CHAPITRE II : CHAMP SCIENTIFIQUE ET FONDEMENT
THEORIQUE
DE LA RECHERCHE
2.1- Champ scientifique de la recherche
Le présent travail de recherche qui est une
étude de cas liée à un programme de développement,
s'inscrit dans le champ scientifique de l'anthropologie de développement
socio-économique. Il s'agit de l'étude scientifique de
l'influence des réalités socioculturelles sur le
développement des activités économiques dans un espace
social traditionnel relativement réduit.
2.2- Fondement théorique de la recherche
Dans la littérature scientifique, nous nous sommes
basé sur la synthèse des théories
développées par des anthropologues comme Jean Pierre olivier de
Sardan, Karl Polanyi, Marcel Mauss et Maurice Godelier.
En effet, Pour Olivier de Sardan(1995),« les
processus et phénomènes sociaux associés à ce qu'on
appelle, en référence aux pays du Sud,
développement, politiques de développement,
opérations de développement, dispositifs de développement,
projets de développement, constituent un domaine de
recherche à part entière pour l'anthropologie et la sociologie
».
« La socio-anthropologie est l'étude empirique
multidimensionnelle de groupes sociaux contemporains et de leurs interactions,
dans une perspective diachronique, et combinant l'analyse des pratiques et
celle des représentations. La socio-anthropologie ainsi conçue se
distingue de la sociologie quantitativiste à base d'enquêtes
lourdes par questionnaires comme de l'ethnologie patrimonialiste
focalisée sur l'informateur privilégié (de
préférence grand initié). La
socioanthropologie fusionne les traditions de la sociologie de terrain
(école de Chicago) et de l'anthropologie de terrain (ethnographie) pour
tenter une analyse intensive des dynamiques de
reproduction/transformation d'ensembles sociaux de
nature diverses, prenant en compte les comportements des acteurs, comme
les significations qu'ils accordent à leurs comportements
». Par ailleurs, le « développement », dans une
perspective fondamentalement méthodologique, est « l'ensemble
des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de
transformation d'un milieu social, entreprises par le biais d'institutions
ou d'acteurs extérieurs à ce milieu mais cherchant à
mobiliser ce milieu, et reposant sur une tentative de greffe de ressources
et/ou techniques et/ou savoirs. Le (( développement »
n'est qu'une des formes du changement social et ne peut être
appréhendé isolément. L'analyse des actions
de développement et des réactions populaires à ces
actions ne peut être disjointe de l'étude des dynamiques
locales, des processus endogènes, ou des processus « informels
» de changement. De même, la socio- anthropologie du
développement est indissociable de la socio- anthropologie du
changement social. Le développement en effet fait intervenir de
multiples acteurs sociaux, du côté des « groupes cibles
» comme du côté des institutions de développement.
Leurs statuts professionnels, leurs normes d'action, leurs
compétences, leurs ressources cognitives et symboliques, leurs
stratégies diffèrent considérablement. Le
développement « sur le terrain », c'est
la résultante de ces multiples interactions, qu'aucun modèle
économique en laboratoire ne peut prévoir, mais dont la
socio-anthropologie peut tenter de décrire et interpréter les
modalités. Cela implique un savoir- faire qui ne s'improvise pas.
La confrontation de logiques sociales variées autour des
projets de développement constitue un phénomène social
complexe, que les économistes, les agronomes ou les «
décideurs » ont tendance à ignorer. Face aux
écarts répétés entre les conduites
prévues et les conduites réelles, face aux dérives que
toute opération de développement subit du fait des
réactions des
groupes-cibles, les « développeurs » tendent
à recourir à de pseudonotions sociologiques ou anthropologiques
qui relèvent plus de clichés et de stéréotypes que
d'outils analytiques. (...)
Aussi l'analyse des pratiques sociales effectives dans un
projet de développement mettra-t-elle l'accent sur le décalage
inévitable, entre les divers « intérêts » et les
« rationalités » qui régissent les agissements des
opérateurs de développement, et les divers «
intérêts » et « rationalités » qui
règlent les réactions des populations concernées.
La socio-anthropologie du développement ne peut se
décomposer en sous-disciplines : la transversalité de ses objets
est indispensable à sa visée comparatiste. Une
socio-anthropologie du changement social et du développement est
à la fois une anthropologie politique, une sociologie
des organisations, une anthropologie économique, une sociologie des
réseaux, une anthropologie des représentations et systèmes
de sens.
L'anthropologie du changement social et du
développement se situe largement dans l'héritage de Polanyi en ce
que celui-ci a particulièrement insisté sur la notion de l'
« embeddedness », c'est à dire sur
l' « enchâssement » de l'économie dans la vie sociale en
général ».
En effet, très distingués notamment avec son
ouvrage The Great Transformation( La Grande
Transformation, 1944), Karl Polanyi décrit les rouages
économiques des sociétés industrielles, depuis les
prémices des révolutions industrielles anglo-saxonnes, en
réaction au courant de l'école classique (Adam Smith, David
Ricardo, Jean-Baptiste Say, ...). Polanyi renouvelle l'approche
économique par une réflexion qui sera qualifiée de
substantiviste, où il prône l'encastrement de
l'économie dans la société.
C'est surtout dans la troisième partie du livre
collectif Trade and market(1957) que transparait
« la notion d'économie encastrée
(embedded, enmeshed, littéralement « prise au
filet ») dans la structure sociale. L'anthropologie économique est
alors définie comme une économie générale dont la
science économique constituerait un département ; avec la
typologie de l'intégration économique autour du
don, de la redistribution, et de
l'échange généralisé ou du
marché gouverné par la formation de prix et qui
prétend recouvrir la diversité des formes des économies
à la surface du globe, dans le temps et l'espace. Par opposition
à la définition de la science économique qualifiée
de formelle et fondée sur la rareté et le choix entre des moyens
alternatifs, les auteurs fondent l'anthropologie économique sur une
définition de l'économie qu'ils appellent substantive
». Le don et la redistribution qui sont des réalités
socioculturelles et anthropologiques ne sauraient donc être
dissociés du système économique que Polanyi qualifie de
substantive.
Or, la notion de <( don » fait appel
à Marcel Mauss considéré comme l'un des pères de
l'anthropologie qui n'a jamais publié d'ouvrage de synthèse de sa
pensée mais plutôt un grand nombre d'articles dans
différentes revues, en particulier dans la revue <(
L'Année Sociologique ». Il est surtout connu pour un
certain nombre de grandes théories, notamment celle du don et du
contre-don à travers son Essai sur le don(
1925). Mauss s'est intéressé à la signification
sociale du don dans les sociétés tribales. Le don <( oblige
» celui qui reçoit et qui ne peut se libérer que par un
<( contre-don ». Pour Mauss, le don est essentiel dans la
société humaine et comporte trois phases : l'obligation
de donner, l'obligation de recevoir et l'obligation de rendre. S'il
prend les sociétés <( primitives » comme terrain
d'étude, c'est moins parce que le primitif serait toujours aussi le
simple et l'originel, que parce qu'il est difficile de rencontrer ailleurs une
pratique du don et du contre-don <( plus nette, plus complète, plus
consciente » c'est-à-dire comme un <( fait social total
».
En d'autres termes l'anthropologie économique
américaine sous la houlette de Georges Dalton, a montré que la
conception formaliste de l'économie c'est-à-dire de
l'économie politique n'est pas recevable ailleurs que dans les
sociétés capitalistes. En réaction, s'est
développée une conception «substantiviste » de
l'économie qui la définit comme l'ensemble des faits de
production, de distribution et de consommation en les intégrant aux
« facteurs extra-économiques » que la conception formaliste
pensait nécessaire d'isoler. Le progrès a consisté
à envisager tout phénomène de développement
économique comme « fait social total » selon la notion de
Mauss.
L'anthropologie de développement
socio-économique se fonde alors sur la théorie substantiviste
appropriée à la compréhension des réalités
économiques des pays en développement, des sociétés
paysannes récentes ou contemporaines parce que la vie sociale a une
« substance » homogène où les aspects que nous
appellerions économiques sont indissociables de tous les autres aspects.
Dans ces sociétés, le choix et la quantité du travail
fourni n'ont pas principalement et toujours pour but de réaliser un
gain. Or pour les formalistes, les catégories et les lois de la science
économique ont une valeur universelle, quel que soit le type de
société. Partout, le problème économique consiste,
pour l'homme confronté à une situation de rareté, à
chercher par un calcul rationnel comment maximiser ses gains et minimiser ses
pertes. Le but essentiel de toute activité économique serait de
satisfaire des besoins au moindre coût, donc de faire un profit et de
créer, si possible, des « surplus » propres à
satisfaire d'autres besoins.
En somme, sur les questions de développement Maurice
Godelier, l'un des pionniers de l'anthropologie économique en France
résume dans son ouvrage Rationalité et
irrationalité en Économie publié en 1966 que
« substantivistes, marxistes et structuralistes
s'accordent à ne voir dans la notion d' «
obstacles au développement » qu'une
rationalisation intéressée des divergences entre la
rationalité économique, supposée universelle, et les
« rationalités sociales » particulières des
sociétés et des cultures ». Par exemple dans
`'l'énigme du don», Godelier(1997)
affirme que « Dans une économie de marché, le
crédit est d'abord utilisé pour le financement des entreprises et
l'emprunt est utilisé dans des activités productives qui
permettront de faire du profit et de rembourser le prêt et la charge
d'intérêts. Ce n'est pas le cas chez les Kwakiutl [8]. De
plus, dans une économie de marché, c'est le débiteur qui
prend toujours l'initiative de la dette, alors que dans le potlatch [9],
c'est le créditeur qui fait le premier pas en forçant son
rival à accepter les dons. Et surtout, le principal motif du potlatch
est la recherche du prestige honorifique, du statut politique et non
l'accumulation de richesse matérielle ». Le fondement
rationnel des obligations de don observées dans le potlatch se trouvent
ainsi bien ancré dans des rapports sociaux.
[8] Kwakiutl : Populations de
pêcheurs-chasseurs-collecteurs des côtes du xixe
siècle du Pacifique depuis l'État de Washington jusqu'à
l'Alaska
[9]
Le potlatch chez les populations
de pêcheurs-chasseurs-collecteurs des côtes(Kwakiutl) du
xixe siècle du Pacifique est « un rassemblement
d'individus cérémonieusement et souvent personnellement
invité pour être témoins de la démonstration de
prérogatives familiales » selon Barnett H. G.
(1938), The Nature of the Potlatch, in Amer. Anthrop.,
no 40
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