1.2 L'intersubjectivite transcendantale du
monde-de-la-vie
On petit donc presenter le monde-de-la-vie cornme
etant le monde pre-theorique et pre-donne dans l'intuition, le
monde des vecus de conscience, un monde d'objets qui se donnent en
tant que choses memes dans le flux de Ia conscience. Ce monde vecu est
donne d'avance parce que chaque vecu de conscience actuel s'inscrit
toujours dans un flux temporel dans lequel se trouvent d'autres vecus de
conscience et auxquels le vecu actuel se rattache inevitablement.
Mais cette insistance sur la
conscience-de-quelque-chose dans la phenomenologie de Husserl n'est
pas non plus l'apologie du solipsisme (solipsisme duquel Descartes n'a pu
prendre distance, selon Husserl). II est evident que le monde est pour moi.
Mais c'est a travers 1' experience de l'autre que Ia constitution
d'un monde objectif et pour tous est
possible, un monde d'objets vecus par la conscience
certes, mais aussi un monde d'objets reeliement la pour moi et pour l'autre
aussi, meme si pour moi et pour autrui ils sont intuitionnes dans des vecus de
conscience differents. Je ne suis pas le seul moi a avoir cette conscience du
monde. Ego et alter ego font l'experience du monde objectif
et l'experience l'un de l'autre faisant l'experience du monde objectif
:
La reduction transcendantale me lie au courant de
mes etats de conscience pars et atm unites constitudes par leurs
actualites et leurs potentialites. Des lors it va de soi, semble-t-il, que de
telles unites soient insenarables de mon ego et, par la, appartiennent a
son etre concret lui-meme.
Mais au'en est-il alors d'autres egos? Ils ne
sont pourtant pas de simples representations et des objets representes en
moi, des unites sv-nthetiques d'un processes de verification se
deroulant « en moi mais justement des « autres ».
»13
II se constitue done, en plus de la conscience des
choses du monde-de-la-vie, une experience de l'autre, vecu effectivement comme
un alter ego avec ses propres consciencesde-choses, et non seulement comme un
simple objet de mon propre vecu de conscience. Cette experience de l'autre se
realise en plusieurs couches ou plusieurs degres, elle est precedde de couches
d'experiences vecues subjectives-relatives, de couches d'experiences d'autrui
comme objet pour une conscience puis comme sujet du monde, des strates qui la
constituent comme elle-meme precede et permet la constitution synthetique et
concordante du monde objectif en tant que Nature intersubjective
co-validee:
Ce qui se constitue en premier lieu sous forme de
communaute et sert de fondement a toutes les autres comnumautes
intersubjectives est retre commun de la « Nature »
comprenant celui du « corps » et du « moi
psycho-physique » de l'autre. accouplo avec mon oronre moi
nsvcho-physique. » 14
« Le problerne se presente donc, d'abord,
comme un probleme special, pose au sujet « de l'existence d'autrui
pour moi », par consequent comme ostbleme d'une theorie
transcendantale de l'experience de l'autre, comme celui de l'
« Einfiihlung» fl'empatine). Mais la portie d'une
pareille theorie se revele bien plutot comme &ant beaucoup plus grande
qu'il ne parait a premiere vue : elle donne en meme temps les assises
d'une theorie transcendantale du monde objectif (...) it appartient au
sens du terme o nature », en tant gue nature
objective, d'exister pour chacun de nous...
»15
13 Op. cit., HUSSERL, 1996,
p.149.
4 4 Ibid., p196.
4 5 Ibid.. p.152.
La constitution d'une nature objective, de l'unite
synthetique de sens « monde objectif », necessite donc ma propre
experience des objets du monde dans ma conscience, l'experience de la presence
d'autres egos (des alter egos) dans mon horizon de perception ayant eux aussi
conscience du monde, et finalement l'experience des vecus de conscience
d'autrui par empathie (einfuhlung). Cette experience empathique
n'est pas aussi originaire et premiere que mes vecus de conscience
propres, elle se fait par analogie avec ces derniers, mais elle constitue la
condition pour la possibilite de recouvrements de mes horizons
d'objets thematiques vecus avec ceux des autres.
Cette experience de l'autre, constitutive d'une nature
intersubjective et objective, se realise a travers clifferentes &apes ou
differents deirres de vecus de conscience. L'eeo realise d'abord une
distinction entre son monde primordial, ou sa sphere
d'appartenance, et le domaine de ce qui lui est etranger, son
extraneite. Ces mondes primordiaux propres a chaque
conscience du monde objectif sont des perspectives sur celui-ci, des
aperceptions du monde d'ici et de la, comme hic et comme
illic, des aperceptions ou des presentations originaires des objets a
l'interieur de ma sphere primordiale (ou sphere d'appartenance) et des
appresentations (aperception par analogie) du monde tel que je le
suppose percu de la-bas, la ou est situe l'autre. Cette
appresentation des vecus de conscience d'autrui, dans son hic a lui, se realise
dans le cadre d'une intentionnalite mediate, c'est-i-dire qu'elle se
fait d'abord par ma perception de son corps physique dans mon champ perceptif,
c'est le premier degre de l'experience de l'autre, celui de la saisie de
l'autre comme chose corporelle. Ensuite, par analogie assimilatrice
avec mon propre corps (par un transfert de sens), j'ai conscience
de ce corps (qui est la et non pas ici) comme d'un corps vivant,
charnel et kinesthesique (un corpsorganisme), un corps qui est plus
qu' un simple objet dans ma sphere d'appartenance, mais qui est aussi
conscience d'un monde primordial etranger au mien, qui constitue sa propre
sphere d'appartenance, c'est le second degre. Je fais aussi l'aperception de ce
corps-organisme dans son comportement d'homme psycho-physique, d'homme
pratique (incluant le langage). 11 s'agit alors d'un troisieme degre de
l'appresentation de l'autre. C'est a ce degre que se complete l'empathie envers
le vecu de conscience d'autrui.
En prenant conscience de ce corps-organisme et de son
comportement dans mon champ de perception originaire et primordial, par
accouplement ou association accouplante, par des series
d'appresentations synthetiquement concordances, des unites de
ressemblance ou des syntheses associatives et appresentatives
sont credes et permettent ainsi l'empathie envers les vecus de conscience
de l'autre dans sa sphere primordiale, mais ce vecu de conscience de l'autre ne
m'est pas donne originairement dans l'intuition, it m'est plutot appresente par
analogie avec mon propre corps, avec mes vecus de conscience primordiaux. C'est
par ce processus d'empathie, par associations accouplantes et par
validation par correction reciproque entre les sujets, qu'est possible
la constitution d'une nature objective commune a plusieurs sujets et la
constitution d'unites intersubjectives, d'identites (par analogie)
entre les systemes de phenomenes de sujets differents, la constitution
d'une communaute des monades qui se considerent comme hommes et
femmes parmi d'autres hommes et femmes, comme sujets egologiques
dans une intersubjectivite. Au degre superieur, une intersubjectivite
transcendantale clans laquelle l'experience de l'autre devient primordiale
et originaire est creee:
<< En variant de moi. monade primitive
clans l'ordre de la constitution, j'arrive aux monades qui sant «
autres » pour moi, ou aux autres en qualites de sujets psycho
physiques_ Ceei implique que larrive aux «mitres )4 non
pas comme s 'onoosant a moi par leur corps, et se rapportant,
erice a accouplement associatif ct parce qu'ils ne peuvent metre domes que
dans une certain « orientation », a mon etre psycho-physique (...)
Bien au contraire. le sens dune communaute des hommes, le seas
du terme « honune », qui, en taint qu'individu deja, est
essaniellement membre d'une societe. (...) implique une
existence reciproque de 1 un sur 1 'autre. Cela entrain tine
assimilation objectivante qui place mon etre et celui de sous les
autres stir le mane plan. Moi et chaque autre nous sommes done hommes
entre autres hommes. Si je nfintroduis en auirui par la pantie, et
si je penetre plus avant dam les horizons de cc qui lui
avpartient. je me heurte bientot au fait suivant : de meme que son
organisme cmorel se trouve dans mon champ de Perception de meme le mien se
trouve clans son chamv I lui et, generalement, iI
m'apprehende tout ausi immediatement comme « autre » pour
lui clue moi je l'aoprehende comme « autre )) pour moi. Jc vois
egalement que la multiplicia des autres s'aporthencle reciproquement conirne
« autres >: ensuite, que je peux apprehender chacun des «
autres » non seulement comme « autre » mais comme se rapPortant
a tots ceux qui sont « autres » pour lui et done. en meme temps.
irnmedimement moi-meme. 11 est egalement clair que les hommes ne peuvent
etre apprehendes pie comme trouvant (en realite ou en puissance)
d'autres hommes amour d'eirc_ La nature infinie et illimitie elle-meme
devient alors une nature qui embrasse une multiplicite d'homnies (...) comme
sujets d'une intercommunion possible (...) une conimunauto illimitee
de monades MC nous designons pax le terme d'intersubiectivite
transcendantale. 016
Dans ce passage de la cinquieme meditation, Husserl
presente ce qu'il entend par l'intersubjectivite transcendantale. Nous verrons
dans les sections 2 et 3 du travail que c'est sur ce transcendantalisme du
« monde vecu intersubjectif o que Habermas adresse sa critique
et appuie sa revision langagiere du concept husserlien
de monde vecu ou « monde-de-la-vie ». Pour l'instant, insistons sur
ce que Husserl appelle des unites intersubjectives. Chaque conscience
egologique fait l'exporience de son propre monde primordial, celui de ses
propres vecus de conscience, de ses experiences subjectives-relatives a elle,
des vecus de conscience du monde dans lequel se trouvent d'autres consciences
egologiques synthetisant elles aussi le flux temporel de leurs experiences
subjectives-relatives, d'autres consciences egologiques avec lesquelles celui
qui les trouve dans son champ de perception ou en memoire peut curer en
synthese associative (par empathie). Des lors, chacune de ces consciences
egologiques peuvent devenir elements (vecus de conscience) du monde primordial
d'autres consciencesdu-monde egologiques, par intention ou intuition mediate.
Ainsi se forment des nous, des unites intersubjectives de monades (de
consciences egologiques) pour lesquelles le monde se donne dans des vecus de
conscience portages, formant systeme unifie. C'est dans le cadre de ces
communautes egologiques, constituant par syntheses appresentatives (par
empathie envers le vecu de conscience de l'autre) la « Nature
intersubjective », que les individus agissent teleologiquement sur le
monde. Meme quand l'ego synthetise ses vecus de conscience d'une chose
quelconque sans la co-presence d'une autre conscience egologique, it ne peut
oviter de se referer a des experiences anterieures (donnees d'avance)
intersubjectives de cette chose et l'identifiant comme etant cette chose et non
pas une autre.
II se forme donc des unites intersubjectives de
consciences egologiques du monde vecu dans lesquelles ce dernier prend pour
chacune un sens particulier, selon le temps et le « ici et ta
», comme it prend un sens particulier pour chaque conscience
egologique, malgre la possibilite de la synthese empathique. Husserl nomme
egalement ces unites intersubjectives des mondes pratiques ou des
mondes teleologiques, car les individus ne font pas que patir et
prendre conscience du monde, mais agissent aussi sur lui, toujours en le
presupposant intersubjectivement, car it est le monde vecu donne d'avance
pour tous dans des consciences. C'est ici que l'axe central de ce
memoire commence a prendre forme : Husserl demande s'il est possible que
ces unites intersubjectives, contrairement aux consciences egologiques qui font
preuve d'empathie les unes envers les experiences subjectives-relatives des
autres et communiquent leurs vecus de consciences, soient completement closes
sur elles memes et ne
communiquent pas entre elles. 11 semble clair selon
Husserl qu'il est toujours question du meme monde pour taus. malgre
la multiplicite desperspectives :
« Puis-je m 'imaginer (...) que plusieurs
multiplicites de monocles coexistent separies les unes des
autres, c'est-i-dire sans communiquer entre elks, et que, oar
consequent. chacune d'entre elles constitue un monde propre? Puis-je
m'imaginer qu'il y aurait ainsi deux mondes separes a l'infini. avec deux
espaces et deux espaces-temps infinis?
De mute evidence ceci n'est pas quelque chose de
concevable, mais un pur non-sens. Certes, chacun de ces groupes de
monades, en qualite d'unite intersubjective et pouvant se passer de
tout commerce actuel avec les autres, a, a priori son
monde a lui, qui peut avoir, pour chacun, un aspect different. Mais
ces deux mondes ne sont alors que des ambiances de ces unites
intersubjectives et que les aspects d'un monde objectif unique qui leur est
commun. Car les deux unites intersubjectives ne sont pas
suspendues en Pair; en tant qu'imaginees par moi, elles som necessairemem en
relation avec moi (...) qui joue, par rapport a elles, le role de la monde
constituante_ Elles appartiennent donc, en verite, a une communaute
universelle unique qui m'englobe moi-meme et qui embrasse mutes les monades et
tous les groupes de monades dont on pourrait imaginer la coexistence.
11 ire peut donc, en realite, y avoir qu 'tine seule
Communaute de
monades, celle de louses les monades
coexistantes; par consequent, un seul monde objectif tin seul et unique
temps objectif, un seul espace objectif. tine seule
Nature
4 17
(-
Husserl affirme runicite du temps et de l'espace
objectifs, disons du monde objectif, de la nature constituee dans des vecus de
conscience intersubjectivement portages, et it affirme egalement la
multiplicite des unites intersubjectives qu'il concoit comme des ambiances ou
des aspects de ce monde objectif unique. En effet, on ne peut vier le fait que
ces multiples unites intersubjectives, formant chacune un monde teleologique et
pratique relativement ferme sur soi, sont presentes ici et la et historiquement
dans un seul et unique monde objectif, qu'elles constituent par une
co-validation entre des consciences egologiques. Mais tout en etant ensemble
une seule communaute de consciences egologiques constituant un seul monde
objectif, les multiples perspectives sur celui-ci sont irreductibles les tines
aux autres. Chacune possede son propre horizon temporel de significations.
C'est dans le cadre de cette relation et de cette distinction entre I' unite
intersubjective particuliere et la totalite de la communaute des monades que
s'inscrit le debat theorique entre Niklas Luhmann et Jurgen Habermas. Si on
applique le concept husserlien de monde vecu intersubjectif aux
societes contemporaines pluralistes. pouvons-nous parley de la possibilite
d'une unite intersubjective unique et universelle, d'une communaute universelle
des monades et des unites intermonadiques. ou devrions-nous nous concentrer
uniquement sur les differences presentes entre des perspectives (les unites
intersubjectives) peut-titre irreconciliables sur le monde? Luhmann insiste
stir le
caractere auto-referentiel de l'unite intersubjective,
decrite alors comme un systeme de signification clos et auto-reproducteur
(autopoietique), preservant sa difference face a un environnement compose
d'autres systemes considers comme etant la dimension sociale du monde. 11
substitue la relation entre un systeme (une unite intersubjective) et son
environnement systernique duquel it fait partie et duquel it se differencie, a
la relation de la conscience au monde des choses clans lequel cette derriere
s'inscrit comme sujet constituant et synthetisant et comme objet percu. Pour
Luhmann, unite intersubjective, ou dans ses termes « le systeme
auto-referentiel », prend la place du sujet egologique. Habermas, quanta
lui, met l'emphase sur la constitution langagiere de l'intersubjectivite du
monde vecu, disons sur la co-validation langagiere et critique du monde vecu,
ainsi que sur la coordination intersubjective de plans d'actions sur Ia base de
cette intercomprehension. II oriente ses ecrits sur la possibilite inherente au
langage d'etablir des consensus sans domination ideologique sur ce qu' it
appelle le monde objectif, le monde social et le monde subjectif a partir des
composantes du monde vecu, soit la culture, la societe
et Ia personnalite (les schemas d'interpritation culture's, les
appurtenances sociales et reglementations instuutionnelles et les
structures de la personnalite), et sur des plans d'actions orientas
vers les situations actuelles de celui-ci, des consensus motives par l'ideal
d'une entente et d'une emancipation universelles. Habermas, lui aussi, tient
compte de la multiplicite des horizons de seas et de la sporadicite des
ententes laneagieres sur les mondes objectif, social et subjectif, mais sa
theorie de l'agir communicationnel vise be consensus comme elareissement et
recoupement de ces horizons particuliers. Nous verrons, tout au long du memoire
et particulierement dans le troisieme chapitre, que Luhmann presente une
theorie perspectiviste, technique et descriptive
(phenomenologique) sur le monde vecu intersubjectif, un monde vecu qui ne
petit plus etre envisaee intersubjectivement dans sa totalite, selon lui, alors
que Habermas presente stir celuici tine theorie dialectique, critique,
normative, humaniste et pratique, sur un monde vecu dont les
perspectives sur lui se recoupent dans tin consensus elargi et idealement
universe'.
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