Philosophie et religion chez Hegel( Télécharger le fichier original )par Cyrille Tenejou Grand Seinaire Saint Augustin de Maroua - Fin de cycle de philosphie 2009 |
III.3. L'athéisme négro-africain et ses implications religieusesAvant d'être érigé en occident en une doctrine philosophique, l'athéisme était avant tout un phénomène mondial, aussi vieux que les religions. La croyance des Négro-africains en un Dieu unique n'a pas été, de tout temps, aussi évidente qu'on ne le laisse croire. On note des cas d'incroyance dans les sociétés traditionnelles et il existe une tradition de pensée critique à l'égard de la religion. Ainsi, on ne voit pas comment cette critique n'aurait pas conduit à l'athéisme et à l'indifférence religieuse.
III.3.1. L'athéisme dans les religions négro-africaines traditionnelles Comme nous l'avons vu précédemment, le Négro-africain, adepte de la religion traditionnelle, ne s'adresse à Dieu qu'occasionnellement, réservant ses prières, supplications, offrandes et sacrifices aux esprits ancestraux ou aux dieux secondaires. Dans la majorité des cas, explique Amadou HAMPATE BA, l'Etre suprême est considéré comme trop éloigné des hommes pour que ceux-ci lui rendent un culte direct135(*). Pour le chercheur camerounais Eloi MESSI METOGO, l'étude de l'éloignement de Dieu dans les religions négro-africaines traditionnelles fournit des exemples admirables de respect de l'être et de la liberté vis-à-vis de Dieu. Ce dernier laisse l'homme libre de telle sorte qu'il « peut s'en remettre au dessein éternel et immuable du créateur ; il peut être indifférent à son égard ou prendre sa place après avoir proclamé sa mort »136(*). De ces déclarations, nous pouvons déduire que les religions africaines traditionnelles ont un caractère anthropocentrique. Si la transcendance divine est pratiquement étrangère au Négro-africain, sa religion n'est pas la volonté de se relier à un principe premier, à un Dieu impersonnel, mais en un ensemble de moyens et d'actions sur le monde, d'interprétation de l'événement, de la maîtrise de l'histoire. Marc AUGE se demande si, en tant que « construction du monde », « mises en place anthropocentrées » essentiellement matérialistes, les polythéismes ne conduisent pas, comme à leur vérité ultime, à l'athéisme137(*). Dans le même sens, Eloi MESSI METOGO pense aussi que « la mentalité magique solidement ancrée en Afrique, qui repose sur la conception d'un ordre immanent du monde sur lequel l'homme veut agir en découvrant ses lois, semble annoncer "le positivisme et l'athéisme technique plutôt que l'attitude religieuse vraie, puisque seule compte l'efficacité, l'appropriation par l'homme de la vie" »138(*). A côté du caractère anthropocentrique de ses religions qui peut conduire à l'athéisme, il faut aussi noter que l'Afrique traditionnelle n'ignorait pas la critique de la religion. Il ne fait pas de doute que l'Afrique traditionnelle ait connu une tradition critique à l'égard de la religion. Selon Jean-Marc ELA, la perte de la foi en l'Etre suprême dans les sociétés traditionnelles est due au fait que l'homme accuse Dieu d'être la cause de son malheur. Le Négro-africain, confronté à la famine, à la sécheresse, à la maladie et au poids des injustices et des frustrations profondes, adoptait une attitude hostile envers Dieu. L'expérience missionnaire que ce prêtre camerounais a vécue au Nord de son pays le démontre bien. Il raconte : « Il y a plus de dix ans, je me trouvais dans un village, le soir. J'avais la prétention d'aller dire la Parole de Dieu aux gens. Des jeunes m'avaient annoncé en disant : "Voilà le fils de Baba Simon qui arrive, l'homme qui vient ici parler de Dieu". Au moment où j'avais commencé à parler de Dieu, un vieillard m'a arrêté : "Autrefois, m'a-t-il dit, Dieu a parlé aux hommes, maintenant il s'est tu, laissant les hommes en proie à la faim, à la maladie et à la mort" »139(*). Nous pouvons en conclure que certains Africains veulent bien de telle divinité, mais à condition qu'elle les comble de bienfaits. D'autres encore, plus radicaux, excluent toute référence à une telle divinité. En quelques mots, nous pouvons dire que l'éloignement de Dieu, la mentalité magique ou anthropocentrique et la critique de la religion due à la détresse sont des phénomènes religieux de l'Afrique traditionnelle qui annonçaient l'athéisme pratique plutôt que la soumission religieuse. Cette indifférence va s'affermir avec l'influence des philosophies athées venues de l'Occident et dont le plus marquant est le marxisme. III.3.2. Le marxisme face aux religions de l'Afrique contemporaine On observe dans les sociétés africaines contemporaines un recul sensible des pratiques magiques. En ville surtout, les gens utilisent la technique occidentale pour se mettre à l'abri du besoin et de l'insécurité matérielle140(*). Une telle attitude a été favorisée par les philosophies occidentales qui ont tendance à mettre l'homme au centre de la vie et ne dépendre que de lui-même. L'enseignement de l'athéisme dans les lycées, les universités et les grandes écoles d'Afrique n'est pas resté sans effet sur un certain nombre de jeunes. Pour Eloi MESSI METOGO, l'école et la ville défient aussi bien l'islam que le christianisme. Les élèves des classes supérieures du secondaire, étudiants et intellectuels n'ignorent rien de la critique de la religion dans l'histoire de la philosophie occidentale depuis les premiers philosophes grecs jusqu'à Sigmund FREUD en passant par MARX. Ce dernier est celui qui a le plus marqué les Africains par son humanisme athée et son message de libération. Si la crise de la métaphysique et la critique bourgeoise de la religion conduisent au scepticisme et à l'indifférence, c'est la critique sociale de l'idée de Dieu initiée par MARX qui semble rencontrer la plus large audience dans une Afrique en proie à l'impérialisme des grandes puissances par les régimes autoritaires interposées. Dieu apparaît à beaucoup d'intellectuels africains comme le garant de l'ordre établi qu'invoquent les autorités en place pour consolider leur pouvoir et la religion comme l'opium destiné à endormir les Africains au profit de leurs exploiteurs141(*). Plusieurs auteurs s'accordent à affirmer l'influence considérable qu'a exercé le marxisme sur les religions de l'Afrique contemporaine. AZOMBO-MENDA et MEYONGO affirment : « C'est sous l'influence de Karl Marx que de nombreux intellectuels africains se déclarent athées en s'appuyant sur ce qu'ils appellent l'absurdité du christianisme et de toute religion dite révélée [...]. Confondant bien souvent la question de Dieu et le problème que connaît le christianisme depuis des siècles, la classe des "Evolués" africains considère [...] Karl Marx comme révélateur d'une tendance et d'un esprit chrétiens qu'ils doivent combattre »142(*). Le sénégalais Babakar SINE, dans son ouvrage intitulé Le marxisme devant les sociétés africaines contemporaines, pense pour sa part que la théorie matérialiste s'applique aussi à l'Afrique. Il s'interroge à ce sujet en ces termes : Si « l'Afrique capitaliste ou néocoloniale n'échappe pas aux lois générales du développement du monde de la production capitaliste [...] en quoi serait-elle fermée à l'approche marxiste » ? Invoquant le postulat du Négro-africain essentiellement religieux que le socialisme africain de Léopold SEDAR SENGHOR oppose au marxisme, Babakar SINE souligne que l'opposition doctrinale de l'idéologie religieuse ne se traduit pas au plan politique par une guerre systématique et aveugle contre la religion143(*). L'athéisme professé par les Africains ne peut donc pas être superficiel comme le pensent beaucoup d'africanistes. Cette conception est déjà caduque. Nous l'avons démontré par le fait qu'un Africain ne peut pas être athée tout simplement parce qu'il est marxiste ; sa religion traditionnelle portait déjà en elle les germes de l'indifférence religieuse. III.3.3. Indifférence religieuse et athéismeL'indifférence religieuse, telle qu'elle est vécue aujourd'hui sur le continent africain, a été en grande partie l'oeuvre des idéologies venues de l'Occident. L'athéisme apparaît à plusieurs comme la voie de la liberté par opposition à l'esprit de dépendance qui est l'essence même de la religion. Le marxisme, que nous avons évoqué par exemple, professe la libération de l'homme « par » la religion. Si l'athéisme est la condition d'une existence de l'homme libre et si l'indifférence religieuse est refus de reconnaître un Dieu suprême et tout-puissant devant qui on éprouve un sentiment de dépendance par l'observance de ses lois, alors nous pouvons dire qu'il y a une relation étroite entre ces deux concepts. Certains auteurs les considèrent comme des synonymes. Eloi MESSI METOGO, lui, utilise indistinctement les deux termes144(*). La sécularisation exprime radicalement cette autonomie : l'homme se pense et se construit sur lui-même. En ce sens, la perspective religieuse ne peut être fondatrice des valeurs, car celles-ci relèvent du choix de l'individu. Dans la mesure où la liberté est constitutive de l'homme, le projet anthropologique n'est plus structurellement d'une instance supérieure. L'attitude religieuse n'est pas de l'ordre de la nature humaine, à l'ontologique. En revanche, l'indifférence religieuse est dans l'ordre des choses145(*). Cependant, certains partisans de l'indifférence religieuse refusent de l'assimiler à l'athéisme, estimant qu'il n'y est question que de libre pensée qui n'a rien à voir avec l'indifférence religieuse. Peut-on leur donner raison ? Nous voyons qu'en Afrique, la propagande antireligieuse est menée par des philosophes et universitaires imbus des philosophies athées comme celles de MARX, de SARTRE ou de NIETZSCHE. Et si nous considérons la logique selon laquelle la croyance en Dieu implique nécessairement la pratique religieuse, nous ne pouvons dissocier radicalement l'athéisme de l'indifférence religieuse. Mais, il faut également reconnaître avec Eloi MESSI METOGO que l'indifférence religieuse et l'incroyance qui existent dans les sociétés africaines contemporaines sont d'origine traditionnelle que philosophique. Elles se rencontrent « non seulement parmi les lycéens, les étudiants et les intellectuels, mais aussi parmi les cadres, les commerçants, les employés dont la plupart n'ont pas fait beaucoup d'études. Les devoirs religieux sont habituellement négligés, la religion a peu de place dans les préoccupations de la vie quotidienne, et les vérités de foi fondamentales sont mises en question. Romanciers, sociologues, philosophes d'obédience marxiste ou non, présentent la religion comme une mythologie périmée, un frein au progrès de l'humanité, un instrument de domination et d'exploitation ou, tout simplement, comme une absurdité »146(*). Nous ne voulons pas par là insinuer que le Négro-africain n'a aucune idée de Dieu, comme le soutient HEGEL. Il s'agit simplement de montrer que la plupart de ceux qui se disent croyants ne le sont pas vraiment. A regarder de près, on s'aperçoit que la plupart des Négro-africains qui ne se reconnaissent pas encore comme tels, sont des athées par leur indifférence envers la religion. * 135 A. NDAW, loc. cit., p. 1443. * 136 E. MESSI METOGO, op. cit., p. 45. * 137 Cf. M. AUGE, op. cit., p. 123. * 138 E. MESSI METOGO, op. cit., pp. 10-11. * 139 J.-M. ELA, op. cit., p. 125. Le récit date du début des années soixante dix. * 140 E. MESSI METOGO, op. cit., p. 13. * 141 Nous reprenons pour l'essentiel la thèse d'Eloi MESSI METOGO dans l'ouvrage susmentionné. * 142 S. AZOMBO-MENDA & P. MEYONGO, op. cit., p. 132. * 143 Pour ce paragraphe, cf. E. MESSI METOGO, op. cit., pp. 142-143. * 144 Cf. E. MESSI METOGO, op. cit., p. 9. * 145 Dans ce paragraphe, nous avons suivi Y. LEDURE, « De l'athéisme à l'indifférence religieuse », in F. LENOIR & Y. TARDAN-MASQUELIER (sous la dir.), Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris, Bayard, 1997, p. 2353. * 146 E. MESSI METOGO, op. cit., p. 234. |
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