O. PRELIMINAIRES.
Dans son ouvrage des doctrines politiques, Histoire des
doctrines politiques depuis l'antiquité, le politologue Mosca, voulant
élaborer une synthèse critique du Prince de Machiavel,
écrit :
L'humanité en vieillissant acquiert toujours de
nouvelles connaissances (bien que quelquefois dans les époques de
décadence intellectuelle, il lui arrive d'oublier ce qu'elle a appris).
Aussi ne faut-il pas s'étonner si nous qui vivons au [XXIe]
siècle et, par conséquent, dans une époque plus
avancée au point de vue intellectuel que le XVIe siècle,
puissions voir plus loin et plus juste que ce que voyait le secrétaire
de florence .
C'est avec ces considérations que nous voudrions
entreprendre nos investigations sur Le Prince de Machiavel. Il nous a paru
nécessaire de situer cette oeuvre dans son contexte historique pour
enfin comprendre qu'elle est tout d'abord fille de son temps.
En effet, le but qui oriente notre quête à
travers l'univers florissant de la pensée machiavélienne n'est
pas celui d'y trouver « une panacée politique», une solution
aux problèmes récurrents du monde. Une telle approche serait
doublement difficile face à la dimension finie de l'ouvrage humain et
face à l'évolution vertigineuse que connaît le monde
actuel. Quoiqu'il en soit, Le Prince reste un des livres les plus importants de
la pensée politique moderne . Les auteurs qui, après Machiavel ,
ont entrepris de réfléchir sur le pouvoir se sont tournés
vers cet ouvrage afin, notamment, d'en critiquer les conclusions. Le Prince
énonce (parfois sur la politique) des jugements si moralement
inacceptables que le terme de « machiavélisme » a
été forgé pour les qualifier et les récuser.
Il est cependant nécessaire de rappeler que la
pensée de Machiavel n'est pas ce à quoi on la réduit
parfois. Elle n'est pas qu'un pur pragmatisme, à savoir une
pensée dont l'intérêt ne réside que dans des
considérations d'ordre utilitaire, qui dit comment prendre et conserver
le pouvoir. Certes, la dimension stratégique est bien présente
dans la pensée de l'auteur comme cela apparaît si clairement dans
les trois derniers chapitres et surtout dans le XXVIe (et dernier) chapitre du
Prince : Exhortation à prendre l'Italie et la délivrer des
barbares.
Au-delà des suggestions et moyens pragmatiques dont
certains sont répugnants, la politique telle que Machiavel la
présente se développe dans l'histoire mondiale, où, il est
plus question de penser les conditions de la prospérité politique
des nations et non de susciter un cycle infernal des intrigues au sein des
gouvernements. La politique est pour Machiavel l'activité humaine la
plus grave sur laquelle repose le destin d'un peuple. C'est ainsi qu'un des
enjeux philosophiquement importants du livre est la définition de la
virtù.
En effet dans un monde dominé par le hasard que
Machiavel nomme fortuna, il convient de repenser les normes du comportement
politique valeureux, efficace, afin de fournir un modèle de comportement
aux nouveaux responsables politiques. Il faudrait donc prendre garde à
la portée morale des arguments machiavéliens sous la double
condition du réalisme pragmatique: voir les choses telles qu'elles sont
et agir efficacement. Dès lors, on voit surgir une nouvelle norme morale
dans les pages les plus sombres de l'ouvrage de Machiavel.
En effet, il peut donc exister une excellente politique au
niveau des imaginations: celle qu'on pourrait nommer l'idéal moral de la
politique. La leçon de Machiavel, c'est que la défense de la
patrie implique que l'attitude politique se pense elle-même comme
étant indépendante de la morale traditionnelle. La politique
n'est pas pour autant coupée de principe du bien et du mal, mais il lui
est nécessaire de se concevoir parfois au-delà du bien et du mal
classiques.
C'est d'ailleurs ce dont atteste l'histoire politique la plus
glorieuse, comme celle des fondateurs d'empire ou de religion,
évoqués au chapitre VI du Prince . C'est aussi l'histoire
politique qui régénère le monde actuel. Aussi Le Prince
pose-t-il un problème fondamental, que l'on ne saurait résoudre
une fois pour toute : il nous avertit que l'efficacité politique
consiste à savoir parfois s'écarter des règles morales
habituelles, sans pour autant se dégager complètement d'une
idée d'excellence qui se confond avec l'idéal patriotique.
1. Problématique.
Discourir sur l'efficacité politique selon
Machiavel, c'est tout d'abord porter au fond de soi-même la meilleure
connaissance du caractère fluctuant de l'expérience humaine.
C'est aussi vouloir opérer un détour par rapport à
l'entreprise traditionnelle de la philosophie politique, qui s'est longtemps
occupée à déterminer le meilleur régime de la vie
commune, le cas échéant, en demandant à l'imagination d'en
construire le type idéal.
Si les ouvrages fondamentaux de la philosophie politique
traditionnelle se sont attelés à définir la meilleure
politique possible en contrepoint de la pratique réelle, c'est parce que
tous visaient à énoncer les devoirs du responsable politique en
vertu d'une certaine idée du bien. Cela n'est pas le cas pour Machiavel.
Désormais, seule l'urgence de la situation impose de tirer des
leçons pratiques. La recommandation de l'efficacité en politique
ne veut plus tenter de conformer la réalité de la vie politique
à un idéal moral. L'efficacité politique ressort de la
motivation fondamentale que porte le politique réaliste : sauver l'Etat
en retenant de la réalité ce qui n'est pas inanité pour un
agir efficace.
Dès lors, le bon responsable politique n'est plus
nécessairement celui qui s'accommode aux modèles utopiques d'une
certaine idée du bien. Si d'après la tradition, l'agir de
l'homme politique devrait se laisser imprégner d'une certaine
contemplation du bien alors il est clair que l'ethos ou l'agir d'un tel
politique peut ne pas être efficace dans la praxis. Voilà
pourquoi, Machiavel procède tout autrement. Par un souci de
réalisme, il entreprend de voir l'homme tel qu'il est, passionné
et avide lorsqu'il est question de politique, sans le juger.
Toutefois l'efficacité politique exige de nous une
conversion dans la manière de voir le monde. Comme sur le modèle
phénoménologique, l'efficacité politique invite à
la purification du regard. Elle nous réapprend la manière
adéquate de répondre aux problèmes auxquels nous sommes
confrontés. Cependant, le réalisme politique de Machiavel ne
saurait se laisser réduire au simple dépassement de
l'idéalisme moral et politique traditionnels. Bien plus, il s'agit d'une
pensée (équilibrée) qui enseigne la quête
perpétuelle « du juste milieu » comme réponse efficace
aux exigences que recommande l'incertitude des conditions existentielles. En
cela donc, il n'est pas simplement question de dépasser la visée
politique traditionnelle mais aussi de réaliser un détour dont
seule la nécessité d'Etat ou la raison d'Etat doit justifier la
réponse adéquate du prince aux situations mouvantes.
Par ailleurs, le réalisme machiavélien n'exclut
en rien la possibilité d'une politique morale. La conception de la
fortuna, cet élément caractéristique de l'histoire
politique ressort avec énergie combien il est trop difficile d'atteindre
l'idéal en face de l'hyper résistance que nous rencontrons dans
la réalisation effective des choses. Il s'agit là d'une
vérité qui doit alerter le politique du grand risque qu'il court.
En abordant le problème politique, notre désir
ne voudrait pas laisser de côté « ce qui se fait pour ce
qui se devrait faire » . L'efficacité politique n'est pas dans la
fuite des responsabilités d'Etat mais dans la réponse
adéquate qu'il faut y porter hic et nunc. Au travers de trois
chapitres, à savoir Le paradoxe de l'efficacité politique dans Le
Prince ; Efficacité dans le rapport entre morale et politique ;
Fondement de l'efficacité politique, nous montrerons que l'idée
de l'efficacité dans Le Prince de Machiavel n'est pas à saisir
comme une recette politique. Elle ressort plutôt du paradoxe des exemples
de vie des hommes éminents qui ont fait preuve d'une certaine bravoure
dans les situations concrètes auxquelles ils ont été
confrontés pour conserver à tout prix leurs Etats. C'est en cela
que se ramène l'effort consenti au premier chapitre.
Par contre, le deuxième chapitre nous enseigne qu'un
prince qui se veut conserver doit orienter toute son entreprise vers la fin
qu'il poursuit : conserver et sauver l'Etat. Seule l'idée de conserver
le pouvoir en même temps que la société politique doit
définir la règle de conduite du prince. L'idéal moral n'a
plus de primauté sur le bien suprême qu'est la conservation
d'Etat. La nécessité d'Etat devient la réalité sur
laquelle se doit jauger le bien et le mal.
Dans le troisième chapitre, le travail saisit
l'efficacité politique comme l'exigence apodictique qui contribue
à la conservation de l'Etat. L'efficacité, non seulement qu'elle
résulte du caractère politique mais aussi elle assigne à
la lourde responsabilité d'assurer la prééminence d'Etat.
Dès lors, l'efficacité politique apparaît comme la mesure
rationnelle, raisonnable, immédiate qui doit modérer les
appétits individuels (violences) pour la réalisation d'un
objectif (commun). L'efficacité politique trouve donc son fondement dans
la nécessité d'Etat .
Pour mener à bien une telle entreprise, nous
avons éprouvé la nécessité d'une
méthodologie bien appropriée. Pour ce faire, nous nous sommes
penchés essentiellement vers l'herméneutique. En effet, la
méthode herméneutique a des origines lointaines , comme dans la
Doctrina christiana de S. Augustin où « Augustin enseigne [...]
comment l'esprit s'élève au-delà du sens littéral
et moral jusqu'au sens spirituel » . Cette méthode se fonde sur une
pratique, celle de l'interprétation et de la compréhension.
L'herméneutique en grec Herméneutikè, se laisse guider
surtout par un art, tekhnè d'où la définition de
Schleiermacher « l'interprétation est un art » .
L'herméneutique se sert donc d'un instrument
linguistique et méthodique (annonce, traduction, explication,
interprétation) pour lire et déchiffrer les textes. Elle est
particulièrement conçue comme une technique du retour au sens
premier qui a été dévié, déplacé ou
monopolisé durant des siècles et au cours de conflits implacables
idéologiques, religieux et politiques. Aussi, en entreprenant nos
investigations sur Le Prince de Machiavel, cette méthode nous a paru
commode et elle peut nous aider à « s'originer » dans les
textes même de l'auteur.
En effet, rappelons que la pensée de
Machiavel, au cours des temps, donna lieu à une diversité
d'interprétations au point qu'elle n'a été réduite
qu'à la simple annonciation de problèmes politiques
accompagnés de leurs solutions. L'herméneutique, au-delà
de la technique politique, conduit donc à la compréhension du
dessein réel de la pensée machiavélienne.
2. Eclaircissement des concepts clés.
2.1. Le machiavélisme et la pensée
machiavélienne.
La pensée machiavélienne n'est pas
réductible à une simple vision machiavélique. On appelle
machiavélique tout responsable politique ou encore toute pensée
capable d'employer n'importe quel moyen pour parvenir à ses fins. Les
circonstances de composition du Prince nous éclairent pourtant sur les
recommandations données par Machiavel.
S'il est vrai que c'est dans le combat pour la puissance que
les qualités humaines, quelles qu'elles soient, peuvent devenir des
armes politiques, il est tout aussi vrai que chez Machiavel la puissance ne se
confond guère avec ses attributs. « L'ambition
démesurée, la cruauté, la violence, la ruse, l'absence
totale de scrupules par lesquelles on définit communément le
héros « machiavélique » - alors qu'en fait Machiavel
cite aussi des exemples de douceur, de vertu et de mansuétude - toutes
ces particularités du tempérament ou de la « nature »
personnalisent le combat, mais ne constituent en aucune façon une fin en
elles-mêmes» .
La pensée machiavélienne n'a pas du tout pour
but de souligner la suprématie du pouvoir par rapport à la
liberté des individus. Si quelque théorie cynique il y a, elle
est uniquement en raison de la nécessité d'Etat. Elle traduit
l'idée qu'en situation d'exception se justifie une suspension de la loi
et, par conséquent, qu'il faut distinguer ce qui relève de
l'éthique de ce qui relève de la politique. A vrai dire, la
pensée machiavélienne est d'abord le fruit d'une
expérience personnelle, fruit d'une observation politique italienne de
son temps. Machiavel n'a fait que traduire parfois dans des
énoncés terribles le mode d'agir des hommes politiques de son
temps.
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