UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE
MEMOIRE DE MASTER 2 GEOGRAPHIE
Sous la direction de Marie Claire ROBIC
HUGUES PEUREY
Représentations nationales et territoriales dans la
géographie des Balkans de la première moitié du XXe
siècle, dualité professionnelle et engagement. L'exemple de deux
géographes français : Gaston Gravier (1886-1915) et Yves
Châtaigneau (1891-1969)
Juin 2008Les géographes, confrontés à
certains lieux, génèrent des savoirs scientifiques
spécifiques. Les éléments géographiques qui
caractérisent ces lieux, leur position dans des ensembles continentaux
et maritimes plus larges, les caractéristiques ethniques de leurs
populations, l'histoire même de ces populations qu'elle soit faite
d'unions bienheureuses ou de désunions fratricides orientent les travaux
des spécialistes.
De même que le lieu, objet d'étude, est un facteur
déterminant de la production d'un savoir savant, l'époque en est
un autre. Le géographe travaille sur un territoire qui se transforme au
gré des vicissitudes de l'histoire, vicissitudes dans lesquelles il peut
se trouver plongé.
Il y a donc une localisation spatiale et temporelle du savoir
géographique. Que des travaux scientifiques naissent là et non
ailleurs, à ce moment précis et non pas plus tard ou plus
tôt, n'est pas tout à fait fortuit.
Cette production scientifique, dès lors qu'elle s'attache
à peser sur le monde, entretient des relations d'interaction avec les
lieux d'où elle est issue et avec l'époque qui l'a
nécessairement marquée. Elle peut contribuer à changer les
premiers comme elle peut contribuer à apporter des
éléments de réponse aux problèmes de la seconde.
La réflexion sur un lieu et sur une production
géographique née de ce lieu passe, de ce fait, par l'étude
du trajet qui va des idées au lieu (Besse, 2004) de même
qu'elle passe par l'analyse des liens qui unit le discours savant à une
époque.
Appliquée à l'Europe des Balkans et à deux
moments différents du vingtième siècle, nous nous
proposons de la mettre en oeuvre à partir de l'étude de deux
géographes qui ont travaillé sur ce même espace, l'un avant
la première guerre mondiale et l'autre après. Il s'agit de Gaston
Gravier et d'Yves Châtaigneau.
Etablir un parallèle entre les écrits de ces deux
géographes revient d'abord à réfléchir sur le lieu
Balkans, à essayer de montrer en quoi ces espaces sont
producteurs de représentations territoriales et nationales
particulières et en quoi ces représentations diffèrent
selon le moment où elles ont été émises.
Ces moments sont des contextes qui sont à la fois
évènementiels et scientifiques et qui obligent à replacer
la production de ces deux auteurs non seulement dans les contingences
historiques mais aussi dans l'ensemble des travaux de leurs pairs.
Les représentations qui en sont issues ont, par ailleurs,
des effets sur le géographe lui même et sur sa façon
d'appréhender le monde. Elles peuvent le conduire à exercer
autrement sa réflexion, à aborder des domaines que l'on peut
penser extérieurs à son champ scientifique, à ajouter
à son travail de géographe des activités qui sortent du
cadre universitaire et finalement à entretenir une dualité ou
une ambiguïté sur sa fonction et sur sa personne.
Volcan Balkanique, Poudrière de l'Europe, Question
d'Orient, Imbroglio politico-national, les expressions ne manquent pas pour
caractériser la situation particulière des Balkans du
début du vingtième siècle confrontés à
l'instabilité, à l'ingérence des nations occidentales, aux
alliances et contre-alliances entre Etats, aux nationalismes locaux, aux
confrontations armées, aux multiples pourparlers et traités qui
en résultent, aux incessants changements de frontières.
Les géographes français qui s'y sont
intéressés n'ont pas pu ne pas en être marqués.
Dès lors, comment concevoir qu'ils aient pu se contenter de monographies
régionales dans le cadre d'une géographie d'inspiration
Vidalienne ?
Il existe une géographie politique des Balkans,
développée au début du siècle et qui se poursuit au
delà de la guerre, non dépourvue de parti pris il est vrai, mais
qui réfléchit au thème de la nation et à son
extension, aux rapports diplomatiques et politiques qu'entretiennent les Etats
et qui fait également la part belle aux analyses de
frontières.
Pour être tout à fait exact, c'est une
géographie historico-politique (ou une histoire
géographico-politique comme on voudra) tant il est vrai que ses auteurs
sont à la fois historiens et géographes comme le veut le
système de formation universitaire français. C'est aussi une
géographie incontournable dès lors qu'elle s'impose
d'emblée aux auteurs par la nature même du lieu qu'ils
étudient.
Parmi ces géographes marqués par le lieu
Balkans, Gaston Gravier et Yves Châtaigneau ne sont ni les seuls
ni même les plus importants. Certains prennent contact avec cet espace
par le biais des conflits armés. C'est le cas de Jean Brunhes qui lors
des guerres Balkaniques entreprend de réaliser des clichés
photographiques au titre de conseiller scientifique des Archives de la
Planète. C'est le cas de Jacques Bourcart et de Jacques Ancel qui
parcourent ce même espace lors de leur mobilisation dans l'armée
d'Orient durant la première guerre mondiale, Jacques Ancel étant
à la tête de la section des affaires politiques de l'Etat-major du
général Franchet d'Espérey. C'est aussi le cas de non
géographes comme Edmond Bouchié de Belle, combattant lui aussi de
l'armée d'Orient, mort à Skopje en 1918 et auteur d'un ouvrage
posthume sur la Macédoine et les Macédoniens. Jovan Cvijic,
chassé de Belgrade par la guerre et réfugié en France, est
lui aussi à citer qui, bien que de nationalité serbe, a des
attaches particulièrement fortes avec les géographes
français.
C'est ainsi que Michel Sivignon a pu parler d'une
« géographie de la guerre » (Sivignon, 2005)
traitant de thèmes politiques et militaires et induite à la fois
par les évènements marquants de l'époque et par les
caractéristiques des espaces sur lesquels ils se déroulent.
C'est bien à une géographie des besoins du
moment à laquelle on a affaire, une géographie ou
l'imprécision ethnique et par là même territoriale rend
nécessaire la contribution des géographes et des historiens,
constamment à l'écoute des mouvements de l'espace et du temps
dans une partie du monde particulièrement instable.
Que le lieu Balkans soit poudrière ou thermomètre
de l'Europe, il est terrain d'expérimentation d'une géopolitique
qui ne dit pas son nom et ceci avant même la première guerre
mondiale. L'abondance de la production écrite et cartographique qu'on y
trouve s'explique par le fait qu'il s'agit d'une terre encore peu connue mais
s'explique encore davantage par la nécessité dans laquelle se
trouvent les dirigeants des grandes puissances et des Etats balkaniques de
circonscrire au mieux territoires, peuples et frontières.
C'est ainsi que justifier la naissance d'une pensée
géopolitique française, après la grande guerre et dans le
cadre de l'Ecole française de géographie, par la participation de
nombreux géographes hexagonaux à la conférence de la paix
de 1919 et par la forte personnalité de Jacques Ancel, c'est oublier un
peu vite les travaux d'avant guerre des géographes (ou historiens)
spécialistes des Balkans, se réclamant de la même Ecole
mais séparant de manière nette leurs écrits de
géographie savante de leurs écrits géopolitiques.
Qu'après la guerre, l'Europe centrale et les Balkans
constituent un espace de réflexion géographique pour les
dirigeants européens et pour les géographes qui les conseillent
est une évidence tant est grande la volonté d'établir des
Etats viables et d'assurer une certaine stabilité internationale
garantissant la paix, il ne l'est pas moins pour l'avant-guerre, période
pendant laquelle on s'interroge aussi sur la définition que l'on peut
donner du concept de nation, sur les différents peuples qui vivent sur
cet espace, et sur les principes directeurs qui peuvent présider au
tracé des frontières. Les géographes y participent
pleinement.
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