CONCLUSION
Carrefour géopolitique avant même le XXe
siècle, y compris dans les représentations mentales des
occidentaux, les Balkans sont, de par leur histoire, le lieu de croisement de
politiques d'expansion, de volontés impérialistes et d'intrigues
internationales. Associé à la complexité ethnique qu'on y
trouve, c'est ce qu'on pourrait appeler prosaïquement un « coin
chaud ».
Un tel espace a été le siège d'études
géopolitiques avant même que le terme ne soit utilisé dans
la géographie française.
Néanmoins, les géographes qui s'y sont
consacrés se réclament de la géographie classique et
continuent d'écrire des articles conformes à l'exercice canonique
de la monographie régionale d'inspiration vidalienne. C'est le cas de
Gaston Gravier et d'Yves Châtaigneau. Ce l'est nettement moins de Jacques
Ancel qui s'en dégage beaucoup plus et qui présente une
production plus hétérodoxe où il n'y a pas de
véritable séparation entre les écrits
géographiques/historiques et les réflexions politiques.
Quant à l'engagement qui peut en résulter, il
conduit à une bivalence intellectuelle ou professionnelle qu'on retrouve
de manière nette chez Gaston Gravier et Jean Brunhes. Le cas de ce
dernier est intéressant à double titre et mériterait
une étude à lui tout seul.
Durant les guerres balkaniques, il écrit deux lettres
(elles sont reproduites dans sa préface au Précis d'Histoire
Serbe, (Brunhes, 1917)), l'une au ministre de la guerre Alexandre
Millerand en novembre 1912 et l'une au ministre des affaires
étrangères Stéphen Pichon en mai 1913. Ce sont des lettres
présentant les situations politiques des pays et des régions
qu'il traverse et qui suggèrent à ses destinataires des
positionnements possibles de la diplomatie française.
Surtout, le cas de Jean Brunhes illustre de manière
successive l'engagement « national » auprès des
Serbes avant et pendant la guerre et l'engagement
« pacifiste » qui suit le conflit et qui trouve son axe de
référence dans l'action de la Société des
Nations.
Ceci permet de dire, de façon toute prosaïque, que
les géographes n'échappent ni aux lieux sur lesquels ils
travaillent, ni à leur époque. Ils en adoptent les courants
dominants.
Avant la guerre, les représentations nationales que
développe Gaston Gravier et les autres géographes
français, insistent à juste titre sur le caractère mouvant
des identités sur une zone où la domination ottomane n'a pas fait
oeuvre d'assimilation. Sur ces territoires découverts et
convoités où les sentiments nationaux sont en devenir et non
encore formés, l'analyse des occidentaux se fait à l'aune du
cadre national qui est le leur, fondé sur des limites
frontalières précises, une volonté de vivre ensemble et
une entité politique de préférence démocratique.
Ceci peut expliquer en partie la préférence que les
français accordent à la Serbie qui est de ce point de vue le pays
des Balkans qui correspond le mieux à ces structures et qui leur
ressemble le plus.
Mais ce cadre est généralement inadapté aux
Balkans et l'appropriation territoriale qui en résulte est difficile
dans la mesure où les populations non constituées en groupes ni
cohérents, ni stables, ignorantes des frontières, ne peuvent se
sentir concernées par un cadre rigide complètement
étranger à leur histoire. Ces populations deviennent un enjeu
pour les jeunes Etats balkaniques, enjeu auquel participent les
géographes français puisque ceux-ci s'engagent et prennent parti
comme on a pu le constater pour Gaston Gravier et Jean Brunhes.
Après la guerre, on veut croire ou on fait semblant de
croire à la victoire de l'Etat-Nation dans les Balkans. La
défense des traités de paix et des frontières qui en
résultent s'inscrit dans un courant humaniste et pacifiste auquel ne
sont pas étrangers des géographes comme Yves Châtaigneau et
surtout Jean Brunhes. Dès lors, l'engagement n'est plus le même.
D'un appui accordé aux serbes, on passe à un engagement universel
fondé sur la défense de la paix par l'intermédiaire soit
d'une position politique plus ou moins internationaliste comme on peut le
deviner pour Yves Châtaigneau, soit par la volonté de donner
à la Société des Nations un rôle à la mesure
de ses ambitions comme dans le cas de Jean Brunhes.
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