Conclusion :
Pour conclure ce mémoire, il faut constater qu'aucune
règle de la Shari'a ne s'oppose à la propriété
intellectuelle. De plus, cette dernière semble etre en complète
conformité avec les prescriptions religieuses de l'Islam.
Tout d'abord, le concept de propriété tel qu'il
est décrit dans la Shari'a peut tout à fait s'appliquer à
des biens intangibles. En effet, ces derniers faisant l'objet de transactions
financières deviennent « Mal », autrement dits pouvant faire
l'objet de propriété, cette propriété étant
acquise soi par le travail, soi par un acte de commerce.
La Shari'a ne s'oppose pas non plus à la transmission
des droits à des tiers selon les usages contractuels en vigueur. Les
parties devront seulement s'assurer que les éléments tels que
l'objet et la rémunération sont clairement définis afin
que le contrat ne soit pas frappé d'imprécision. Mais dans ce
dernier cas, on ne fait pas face à une incompatibilité de
principe, mais seulement à une difficulté pouvant
apparaître ponctuellement.
Une fois démontré que les actifs intangibles
pouvaient être des objets de commerce, il a fallu montrer leur
compatibilité avec les intérêts fondamentaux de l'Islam.
Pour cela il a fallu trouver une solution à la contradiction classique
concernant la propriété intellectuelle et qui oppose
l'intéret économique des créateurs et la
nécessité de diffuser la connaissance le plus largement possible.
La solution réside dans le caractère incitatif de la
propriété intellectuelle.
La majorité des écoles juridiques musulmanes
arrivent d'ailleurs à cette solution, c'est-à-dire à la
compatibilité. Certain étant même intransigeants avec les
contrefacteurs. Par exemple, pour Heba A. Raslan140 la Shari'a ne
peut en aucun cas servir de justification à la contrefaçon :
« Shari'a does not provide an excuse for denying
national and foreign intellectual property owners their rights. Nor does it
provide an excuse for implementing lax enforcement of intellectual property
laws. To the contrary, the
140
Voir note supra 25.
principles of Shari'a enjoin any transgression of these
rights and oblige Muslim governments to strongly guard and enforce them.
»141
Non seulement le fait pour un Etat de protéger les
droits de propriété intellectuelle n'est pas contraire à
la Shari'a, mais c'est en plus un devoir sacré pour les musulmans de les
respecter comme tout droit de propriété. Cette sacralité
est due au fait que, en droit musulman, tout ce que possède un homme lui
a été remis par Dieu. Ainsi, ne pas respecter son droit revient
à ne pas respecter la volonté divine, et ce, que le
propriétaire soit musulman ou non.
Il demeure tout de même une condition à respecter
afin de garantir cette conformité de la propriété
intellectuelle à la Shari'a. La loi doit poursuivre
l'intérêt général et ne pas donner d'avantages indus
aux créateurs. Les droits de propriété intellectuelle sont
compatibles tant qu'ils permettent un enrichissement de la connaissance humaine
sans pour autant priver la population des bienfaits de cette connaissance. Ida
Medieha Abdul Ghani Azmi142 rappelle ce principe en conclusion de sa
thèse :
« The preservation of life a takes priority over
other mundane concerns particularly that relating to financial rewards and
security to those involved in developing such inventions.
»143
Mais cette condition est loin d'être insurmontable et
peut tout à fait être justifiée dans le cadre des ADPIC et
du droit de l'OMC. De plus, loin d'être la preuve d'un quelconque
archaïsme religieux, cette condition est de bon sens et devrait
constamment guider le législateur. En effet, à partir du moment
où la population ne bénéficie plus de savoirs à
cause de la propriété intellectuelle, cette dernière n'a
plus lieu d'être.
141
Page 559, dernier §.
Traduction : « La Shari'a ne peut servir de
prétexte au non respect des droits des ayants droit if
nationaux et étrangers. Elle ne peut pas non plus servir de
prétexte à une application laxiste des lois sur la
propriété intellectuelle. Au contraire, les principes de la
Shari'a interdisent toute transgression de ces droits et obligent les
gouvernements musulmans à les protéger et à les mettre en
application efficacement ».
142
Voir note supra 101.
143 Page 312, § 3.
Traduction : « La préservation de la vie ~ est
prioritaire sur les autres préoccupations terrestres, en particulier sur
celle relative aux avantages et garanties financiers de ceux qui travaillent
dans le développement de ces inventions ».
En ce qui concerne l'intéret de démontrer la
compatibilité entre la propriété intellectuelle et la
Shari'a, il semble que cette démonstration ne demeure pas sans effet. La
connaissance par les croyants de l'obligation de respecter les droits des
créateurs permet d'obtenir que ces droits soient mieux
protégés. Une anecdote démontre cela. Le grand Mufti du
Caire Al-Azhar prononça une fatwa contre la contrefaçon en
coopération avec le Business Software Alliance.144 Ghada
Khalifa, Directeur de la section antipiratage de Microsoft Egypte, raconte la
réaction d'un directeur d'une grande entreprise égyptienne suite
à cette fatwa145 :
« The day after [the fatwa] was issued, a major
Egyptian business executive phoned Microsoft's Cairo offices and asked the
company to review all of his software and to remove any illegal copies . . .
[w]hen he [the businessman] was told that it was haram (Arabic for
`forbidden'), he called and said `I'm not going to keep it for one more
minute. »146
Cette histoire montre le rôle joué par la
religion dans ces pays et à quel point il est important que la
propriété intellectuelle soit compatible avec la Shari'a. Cela
démontre aussi qu'il est nécessaire de le faire savoir, car les
populations ignorent souvent qu'elles commettent un acte illégal. De
cette manière, les droits de propriété intellectuelle
bénéficieront d'un plus grand respect de la part des populations
des pays musulmans et d'une meilleure application par les pouvoir publics.
Néanmoins, la démonstration et l'explication de
la compatibilité avec la Shari'a ne permettront pas d'éliminer
entièrement la contrefaçon dans les pays musulmans. La religion
n'est dans notre cas qu'un aspect d'une controverse plus globale.
Les pays musulmans font tous partis des pays en voie de
développement, voir même des pays les moins avancés pour
certain. Certains auteurs dans le monde
144
Association de défense des droits des développeurs
de logiciels propriétaires. Les membres sont
en autres : Microsoft, Adobe, Apple, Intel, Dell...
145
Voir note supra 25.
146
Page 503, § 3.
Traduction : « Le lendemain de la publication de la
Fatwa, un important chef d'entreprise égyptien téléphona
aux bureaux de Microsoft au Caire et demanda à la société
de vérifier tous ses logiciels et de désinstaller toutes les
copies illégales~ [q]uand il [le dirigeant] a su que c'est haram («
interdit » en arabe), il appela et dit, je ne vais pas les conserver une
minute de plus ».
considèrent que la propriété
intellectuelle ne profite qu'aux pays développés. Ces derniers en
feraient usage afin de maintenir les pays en voie de développement dans
le rôle de pays consommateurs. C'est ce qu'Amir Khoury appelle « la
théorie de la dépendance »147 :
« [T]he «world capitalist economy has resulted
from a relation[ship] of domination by a few `metropolitan' countries (the
`[Center]') and the `subjugation' and subordination of most of Africa, Asia and
Latin America (the `periphery').» According to this line of reasoning, the
«Periphery» was prevented from attaining industrialization and
remained the supplier of primary products. »148
Dans ce raisonnement, les accords ADPIC sont montrés
comme étant des outils de cette domination, imposés aux pays en
voie de développement par les pays industrialisés. Cette
controverse dépasse largement la question religieuse et s'impose dans
les relations interétatiques nord/sud et concerne des populations de
toute confession.
147
Voir note supra 132.
148 Page 92, § 3.
Traduction : « « L'économie capitaliste
mondiale est le résultat d'une relation de domination par quelques pays
métropolitains (le « Centre ») et la « soumission »,
et la subordination, de la majeure partie de l'Afrique, de l'Asie et de
l'Amérique latine (la « Périphérie »). »
Selon ce raisonnement, la
« Périphérie » a été
empêchée de sindustrialiser et est demeurée fournisseuse de
matières premières ».
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