Usages et pratiques d'internet par les étudiants au Cameroun: quels enjeux ?( Télécharger le fichier original )par Hermann ESSOUKAN EPEE Université Stendhal-Grenoble 3 - Master 2 2014 |
V- CADRE THEORIQUE ET CONCEPTUELV-1. ANCRAGE THEORIQUE :
-- La sociologie des usages Le courant de la sociologie des usages est choisi dans ce travail pour aborder la question des usages et pratiques d'Internet par les étudiants au Cameroun. Les débats autour de ce courant, affirme Pierre Chambat, s'articulent depuis une quinzaine d'années autour de trois problèmes : la technique, les objets et le quotidien ; selon les modalités de leurs agencements, trois approches sociologiques peuvent être dégagées : la diffusion, l'innovation et l'appropriation43(*). Avec Josiane Jouët, l'usage sociale des moyens de communication (médias de masse, nouvelles technologies) repose toujours sur une forme d'appropriation, l'usager construisant ses usages selon ses sources d'intérêts, mais la polyvalence des TIC se prête davantage à des applications multiformes (ludiques, professionnelles, fonctionnelles)44(*). Chez les étudiants au Cameroun, l'usage d'Internet est fortement influencé par les pratiques de genres ; nous constatons que les pratiques féminines s'inscrivent plus dans les rapports d'échanges, à travers les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram...), les applications de communication gratuite (Whatsapp, Skype, Viber, Yahoo Messenger, Google Hangouts...), et les sites de rencontre (Badoo, Meetic...) Tandis que les pratiques masculines, s'inscrivent plus dans la recherche des informations pratiques, la consultation des moteurs de recherches (Google, Wikipédia...), des réseaux sociaux professionnels (Viadeo, Linkedin...), les sites des écoles étrangères et des organisations qui promeuvent l'immigration. De cette observation, nous remarquons que l'appropriation d'Internet se fait dans la singularité et l'appartenance au corps social, ce qui permet aux étudiants de mener des pratiques à des fins d'épanouissement personnel et par rapport à leurs intérêts. Ainsi, s'il est vrai avec Jacques Perriault que bon nombre d'innovations ont été détournées de leurs visées originelles, pour tendre vers une logique peu à peu dictée par les usagers : « L'individu détient fondamentalement une part de liberté dans le choix qu'il fait d'un outil pour s'en servir conformément ou non à son mode d'emploi ». La description de nombreux exemples observés met l'accent sur « les pratiques déviantes par rapport au mode d'emploi, qui étaient autre chose que des erreurs de manipulation » (...) et qui correspondraient « à des intentions, voire des préméditations »45(*). L'usager évolue de l'état simple de récepteur à celui d'« hyper-acteur de technologies interactives », de l'appropriation à l'invention de nouveaux usages en passant par les détournements46(*). Les étudiants de l'Université de Douala s'approprient aussi Internet pour se construire une identité, à travers les enjeux de reconnaissance, d'appartenance et de visibilité. Dominique Pasquier a montré que la réception des fictions télévisuelles constituait pour de jeunes téléspectateurs à la fois « un mode de consolidation du soi et un mode d'affirmation du soi pour les autres » au sein de groupes de pairs47(*). Ceci apparaît également dans les nouvelles pratiques des TIC (jeux vidéo, blogs...)48(*). De son côté, Silverstone dans ses travaux analyse la domestication des TIC au sein de la vie quotidienne en quatre phases : appropriation, objectification, incorporation et conversion. Avec l'appropriation, la technique quitte le monde de la marchandise, l'individu ou le foyer le fait sien. Il doit acquérir un certain nombre de savoirs et de savoirs-faire pour maîtriser l'objet. La nouvelle technique trouve avec l'objectification un emplacement matériel dans l'environnement familier qui lui permet d'être utilisé. Souvent une différentiation spatiale apparaît entre ce qui est individuel ou partagé, adulte ou adolescent, masculin ou féminin. Durant la troisième phase, l'objet technique est utilisé et incorporé dans les routines de la vie quotidienne. Ce processus s'accompagne d'un travail constant de différentiation des autres objets techniques et de particularisation. Enfin la phase de conversion correspond au processus au cours duquel la TIC en usage « établit des relations nouvelles entre le foyer et le monde extérieur». L'usager se montre aux autres avec la technique, il leur en parle49(*). Les usages et pratiques d'Internet par les étudiants au Cameroun s'inscrivent dans une dynamique de stratégies et tactiques de braconnage du Net au sens de Michel de Certeau. Car, la « fracture numérique » observable dans cet environnement, à travers les conditions infrastructurelles, économiques, socioculturelles et la maîtrise basique des TIC par bon nombre d'étudiants laisse affleurer un bricolage dans l'appropriation d'Internet. Eric George souligne à ce propos qu'il est important de tenir compte des usages dans la vie quotidienne, et citant Gilles Pronovost : « Les usages des médias ne peuvent être définis en dehors du système culturel de référence plus global d'un acteur, sans tenir compte de l'ensemble de ses pratiques quotidiennes »50(*). En fonction de leurs cultures, de leurs niveaux de vie, de leurs compétences et de leurs rapports au dispositif, les étudiants au Cameroun s'approprient ainsi différemment Internet. Toutefois, les usages et pratiques d'Internet, laissent entr'apercevoir chez les usagers le sentiment de perte de temps, d'énergie et d'argent. Ce sentiment est fortement tributaire du comportement affectif et émotionnel des étudiants à l'endroit du dispositif. Mais nous voulons souligner que le sentiment de perte de temps ne s'inscrit que dans la dimension possessive du Net, qui à travers la désanctuarisation des frontières, les services pluriels, l'idéologie de la liberté pour tous, et le mythe d'ubiquité ; appose une charge psychologique dans le mental de l'usager qui en retour influence fortement ses actions. Pour autant, il faut rappeler que les étudiants font activement recourt à Internet dans l'optique de satisfaire leurs besoins liés au numérique et d'atteindre des objectifs ; d'où la théorie des usages et satisfactions. Nous précisons, bien que cette théorie connaisse plusieurs limites et semble vieillotte, nous la citons dans notre étude parce qu'en fonction du contexte, elle s'applique largement sur le terrain camerounais. -- Les usages et gratifications : Une théorie antérieure encore pertinente pour la sphère médiatique camerounaise Au-delà du macro-social, nous comptons également aborder la théorie des usages et gratifications dans une dimension micro-sociale et locale des usages d'Internet. Cette théorie s'inscrit dans les objectifs de la satisfaction des usagers dans la pratique et l'appropriation des objets en considérant le public non plus comme de cibles amorphes, mais comme un acteur actif doté des capacités créatives. Nous mettons également en cause la dimension psychologisante de la théorie, tout en reconnaissant que les étudiants font usage d'Internet dans le but de satisfaire un besoin et d'atteindre un but. A l'origine, cette théorie a surgi dans les années 1940 et a connu une renaissance dans les années 1970 et 1980. Dans un paradigme fonctionnaliste les Uses and Gratifications présentent l'utilisation des médias en termes de satisfaction des besoins sociaux ou psychologiques de l'individu (Blumler & Katz 1974)51(*). Centrée sur le public pour comprendre la communication de masse, cette approche met l'accent sur le « pourquoi » les gens utilisent les médias plutôt que sur leurs contenus. En s'interrogeant moins sur ce que « les médias font aux individus » mais sur ce que « les individus font des médias »52(*). Ce qui suppose que le public n'est pas un consommateur passif des médias ; mais un usager actif dans l'interprétation, l'intégration et l'appropriation des médias. En remontant l'histoire de manière diagonale, plusieurs travaux et théoriciens ont permis de consolider la théorie des Usages et Gratifications. En 1944 Herta Herzog (classification des raisons pour lesquelles les gens choisissent des types spécifiques de médias), 1954 Wilbur Schramm (détermine quelle forme de médias un individu choisirait, à travers la Fraction de la sélection), 1969 Jay Blumler et Denis McQuail (examinent les motivations des gens pour regarder certains programmes politiques à la télévision), 1970 Abraham Maslow (extension des besoins et théorie de la motivation), 1973-74 McQuail, Blumler et Brown ont été rejoints par Elihu Katz, Michael Gurevitch et Hadassah Haas, dans leur exploration des médias53(*). Au fil des années, de nombreux contemporains se sont intéressés à la question des usages et de la satisfaction des usagers, avec des analyses critiques et d'enrichissement. Nous avons choisi cette théorie parce qu'elle a une pertinence pour la sphère médiatique en Afrique, plus précisément au Cameroun. Car, avec la faiblesse théorique et l'eurocentrisme théorique, et comme le précisait Sylvie Capitant, « les audiences africaines ont été très souvent négligées. Il peut s'avérer très intéressant non seulement de les replacer au centre, mais de plus de leur supposer une intentionnalité dans leurs usages des médias. La théorie des Usages et Gratifications permettent ce retournement de perspectives tout particulièrement intéressante dans le contexte africain où les audiences ont longtemps été ignorées ou seulement considérées comme passives54(*)». Or, les individus se tournent vers les médias dans l'intention de satisfaire un besoin. Les usagers sont actifs avant la réception et agissants, puisqu'ils recourent à Internet dans l'intention de remplir un certain nombre d'objectifs. Eu égard au contexte, nous comptons réactualiser le modèle des Usages et Gratifications dans son application sur les usages et pratiques d'Internet par les étudiants au Cameroun. En dehors de la dimension macro-sociologique présentée par la théorie des usages et gratifications nous abordons également la dimension micro-sociologique des usages d'Internet. En mettant l'accent sur les relations construites non pas seulement par la communication de masse, également par la communication interpersonnelle à l'instar des messageries instantanées ou le chat, soit l'échange directe avec un interlocuteur, ou encore une publication dans les réseaux sociaux. Il s'agit de pratiques communicationnelles qui présentent chez des étudiants au Cameroun, des facteurs de satisfaction. Nous mettons également en exergue la typologie de Denis McQuail (McQuail 1987: 73) sur les raisons communes pour l'utilisation des médias Cette typologie de McQuail reste pertinente, car les usagers d'Internet ont également des raisons d'usages axées sur les informations (scientifiques, recrutement, newsletter, nouveautés sur les produits, magazine online, radio et TV en ligne...), l'identité personnelle (parler de soi, publier ses photos, des données sur soi, participer aux évènements, Tagger et Liker, trouver le renforcement des valeurs personnelles...), l'intégration et l'interaction sociale (réseaux sociaux, messageries instantanées, forums et discussions, services en lignes, logiciels et applications de communication, appartenance à communauté virtuelle...) et le divertissement ( jeux, concours, promotions, téléchargement des sonneries, vidéos, films en streaming... ). * 43 Chambat Pierre ; Usages des technologies de l'information et de la communication (TIC) : évolution des problématiques, TIS, vol. 6, n°3, Dunod, 1994 * 44 Jouët Josiane ; Retour critique sur la sociologie des usages, Réseaux, 2000, volume 18 n°100. pp. 487-521, disponible sur http://www.persee.fr http://monindependancefinanciere.com * 45 Gilles Boenisch, « Jacques Perriault, La logique de l'usage. Essai sur les machines à communiquer », Questions de communication [En ligne], 15 | 2009, mis en ligne le 18 janvier 2012, consulté le 17 décembre 2014. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/1232 * 46 Vidal Geneviève ; La sociologie des usages, continuités et transformations. Lavoisier, Hermes Science publications, 2012, disponible sur http://www.cndp.fr * 47 Pasquier Dominique ; Chère Hélène. Les usages sociaux des séries collège, Réseaux n° 70, 1995 * 48 Pasquier Dominique ; Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Ed. Autrement, 2005, disponible sur http://rfp.revues.org/325 * 49 Flichy Patrice ; Technique, usage et représentations, Réseaux, 2008/2 n° 148-149, p. 147-174 * 50 Op.cit. Vidal Geneviève * 51 visual-memory.co.uk/daniel/Documents * 52 Op.cit. Jouët Josiane * 53 http://monindependancefinanciere.com * 54 Capitant Sylvie ; Médias et pratiques démocratiques en Afrique de l'Ouest : usages des radios au Burkina Faso ; Thèse de doctorat en sociologie, Paris1, Université Panthéon-Sorbonne, 2008, consultable sur https://fr.scribd.com/doc |
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