle, l'énergie et l'opiniâtreté qu'il
déploie à sa réalisation, même s'il n'hésite
pas à présenter les choses à son avantage, en faisant
siennes certaines idées prises chez les uns et les autres, faisant
l'impasse sur les difficultés et les échecs rencontrés.
À son retour à Paris, outre les félicitations royales et
une gratification de 30 000 francs, Malouet reste toutefois à son poste
de commissaire et n'entrevoit aucune perspective de
carrière1151. Il lui faudra attendre l'arrivée de son
ami le maréchal de Castrie à la tête de la Marine pour
être nommé intendant à Toulon en 17811152.
Malouet, donc, affiche des résultats probants
dès son retour à Versailles qui lui valent les
félicitations, en dépit d'un bilan mitigé qu'il
agrémente en sa faveur. En réalité, une partie de sa
correspondance avec le ministre met à jour les obstacles qu'il rencontre
et laisse entrevoir un administrateur hésitant, constamment
confronté à des difficultés qu'il ne surmonte pas
toujours, tâtonnant, commettant des erreurs, dont l'attitude
condescendante est mal perçue par les habitants. Ces derniers, loin
d'adhérer à ses idées, livrent une vision bien
différente en pointant le fait que Malouet, se parant de toutes les
vertus de l'intégrité, ait pourtant calomnié et
pillé sans vergogne le travail du baron de Bessner. Il paraît
difficile de trancher une telle affaire dans laquelle, forcément, chaque
partie tire la couverture à soi. Nous observons également un
fonctionnaire qui, sous couvert de pédagogie, propage un modèle
impérialiste qui ne prend pas en considération les savoirs
locaux, et dont il a tout intérêt à soutenir les vues pour
sa carrière et ses affaires personnelles à Saint-Domingue. Ce qui
nous engage à préférer retenir de Malouet l'image d'un
homme, certes compétent, travailleur et sans aucun doute administrateur
efficace, mais néanmoins sachant manoeuvrer de façon habile pour
s'octroyer des mérites qui ne lui reviennent pas forcément,
n'hésitant pas à verser
1150Neil SAFIER, Measuring the new world, op. cit.
; Kapil RAJ, « La construction de l'empire de la géographie.
», op. cit., ; David Wade CHAMBERS et Richard GILLESPIE, «
Locality in the History of Science », op. cit., p. 225-226.
1151Pierre Victor MALOUET, Mémoires de Malouet, vol. 1, op.
cit., p. 165.
1152Ibid., p. 181.
267
dans la calomnie afin de préserver son image, sa
carrière et ses intérêts.
CONCLUSION
Ainsi, c'est un bilan mitigé que l'on peut dresser du
passage de Malouet en Guyane. Si l'arrivée de Guisan donne une impulsion
déterminante à la bonification des zones humides sur le plan
opérationnel et technique, cette réussite est relativisée
par les semi-échecs rencontrés par Malouet dans bon nombre de
projets qu'il lance. Malgré des travaux fructueux réalisés
en amont, permettant de récolter des données importantes sur le
bois, la pêche ou l'élevage, il est évident que la mise en
oeuvre des projets s'y rapportant reste décevante, compte tenu des
espoirs et des objectifs ambitieux qui les motivent. Par ailleurs, il
paraît également évident que le projet ne fait pas
l'unanimité en Guyane, tant par sa nature que par la personne de
Malouet, qui semble s'être mis quasiment toute la colonie à dos
par une gestion des affaires intransigeante, et sans doute aussi par sa
personnalité. Ces difficultés, il les occulte bien volontiers
dans sa correspondance, présentant les événements sous
leurs aspects les plus favorables pour lui, lui permettant de préserver
son image et sa carrière. Ces considérations nous engagent donc
à réévaluer, nuancer ou contester certains points
d'historiographie, pour nous orienter vers une proposition que nous souhaitons
plus juste d'un fonctionnaire zélé et investi dans sa mission,
mais très soucieux de sa carrière et n'hésitant pas
à verser dans la médisance pour la préserver.
268
CONCLUSION GÉNÉRALE
Cette étude consacrée à Pierre Victor
Malouet aura donc été l'occasion d'examiner l'ascension sociale
et professionnelle d'un bourgeois de province, que rien ne destinait à
faire carrière dans la Marine. Son parcours est somme toute relativement
classique au XVIIIe siècle, entre une scolarité chez les
Oratoriens, des études de droit et une formation parachevée par
de nombreux déplacements, à l'image du Grand Tour en vogue dans
l'aristocratie. Il doit son entrée dans la Marine à un
réseau particulièrement efficace englobant le cercle des
relations familiales, coloniales, ministérielles et mondaines, qu'il
entretient tout au long de sa carrière. Nous avons montré que son
arrivée à Saint-Domingue est pour lui une étape importante
de son cursus. Il y devient propriétaire, fait fortune, et grâce
à l'appui de son ami François Legras, il y fait ses
premières armes dans l'administration coloniale à un poste
important.
Ce passage à Saint-Domingue est fondateur car il y
acquiert une expérience particulière, qui le met en prise aux
problématiques à la fois des planteurs et de l'administration.
Cette configuration détermine en grande partie sa feuille de route
politique pour le restant de sa carrière, dans laquelle il oeuvre
à ce que les intérêts, parfois contradictoires, de la
plantocratie et de la monarchie entrent en coïncidence. Ce début de
parcours contribue à faire de lui un personnage considéré
dans les allées du pouvoir comme un spécialiste des colonies,
réputation en partie due aux mémoires qu'il rédige sur
l'administration de Saint-Domingue, et entretenue par ses soins. Par ailleurs,
il développe une réflexion particulièrement nourrie sur
l'esclavage, qui évolue au fil du temps et devient dans les
années 1780 un marche-pied pour sa carrière politique. Figure
majeure du lobby esclavagiste, il développe une réflexion
pragmatique, qui se dit attentive au sort de la main-d'oeuvre servile, mais
dans laquelle il évacue le problème humain de l'esclavage par des
considérations pour le moins cyniques. Se défendant d'être
un philanthrope, il ne retient que les aspects économiques et
systémiques de l'exploitation coloniale, érigeant sa
défense et celle de l'esclavage en un concept qu'il nomme le «
système colonial ». Le lobby colonial, particulièrement
actif en ce début de XIXe siècle, lui permet de revenir aux
affaires et de pousser Napoléon à rétablir l'esclavage en
1802. Il est donc difficile, pour un observateur du XXIe siècle, de ne
pas porter un regard sévère et consterné sur ces
considérations indéfendables.
Par ailleurs, Malouet est un fonctionnaire qui attache une
grande importance à l'ordre et au respect des lois, dont la bonne marche
est la garantie de la stabilité du système et des droits de
chacun. Aussi se montre-t-il particulièrement tatillon dans ces
domaines, si bien qu'il se forge à Saint-Domingue la réputation
d'un administrateur sourcilleux et intransigeant. Il cultive en outre
269
l'image d'un travailleur zélé et infatigable,
épris de bon sens et de justice, dévoué au service de la
monarchie. Cependant, nous avons révélé que cette
réputation, savamment entretenue par Malouet, est un écran de
fumée qui masque une ambition parfois mal maîtrisée. C'est
un homme qui veut faire carrière et, en pragmatique qu'il est, prend
position en faveur de la monarchie tant qu'elle lui permet d'avancer dans la
hiérarchie et de préserver ses affaires à Saint-Domingue :
il n'hésitera d'ailleurs pas à se compromettre avec l'Angleterre
en signant le traité de Whitehall. Soucieux de son image, il
n'hésite pas à se livrer à des manoeuvres frauduleuses,
à verser dans la calomnie, à s'approprier des mérites qui
ne lui reviennent pas et à enjoliver ses résultats afin de se
valoriser.
Son passage en Guyane est également une occasion
d'apporter une vision plus nuancée du personnage et de son action. Notre
problématique nous a conduit à interroger la façon dont se
réalise un projet administratif et technique, dans une colonie qui fait
figure de bout du monde, mal connue de la métropole. Dans un contexte de
défaite militaire après le traité de Paris en 1763, la
Guyane acquiert une valeur stratégique aux yeux du gouvernement, avec
laquelle il souhaite opérer un basculement de l'équilibre
militaire dans l'arc circum-caribéen face à l'Angleterre. Le
projet porté par Malouet s'insère dans ce cadre. La Guyane doit
devenir un verrou stratégique, une base arrière pour ravitailler
et assurer la défense des précieuses îles à sucre
antillaises. Centrée sur l'exploitation des ressources naturelles de la
colonie, il s'agit en outre d'opérer une mutation économique et
agricole importante en développant la mise en valeur des terres basses.
Dans cette optique, Malouet jouit d'un grande liberté d'action pour,
d'une part, évaluer la faisabilité de ce plan, d'autre part pour
engager ses propres mesures si nécessaire. De fait, notre étude
révèle un administrateur efficace, attaché à
remettre de l'ordre dans les affaires administratives et judiciaires de la
colonie. Il oeuvre à mettre en place un cadre destiné à
assurer la réalisation des objectifs ministériels, ce qui nous
permet de contester certaines affirmations qui font de lui un
réformateur sur ce terrain.
En outre, notre approche attentive aux interactions entre
savoir et pouvoir, nous permet également de proposer une lecture qui
fait apparaître le rôle de vecteur de l'ordonnateur sur le terrain
des sciences. Il contribue à la diffusion de la tradition administrative
et scientifique métropolitaine au sein de la colonie, en fondant son
approche sur une dimension didactique, destinée à «
éclairer » et à informer les habitants. En parallèle,
prenant appui sur les relais locaux, Malouet mène de nombreuses
investigations, collecte des informations qui alimentent la Machine coloniale
par le biais d'une correspondance abondante. Son indépendance
administrative lui permet de prendre des initiatives et d'animer la recherche
locale, ce en quoi l'impulsion qu'il donne aux cultures en terre basse,
épaulé par Guisan, est très significative. Cette approche
vigilante aux interactions entre savoirs locaux et savoir métropolitains
permet de s'extraire du modèle strictement diffusionniste. Ainsi, nous
pouvons nuancer la réelle portée pédagogique du projet de
Malouet, qui
270
considère finalement la Guyane comme un désert
culturel. En réalité, son attitude met en lumière le
rôle que la science occupe dans le projet colonial. En dénigrant
les savoirs locaux, pourtant bien présents, il entretient son image
d'administrateur clairvoyant et intuitif auprès du pouvoir, en y
substituant un bilan tourné à son avantage, sur le mode de la
brillante réussite pleine d'autosatisfaction. De ce fait, il s'inscrit
pleinement dans une logique impérialiste, dont la science constitue un
facteur de domination de la métropole sur ses colonies, servant de
métaphore et de moyen pour légitimer les aspirations coloniales,
pour reprendre la formule de David Wade Chambers et Richard
Gillespie1153.
Ainsi, et sans remettre en cause les indéniables
qualités d'organisateur et de gestionnaire qui sont les siennes, il
apparaît que Malouet, pragmatique avant tout, maîtrise les canaux
grâce auxquels, par une plume déliée et un sens
évident des logiques réticulaires, il parvient à faire
évoluer sa carrière tout en se forgeant une image d'homme
intègre et dévoué au service de la monarchie. Notre
contribution permet de nuancer cette idée, largement reprise par
l'historiographie, et souligne le rôle central de l'ordonnateur sur le
terrain scientifique, interface incontournable entre la métropole et ses
colonies. Le projet qu'il développe en Guyane, présenté
comme novateur, ne l'est en réalité que sur les moyens qu'il se
propose de mettre en oeuvre, car Malouet reprend en grande partie les
idées du baron de Bessner qu'il détourne à son profit. Son
approche libérale de l'économie lui permet cependant de se
démarquer des précédents plans, en plaçant
l'État au centre du dispositif plutôt qu'une compagnie
commerciale. Celui-ci doit jouer un rôle moteur en investissant
massivement en Guyane, dans les secteurs où elle présente un
avantage comparatif supérieur aux autres colonies. Il préconise
ainsi de concentrer les efforts monarchiques sur le développement des
cultures en terres basses, et l'impulsion qu'il donne à la mise en place
de ce projet, sur le plan technique, scientifique et administratif est tout
à fait déterminant.
Toutefois, une question reste en suspend. Au-delà de la
réussite dont il s'enorgueillit, il nous apparaît quelque peu
surprenant que Malouet, aux premières loges pour
bénéficier des données techniques et économiques
afin de réaliser une entreprise de dessiccation, ne se soit pas investi
personnellement dans les terres basses, dont il soutient que les rendements
permettent des bénéfices substantiels. Certes, en tant
qu'administrateur, la réglementation ne l'y autorise pas, mais nous
avons vu qu'il existait de nombreux passe-droit et qu'il ne s'était pas
privé d'en user à Saint-Domingue. De plus une réussite
personnelle en la matière constituerait une brillante
démonstration de la viabilité de son projet, que saurait,
à n'en pas douter, exploiter à son profit le ministère. De
fait, la question
1153« Indeed, for scientists, science served as metaphor
and means of legitimate colonial aspiration. », dans David Wade
CHAMBERS et Richard GILLESPIE, « Locality in the History of Science
», op. cit., p. 226.
271
de savoir quelle est la réelle valeur
intrinsèque de ce projet, ainsi que sa réelle portée au
sein du dispositif colonial français nous semble être une piste
à explorer pour une étude future, en le plaçant dans une
perspective plus globale, qui le comparerait à d'autres projets
d'aménagement intervenus dans les colonies.
272
ANNEXES
273
Annexe 1 : Carte de la Guyane 274
Annexe 2 : Indiens de Guyane 275
Annexe 3 : « Triangulation de
l'île de Cayenne », par Dessingy 276
Annexe 4 : « Carte topographique de
l'île de Cayenne », par Dessingy 277
Annexe 5 : Les treize propositions de Malouet
278
Annexe 6 : « Correspondance avec
l'abbé Becquet » 284
Annexe 7 : « Mémoire de Simon
Mentelle pour demander la Croix de Saint-Louis » 289
Annexe 8 : « Carte de la Guiane
françoise », par Mentelle 293
Annexe 9 : « Embouchure de la
rivière de Kourou », par Mentelle 294
Annexe 10 : Les terres basses avant Guisan
295
Annexe 11 : Carte du polder de Malouet 296
Annexe 12 : Plan de la ville de Cayenne
297
Annexe 13 : « Plan du bourg qu'on se
propose d'exécuter au nouveau quartier d'Approuague », par
Guisan 298
Annexe 14 : Vue cavalière de
l'habitation Loyola 299
Annexe 15 : Pierre Victor Malouet 300
Annexe 16 : Jean Samuel Guisan 301
Annexe 1 : Carte de la Guyane1154.
274
1154Catherine LOSTER, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime, op. cit., p. 3.
Annexe 2 : Indiens de Guyane (illustration de
1768)1155
275
1155Pierre BARRERE, Nouvelle relation de la France
équinoxiale, op. cit., p. 122.
276
Annexe 3 : « Triangulation de l'île
de Cayenne1156. », par Dessingy (1777).
1156ANOM 14DF88A
277
Annexe 4 : « Carte topographique de
l'île de Cayenne avec le cours des rivières et criques navigables
qui l'environnent1157. », par Dessingy (1770-1771)
1157ANOM 14DFC632A
278
Annexe 5 : Les treize propositions de
Malouet1158.
1158ANOM C14/44 F°63
279
280
281
282
Transcription :
Objets et délibération proposé (sic)
Savoir si les terres hautes sont généralement
mauvaises et impropres à toute autre culture que celle des vivres,
excepté dans les nouveaux abatis, où le fumier des feuilles
pourries suffit à la nourriture des plantes pendant deux ou trois
années ?
2. Si les terres basses sont généralement
bonnes et susceptibles de desséchement ? Quelle augmentation de forces
est nécessaire pour y parvenir ? Quelle somme d'avances peut être
proportionnée pour le terme de paiement aux dettes actuelles et aux
revenus libres de la colonie ?
3. L'exportation des bois , des vivres et des animaux,
paroissant être la ressource la plus prochaine et la plus analogue
à l'état actuel de la colonie, quels sont les moyens les plus
économiques de s'y livrer ? Ne conviendroit-il pas de former une
association d'habitans qui se destineroit en commun à l'exploitation des
bois, et une autre association pour l'établissement des
ménageries, dans les différens quartiers qui seroient reconnus
les plus propres à ces différens objets ?
4. La consommation du rocou étant bornée, et la
trop grande extension de cette culture ne pouvant que ruiner les entrepreneurs,
ne conviendroit-il pas de former aussi une association des cultivateurs de
cette denrée dans le quartier qui y seroit reconnu le plus propre, en en
interdisant la culture aux autres, ou en cherchant les moyens de la
perfectionner ?
5. N'est-il pas utile et conforme au bien
général de rapprocher le plus qu'il sera possible tous les
établissemens du chef-lieu, ou des principaux postes, en procurant aux
habitans éloignés des facilités pour leur
déplacement ?
6. Le desséchement des terres basses n'exige-t-il pas
le même régime, c'est-à-dire, d'être facilité
et exécuté de proche en proche, sans permettre dans aucun cas des
entreprises à de trop grandes distances des lieux habités ?
7. Quelle peut être la distribution la mieux
ordonnée des cultures et des établissemens, c'est-à-dire ,
quelle est la destination la mieux indiquée par la nature pour la
culture et l'établissement de chaque quartier ?
8. En supposant que cette destination soit constatée
par des faits, ne doit-elle pas être irrévocablement maintenue
?
9. Si l'on veut s'occuper avec précaution d'une
population de blancs pasteurs et ouvriers, ne
convient-il pas de leur assigner un quartier dans lequel ils
pourraient successivement s'étendre et former à la longue une
chaîne contre les nègres-marrons ?
10. Si l'on peut rapprocher et fixer parmi nous plusieurs
peuplades d'Indiens, ne convient-il pas, dans la même vue, de les engager
à s'établir dans une position déterminée ?
11. Les objets ci-dessus étant examinés,
discutés et arrêtés , ne convient - il pas de faire une
division des habitans par classes, en spécifiant les genres de cultures
et le nombre d'habitans qui s'y livrent dans chaque quartier ?
12. L'institution d'une chambre économique telle
qu'elle est proposée , remplira-t-elle son objet ? Est-elle susceptible
de quelque inconvénient ?
13. Vu la nécessité d'établir dans la
colonie une circulation de fonds et d'avances, tant de la part de sa
majesté que de la part des capitalistes d'Europe, y a-t-il, pour y
parvenir, d'autre moyen que celui de donner aux sentences et jugemens pour
dettes une force irrésistible, et aux engagemens de toute espèce
un caractère inviolable, ou qui ne puisse jamais être violé
impunément ? La sévérité résultante de ces
principes n'est-elle pas la base la plus sûre de la
propriété, du crédit et de la liberté
civile ?
283
Malouët
284
Annexe 6 : « Correspondance de
l'abbé Becquet, supérieur du Séminaire du Saint-Esprit
à Paris, avec l'ordonnateur Malouet, au sujet du retrait d'une partie
des nègres et des moyens alloués aux missions » (octobre
1776)1159.
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287
Transcription :
Cayenne, le 18 octobre 1776
Les besoins indispensables du service m'obligent, Monsieur,
à
rappeller aux atteliers du roi partie des nègres que
le ministre avoit bien voulu accorder aux missionnaires
pour les servir ; je vous prie donc de renvoyer à
Cayenne
au reçu de la présente le nègre Capet qu'il
m'est de toute
impossibilité de vous laisser plus longtemps. Tout ce
que
je puis faire est de vous accorder 150 livres par an pour
vous tenir lieu du nègre dont je vous prive, à
compter
du jour de son retour ici, en attendant les ordres du
ministre, auquel je rends compte du parti que je prends.
J'ai l'honneur d'être avec un très parfait
attachement monsieur votre très humble et très obéissant
serviteur
Malouët
M. l'abbé Jacquemain, missionnaire à Sinamari
288
Monseigneur [...] 16 may
En vous remettant bien le mémoire que M. Jacquemin
missionaire de Sinamary en Guiane a eu l'honneur
de vous addresser, et qui est des plus interressant au bien
de la colonie, vous m'avez chargé de vous marquer
que M. Malouet retiroit l'un des deux nègres que
le roi a toujours accordé aux missionaires pour les
servir. L'un en qualité de pescheur et chasseur,
l'autre
en qualité de domestique de cuisine. Comme il ny a
point en Guiane ny boucherie, ny marché, le
missionaire revenant d'exercer le saint ministère
dans
les habitations avec son nègre obligé de
l'accompagner
soit en canot, soit autrement, trouveroit à peine de
quoi
satisfaire la faim. Il est même très difficile
qu'avec deux
nègres seulement il puisse se procurer les besoins
nécessaires
de la vie. M. Malouet, il est vrai promet 140 livres de
plus
aux missionaires à qui il [...] des
deux nègres mais
avec cette gratification chaque année, on n'aura que
le
rebut d'une habitation, encore une vieille nègresse ou
un
nègre estropié de moitié coûtera
vingt à trente sole par jour
en le louant ; encore fautil en répondre s'ils meurent
de maladie.
D'ailleurs le garde magasin a fait entendre aux
missionaires
qu'on alloit leur retrancher les meubles et ustensiles
nécessaires
qu'on leur avoit toujours accordés. C'est les
réduire aux
dernières extrêmités dans un pais
où l'on fait à peine
avec 400 livres ce qu'on fait en France avec cent livres.
N'est-il
pas à craindre, Monseigneur, que cela ne
dépeuple
la colonie de Cayenne de missionaires, tandis que le
service colonial les invite à venir dans les autres
colonies
occuper des cures de dix à douze mil livres ? Nos
missionaires
ne vont point à Cayenne pour y [...] ils ny
cherchent
que le bien des âmes, comme ils ont fait et font
encore
ailleurs mais encore doivent-ils vivre de l'autel.
Cependant, Monseigneur, comme je recommande à tous
nos missionaires le plus grand concert avec
l'administration,
je vous supplie, en donnant sur ces objets des ordres assez
précis pour ne pouvoir pas être
éludés au loing, donc
compromettre durement nos missionaires qui deviendroient
alors victimes de l'humeur. Ils l'attendent de votre
bonté
ainsi que les lettres patentes qui assureront leur sort.
Je vais proposer sur ces articles M. de Sierseaut [?]
J'ai l'honneur d'être avec le plus parfait
dévouement,
Monseigneur
Paris le 14 may 1777
Votre très humble et très obéissant
Serviteur Becquet, superviseur général du
séminaire du Saint Sulpice.
Annexe 7 : « Mémoire de Simon
Mentelle pour demander la croix de Saint-Louis » (août
1789)160
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linré a ·
Transcription :
Le 19 août 1789
Ingénieur géographe Cayenne
Mémoire
pour demander la croix de
Saint Louis
Simon Mentelle, capitaine d'infanterie, garde du
dépôt des cartes et plans de la colonie de Cayenne,
ingénieur géographe du roi, âgé de 57 ans.
1763 : a été pourvu de la commission
d'ingénieur géographe le premier avril ; s'est rendu à
Cayenne avec M. de Préfontaine, au mois de juillet ; a tracé
à Kourou le camp destiné à la nouvelle colonie et fait
plusieurs voyages et opérations relatives à cet
établissement.
1764 : a reçu de sa majesté une commission, en
date du premier août qui lui donne le rang et l'ancienneté de
lieutenant dans les troupes nationales de la colonie.
1767 : dans les mois de mars, avril, mai et juin a fait un voyage
dans l'intérieur des terres, par ordre de M. le gouverneur, en date du
17 mars. 1771 : sa place de géographe a été
supprimée au mois de mai.
1777 : le premier janvier, a reçu de MM. Les
administrateurs l'ordre de se charger des cartes et plans relatifs à la
géographie qui étoient dans les archives du gouvernement, pour
travailler à dresser une carte générale de la colonie.
Par ordre de MM. Les administrateurs, en date du 6 juillet, a
fait avec M. Malouët un voyage dans la colonie hollandoise de Surinam pour
y prendre des connoîssances sur le dessèchement des terres
noyées.
Le 12 juillet : brevet de capitaine dans les troupes des
colonies ; et commission de garde du dépôt des cartes et plans de
celle de Cayenne. 1780 : a été chargé par le gouvernement
de tout ce qui concerne les alignements et le nivellement de la nouvelle ville
de Cayenne.
1782 : dans les mois d'août, septembre, octobre et
novembre, a fait un voyage au cap de Nord ; par ordre de M. le gouverneur en
date du 25 juillet pour contribuer à l'établissement du poste
militaire de Vincent Pinçon et pour y tracer un fort et les autres
choses relatives.
1783 : par ordre de M. le gouverneur en date du 22 août,
il a accompagné dans les bois un détachement commandé pour
la recherche des nègres marrons.
291
Il a l'honneur de représenter qu'il y a plus de vingt
six ans qu'il sert dans la colonie en qualité d'ingénieur
géographe militaire puisqu'il y est venu en 1763 avec un ordre du roi en
date du premier avril et que son grade militaire lui a été
confirmé, peu de temps après, par sa commission du premier
août 1764, qui lui donne le rang et l'ancienneté de lieutenant
dans les troupes nationales de la colonie.
Il représente encore qu'il a fait par ordre du
gouvernement un grand nombre de voyages et beaucoup d'opérations, soit
pour la reconnaissance du pays ; soit relativement au service militaire ou
à l'utilité publique.
Il observe que si sa place de géographe a
été supprimée pendant quelque temps, par des raisons
d'économie, cet évenement a seulement suspendues ses fonctions,
mais qu'il est resté dans la colonie, toujours prêt à
reprendre dès que l'ordre lui en seroit donné. Ce qui est
arrivé au premier janvier 1777. Qu'à cette époque, MM. Les
administrateurs lui ayant confié le dépôt des cartes et
plans de la colonie, sa majesté en confirmant cette nomination, lui a
fait expédier le brevet qui lui donne rang de capitaine dans les troupes
des colonies, avancement qu'il n'auroit pas pu obtenir si la suspension qu'il
avoit éprouvé dans ses fonctions eut été
regardée comme une interruption de service.
Enfin, il prie le ministre de vouloir bien se faire
représenter les comptes que les chefs de cet officier ont rendu de lui
en différent temps.
Simon Mentelle
292
Je certifie que le mémoire de monsieur Mentelle est
fondé sur des autorités dont j'ai fait la vérification, et
que j'ai trouvées très conformes à ce qu'il rappelle. Le
zèle avec lequel cet officier sert depuis que je suis dans la colonie le
rend bien digne des grâces de la cour. Je désire
sincérement qu'il obtienne celle qu'il sollicite dans le présent
mémoire.
Cayenne, le 20 aoust 1789
Defourny
Si monseigneur daigne se faire rendre compte de ceux qui ont
constamment été rendus de la [...], il jugera si les chefs de la
colonie verront avec plaisir l'obtention de la garde de M. Coté pour la
succession. M. Mentel me paroit avoir le temps de service reqi (sic)
pour la croix de Saint Louis. Il a toujours servi avec la plus grande
activité, il n'à (sic) cessé de montrer le plus
grand zèlle (sic) et le plus permanent exemple. Il est
personnellement un modèle de toutes les vertus. C'est un
ingénieur qui laissera un grand vide dans le service si on avoit le
malheur de le perdre. Je me joins donc à luy pour supplier monseigneur
de luy accorder une décoration dont il est si digne et qu'il a si bien
mérité par ses services.
Le chevalier d'Alais
293
Annexe 8 : « Carte de la Guiane françoise
», par Simon Mentelle (juin 1778)1161
116114DFC353bisA
294
Annexe 9 : « Embouchure de la
rivière de Kourou à partir du dessin du sieur Mantelle et plan du
bourg de Kourou.1162 » (1773)
1162ANOM 14DFO6B
295
Annexe 10 : Les terres bases avant
Guisan1163.
1163Yannick LE ROUX, « La révolution agricole des
terres basses au 18ème siècle en Guyane », op.
cit.,p. 341.
296
Annexe 11 : Carte du polder de Malouet11
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1164Yannick LE Roux, « La révolution agricole
des terres basses au 18ème siècle en Guyane »,
op. cit., p. 342.
Annexe 12 : Plan de la ville de Cayenne
(1823)1165. On distingue au sud le polder réalisé par
Guisan, aussi large que la ville elle-même.
297
1165Jean Samuel GUTSAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 146.
298
Annexe 13 : «Plan du bourg qu'on se propose
d'exécuter au nouveau quartier d'Approuague166. »,
réalisé par Guisan (1789)
·
·
·
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1166ANOM 14DFC486A
Annexe 14 : Vue cavalière de l'habitation
Loyola, par Hébert (1730)1167.
299
1167Yannick LE ROUX, « Loyola, l'habitation des
jésuites de Rémire en Guyane française », op.
cit., p. 2.
300
Annexe 15 : Pierre Victor Malouet, portrait
posthume réalisé par Gabriel Amable de la Foulhouze
(1862)1168.
1168Musée Mandet, Riom. Voir également Jean Samuel
GUTSAN, Le Vaudois des terres noyées, op. cit., p.
136.
Annexe 16 : Jean Samuel Guisan, auteur anonyme
(1799)1169
301
1169Jean Samuel GUTSAN, Le Vaudois des terres
noyées, op. cit., p. 213.
302
ILLUSTRATIONS
Page 1 : « Pierre Victor Malouet »,
par H. Rousseau et E. Thomas1170.
303
1170Augustin CHALLAMEL et Désiré LACROIX, Album
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304
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Margairaz, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2012, 542 p.
SUBRAHMANYAM Sanjay, « Connected Histories: Notes Toward
a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian
Studies, 1997, vol. 31, no 3, pp. 735-762.
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SUBRAHMANYAM Sanjay, « Holding the World in Balance: The
Connected Histories of the Iberian Overseas Empires, 1500-1640 »,
American Historical Review, 2007, vol. 112, no 5, pp.
1359-1385.
SUBRAHMANYAM Sanjay, « Par-delà
l'incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires
aux temps modernes », Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2007, vol. 54-4bis, no 5, pp. 34-53.
TOUCHET Julien, Botanique et colonisation en Guyane
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Guyane-Guadeloupe-Martinique, Ibis Rouge Éditions, coll. « Espace
Outre-mer », 2004, 330 p.
WHITE Richard, The Middle Ground: Indians, Empires, and
Republics in the Great Lakes Region, 1650 - 1815, Cambridge, Cambridge
University Press, coll. « Cambridge studies in North American Indian
history », 1991, 544 p.
WORBOYS Michael, Science and British Colonial Imperialism,
1895-1940, Thesis Submitted in Fulfilment of the Requirements for the
Degree of Doctor of Philosophy in the School of Mathematical and Physical
Sciences, University of Sussex, 1979, 428 p.
2.2.2 Circulations, réseaux et institutions
savantes
BERTRAND Gilles, « Voyager dans l'Europe des
années 1680-1780 », in Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Pierrick
POURCHASSE (dirs.), Les circulations internationales en Europe. ·
années 1680-années 1780, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, coll. « Histoire », 2010, pp. 237-247.
BRIGGS Robin, « The Académie Royale des Sciences
and the Pursuit of Utility », Past & Present, 1991,
no 131, pp. 38-88.
CHABAUD Gilles, « La capitale, le guide et
l'étranger: descriptions fonctionnelles et intermédiaires
culturels à Paris dans la première moitié du XVIIIe
siècle », in CHARLE Christophe (dir.), Capitales
européennes et rayonnement culturel XVIIIe-XXe siècles,
Paris, Éditions rue d'Ulm, 2004, pp. 119-133.
318
CHARLE Christophe (dir.), Capitales européennes et
rayonnement culturel XVille - XXe siècle, Paris, Éditions
rue d'Ulm, 2004.
CHAUSSIGNAND-NOGARET Guy, Les Lumières au
péril du bûcher. · Helvétius et d'Holbach,
Paris, Fayard, 2009, 264 p.
CHAUSSIGNAND-NOGARET Guy, Une histoire des élites
1700-1848, Paris-La Haye, Mouton Éditeur, 1975, 376 p.
DONATO Maria Pia, LILTI Antoine et VANDAMME Stéphane,
« La sociabilité culturelle des capitales à l'âge
moderne: Paris, Londres, Rome (1650-1820) », in CHARLE Christophe
(dir.), Le temps des capitales culturelles, XVille - XXe
siècles, Champ Vallon., Seyssel, coll. « Époques
», 2009, pp. 27-63.
LAISSUS Yves, « Le Jardin du Roi », in
Enseignement et diffusion des sciences au XVile siècle, Paris,
Hermann, 1964, pp. 287-341.
LAISSUS Yves, « Les Plantes du Roi. Note sur un grand
ouvrage de botanique préparé au XVIIe siècle par
l'Académie royale des Sciences », Revue d'histoire des sciences
et de leurs applications, 1969, vol. 22, no 22-3, pp.
193-236.
LEBEAU Christine, « Circulations internationales et
savoir d'État au XVIIIe siècle », in Pierre-Yves
BEAUREPAIRE et Pierrick POURCHASSE (dirs.), Les circulations
internationales en Europe. · années 1680-années
1780, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire
», 2010, pp. 169-179.
LEMARCHAND Guy, « La France au XVIIIe siècle:
élites ou noblesse et bourgeoisie? », Cahier des Annales de
Normandie, 2000, vol. 30, no 1, pp. 107-123.
LILTI Antoine, « Sociabilité mondaine,
sociabilité des élites? », Hypothèses, 1
mars 2000, no 1, pp. 99-107.
LILTI Antoine, Le monde des salons. ·
sociabilité et mondanité à Paris au XVille
siècle, Paris, Fayard, 2005, 568 p.
REGOURD François, « Capitale savante, capitale
coloniale: sciences et savoirs coloniaux à Paris aux XVIIe et XVIIIe
siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 20
juin 2008, n° 55-2, no 2, pp. 121-151.
319
REGOURD François, « Les lieux de savoir et
d'expertise coloniale à Paris au XVIIIe siècle: institutions et
enjeux savants », in Anja BANDAU, Marcel DORIGNY et Rebekka VON
MALLINCKRODT (dirs.), Les mondes coloniaux à Paris au XVIIIe
siècle. Circulation et enchevêtrement des savoirs, Paris,
Éditions Karthala, 2010, pp. 32-49.
ROCHE Daniel, « Trois académies parisiennes et
leur rôle dans les relations culturelles et sociales au XVIIIe
siècle », Mélanges de l'École française de
Rome. Italie et Méditerranée, 1999, vol. 111, no 1, pp.
395-414.
ROCHE Daniel, Humeurs vagabondes. De la circulation des
hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, 1031 p.
ROMANO Antonella et VANDAMME Stéphane, « Sciences
et villes-mondes, XVIe - XVIIIe siècles: penser les savoirs au large
», Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2008, n° 55-2,
no 2, pp. 7-18.
SORLIN Sverker, « Ordering the World for Europe: Science
as Intelligence and Information as Seen from the Northern Periphery »,
Osiris, 2000, vol. 15, pp. 51-69.
SPARY Emma C., Utopia's Garden. · French Natural
History from Old Regime to Revolution, Chicago, The University of Chicago
Press, 2000, 352 p.
VANDAMME Stéphane, « How to produce local
knowledge in an European Capital ? The territorialization of Science in Paris
from Descartes to Rousseau », Les Dossiers du Grihl, 27 juin
2007.
VANDAMME Stéphane, « Measuring the scientific
greatness: the recognition of Paris in European Enlightenment », Les
Dossiers du Grihl, 2007, no
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p. 14.
VANDAMME Stéphane, Paris, capitale
philosophique. · de la Fronde à la Révolution,
Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2005, 311 p.
VITTU Jean-Pierre, « Un système européen
d'échanges scientifiques au XVIIIe siècle: les journaux savants
», Le Temps des médias, 2013, vol. 1, no 20,
pp. 47-63.
320
3 LA GUYANE AU XVIIIE SIÈCLE
3.1 Généralités
BACOT Jean-Pierre et ZONZON Jacqueline, Guyane: histoire
& mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et
représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions,
coll. « Espace outre-mer », 2011, 580 p.
DEVEZE Michel, « La Guyane française de 1763
à 1799, de l'Eldorado à l'enfer », Bulletin de la
Société d'histoire moderne, 1962, no 19-20, pp.
2-6.
DEVEZE Michel, Histoire generale : Antilles, Guyanes, la
mer des Caraïbes, de 1492 à 1789, Paris, SEDES, coll. «
Regards sur l'histoire », 1977, 382 p.
DEVEZE Michel, Les Guyanes, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 1315, 1968,
128 p.
GIOCOTTINO Jean-Claude, « Un monde tropical »,
in Pierre PLUCHON (dir.), Histoire des Antilles et de la
Guyane, Toulouse, Privat, coll. « Univers de la France et des pays
francophones; Série Histoire des provinces », 1982, pp. 13-32.
MAM LAM FOUCK Serge, Histoire generale de la Guyane
française des debuts de la colonisation à la fin du XX°
siècle. Les grands problèmes guyanais, Petit-Bourg, Ibis
Rouge Éditions, 2002.
POLDERMAN Marie, La Guyane française, 1676-1763
. · mise en place et évolution de la société
coloniale, tensions et métissages, Guyane, Ibis Rouge
Éditions, coll. « Espace outre-mer », 2004, 721 p.
321
3.2 Économie, société et
administration
CARDOSO Ciro Flamarion, La Guyane française
(1715-1817) Aspects économiques et sociaux. Contribution à
l'étude des sociétés esclavagistes d'Amérique,
Guadeloupe, Ibis Rouge Éditions, 1999, 424 p.
CAZELLES Nathalie, « Les activités industrielles
de l'habitation Loyola (1668-1768) », in Jean-Pierre BACOT et
Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane : histoire & mémoire. La
Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations.
Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane
française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, coll.
« Espace outre-mer », 2011, pp. 305-322.
CROTEAU Nathalie, « L'habitation de Loyola: un rare
exemple de prospérité en Guyane française »,
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no 1, pp. 68-80.
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jésuites de Rémire en Guyane française », In
Situ. Revue des patrimoines [Revue en ligne] : <
http://insitu.revues.org/10170>,
2013, no 20.
LE ROUX Yannick, AUGER Réginald et CAZELLES Nathalie,
Les jésuites et l'esclavage Loyola. L'habitation des jésuites
de Rémire en Guyane française, Québec, Presses de
l'Université du Québec, 2009, 281 p.
LE ROUX Yannick, L'habitation guyanaise sous l'Ancien
Régime. Étude de la culture matérielle, Thèse
de doctorat en Art et archéologie, sous la direction de Jean-Marie
Pesez, EHESS, Paris, 1995, 850 p.
LE ROUX Yannick, « Les chemins en Guyane française
sous l'Ancien Régime (1664-1794) », in Jean-Pierre BACOT
et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire & mémoire. La
Guyane au temps de l'esclavage: discours, pratiques et représentations.
Actes du colloque, 16 au 18 novembre 2010, Cayenne, Guyane
française, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions, coll.
« Espace outremer », 2011, pp. 281-304.
LE ROUX Yannick, Les communications intérieures en
Guyane Française sous l'ancien régime (1664-1794),
http://www.manioc.org/fichiers/V11058,
2010.
322
LOSIER Catherine, « Les réseaux commerciaux de la
Guyane de l'Ancien Régime: apport de l'archéologie à
l'étude de l'économie d'une colonie marginale », in
Jean-Pierre BACOT et Jacqueline ZONZON (dirs.), Guyane: histoire et
mémoire. La Guyane au temps de l'esclavage, discours, pratiques et
représentations, Matoury (Guyane), Ibis Rouge Éditions,
2011, pp. 337-358.
LOSIER Catherine, Approvisionner Cayenne au cours de
l'Ancien Régime. · étude archéologique et
historique de l'économie et du réseau économique d'une
colonie marginale, la Guyane (XVIIe et XVIIIe siècles),
Thèse présentée à la Faculté des
études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en archéologie pour l'obtention
du grade de Philosophiae Doctor (Ph.d), Laval, Québec, 2012, 468 p.
RONSSERAY Céline, Administrer Cayenne,
sociabilités, fidélités et pouvoirs des fonctionnaires
coloniaux en Guyane au XVIIIe siècle, Thèse de doctorat en
histoire moderne, sous la direction de Guy Martinière, Université
de la Rochelle, La Rochelle, 2007, 691 p.
3.3 Peuplement
GODFROY Marion F., Kourou, 1763 . le dernier rêve de
l'Amérique française, Paris, Vendémiaire, coll.
« Chroniques », 2011, 285 p.
LOWENTHAL David, « Colonial Experiments in French Guiana,
1760-1800 », The Hispanic American Historical Review, 1952, vol.
32, no 1, pp. 22-43.
REGOURD François, « Kourou 1763. Succès
d'une enquête, échec d'un projet colonial », in
Charlotte de CASTELNAU-L'ESTOILE et François REGOURD (dirs.),
Connaissances et pouvoirs, les espaces impériaux (XVIe - XVIIIe).
France, Espagne, Portugal, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux,
2005, pp. 233-252.
ROTSCHILD Emma, « A Horrible Tragedy in the French
Atlantic », Past & Present, 2006, no 192, pp.
67-108.
TRAVER Barbara, « A « New Kourou »: projects to
Settle the Maroons of Suriname in French Guiana », Western Society for
French History, 2011, no 39, pp. 107-121.
323
3.4 Populations
CHERUBINI Bernard, « Les Acadiens en Guyane (1765-1848) :
une « société d'habitation» à la marge ou la
résistance d'un modèle d'organisation sociale », Port
Acadie : revue interdisciplinaire en études acadiennes, 2009,
no 13-14-15, pp. 147-172.
CHERUBINI Bernard, « Les Acadiens, « habitants
» en Guyane de 1772 à 1853. Destin des lignées,
créolisation et migration », Études canadiennes,
1996, no 40, pp. 79-97.
FRENAY P. et HURAULT Jean-Marcel, « Les Indiens
Émerillon de la Guyane française », Journal de la
Société des Américanistes, 1963, vol. 52,
no 1, pp. 133-156.
HURAULT Jean-Marcel, « La population des Indiens de
Guyane française. Deuxième article », Population,
1965, 20e année, no 5, pp. 801-828.
HURAULT Jean-Marcel, « La population des Indiens de
Guyane française. Premier article », Population, 1965, 20e
année, no 4, pp. 603-632.
HURAULT Jean-Marcel, Français et Indiens en Guyane,
1604-1972, Paris, Broché, 1972, 438 p.
4 PIERRE VICTOR MALOUET
4.1 Notices bibliographiques
« Malouet avant 1789 », L'Union, 1867,
Étude de l'ancienne société française, pp.
24-41.
DE GÉRANDO, « Malouet (Pierre Victor) »,
in Biographie universelle ancienne et moderne ou histoire par ordre
alphabétique, de la vie privée et publique de tous les hommes qui
se sont distingués par leurs écrits, leurs actions, leurs
talents, Paris, Michaud Frères, n° 26, 1820,pp. 403-407.
324
DE LUPPÉ Robert, Madame de Staël et J.-B.-A.
Suard . correspondance inédite (1786-1817), Genève,
Librairie Droz, 1970, 128 p.SUARD Jean Baptiste A., Gazette de France.
Notice sur le caractère et la mort de M. le Baron Malouet, Pillet,
1814, 12 p.
4.2 Études sur Malouet
EHRARD Jean et MORINEAU Michel (dirs.), Malouet
(1740-1814). Actes du colloque des 30 novembres - 1er décembre
1989, Revue d'Auvergne, Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, vol.1-2, Tome 104, 206 p.
GRIFFITHS Robert H., Le Centre perdu, Malouet et les«
monarchiens » dans la Révolution française, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, 1988, 275 p.
RAPHANAUD Gaston, Le baron Malouet : ses idées, son
oeuvre, 1740-1814, Paris, A. Michalon, 1907, 316 p.
4.3 Parcours et formation
BOUSCAYROL René, « Origines et prime jeunesse
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814), Riom, Société des amis des universités
de Clermont, 1990, pp. 17-24.
COSTABEL Pierre, « L'Oratoire de France et ses
collèges », in Enseignement et diffusion des savoirs en France
au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, pp. 67-92.
JULIA Dominique et FRIJHOFF Willem, « Les Oratoriens de
France sous l'Ancien régime. Premiers résultats d'une
enquête », Revue d'histoire de l'Église de France,
1979, vol. 65, no 175, pp. 225-265.
PERRICHET Marc, « Malouet et les bureaux de la Marine
», in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet
(1740-1814), Riom, Société des amis des universités
de Clermont, 1990, pp. 25-33.
325
RENWICK John et PÉROL Lucette, Deux
bibliothèques oratoriennes à la fin du XVIIIe siècle: Riom
et Effiat, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 1999, 356
p.
ROBO Rodolphe, « Malouet en Guyane », in Jean
EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.), Malouet (1740-1814)., Revue
d'Auvergne., Riom, 1990, vol.1-2, tome 104, pp. 57-60.
VLADISLAVA Sergienko, « Les monarchiens au cours de la
décennie révolutionnaire », Annales historiques de la
Révolution française, 2009, no 356, pp.
177-182.
4.4 Malouet et les colonies
DUCHET Michèle, « Malouet et le problème de
l'esclavage », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU (dirs.),
Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, pp. 63-70.
LOKKE Carl Ludwig, « Le plaidoyer de Malouet en faveur de
l'esclavage en 1789 », Annales historiques de la Révolution
française, 1938, 15e année, no 87, pp.
193-204.
LOKKE Carl Ludwig, « Malouet and the St. Domingue Mulatto
Question in 1793 », The Journal of Negro History, 1939, vol. 24,
no 4, pp. 381-389.
POITRINEAU Abel, « L'état et l'avenir des colonies
françaises de plantation à la fin de l'ancien régime,
selon Pierre Victor Malouet », in Jean EHRARD et Michel MORINEAU
(dirs.), Malouet (1740-1814), Riom, Société des amis des
universités de Clermont, 1990, pp. 41-52.
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