3.2 Luhmann versus Habermas
Cette presentation des trois modeles etant realisee,
je vais en comparer les elements, en insistant sur les divergences entre le
modele luhmannien et le modele habermassien, principalement en ce qui
concerne la reappropriation et la depassement du transcendantalisme de Husserl.
Cette courte presentation des divergences entre les modeles sera l'occasion
d'introduire la polemique entre Luhmann et Habermas dans leurs derniers
ouvrages. J'aimerais avant cela rappeler les grandes divergences entre Luhmann
et Habermas en ce qui concerne leurs positions theoriques sur
l'intersubjectivite du monde vecu, signalees a la fin de la section sur
Husserl. J'y mentionnais que Luhmann adopte une position theorique
perspectiviste, technique et descriptive (phenomenologique),
alors que Habermas concoit le monde vecu intersubjectif d'un point de vue
dialectique, critique, normatif, humaniste et pratique. Ces
qualificatifs seront explicites dans le cadre de cette comparaison des trois
modeles et de la presentation de la polernique entre les deux
sociologues.
D'un premier coup d'oeil sur les trois modeles, on
remarque les aspects arborescent et differencie que revet le modele du monde
vecu selon le systemisme de Luhmann, alors que les modeles sur le monde vecu
chez Husserl et chez Habermas sont beaucoup plus integres. Alors que, dans le
modele sur le monde vecu selon Luhmann, chaque type de systeme, incluant le
systeme psychique, ainsi que chaque dimension du sens, sont differencies et
autoreferentiels dans un environnement contingent (dont le monde vecu comme
environnement le plus englobant), chaque systeme etant une perspective
particuliere sur ce dernier, chez Husserl l'intersubjectivite du monde vecu est
integree aux syntheses effectuees dans des vecus de conscience et a
l'experience que fait ego d'autrui, et elle est actualisee et intetude dans les
trois mondes des situations de coordination d'action par le langage et I'agir
communicationnel dans le modele habennassien. De plus, chez Luhmann, les vecus
de conscience du systeme psychique ne font pas partie de ce que Husserl nomme
les unites
intersubjectives, les systemes de communication des
trois types selon Luhmann. Chez Habermas, ces vecus de conscience sont integres
a la situation d'action par le biais du monde subjectif des experiences vecues,
et sont integres au monde vecu dans les structures de la
personnalite.
On constate donc que Luhmann insiste sur la formation
de systemes de communication autonomes et differencies qui peuvent subsister a
l'absence ou aux alters et venues des systemes psychiques (meme si les systemes
interactionnels necessitent la presence d'interlocuteurs, its existent toujours
comme interactions passees reactualisables lorsque ceux-ci quittent l'echange
corrununicatify En fait, chaque systeme est une chose qui existe comme etant
exterieure aux individus, meme si ceux-ci y participent. Selon Luhmann, le
transcendantalisme de Husserl, comme celui de Kant, absolutise le pouvoir de
synthese du sujet et ignore l'auto-reference et l'autonomie des systemes de
communication (leur fonction particuliere, auto-referentielle et
auto-reproductrice dans et par la communication). Egalement, selon Luhmann, les
theories dialectiques de Hegel et de Habermas, le premier insistant sur
l'identite comme negation de la negation et le second sur l'application
langagiere de ce principe dialectique et mediateur dans le monde vecu des
sujets en action, nient et depassent sans precaution le pouvoir autopoietique
de la difference :
« A serious discussion of the relationship of
functionalistic systems theory to the tradition of transcendantal theory and
dialectics could begin here. The point of departure for all these
theoritical variants lies in the theorem of accompanying self-reference
(...) Thus the issue revolves around different accounts of simultaneous
reference to self and to something else One ends up with
transcendentalism when this problem is interpreted as the distinctiveness of
consciousness and therefore (!) consciousness is declared to be the «
subject » One ends up with dialectics when, given the synchronization of
referring to self and to something other. one focuses on the underlying
unity (thus, finally, on the identity of the identity and difference and
not on the difference between them) (...). We consider transcendental
theory to be a false absolutizing of merely one system reference (but at
the same time a Rood model for theories of self-reference) and dialectics
too risky in assuming an identity (...). Theses distancings from
the most important theories that are available in this domain of problems
lead to functionalistic systems theory. It maintains that
self-referential systems acquire information with the help of the
difference between referring to self and to something other (in short, with
the help of accompanying self-reference), and that this information makes
possible their self-production ». 27
27 Op. cit., LLTHMANN, 1995,
p.447-448.
Habermas aussi veut &passer le transcendantalisme
husserlien. Par contre, au lieu d'insister sur l'auto-reference et la
difference de systemes fonctionnels, it fait prendre aux renvois de la
conscience perceptive vers son monde vecu donne d'avance un tournant langagier,
pragmatique et culturel, langage et monde vecu sont indissociables:
« Si nous abandonnons maintenant les principes
de Ia philosophic de Ia conscience, avec lesquels Husserl traite la
problematique du monde vecu, nous pouvons penser le monde vecu comme
represents a travers un ensemble de modeles d'interpritation. transmis par Ia
culture et organises dans le langage. II n'est plus besoin des tors
d'expliciter le propos d'un contexte de renvois, reliant entre eux les
elements d'une situation et reliant la situation au monde vecu, dans le
cadre d'une phenomenoIogie et_4'une psycholo_gie de Ia perception. On pent,
bien au contraire, voir dans les contextes de renvois les connexions de
signification qui existent entre une enonciation communicationnelle donne, le
contexte immediat et l'horizon de signification qu'elle connote. Les
contextes de renvois remontent aux relations. soumises a des
regles 2rammaticales, entre elements d'une reserve de savoir orgcmisee
par le langage »
28.
Les grandes lignes des depassements du
transcendantalisme, de la philosophic de la conscience de Husserl etant
presentees, parsons a la comparaison des divergences concernant les
theorisations du monde vecu intersubjectif par Luhmann et par Habermas. Nous
disions que Luhmann adopte une approche perspectiviste du monde vecu
intersubjectif et que Habermas inscrit ce dernier au rein d'un processus
dialectique et langagier orients vers la totalite. Selon Luhmann, cotrune
nous rayons déjà mentions, chaque systeme social assure sa
differenciation d'un environnement social contingent dans lequel it est
inscrit, un environnement social immediat, c'est-i-dire les systemes a sa
peripherie et les systemes plus larges qui l'incluent, et un environnement
global, considers conune etant le monde vecu, le world-society. Le
monde vecu petit etre saisi dans sa totalite, mais d'une perspective
particuliere auto-referentielle et irreductible a une autre, scion un code ou
un schematisme differencie, decentre et auto-reproducteur :
« The relationship between meaning and
world can also be described with the concept of decentering. As meaning-
the world is accessible everywhere : in every situation, in any detail, at
each point on the scale from concrete to abstract. From any starting point
one can prKeed to all other possibilities in the world; this is what it
means to say that the world is indicated in all meaning. To that state
of affairs corresponds an a-centric world concept.
At the same time, the world is more than the mere sum
comprehending all possibilities, all meaningful references. It is not just the
sum, but the unity of these possibilities. Above all, this means that
themigtm_oto · t,1 for e4__.r_____dif_e__.nEg__g!f difference
AKuisgft____its
28 Op. cit., HABERMAS, 1987, 1T,
p.137.
own unity as difference. It sublates the
differences in all perspectives from individual systems, in that for every
system the world is the unity of its own difference between system and
environment. Thus in each specific performance the world functions as the
`lifeworld' It is simultaneously the momentary absence of doubt, the
existence of preconception, the unproblematic background of assumption, and the
supporting meta-certainty that the world somehow permits every dissolution and
every introduction of distinctions to converge »."
« ...schematisms (le code binaire) (...)
9roduce their materials themselves. They postulates that from their
specific angle of vision everything takes on one or the other value.
Therefore they require function systems that are closed specifically with
respect to them. function systems that scan the entire world for information
accordin&to their own schematism and that can afford indifference to all
other schematisms ».3°
Cornme chaque systeme possede un schematisme (un code
semantique) particulier differencie des schematismes des autres systemes de
communication presents dans son environnement, le sens (meaning), qui constitue
les elements de l'environnement incluant les systemes psychiques et les
systemes sociaux, se divise en trois dimensions en relations, mais pouvant
aussi, comme les schematismes des systemes, manifester une indifference rune
envers l'autre. Nous l'avons vu lors de la presentation du modele de
l'intersubjectivite du monde vecu dans la theorie systemique de Luhmann, les
trois dimensions du sens sont relativement autonomes, comme le montraient les
lignes pointillees les separant. Cette caracteristique de la semantique des
systemes de communication dans les societes contemporaines complexes a des
consequences majeures et constitutives pour l'intersubjectivite du monde vecu,
du moms tette qu'envisagee par Luhmann. De son cote, Habermas distingue, au
niveau theorique, ce qu'il nomme le monde objectif des etats de chases
existants dans la situation d'action, le monde social des normes correspondant
a la composante societe du monde vecu qui assure ('integration (la
dimension de I'espace social), et le monde subjectif des experiences vecues
subjectives correspondant a la composante personnalite du monde vecu
qui assure la socialisation (la dimension du temps historique)3`. II
les distingue au niveau theorique, mais dans la situation concrete d'action et
d'interaction, les trois mondes (le monde objectif, le monde social
correspondant a la dimension de l'espace social du monde vecu et le monde
subjectif correspondant a la dimension du temps historique du monde vecu) sont
toujours vises en bloc par l'agir communicationnel, toujours en vue
:19 Op. cit., LUHMANN, 1995,
p.70.
3° Ibid.,
p.441.
31 La dimension temporelle
chez Luhmann et la dimension du temps historique chez Habermas chez Lubmann, le
temps est envisage a partir du present (present's past, present's present et
present's future; past present, present
d'une critique langagiere des pretentions a la
validite d'un locuteur. Voila une divergence centrale entre les theories de
Luhmann et de Habermas : l'autonomie de chaque dimension du sens dans la
theorie des systemes et la fusion des trois mondes de la situation d'action
chez Habermas. En fait, c'est Ia differenciation et la relative independance de
la dimension sociale du sens par rapport aux dimensions factuelle et
temporelle, dans Ia theorie de Luhmann, qui distinguent celle-ci de
l'importance accord& par Habermas a la rationalite communicationnelle du
consensus sur les elements des trois mondes de la situation d'action. Selon
Habermas, le consensus dolt s'etablir sur les trois mondes a la fois,
c'est-i-dire stir le monde objectif, sur le monde social et is dimension de
l'espace social qui y correspond dans le monde vecu, et sur le monde subjectif
et la dimension historique et socialisatrice correspondante dans le monde vecu.
Scion Luhmann, la difference entre le consensus et le desaccord n'est relative
qu'a la dimension sociale du sens, et le fait que cette derniere est constituee
d'un double horizon, celui d'dgo et celui d'alter, cornrne la dimension
factuelle est constituee d'un horizon interne et d'un horizon externe et la
dimension temporelle d'un horizon passe et d'un horizon futur, ce fait interdit
d'orienter idealement la theorisation du monde vecu intersubjectif vers le
consensus et la raison communicationnelle (ici, Luhmann diverge de Habermas) et
empeche de faire reposer l'intersubjectivite du monde vecu sur les prestations
synthetisantes d'une conscience egologique transcendantale, donc unique et
universelle, cette intersubjectivite etant plutot en realite fragrnentee,
interieurement differenciee (cette fois, Luhmann diverge de Husserl)
:
« Both the self-referential constitution of
society as the social system par excellence and the self-referential
constitution of meaning verify that meaning dimensions separate and become
relatively independent via an empirical historical process. In particular,
increased differentiation means that negations in one dimension do not
necessarily imply negations in the others. This increasingly blocks consensual
obligations vis-à-vis matters of facts (...).
Then meaning dimensions mediate one another with
greater difficulty, and it becomes necessary to think complexity only in the
context of being either factual. temporal. or social complexity, with the
consequences that strategies for reduction are correspondingly
diversified.
(...) In the place of compact assumptions that bind
in all dimensions at once. a combinatory consciousrkos, which perhaps can
best be characterized as an option-load. seems to be recquired : if
someone establishes Something in a factual
respect (e.g., invests), then this has not just any
consequences in temporal and social r s.
( ..) in view of the option-loads (...), there no longer
exists a general formula for what
is good and right, because their starting points vary_
from dimension to dimension and
present et future present); chez Habermas, le
temps est envisage dans sa continuite historique (la socialisation,
l'histoire effective de l'action chez Gadamer).
consequences for the societal system's structural
decisions spill over into the meaningfulness of experience and action in
different ways. The system lacks reason ».32
« The consensus/dissent difference thereby
become at once more and less important --more important, because it
alone articulates the social dimension in an informationally signifiant
way, and less important, because it merely articulates the social
dimension ».'
La difference consensus I
desaccord articule seulement la dimension sociale du sens, et
cette derriere, parce qu'elle est un double horizon, un horizon aux
perspectives doubles, peut tout aussi bien empecher le consensus et la fusion
totale des perspectives qu'elle peut permettre l'interpenetration des systemes,
l'accompagnement de la perspective d'eao par la perspective d'alter.
L'intersubjectivite du sens n'est jamais garantie au-dela du systeme. Le
transcendantalisme du sujet monadique, chez Husserl, est remplace par des
perspectives empiriques particulieres :
« ...the social dimension is (...) constituted by
a twofold horizon ; it is relevant to the extent that in experience and
action it becomes apparent that the interpretive perspectives a system
relates to itself are not shared by others. Here as well, the horizonality
of ego and alter means that further exploration will have no end. Because a
twofold horizon is constitutive of the independence of a meaning dimension.
what is social cannot be traced back to the conscious performances of a monadic
subject. This has been the downfall of all attempts to establish a theory of
the subjective constitution of « intersubjectivity » (...). If
what is social in meaning themes is experienced as reference to (possibly
distinct) interpretive perspectives then this experience can no longer
be attributed to a subject. .(...) the difference is constitutive as a
twofold horizon for what, as meaning, is left open
».14
Chez Habermas, par contre, Pechange argumentatif et le
consensus sur la validite des intentions et opinions d'un locuteur envers le
monde objectif, des maximes et devoirs de ce dernier envers le monde social et
normatif, et sur la veracite et l'authenticite de ses souhaits et sentiments
comme elements de son monde subjectif, sont des taches a accomplir
simultanement:
« Seul le modele conmiunicationnel
d'action presuppose le langage connate medium d'intercomprehension non
tronque, ou locuteur et auditeur, partant de l'horizon de leur monde vecu
interprets, se rapportent a quelgue chose a la fois dans le monde objectif.
social et subjectif, afire de negocier des definitions communes de
situations ».35
32 Ibid., p.91-92.
33 Ibid., p.89.
34 Ibid., p.81.
Op. cit., HABER1VAS, 1987,1, p.111.
Nous disions que Luhmann refuse d'asseoir sa theorie
systemiste sur la constitution monadique du monde vecu intersubjectif. Selon
lui, la dimension sociale du sens, qui s'etend evidemment dans chaque systeme
de communication, est un double horizon, celui d'ego et celui d'alter, it faut
donc l'etudier et la comprendre selon une approche theorique qui permettra de
saisir la multiplicite des perspectives sur le monde vecu, irreconciliables au
sein d'une subjectivite transcendantale constitutive. Luhmann refuse egalement
de parler d'intersubjectivite du monde vecu puisque celle-ci presuppose les
performances synthetisantes d'un sujet absolu unique present en chaque sujet ou
perspective empirique et rendant alors possible une intersubjectivite
universelle. 11 prefere concevoir les interrelations entre perspectives (entre
les systemes psychiques, entre les systemes sociaux) coronae etant des
interpenetrations doublement contingentes par lesquelles les systemes
communiquent entre eux (les systemes psychiques ou sociaux), se rendent
disponibles reciproquement leurs schematisnaes binaires respectifs (leurs
perspectives particulieres sur le monde) tout en les preservant et les
reproduisant comme differences face a l'environnement, et pouvant aussi
permettre la formation, la structuration d'un nouveau systeme (Ia fusion des
horizons), sans que cet evenement soit necessaire :
« The concept of interpenetration answers
the question of how double contingency can be possible. It avoids
reference to the nature of human beings, recourse to the (supposedly
foundational) subjectivity of consciousness, or formulating the problem as
« intersubjectivity » (which presupposes subjects). The question
is rather What must be given in reality so that an experience of double
contingency and with it a construction of social systems can emerge with
sufficient frequency and density? The answer is
interpenetration D. 36
Si, dans cette derriere citation, Luhmann rejette
l'intersubjectivite du monde vecu rendue possible par les prestations d'une
conscience transcendantale presente en chaque conscience empirique, et s'en
remet plutot a l'interpenetration contingente entre deux perspectives, entre
deux systemes, Habermas ne semble pas comprendre la theorie des systemes
sociaux comme la coneoit son auteur et accuse tout de meme le systemisme de
Luhmann de rester prisonnier de Ia philosophie de la conscience, celle partant
de Descartes, Kant, Fichte et Schelling, passant par Hegel jusqu'a Husserl.
Selon Habermas, Luhmann remplace la relation de la conscience au monde des
choses par celle entre chaque systeme et l'environnement, des relations systeme
/ environnement aussi nombreuses que le nornbre de
36 Op. cit.. LUHMA.NN, 1995, p.
216.
systeme existant a un certain moment. La reproduction
de la philosophic orientee vers la conscience monologique faisant ['experience
du monde et agissant teleologiquement dans celui-ci, la reproduction de cette
philosophie non dialogique en une theorie du systeme autoreferentiel ne permet
pas, selon Habermas, d'expliquer et de permettre la constitution langagiere
valid& d'un monde vecu intersubjectif partage par des sujets agissants
certes differents, mais dont les horizons doivent en venir a fusionner suite a
un processus dialectique concretise clans l'echange langagier, dans la
discussion critique orient& vers l'objectif d'une entente la plus large
possible, idealement universelle. Le concept d' interpenetration, qui selon
Luhmann explique comment deux systemes s'offrent mutuellement leurs
schematismes du monde vecu et de l'environnement pour une interpretation dans
le schematisme de l'autre, ne permet seulement, selon Habermas, qu'une relation
externe et contingente entre deux systemes (psychiques ou sociaux) se
considerant comme environnement run pour l'autre et qui n'en viennent pas a
partager veritablement tin monde vecu commun et identique dont la reproduction
culturelle, ['integration sociale et la socialisation de ses
membres seraient rendues possibies, validees et reguldes par leur
soumission a une critique argumentative assurant l'emancipation face a toute
forme de domination ideologique. Selon Habermas, Luhmann reduit le langage a
une simple manifestation exterieure d'un schematisme assurant l'identite
ferrnee sur soi d'un systeme, un langage ayant perdu sa principale fonction,
celle d'etablir des consensus et des identites de perspectives entre des sujets
en action dans le monde, et ne servant plus qu'a l'auto-reproduction du systeme
:
« Sans nul doute, les modeles, utilises en
psychologie et en sociologie, de l'acteur solitaire, stimuli par excitation ou
agissant conformement a un plan clans une situation donne, gagne en profondeur
a etre rattaches aux analyses phenomenologiques du monde vecu et de la
situation d'action. C'est la le point de depart, a son tour, pour une
theorie des systemes informee par la phinomenologie. Du reste, on peut voir
la avec quelle agilite la theorie des systemes reprend ['heritage de Ia
philosophic de la conscience. Si l'on interprete Ia situation du sujet
agissant comme l'environnement du systeme de la personnalite, on peut
integrer sans rupture les resultats de ['analyse phenomenologique du monde
veal dans une theorie des systemes. du type de celle de Luhmann. Cela
offi-e mime l'avantage qu'on peut laisser de cote le probleme sur
level Husserl avait ochoue clans ses Medications cartesiemtes: je pane
de la generation monadologique de l'intersubjectivite du monde vecu. Ce
probleme n'emerge plus du tout des lors que les relations sujet-objet sont
remplacees par les relations entre le systeme et l'environnement. Dans
cette representation, les systemes de la personnalite torment I'un pour
l'autre un environnentent, exactement comme a un autre niveau les systemes de
Ia personnalite et de la societe. Le probleme de l'intersubjectivite
disparait alors. comme donc la question de savoir comment des sujets diffirents
peuvent partager le mime monde vecu; elle disparait au
profit du probleme de l'interpenetration, et
notanunent de la question : comment des genres determines de systemes
peuvent-ils former des environnements accordes les uns aux autres et
a certaines conditions contingents les uns pour les
autres ».37
Habennas reproche a Luhmann d'orienter unilateralement
sa theorie perspectiviste de l'intersubjectivite du monde vecu vers la
contingence des interpenetrations entre systemes qui ne sont que des
convergences partielles ou des raises en parallele de perspectives sans
connexions internes validees par les sujets capables de parter et d'argumenter.
Les structures de monde vecu intersubjectif, soit la culture, la societe et la
personnalite, se fractionnent et isolent les individus et les groupes
identitaires. L'agir instrumental devient le modele pour des systemes
psychiques et sociaux s'influencant l'un et l'autre, creant des interrelations
purement exterieures :
« An intersubjectivity of mutual understanding
among agents that is achieved via expressions with identical meanings and
criticizable validity claims would be too strong, a tie between psychic and
social systems as well as between different psychic systems. Systems can only
contingently influence one another from outside; their interaction lacks
any internal regulation. This is why Luhmann has first of all
to cut language and communicative action down to so small a size that the
internal intermeshing of cultural reproduction. social integration, and
socialization disappear from view ».33
« Niklas Luhmann simply presupposes that the
structures of intersubjectivitv
have collapsed and that individuals have become
disengaged from their lifeworlds --
that personal and social systems form environments for
each other ».39
Cet eclatement des structures du monde vecu, considers
par Luhmann comme n'etant que la consequence contemporaine d'un lone processus
de complexification et de differenciation de la sooiete en plusieurs systemes
et sous-systemes fonctionnels, est envisage par Habermas comme etant la
colonisation du monde vecu des sujets par les imperatifs du systeme, une
colonisation rendue possible paradoxalement par un processus de rationalisation
et de mise en langage du monde vecu qui fut d'abord la manifestation
structurelle de l'emancipation par les Lumieres, mais qui permit
progressivement (comme un effet secondaire) l'autonomisation de systemes et de
mediums auto-regulateurs (des mediums comme l'argent et le pouvoir) repoussant
a leurs marges un monde vecu traverse par leurs
37 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II, p.142-143.
38 Op. cit., HABERMAS, 1987,
p.379.
39 Ibid., p.353.
imperatifs et leers mecanisrnes. Les dimensions de
l'espace social et du temps historique se fractionnent, l'histoire effective de
l'action, dirait Gadamer, se laisse traverser par des discontinuites. Habermas
reproche a Luhmann d'ignorer les consequences pathologiques de cette
disjonction excessive, rnais a l'origine necessaire, entre systeme et monde
vecu, de cette objectivation de la societe en realite organisationnelle qui,
aux yeux de Luhmann, se presente comme la differenciation fonctionnelle de la
societe devenue un monde vecu complexe, contingent et a-centrique schematise
par des systemes auto-referentiels accordant autant d' importance, sinon plus,
a leur environnement Munediat qu'au monde vecu, qu'a la societe. Comme le
modele sur l'intersubjectivite du monde vecu telle que percue par Luhmann le
rappelait, les systemes interactionnels, organisationnels et societal se sont
differencies l'un de l'autre, au point de faire du world-society,
du lifeworld, un environnement societal
complexe et contingent schematise ou codifie par des systemes (un environnement
societal etant moins que la somme de ses parties). Selon Habermas, telle que
comprise par le fonctionnalisme systemique, la societe ne devient qu'une trame
de fond pour les perspectives organisationnelles, devenues quasiment les seules
mediatrices entre les sujets en interaction et le monde vecu de plus en plus
&late. Pour Luhmann, critique Habermas, it n'y a pas de disjonction
excessive et colonisatrice entre systeme et monde vecu, puisque pour lui le
systeme et le monde vecu sont la meme chose, le monde vecu est un environnement
complexe et global de systemes :
« N. Luhmann distingue trois niveaux
d'integration ou plans de differenciation : le plan des interactions
simples entre acteurs presents; celui des organisations qui se
constituent grace aux affiliations disponibles; et, ftnalement, celui de la
societe en general, qui comprend mutes les interactions qu'il est
possible d'atteindre dans les espaces sociaux et les temps historiques,
c'est-i-dire les interactions potentiellement accessibles. Des interactions
simples, une organisation devenue autonome, cormectee grace a des mediums, et
la societe constituent une hierarchie de systemes d'actions enchevetres,
qui se deploie progressivement au cours de l'histoire -- hierarchie qui Arend
la place du « systeme d'action general o de Parsons. Il est interessant
que Luhmann reagisse ainsi an phinomene de disjonction entre s_ysteme et monde
vecu en prenant le point de vue du monde vecu lui-meme; les connexions du
systeme, condensees, dans les societes moderns, en realize
organisationnelle, apparaissem comme un decoupage objective de la
societe, assimilde a la nature exterieure, et qui s'insinue entre chaque
situation d'action et l'horizon de leur
monde vecu. Luhmann hvpostasie ainsi en « societe o le monde vecu relegue
derriere des sous-systemes regules par des mediums: ce monde vecu ne se
rattache plus immediatement a des situations d'actions, it ne forme plus
que l'arriere-plan _pour des systemes d'actions organises
».4°
40 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II, p.169.
« ...for Luhmann the lifeworid now has already
lost all signiflance in the functionally differentiated societies of the modern
world. What disappears from both perspectives is the mutual
interpenetration and opposition of system and lifeworid imperatives. which
explains the double-front character of societal modernization
».'
Pour contrer cet a-centrisme du monde vecu, que
Habermas se dolt bien de constater lui aussi, ce dernier propose la projection
d'un centre (un « point zero 0) autour duquel les horizons des differentes
perspectives sur le monde vecu pourraient fusionner, disons la projection d'un
centre autour duquel des sujets avec leur propre monde vecu culture!, social et
personnel pourraient s'entendre dans des discussions sans violence et sans
domination ideologique sur des definitions de situations et sur la coordination
de plans d'actions, ceci par la critique des pretentions a la validite elevees
par chaque locuteur et sous !Instance d'une ethique communicationnelle, celle
de l'agir communicationnel. Contre le multiperspectivisme des systemes et
sous-systemes sociaux et des systemes psychiques sur lequel Luhmann assoit son
fonctionnalisme, Habermas dresse son modele critique de l'agir communicationnel
a l'oeuvre a l'interieur de spheres publiques ouvertes a la discussion et
orientees vers l'ideal du plus large consensus possible. L'idee de «
fusion des horizons » travers le langage est empruntee a Gadamer. Par
contre, comme je l'ai déjà mentionne, Habermas est conscient du
sporadisme et de la froglike de cette projection poly-centrique de la totalite
du monde vecu par des acteurs sociaux aux interets et aux vecus socio-culturels
differents :
« The unity of modern societies always
presents itself differently from the perspectives of their different
subsystems. (...) there can no longer be any central perspective of a
self-consciousness proper to a social system as a whole. But if modern
societies have no possibility whatsoever of shaping a rational identity, then
we are without any point of reference for a critique of modernity
».42
« The legacy of Husserlian apriorism may
mean a burden for various versions of social phenomenology; but the
communications-theoretic concept of the lifeworld has been freed from the
mortgages of transcendental philosophy. If one is to take the basic fact of
linguistic socialization into account, one will be hard
put to do without this notion. Participants in interaction cannot carry out
speech acts that are effective for coordination unless they impute to everyone
involved an intersubjectively shared lifeworid that is angled toward the
situation of discourse and anchored in bodily centers. For those acting in
the first person singular or plural with an orientation to mutual
understanding, each lifeworid constitutes a totality of meaning relations and
referential connections with a zero point in the coordinate system shaped by
historical time, social space, and semantic field. Moreover, the different
lifeworlds that collide
41 Op. cit., HABERMAS, 1987,
p.355.
42 Ibid., p374.
with one another do not stand nest to each
other without any mutual understanding As totalities, they follow the pull
of their claims to universality and work out their differences until their
horizons of understanding « fuse » with one another, asGadamer puts
it Consequently, even modern, largely decentered societies maintain in
their everyday communicative action a virtual center of self-understanding,
from which even functionally specified systems of action remain within
intuitive reach (...). This center is, of course, a projection, but it is
an effective one. The polycemric projections of the totality -- which
anticipate. outdo, and incorporate one another -- generate competing
centers. Even collective identities dance back and forth in the flux of
interpretations, and are actually more suited to the image of a fragile
network than to that of a stable center of self-reflection
».43
Nous disions que la theorie des systemes adopte tine
approche perspectiviste du monde vecu, et qu'on peut qualifier l'approche de
Habermas comme etant dialectique et critique, c'est-i-dire orientee vers le
depassement de la finitude des horizons socio-culturels et historiques propres
a chaque sujet, propres a chaque acteur social, vers !Ideal d'un horizon
universe! dont l'intercomprehension et 11 integration sociale de ses
membres et la continuite historique ne seraient pas biaisees ideologiquement,
et dont les connexions systemiques aux domaines d'actions autonomes economiques
et politiques ne creeraient pas de pathologies sociales, assurant ainsi
requilibre entre !Integration systemique et !'integration sociale de la
societe. Le perspectivisme du systemisme de Luhmann va de pair avec ce qu'on
pourrait appeler son caractere technique et descriptif, et ce perspectivisme
techniciste peut aussi s'inscrire dans une opposition theorique avec
l'humanisme et l'orientation normative et pratique de la pensee de
Habermas. La comprehension des societes moderns dans leur totalite et par
le biais des possibilites de consensus qu'offre le centrisme des spheres
publiques et de l'ethique communicationnelle, c'est la comprehension des
societes moderns partagees par une humanite unique capable de prendre distance
face a la multiplicite et a la finitude de ses perspectives sur un monde vecu
unique, une humanite capable de se dormer des normes d'actions universelles. On
retrouve ici des idees proches de celles de Husserl et de l'universalite de son
transcendantalisme. Par contre, selon Habermas, en rejetant les systemes
psychiques hors des systemes sociaux, faisant d'eux ainsi des environnements
Pun pour l'autre, et en orientant sa theorie sur l'auto-reference des systemes,
Luhmann neutralise les structures du monde vecu et le deshumanise, it fait
eclater les connexions internes entre personnalite, societe et culture au
profit d'une technicisation du monde vecu permettant !'observation et la
description des actions et des experiences des systemes dans leur
environnement, independanunent de la validation
langagiere et critique de ces dernieres par l'agir communicationnel_ Cette
technicisation du monde vecu, qui abstrait les systemes de ce dernier, s'oppose
a une auto-comprehension de soi elargie a l'interieur mime de la pratique
communicationnelle dans le monde vecu. La techne et la phronesis
aristoteliciennes, stir lesquelles Gadamer insiste dans son hermeneutique
philosophique, sont reproduites dans cette opposition entre Luhmann et
Habermas. Habermas nous (lit:
« ...a « concern for humanity »
that also cannot manage without this concretism of the whole and his
parts; I am talking about the « concern » to conceptualize modem
society in such a way that possibility of distantiating itself from itself
as a whole and of working out its perceptions of crisis within the
higher-level communication process of the public sphere is not already
negatively prejudiced by the choice of basic concepts. Naturally, the
construct of a public sphere that could fulfill this function has no place once
communicative action and the intersubjectively shared lifeworkd slip between
system types that, as in the case of the psychic and the social sytems,
constitutes environments for one another and have only external
relationships to one another )).44
0 Avec les nouvelles organisations, des
points de vue systemiques prennent forme : partir d'eux, le monde
vecu est percu a distance, comme element d'un monde ambiant quelconque du
systeme. Les organisations acquierent une autonomic en operant une
delimitation contre les structures du monde vecu. delimitation qui
neutralise ces dernieres, les organisations deviennent ainsi
indifferences par definition envers la culture la societe et
la personnalite. Luhmann decrit ces effets comme une «
dishumanisation de la societe ». La realite sociale semble globalement
se reduire a une realite organisationnelle objectivies
debarrassee d'obligations normatives. En fait, « deshumanisation
» signifie seulement la dissociation_ rendue vossible grace aux mediums
regulateurs, entre domains de l'action formeliement organises et monde
vecu, elle ne signifie pas seulement une depersonalisation, au seas
d'une separation entre systernes d'actions organises et structures de la
persormalite; bien au contraire, on peut montrer une neutralisation analogue
dans les deux autres composantes du monde vecu
».45
« Luhmann panic (...) d'une technicisation
du monde vecu : it veut signifier par-la « qu'on evacue les
processus d'experience et d'action producteurs de sens, hors de la
reprise, de la formulation et de ('explication communicationnelle de tous les
traits de sens impliques dans le contexte du monde vecu de Faction orientee
vers l'intercomprehension... >> >>.46
L'anti-humanisme de Luhmann s'objecte contre cette
tendance constante de la tradition humaniste a faire de l'individu un element
constitutif et dependant de la societe. Selon Luhmann, le degre eleve de
differenciation des societes modems ne permet plus de subsumer le sujet dans
l'ordre social normatif :
44 Ibid., p.378.
45 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II., p.338-339.
46 Ibid., p.289.
« The theme of human beings and their
relationship to social order has a long tradition (...). This tradition
continues to live on in « humanistic » concepts of norms and
values. Because we want to dissociate ourselves from this, we must
determine exactly where we break away from it. If a tradition incapable of
continuing -- and we believe this happens wherever there is a radical change in
social structure -- one must clarify difference to find possibilities of
translation.
The point of difference is that for the humanistic
tradition human beings stand within the social order and not outside it. The
human being counts as a _permanent part of the social order, as an element of
society itself Human beings were called « individuals » because
they were the ultimate, indivisible elements of society. It was impossible to
conceive the soul and the body separate and then to dismantle them further.
Such a dissolution would have destroyed what the human being was in and for
society. Accordingly, the human being not only was view as dependent on
social order (which no one will dispute), but was also interpreted as
bound to a conduct of life within society. The form of human existence could be
realized only within society. (...) Human perfection was thus designed for
social realization... ».47
Considerer le sujet comme etant exterieur a la
societe, comme etant un systeme psychique dans l'environnement des systemes
sociaux, c'est ne reconnoitre de commun aux deux types de systemes que
leur caractere auto-referentiel, c'est egalement faire de la communication une
option, une selection d'information et d'expression (un acte locutoire et un
acte illocutoire dirait Habermas) darts un horizon de significations (dans un
environnement) toujours en vue d'une auto-reproduction. La possibilite d'une
entente langagiere entre sujets, constitutive d'un « vivre ensemble
», est remplacee par Luhmann par un environnement contingent de systemes
psychiques et sociaux auto-referentiels, un monde vecu dans lequel regne
['auto-reference de systemes de sens interpretant le monde selon un schematisme
propre a chaque systeme. Selon Luhmann, porter d'une subjectivite
transcendantale constituant le sens d'un monde vecu intersubjectif n'est pas
approprie. Mettle que Luhmann propose de rejeter la « terminologie du
sujet » et de parler plutOt de systemes de sens auto-referentiels. Selon
lui, designer un systeme psychique ou un systeme social par ['expression «
sujet » ou « intersubjectivite », puler d'une «
subjectivite transcendantale » constituant le monde vecu et ses objets, ce
n'est en fait que porter chaque fois des selections d'informations et des
interpenetrations (dans la communication) realisees par des systemes psychiques
ou sociaux au tours d'une duree de vie et sur le base de schematisations
autoreferentielles (d'interpretations) de l'environnement, des
interpenetrations se succedant dans le temps, s'accumulant et finissant par se
sedimenter en structures relativement stables qu'on nomme « sujet »
(ou « intersubjectivite », « unite intersubjective »).
Selon Husserl, la
47 Op. cit., LUHMANN, 1995,
p.210-211.
conscience phenomenologique est le sujet du monde
vecu, mais chez Luhmann, cette conscience egologique et synthetisante perd sa
substantialite et sa primordialite fondationnelle et les systemes de
communication, tout autant que les systemes psychiques, sont considdres comme
schematisations auto-referentielles d'im monde lui aussi auto-referentiel
(l'isomorphie entre le langage et le monde, chez le premier
Wittgenstein):
« ...the insight that psychic systems are also
self-referential systems is maintained (...). If one accepts this, then one
has already rejected the premises that consciousness is the subject of the
world. The duplication of empirical / transcendental facts of consciousness
becomes superfluous. If one wishes to retain a « subjg_ct »
terminology, one can still say - a consciousness is the subject of the
world. alongside which there are other kinds of subjects, above all social
systems. Or that psychic and social systems are the subjects of the
world. Or that meaningful self-reference is the subject of the
world. Or that the world is a correlate of meaning. In every case,
such assertions burst open the clear Cartesian difference between subject and
object. It is superfluous to try to understand the concept of the subject from
the viewpoint of this difference (...). The self-referential-subject and the
self-referential-object are conceived isomorphically (...). And isn't
the concept of self-reference, then. all that is needed?
»48-
« ...the subject is « subject »
(...) only for the biographically unique constellation of designations and
realizations that binary schematisms have held open. It owes its
possibility to this feature, not to itself. If one accepts this, one can see
that subjectivity is nothing more than the formulation for a result of
interpenetration. Uniqueness and fundamentality are not figures for
grounding a history, but rather its end products, emissions and
cristallizations of interpenetration that are then to be reintroduced into
interpenetration ».49
Bien stir, Habermas s'insurge contre cette insistance
de Luhmann stir l'auto-reference et l'auto-reproduction de systemes de sens et
y voit une reappropriation de la philosophie du sujet monologique ne tenant pas
compte du caractere langagier, oriente vers l'entente, d'un monde vecu
intersubjectif partage en totalite par des sujets parlant et agissant. Meme si
Luhmann dit rejeter la o terminologie du sujet », Habermas identifie chez
lui uric emphase sur la relation du sujet au monde, du systeme a
l'environnement, qui isole le sujet de l'intersubjectivite langagiore et
communicationnelle, c'est-i-dire consensuelle, orientee idealement vers
l'entente universelle, cette demiere etant l'aiguillon de la raison immanente
chaque acte de discours. Nous en avons doja parle longuement. II y voit
egalement, et c'est la-dessus que j'aimerais maintenant insister,
l'accompagnement d'une philosophie du sujet par un perspectivisme radical se
basant sur la critique nietzcheenne de la Raison. Tout au long du memoire, nous
avons insiste sur le perspectivisme de la theorie des systemes de
Luhmann, et selon Habermas, ce perspectivisme est
emprunte a la philosophie de la vie de Nietzsche. A la rationalite
communicationnelle inscrite au coeur des actes de discours de sujets souhaitant
s'entendre sur la coordination de plans d'actions dans un monde vecu commun,
Luhmann substitue la schematisation auto-referentielle et auto-reproductrice du
monde par des systemes fonctionnels et reprend ainsi a son compte les idees de
Nietzsche sur le perspectivisme radical et fictionnelle d'une conscience qu'on
nomme ainsi qu'en tant que volonte de puissance devant communiquer pour
s'auto-reproduire :
« On the one hand, Luhmann's version of
systems functionalism takes up the heritage of the philosophy of the
subject: it replaces the self-relating subject with a self-relating system_
On the other band, it radicalizes Nietzsche's critique of reason by
withdrawing any kind of claim to reason along with the relationship to the
totality of the lifeworld
« The fiction-creating productivity of a
life-enhancing self-maintenance by subjects, for which the difference
between truth and illusion has lost his meaning, is reconceptualized as the
self-maintenance of a system that makes use of a meaning, a self-maintenance
that masters the complexity of the environment and increase its own
complexity ».51
The difference from the environment maintained
by the system itself is treated as ultimate. Reason as specified in
relation to being, thought, or proposition is replaced by the self-enhancing
self-maintenance of the system ».52
Lorsque Luhmann nous dit que les systemes sociaux
s'auto-reproduisent dans la communication, ce sont aussi les systemes
psychiques qui s'y reproduisent inevitablement. La schematisation du monde vecu
(et de ses systemes) par la conscience presentee par Luhmann comme systeme
psychique, et la necessite de communiquer, manifestee par la formation de
systemes sociaux autopoietiques sans rationalite communicationnelle interne
necessaire, ceci pour assurer la continuite du systeme psychique (et, par
consequent, des systemes de communication auxquels it participe), voila ce qui
chez Nietzsche est interprets comme etant la production de fictions
regulatrices du monde des phenomenes par une conscience qui ne se cristallise
en conscience que par l'accumulation des communications necessaires a la survie
et auxquelles elle participe, par une conscience qui est en fait, a
sa
5° Op. cit., HABERMAS,
1987, p.353-354.
51 Ibid., p421.
52 Ibid., p.372.
source, une force vitale infiniment personnelle et
unilateralement perspectiviste, precedant ce qu'on nomme la conscience, qui est
sans rationalite interne, qui interprete authentiquement la multiplicite des
phinomenes du monde, ce maelstrom de sensations dans lequel un ordre fictionnel
est cree. Voici, pour terminer, quelques extraits des ouvrages de Nietzsche
imitates Le gai savoir et La volonte de puissance, des extraits
dans lesquels des convergences entre les pensees de Nietzsche et de Luhmann
peuvent etre identifides:
« Le probkme de la conscience (ou plus exactement
: du fait de devenir conscient) ne se presente a nous
que lorsque nous commencons a comprendre en quelle mesure nous pourrions nous
passer de la conscience (...). A quoi bon la conscience si, pour tout ce qui
est tssentiel, elle est superflue? Si Fen veut been ecouter ma reponse A cent
question et les hypotheses, peut-etre vccessives_ sur lesquelles elle repose,
je dials que Is finesse et la force de la conscience me peraissent toetours
Firs en rapport avec la factthe de communication d'un
homme (...), et cette faculte elle-memo fonction
de Ia nicessue de
communiquer (...). Si cette observation est juste. je pant
eller plus loin et supposer que /a conscience ne s
'est developpee que sous la pression du besoin de communiquer,
que, de prime abord, elle ne fit necessaire et utile quo dans les rapports
d'homme a homme (...) et qu'elle ne s'est developoee au'en fonction de
son degre d'utilito. La conscience n'est en somme qu'un reseau de
communication d'homme a homme, ce n'est que comme telle qu'elle a ete forcee
de se ciavetopper C..). (...) l'homme. comme tout
etre vivant, pense sans cesse mais ne to sait pas: la pensee qui devient
consciente n'en est que la plus petite panic (...) c'est cettepenste
consciente seulement aui s'effeaue en paroles, c'est-a-dire
en signs de communication, par quoi l'origine memo de la
conscience Se revile_ En un mot- le developpement du langage et to
developpement de la conscience (non
de la raison, mais seulement de la
raison qui devient consciente d'elle-mime) se dormers' Ia main. (...) Mon idde
est, on le volt, que la conscience ne fait pas proprement panic de
l'existence individuelle de l'homme,
mais plutat de ce qui appartient chez lui a la nature de la conunimauto
gm, par consequent. la conscience n'est developpee d'une facon subtile que
par rapport a son uolite pour la communaute (...). Tons nos actes sont
au fond incomparablement personnels, uniques,_ immensement personnels. it n'v
a a cola aucun doute: mais des que nous les
transcrivons dans la conscience, ils ne le paraisseni
plus... Voila le veritable phonomenalisme, le veritable
perspectivisme tel Quo je l'entends
(...) 0.53
« 11 n'y a ni « esprit ), ni raison_ ni
pease& ni conscience. ni ame, ni volonte. ni verite : ce ne sont la que des
fictions inutilisables. 11 ne s'agit pas de « sujet et d'objet »,
mais Tune certaine espece animate qui ne prospere que sous I'empire
d'une juslesse relative de ses perceptions, et
avant tout avec la rerdarion de celles-ci (en sone qu'elle est
a mime de capitaliser des experiences)... ».54
« Non point connaitre, mais
schematiser, imposer au chaos assez de regularite et de formes
pour satisfaire notre besoin pratique ».55
« Le monde imagincnre du sujet. de la
substance. de la « raison », etc.. est
necessaire
y a en nous une puissance ordonnatrice,
simplificatrice qui falsifie et separe artificiellement. « Verite »
c'est la volonte de se rendre maitre de la multiplicite des
sensations -- senor les phenomenes sur des
categories determinees ».56
« La communication est necessaire : pour
que la communication soit possible. it faut que quelque chose soit
fixe, simplifie, precisable (.4 ».57
« Parmenide a dit : « L'esprit ne peut pas
concevoir le neant - Nous nous trouvons l'autre extremite et nous
disons : Cequi pout etre coniu est necessaimment tine
fiction. » ».5B
53 NIETZSCHE, Friedrich, Le gai savoir, Paris,
Librairie Generale Francaise, 1993, p. 364-365-366-367.
54 NIETZSCHE, Friedrich,
La volonte de puissance Paris, Trident, 1989,
p.214.
55 Ibid., p.216.
56 Ibid., p.217.
5, Ibid., p218.
58 Ibid., p.219.
(...) la necessiti d'appriter, a notre usage, un monde
ou notre existence serait rendue possible : nous creons ainsi un monde
qui est determinable, simplifii, comprehensible pour nous
n.59
0 (...) on a compris que le « sujet » n'est
pas quelque chose qui agit, mais seulement une fiction (...)
»6°
« Fiction d'un monde qui
corresponde a nos disks (...). « Volonte du vrai », sur ce
degre c'est essentiellement Part de
!'interpretation (...). La mime espice d'hommes, d'un degri plus pauvre
encore, n'itant plus en possession de la force d'
interpreter. de c 'reer des fictions, constitue le nihiliste
».61
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