1
INTRODUCTION
Lorsqu'on ose réfléchir sur la difficile question
de la liberté, il est d'usage de critiquer les
diverses formes de déterminisme. Mais lorsqu'on
entreprend d'établir que l'homme est libre, on n'explique pas souvent ce
que c'est qu'etre libre. « Bien plus, on suggère, sans y
prendre garde, que la liberté consiste dans le simple fait de n'etre pas
déterminé »1. Or, la liberté
elle-même est un concept complexe et sa définition n'est pas
univoque ; elle varie selon les penseurs et les courants philosophiques.
Ainsi, l'existentialisme sartrien, l'un des courants
philosophiques qui mettent un accent particulier sur l'existence humaine, place
à sa manière la question de la liberté au coeur de son
projet philosophique. Le principe selon lequel « l'existence
précède l'essence » se trouve être un credo qui
rapproche tous les existentialistes. Mais la suppression de la transcendance
constitue pour certains le point de désaccord. C'est ainsi que le
courant existentialiste apparaît en deux tendances différentes :
d'une part l'existentialisme chrétien représenté par
Gabriel Marcel et l'existentialisme athée farouchement défendu
par Jean-Paul Sartre d'autre part. Avec l'existentialisme chrétien,
notamment chez Pascal, l'homme fait l'expérience de l'absence d'un Dieu
caché qui laisse encore des signes aux hommes pour les orienter dans
leurs actions. Or, avec l'existentialisme athée de Sartre,
l'expérience de l'absence de Dieu que l'homme fait est totale. L'homme
devient, de ce fait, conscient d'etre lui-même le seul législateur
de son tableau de valeurs.
Sartre appréhende l'homme comme une existence sans
essence, sans détermination préalable, ni quant à sa
constitution, ni quant aux règles de son action. Il est donc absolument
libre et responsable de son destin. La question qu'on peut se poser est celle
de savoir si ce qui compte chez Sartre c'est de faire de l'homme une
liberté ontologique s'arrachant à « l'en-soi »
de la réalité, de la situation sociale ou historique ;
comment ce projet individuel va s'ériger en principe
général pour prendre en compte l'ensemble de l'humanité ?
Autrement dit, si c'est chacun qui décide à chaque
instant du sens et de la valeur de toutes choses, est
il possible de se mettre d'accord sur un projet collectif ?
Quel avenir
pour un homme sans valeur aucune, condamné à
l'individualisme par rapport à la dignité de la personne humaine
que Sartre déclare en même temps vouloir sauver ? Si être
libre signifie absence de toutes contraintes extérieures pouvant
déterminer ou orienter l'action de l'homme, en quel sens peut-on parler
de morale dans la pensée de Sartre ? Et s'il y avait une
1 J. BARTHELEMY, Structure et dimensions de la
liberté, Ed. De l'école, Paris, 1956, p. 7.
morale chez Sartre, sur quoi est-elle fondée ? Ce sont
ces questionnements qui orienteront notre réflexion. D'abord, en vue
d'établir le point de vue de Sartre selon lequel « la
liberté c'est l'être de l'homme », nous devons, dans un
premier temps, procéder à l'analyse de ce que Sartre appelle
"l'être" dans son rapport avec le "néant" et
mettre au jour les caractéristiques de celui-ci ; dans un second temps,
nous étudierons les implications des rapports de "l'être"
avec "autrui", et nous aborderons, enfin, la question du fondement de
"la liberté" qui constitue le point principal de notre travail,
question qui nous amènera, évidemment, à examiner la
conception sartrienne de la morale.
3
I. LE RAPPORT ENTRE L'ETRE ET LE NEANT
En philosophie, depuis les présocratiques jusqu'aux
contemporains comme Heidegger, Sartre, l'rtre n'est pas défini comme une
matière brute, comme un étant. Sa véritable nature est une
réalité cachée que nous pourrons "présenter et
supposer" dans un étant mais dont nous ne pouvons avoir la saisie
complète puisque « l'être est au-delà des
conditions matérielles de l'existence sensible » dit
Heidegger2.
Dans cette perspective, nous comprenons que si nous ne
parvenons pas à posséder l'rtre, c'est parce qu'il est fuyant,
qu'il nous échappe, autrement dit, il est "négation"
c'est-àdire qu'il est en mrme temps absent et présent. C'est cet
aspect de l'rtre que nous allons faire apercevoir dans les lignes qui
suivent.
|