Paix et Education chez Kant. Esquisse d'une pédagogie de la paix( Télécharger le fichier original )par Fatié OUATTARA Université de Ouagadougou - DEA 2007 |
4. L'action politique en faveur de l'éducation et la paixSi du moins avec l'appui des grands de ce monde et en réunissant les forces de beaucoup d'hommes on faisait une expérience, cela nous donnerait déjà beaucoup de lumières pour savoir jusqu'où il est possible que l'homme s'avance. Kant, Réflexions sur l'éducation, p.99. L'Éducation à la paix est une tâche collective car elle engage gouvernants et gouvernés à faire l'expérience des relations humaines harmonieuses et pacifiques : on pourrait dire que toute éducation sereine est une éducation à la paix, au bien-être et à la cohésion sociale. De prime abord, il est impensable dans ce monde du XXIè siècle que l'école et l'éducation en générale se contentent de transmettre rien que des connaissances théoriques, livresques détachées de la réalité quotidienne, des pratiques du citoyen qui tend à la responsabilisation. Il est dorénavant demandé à l'éducation de former de bons citoyens, responsables et tolérants, capables de penser et d'agir selon la droite raison, c'est-à-dire des hommes capables d'entreprendre des projets allant dans le sens de la perfection de l'espèce humaine et de l'épanouissement du citoyen. Une bonne politique de l'éducation pour tous en faveur de la paix, de la démocratie, des droits humains doit être élaborée et davantage perfectionnée avec "l'appui des grands de ce monde". Platon évoquait déjà la nécessité de cette politique éducative qui vise à donner à tout citoyen la possibilité de contribuer à la réalisation des fins de la paix, à donner à l'éducation une perspective ou une dimension internationales, quand il nous proposait l'idée d'une pédagogie officielle de l'État qui façonne l'opinion et l'élite pour une meilleure direction de la Cité. On aurait pas du tout tort de penser aux grands noms de la littérature et de la philosophie, aux religieux, aux "grands par la tête" plutôt qu'aux "grands par la poche" ou aux "grands par la force ou le feu de l'arme". En vérité, ce que nous entendons chez Kant par l'expression "grands de ce monde 51(*)" renvoie à l'élite dirigeante, aux autorités politiques et administratives, plus précisément aux Princes ou Chefs d'État qui, songeant à la conquête, à l'exercice et à la conservation du pouvoir politique, à leur État ou à leurs intérêts égoïstes et partisans, n'ont pas toujours pour but ultime le bien universel et la perfection de l'humanité dans la paix. Par cette courbure et cet égoïsme, ils s'éloignent de la droiture de l'Universel. Cette déviation immorale et inhumaine du Prince de l'intérêt de tous est dû au fait qu'il est éduqué ou élevé par ses semblables dans le grand secret des dieux : Ils sont alors obligés de se replier sur eux-mêmes. « C'est pour quoi il vaut mieux qu'ils soient élevés par un de leurs sujets, que par un de leurs semblables 52(*) ». De ce chef, la reforme kantienne de l'éducation du Prince a pour vocation d'éviter aux citoyens de tomber dans la corruption de leur chef qui sait user de sa puissance militaire et pécuniaire pour atteindre toutes ses fins égoïstes. En multipliant les injustices, les Chefs d'État se mettent au-dessus de leurs concitoyens. Ils se donnent alors des pouvoirs, des droits sur eux, disposent souvent de leur vie (Raison d'État obligeant), en jouant au dé avec les circonstances, les intérêts et les moyens pour atteindre leurs buts quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse. Pourtant « la nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on puisse trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui 53(*)». Fort de ces considérations, l'auteur de la Critique de la faculté de juger nous instruit que ni l'estime de soi, ni la puissance ni l'argent ne procurent de facto à l'humanité la paix, la stabilité, la culture de l'esprit humain, l'expansion des connaissances humaines, « tout au plus ils les facilitent ». Ce qui est privilégié ici chez Kant se sont les sacrifices et les sentiments moraux, en ce sens que pour lui, « la nature humaine ne peut approcher peu à peu de sa fin que grâce aux efforts de personnes de larges sentiments, qui prennent intérêt au bien universel et sont capables de concevoir l'idée d'un état meilleur à venir 54(*) ». Sans vouloir que le Prince soit totalement moral et moraliste, il lui est cependant demandé d'avoir un regard moral sur l'homme et sa vie de façon à lui épargner des effusions de sang. Pour l'avènement d'un meilleur état à venir du monde, il est important que le Prince soit éduqué et s'éduque à la paix ; son éducation doit aussi devenir meilleure. Malheureusement « on a bien longtemps commis la grande faute de ne point leur résister pendant leur jeunesse. Un arbre isolé au milieu d'un champ, croit en se courbant et étend ses branches au loin ; en revanche un arbre au milieu de la forêt, à cause de la résistance que lui opposent les autres qui sont à côté de lui, pousse droit et tend au-dessus de lui à la lumière et au soleil 55(*) ». Par conséquent, il faut s'assurer qu'en matière d'éducation à la paix, il n'y a pas d'hommes et de Princes naturellement et totalement nuisibles et inutiles, même s'ils conduisent souvent très mal les affaires de la Cité. « Si rapidement qu'on se mette, avec l'habituelle myopie, à classer ses semblables, selon l'usage, en hommes utiles et nuisibles, bons et mauvais, tout compte fait, après mûre réflexion sur l'ensemble de l'opération, on en arrive à se méfier de ce genre d'épuration et de cloisonnement, et enfin on y renonce. L'homme, même le plus nuisible, est peut-être encore le plus utile sous le rapport de la conservation de l'espèce ; car il entretient en lui-même ou par son influence chez autrui, des impulsions sans lesquelles l'humanité se serait relâchée et aurait pourri depuis longtemps. La haine, la joie au malheur d'autrui, la soif de rapine et de domination, et tout ce qui est décrié comme méchant : tout cela appartient à étonnante économie de la conservation de l'espèce, à une économie sans doute coûteuse, gaspilleuse, et dans l'ensemble prodigieusement insensée, -- mais dont on peut prouver qu'elle a conservé notre espèce jusqu'à ce jour 56(*) ». En nous instruisant de cette mise en garde nietzschéenne que nous sommes en mesure de dire que tout un chacun de nous participe de façon consciente ou inconsciente à la marche de l'humanité vers sa destination finale pacifique. Dans sa conception, tout le monde est à la fois utile et inutile, nuisible et bon. C'est à l'éducation de raisonner les hommes, de les guider vers l'idéal de paix commun à la réalisation duquel tous conjugueront leurs efforts. Nous ne devons donc pas jeter l'anathème sur les seuls responsables politiques57(*) quant au mauvais état de l'humanité. Nous devons compter avec eux et eux avec nous. Ceux-ci doivent aussi se convaincre que s'impliquer dans l'éducation à la paix, c'est universaliser la paix par devers soi-même, c'est aller déterrer du fond de l'éducation « le grand secret de la perfection de la nature humaine 58(*) », le secret qui serve à combattre la guerre sur tous les fronts. * 51 Réflexions sur l'éducation, pp.108-110. * 52 Réflexions sur l'éducation, p.109. * 53 Hobbes, Léviathan, traduction F., Tricaud, paris, Sirey, 1971, chap.XIII. * 54 Réflexions sur l'éducation, p.110. * 55 Réflexions sur l'éducation, p.108. * 56 Nietzsche, Gai Savoir, trad., Pierre Klossowski, 10/18, 1957, pp.69-70. * 57 Éduquer l'homme du Prince c'est vouloir « qu'il se laisse universaliser, qu'il renonce à sa singularité exclusive, qu'il se fasse sujet, mais sujet universel, sujet de la loi. » cf. Gilbert Kirscher, Figures de la violence et de la modernité. Essai sur la philosophie d'Eric Weil, Paris, PU-Lille, 1982, p.89. * 58 Réflexions sur l'éducation, p.100. |
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