Conclusion
Le management des ressources humaines locales des ONG
internationales s'avère être un exercice extrêmement
délicat dans le contexte du Burundi d'après-guerre civile. Les
rapports entre les individus, dans la société globale,
étant profondément marqués par l'ethnicité, ce
scénario se reproduit au niveau restreint des ONG internationales, comme
des autres types d'organisations. Le vécu des employés locaux
dans leurs milieux de vie et dans leurs réseaux socio-ethniques
transparaît dans les relations professionnelles sur leurs lieux de
travail, ce qui constitue parfois une menace de taille pour l'atteinte des
objectifs de ces organisations. Les managers de ces ONG, expatriés pour
la plupart d'entre eux, adoptent alors différents modèles et
approches dans la gestion des ressources humaines pour essayer de minimiser
l'impact de l'ethnicité et des phénomènes induits sur le
fonctionnement des organisations. Ces différentes approches peuvent
être résumées en deux tendances.
La première tendance est celle qui privilégie le
pluralisme ethnique du personnel local comme une condition sine qua non pour
garantir l'atteinte des objectifs des différents projets des ONG, et
contribuer par là au processus de réconciliation nationale
à travers l'acceptation mutuelle. Cette tendance se base sur le Do
no Harm et le modèle de management interculturel. La
deuxième tendance est celle qui met en avant le principe de non
ingérence. Ici, le contenu donné à l'expression de «
non ingérence » est celui de neutralité, comprise au sens
d'abstention absolue de recourir à la notion d'ethnie dans la
définition des politiques de gestion du personnel local ; la
manipulation de cette variable est laissée à la seule
responsabilité de l'Etat.
Les deux tendances ont probablement leurs avantages selon le
point de vue d'où l'on se place ; mais elles ont également leurs
limites. Si la première a le mérite de démystifier
l'ethnie, de garantir l'accès plus ou moins équitable au travail
à toutes les composantes ethniques du pays et de diminuer le niveau de
prégnance de cette variable dans les rapports de travail des
employés locaux, il ne reste pas moins vrai que l'ethnicité s'y
redéploie sous d'autres formes. Certains des membres des staffs locaux
la manipulent de manière pragmatique à des fins purement
utilitaires. C'est le cas de ceux des employés que nous avons
appelé les joueurs. Par ailleurs, cette approche fait courir aux
managers le risque d'être pris à partie par ceux qui sont
déboutés par les mécanismes du système des quotas
ethniques, un amalgame étant facilement fait entre ce système et
une forme de discrimination.
L'un des objectifs de cette approche est de changer le
comportement ethnicisé de l'employé local de l'ONG international
en un comportement universalisé. Mais celui-ci s'avère être
un acteur libre, opportuniste, au comportement rationnel, même si cette
rationalité est limitée comme le dit Crozier70. Son
comportement est difficilement déterminé et déterminable.
L'ethnicité se manifestant à l'occasion des situations
d'interactions, c'est dans ces mêmes situations que s'exprime le pouvoir.
Elle devient un outils à la disposition des employés locaux dans
la détermination des relations de pouvoir, le but des uns et des autres
n'étant pas nécessairement l'écrasement de l' « autre
» en tant qu'individu, mais plutôt d'obtenir de lui un comportement
dont dépend leur capacité d'agir.
La deuxième tendance quant elle fait l'apologie d'une
certaine neutralité dans l'appréhension du
phénomène ethnique au sein des staffs locaux des ONG
internationales. Elle ne s'occupe aucunement de modeler le comportement des
employés locaux par rapport à l'ethnicité. Elle vise plus
à protéger les responsables de ces organisations contre les
aléas du contexte local au cas où la situation viendrait à
se gripper sur le plan politico-ethnique. Ils sont alors assurés que
leurs responsabilités ne seront pas mises en cause d'aucune façon
que ce soit si par malheur les passions ethniques venaient à se
déchaîner comme par le passé, étant donné
qu'ils sont « neutres ».
Leur gestion des ressources humaines locales ne met pas
l'employé au centre comme acteur, mais plutôt comme facteur
contribuant à l'atteinte des objectifs des projets initiés par
l'ONG. Ainsi, ils ne se préoccupent pas du vécu historique des
employés locaux, encore moins de leurs états d'âmes ou de
leurs opinions partisanes. Cette approche s'inscrit dans la logique,
aujourd'hui ancienne, de management des projets qui considère les
activités des projets initiés dans un environnement donné
comme étant indépendantes de celui-ci. Ici, la rubrique des
hypothèses, c'est-à-dire les éléments du contexte
pouvant agir de près ou de loin sur l'atteinte des résultat du
projet est tout simplement inexistante dans la définition du cadre
logique. Mais paradoxalement, en préconisant d'ignorer la variable
ethnique comme étant la meilleure manière de ne pas bouleverser
le fragile équilibre du contexte local, les ONG ayant adopté pour
cette deuxième tendance sont celles qui sont les plus susceptibles
d'agir sur ledit contexte. La non action des managers sur le
phénomène ethnique qui se déploie, comme nous
70 CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhrad, L'Acteur et
le système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil,
1977.
l'avons vu, de manière souterraine dans les relations
professionnelles, induit un activisme que nous qualifierions de «
transparent » (car s'exprimant de manière invisible) de certains
employés locaux, qui disposent alors d'un espace d'anomie où
peuvent s'affronter librement leurs rationalités divergentes.
De ce qui précède, on voit que les ONG
internationales opérant au Burundi, comme toute autre organisation, ne
sont nullement des entités entièrement réglées ou
contrôlées. Quelque soit l'approche managériale
adoptée, elles sont soumises en permanence aux aléas de
l'imprévu découlant de la nature fondamentalement dynamique et
mouvante des logiques et des personnalités des individus qui les
composent. En fait, le seul point statique dans ces organisations, c'est la
permanence de l'imprévu, surtout en matière de comportements
humains. Les tentatives des managers pour cerner la complexité du
contexte local dans sa dimension ethnique souffrent de leur grille de lecture
réductrice de la réalité socio-politique du Burundi. En
considérant l'ethnicité comme un donné fixe qu'on peut
apprivoiser à l'aide de modèles et de méthodes qui se
veulent indifféremment neutres, pragmatiques ou interculturels, ils
semblent ignorer le caractère hautement aléatoire qui est, par
nature, inhérent aux logiques des employés locaux, acteurs et
vecteurs de ce donné. Il ne peut en effet exister de modèle ou de
méthode généralisable car la nature même du
phénomène ethnique est réfractaire à toute approche
prescriptive. La variable ethnique est de l'ordre du mouvant ; de par cette
propriété, elle se prête difficilement à la
modélisation et aux préceptes.
En fin de compte, le phénomène ethnique dans les
ONG internationales opérant au Burundi s'avère être une
réalité que les responsables de ces organisation doivent analyser
attentivement dans la définition de leurs politiques de gestion des
ressources humaines. L'impact que ce phénomène peut avoir sur la
réalisation des activités des ONG et sur le contexte local semble
être nié par beaucoup de managers qui le considèrent encore
comme un phénomène marginal. Dans tous les cas, s'il y a une
certitude qui se dégage de cette étude, c'est que pour la
majorité des employés locaux, l'ethnicité n'est pas la
Ressource absolue mais juste une ressource, parmi une multitude d'autres, au
service des acteurs dans leur lutte pour le positionnement sur les
échiquiers de la sphère sociale. La particularité de cette
ressource par rapport aux autres réside uniquement dans le fait qu'elle
se trouve à la portée de tous les acteurs qui peuvent la
mobiliser ou non, selon que le besoin se présente, pour sauvegarder
leurs intérêts ou en conquérir d'autres.
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