CONCLUSION
Si on replace le perspectivisme techniciste de la
theorie des systemes de Luhmann et l'humanisme dialectique, normatif et
critique de la theorie de l'agir communicationnel de Habermas en relation avec
la phenomenologie husserlienne du monde vecu intersubjectif, quelles
conclusions pouvons-nous maintenant tirer concemant les reappropriations des
idees de Husserl par les deux sociologues a l'etude? Les unites
intersubjectives identifiees par Husserl constituent-elles des perspectives
irreconciliables telles des fictions autoreferentielles, ou peuvent-elles
fusionner par un processus dialectique et langagier tout en preservant leurs
particularites, celles-ci n'etant alors que des moments d'un consensus
elargi?
11 est maintenant clair que la theorie des systemes de
Niklas Luhmann s'inspire grandement de la phenomenologie husserlienne. Le
systeme, inscrit dans un environnement qu'iI codifie, ayant ses propres actions
et experiences passees et des capacites planificatrices, etant capable
d'interpenetration avec les systemes environnants dans un environnement dans
lequel it est saisi lui aussi comme systeme environnant par d'autres systemes,
ce systeme tient la place de la conscience egologique et temporelle dont les
prestations synthetisantes constituent le monde dans lequel it se trouve et
dans lequel it rencontre d'autres consciences, elles aussi constituant le monde
et envers lesquelles l'empathie est possible. Par contre, la communaute
universelle des monades envisagee par Husserl, le monde-de-la-vie unique dans
lequel les unites intersubjectives et leurs mondes teleologiques et pratiques
ne sont que des
59 Ibid.,
p.221. 6° [bid., p.222. 61 Ibid.,
p.228.
ambiances, cette communaute universelle des monades,
selon Luhmann, n'est pas reconciliable avec elle-meme et inclut en elle des
unites intersubjectives ou des systemes dont les perspectives sont
auto-referentielles, differentes et fictionnelles. ll n'y a pas de raison
universelle inherente a ces perspectives systemiques sur le monde vecu, sur la
societe. De plus, Luhmann nous rappelle que l'experience empathique des vecus
de conscience de l'autre (de sa perspective sur le monde) repose toujours sur
une perspective ou un schematisme prealable du systeme psychique ou du systeme
social qui fait cette experience et qui interprete toujours la perspective
d'autrui selon son propre code, selon sa propre difference, et qu'en fait cette
unite intersubjective n'est pas symetrique. Husserl disait que cette
asymetricite pent etre eliminee par correction reciproque entre les consciences
en experience l'une de l'autre. Gadamer dirait ici que les prejuges de
l'interprete lui provenant de sa situation hermeneutique sont mis a l'epreuve,
et corriges si necessaire, avec ceux provenant de I'horizon de l'alterite
rencontree. Mais Luhmann, contrairement a Husserl et Gadamer (et Hegel),
contrairement aussi a Habermas qui insiste sur la visee vers le consensus entre
les perspectives historiques et socio-culturelles particulieres, refuse de
parler de la possibilite d'un depassement dialectique de la perspective
systernique vers une conscience du monde universelle, de la possibilite d'une
empathie symetrique, done d'une intercomprehension et d'une identite totales.
Luhmann rejoint Gadamer (cette fois), Nietzsche et Fleidegger en rappelant que
chaque conscience du monde est incrustree dans une perspective differenciee
(fictionnelle), disons avec Gadamer : « dans une situation hermeneutique
», ou avec Heidegger : « dans la factual ite ».
Habermas, quant a lui, oriente sa theorie vers la
projection d'un ideal d' unite des differents mondes vecus des multiples
acteurs sociaux, la projection d'un centre situationnel considers comme point
de depart d'une possibilite d'entente sur un monde vecu intersubjectif commun,
d'une fusion des horizons dans une meta-perspective consensuelle dans le cadre
d'une ethique communicationnelle et normative fortement influence par le
deontologisme de Kant et par la dialectique positive de Hegel_ L'imperatif
categorique kantien proposant d'agir envers autrui comme si la maxime orientant
mes actions devait etre erigee en loi morale universelle pourrait etre traduit
en termes habermassiens de cette facon : « agis comme si a chaque fois les
pretentions a la validite que to eleves dans ton acte de langage (ou ton
action
tout court) devaient toujours etre
soumis par tes interlocuteurs a la discussion critique visant le
consensus D. Et mere si Habermas qualifie sa theorie comme etant
post-hegelienne, c'esta-dire sans pretention au Savoir absolu, et dans son cas
ayant pris le tournant linguistique, son concept d'agir communicationnel
s'inscrit tout de meme directement dans le courant de la pensee dialectique
positive de Platon, de Hegel et de Gadamer (ce dernier se separant lui aussi du
concept hegelien d'Absolu o, malgre son insistance sur l'entente, la
reconciliation, le depassement dialectique). On peut donc affirmer que
Habermas, tout en insistant sur l'agir teleologique de sujets individuels ou
collectifs utilisant les moyens les plus efficaces pour atteindre des
objectifs, souligne la necessite de mettre en pratique une ethique
communicationnelle par laquelle les sujets pourront s'entendre sur la
coordination non violente de leurs plans d'actions en etablissant des
definitions consensuelles des situations d'actions dans lesquelles ils se
trouvent et en puisant dans les ressources d'un monde vecu postage et non
biaise ideologiquement. On pourrait dire de l'approche theorique du monde vecu
intersubjectif par Habermas qu'elle est une Aufld arung ou une
emancipation communicationnelle. La rationalite et la visee
d'intercomprehension inherentes a chaque acte de discours sont le fondement sur
lequel construire une co-habitation pacifique et une collaboration
intersubjective universelle dans un monde defini en commun. La possibilite d'
une conununaute des monades universelle dont les perspectives fusionneraient,
dont les ambiances particulieres ne seraient que les couches anterieures de la
constitution d'un monde vecu commun, cette possibilite est l'aiguillon motivant
la mice en pratique et l'etablissement de spheres publiques ouvertes a la
discussion et a l'entente.
II semble bien que I' interet du chercheur, de
l'interprete des sciences sociales, y est pour beaucoup si l'on souhaite
repondre a la question posee, celle de savoir si le perspectivisme radical
regne dans le monde vecu ou si plut8t l'anticipation de la totalite ouvrant la
vole a l'agir communicationnel et au consensus sans limite est raisonnable.
Celui qui s'interesse davantage aux conflits sociaux, aux motivations et
interets des opposants, aux processus de differenciation et d'interpenetration
entre des systemes sociaux de taille et de pouvoir d'action differents,
favorisera probablement l'approche descriptive, phenomenologique et
ecocentrique (ou biocentrique) de la theorie des systemes de Niklas Luhmann,
lui permettant d'axer ses recherches sur l'auto-reference et le schematisme
des
systemes. Il nous dira probablement que des
perspectives irreconciliables animeront toujours la dynamique des societes et
que celle-ci permet leur developpement incessant et le deroulement de
l'histoire et de revolution. Par contre, celui qui desire accompagner son
interet descriptif envers les societes contemporaines de considerations
emancipatrices, critiques et pratiques, orientees vers le « mieux vivre
» des hommes et des femmes et vers l'entente et la collaboration
pacifiques entre ceux-ci, s'adonnera mieux avec la theorie humaniste
(anthropocentrique) de l'agir communicationnel de Habermas et nous dira
probablement que 'Ideal d'une communaute universelle communicationnelle et
pacifide est souhaitable et realisable.
Dans le cadre de ce memoire theorique sur le concept
de « monde vecu intersubjectif 0 dans la theorie des systemes de Niklas
Luhmann et dans la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, mon
objectif etait de presenter les divergences d'approche du concept husserlien
par les deux sociologues, et leurs consequences pour une comprehension des
societes contemporaines.
Pour ce faire, j'ai present& d'abord ce que Edmund
Husserl entend par « monde vecu intersubjectif » dans le cadre de sa
philosophie phenomenologique. Nous avons vu ce que signifie le retour
vers les vicus de conscience temporels des sujets et vers les formations
d'unites intersubjectives rendues possibles par ''experience empathique, des
vecus de consciences intersubjectivement partagos et constituant le sens qu'a
pour les sujets un monde objectif commun, mais toujours percu a partir de
perspectives spatio-temporelles particulieres potentiellement conciliables
entre elles a I' interieur d'une communaute universelle des monades. Nous avons
souligne 'Importance centrale des relations entre, d'une part, les unites
intersubjectives particulieres, considerees comme ambiances d'un monde vecu
commun, et d'autre part, la communaute universelle des monades vers laquelle
les unites intersubjectives tendent comme vers une perspective unique partagee
urtiversellement, vers laquelle les unites intersubjectives depassent les
particularismes de leurs perspectives, ''importance de ces relations «
unites intersubjectives / communaute universelle », considerees comme
constitutions intersubjectives du monde vecu, dans la polemique entre les
approches luhmanienne et habermassienne de ce dernier.
Nous avons ensuite presente la theorie des systemes et
la theorie de l'agir communicationnel individuellement, question de se donner
une base sur laquelle poser la presentation des divergences entre les deux
theories dans leurs reappropriations du concept de « monde vecu
intersubjectif ». Dans cette presentation des divergences entre Luhmann et
Habermas, nous avons souligne les aspects perspectiviste, techniciste et
descriptif de Ia theorie de Luhmann et son orientation vers la difference et
l'auto-reference, ainsi que les aspects humaniste, dialectique, critique,
normatif et pratique de la theorie de Habermas et son orientation vers identite
et la fusion des perspectives et le consensus, tine presentation des
divergences facilitee par la comparaison entre les trois modeles imageant le
monde vecu intersubjectif tel qu'envisage dans la phenomenologie de Husserl,
dans la theorie systemique de Niklas Luhmann et dans la theorie de l'agir
communicationnel de Jurgen Habermas.
Une etude plus approfondie du theme de ce memoire nous
await permis d'analyser la contribution de la sociologic phenomenologique
d'Alfred Schutz aux theories des systemes et de l'agir communicationnel. Schutz
s'est penche longuement sur la question du monde vecu et de son
intersubjectivite, tine intersubjectivite sur laquelle Husserl n'a pas
suffisamment insiste selon lui, une problematique que Husserl await laissee
ouverte et non resolue. J'ai signale a quelques reprises ['importance des
travaux de Hans-Georg Gadamer dans mon texte. L'hermeneutique philosophique de
Gadamer aurait pu constituer une ressource theorique considerable et pertinente
pour le developpement de ce memoire, Gadamer s'etant interesse l'historicite de
['horizon de signification d'une situation hermeneutique particuliere et
relative, a son inscription dans une histoire effective de ('action. Des
convergences sont identifiables entre, d'une part, l'auto-reference du systeme
dans la theorie de Luhmann et les prejuges qui constituent la situation
hermeneutique relative de tout interprete, et d'autre part, I'insistance de
Gadamer sur l'entente langagiere comme fusion des horizons et l'orientation
consensuelle de l'agir communicationnel presentee par Habermas. Les
contributions des dialectiques hegelienne et fichteenne a ces interrelations
entre Luhmann, Habermas et Gadamer auraient etc egalement tits pertinente. Nous
aurions pu egalement evaluer les relations theoriques de Ia dialectique
negative de Theodor Adorno et son insistance sur la double mediation et
l'asymetrie inevitable entre le sujet et son objet, ainsi que stir la
communication du different, les relations de cette dialectique negative avec
l'insistance de
Habermas sur le consensus et l'identite des
perspectives, ainsi que les relations entre cette dialectique negative et le
concept d'auto-reference chez Luhmann. Nous aurions pu nous pencher aussi sur
les liens theoriques entre, d'une part, le solipsisme du premier Wittgenstein
et le concept d'auto-reference dans la theorie de Luhmann, et d'autre part,
entre la critique du solipsisme par le second Wittgenstein et la theorie de
I'agir communicationnelle de Habermas. II aurait ete aussi interessant
d'identifier les divergences entre la critique de l'ideologie chez Habermas et
celle que propose Luhmann envers l'auto-reference productrice de justifications
ideologiques, une auto-reference soit tautologique, lorsqu'elle se decrit par
la formule « le systeme est ce qu'il est » (A=A, ideologie
conservatrice), ou une auto-reference paradoxale, lorsqu'elle se decrit par la
formule « le systeme est ce qu'il n' est pas » (A= non A, ideologie
revolutionnaire, progressiste, axee vers le changement). Une etude des
consequences ethiques et politiques des deux approches theoriques du monde vecu
intersubjectif que nous avons etudiees serait aussi tres pertinente. Ces pistes
de recherches eventuelles seront peut-etre les themes d'etudes
ulterieures.
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