INTRODUCTION
Face à l'évolution et la transformation des
rapports sociaux de production, la lutte des classes, l'avènement de la
démocratie et de la République, les rapports entre gouvernants et
gouvernés, ont largement évolué consacrant aujourd'hui,
non pas seulement la légitimité des gouvernants, mais
également la montée en puissance d'une société
civile jouant de plus en plus le rôle de contre-pouvoir, d'un secteur
privé toujours plus dynamique et puissant dans le jeu des rapports
économiques, politiques et sociaux. De ce fait, le terme de gouvernance
s'est imposé en quelques décennies aux sphères de nos
sociétés actuelles que se soient celles du Nord ou du Sud.
Dès lors, la diversité des connotations attachées
à la notion (ou aux notions) de gouvernance ne pouvait manquer de
susciter l'appétit des chercheurs en sciences humaines et sociales
désireux de renouveler leurs outils d'analyse face à une
réalité socioéconomique en mutation
accélérée (décentralisation, mondialisation,
délocalisation...) en faisant florès dans les discours politiques
et scientifiques.
Conçue comme un mode de gestion du pouvoir, elle
renvoie, ainsi qu'il apparaît, à une acception spécifique
des relations entre gouvernants et gouvernés ; donc à
l'organisation de l'Etat, de la société et de l'économie.
Cependant, la problématique de la gouvernance ainsi que son
évaluation pose en tout premier lieu l'exigence d'une définition
heuristique du concept lui-même. Il convient à cet effet de
relever que le terme gouvernance est relativement récent, même si
la réalité qu'il désigne est aussi ancienne que les modes
d'organisation et de gestion du pouvoir et des sociétés
humaines.
Le présent document essaie de faire une
présentation sommaire de l'état de la réflexion sur le
concept de la gouvernance. Il s'agit donc pour nous, d'un exposé non
«de» la gouvernance mais «sur» la gouvernance, en partant
d'une esquisse des lieux les plus communs autour de cette notion. Cinq
caractéristiques nous permettent de faire un bref état des lieux
de la question et constitueront le fil conducteur de notre argumentation.
Signalons tout de suite que plusieurs termes prêtent à confusion
et tendent à se confondre: gouvernement, gouvernance,
gouvernabilité, voire, la gouvernementalité de Michel
Foucault.
Comme première caractéristique, nous avons donc
une tendance à assimiler la gouvernementalité ou capacité
de gouverner, le mode particulier d'exercer le gouvernement, la gouvernance, et
l'ensemble du pouvoir exécutif ou gouvernement, qui ne donne que des
indications partielles sur la manière dont la sphère politique
est régulée. Nous y reviendrons plus en détails dans les
paragraphes suivants. Deuxième trait, la gouvernance est aujourd'hui
souvent présentée comme une gestion apolitique de la chose
publique, une privatisation de la politique, dans laquelle les citoyens sont
remplacés par des acteurs économiques, de la
société civile, et, en définitive, comme une alternative
à la démocratie représentative, s'inspirant de la logique
du marché. Or, en même temps, le terme s'est
révélé attrayant parce qu'il ouvre la possibilité
aux mouvements sociaux et aux autres acteurs de la société civile
de participer à des processus de prises de décision, aux
côtés de l'Etat, des élus et des autres acteurs
économiques.
En troisième lieu, deux dimensions difficilement
joignables ont en général traversé les analyses sur la
gouvernance, qu'elles soient de caractère académique ou officiel:
l'analytique et la normative. Ainsi, elles tentent de répondre
simultanément à des questionnements divers: Comment
réguler le pouvoir à la fois aux niveaux local et transnational?
Comment se présente le système mondial? Et, enfin : Comment sa
nouvelle structure devrait-elle se mettre en place? Mais nous n'aborderons pas
tous ces points dans ce document.
Quatrièmement, la notion peut répondre, par son
potentiel multidimensionnel, aux exigences de plusieurs champs de l'application
et de la connaissance:
- Politique ; c'est le champ d'appartenance essentiel de
la gouvernance, comprenant en même temps les relations de pouvoir et les
procédures gouvernementales.
- Scientifique (particulièrement des sciences sociales et
politiques), face au besoin d'analyse des nouveaux phénomènes,
dont la mondialisation et la globalisation.
- Économique ; d'une part, l'influence des pouvoirs
privés et la globalisation financière appellent une autre
orientation et d'autres méthodes de coopération, d'où les
versants fonctionnalistes de la notion. D'autre part, le libéralisme
économique s'est doté de principes politiques au début des
années 1990 qui ont été exprimés dans ledit
«Consensus de Washington» et qui, comme on le verra, donneront lieu
à l'une des formulations devenues les plus célèbres de
notre thème : celle de la bonne gouvernance.
- Coopération pour le développement ; sous le
vocable gouvernance, certaines organisations internationales tentent de
résoudre la crise de légitimité qu'elles traversent, tout
en essayant d'accompagner, par un « mode raisonné»
disent-elles, les applications des plans d'ajustement structurel (PAS) dans les
pays pauvres.
- Social ; en réponse à la crise de la
démocratie représentative et face à la capacité des
acteurs à intervenir dans les prises de décision1.
Cinquième caractéristique: la gouvernance a une
origine bien localisée dans les sociétés occidentales des
pays riches. Elle se situe d'abord dans le «Nord studieux», où
les universitaires américains et anglo-saxons ont le plus
réfléchi à la question. La gouvernance a
démarré en effet, dans les pays industrialisés où
le mode de gouvernement traditionnel connaît des problèmes de
gouvernabilité, nécessitant des procédures de
négociations et de décisions participatives et
contractuelles2 ; et que l'Etat solide souvent providence, ne suffit
plus ou en est pleine transformation face aux défis actuels3.
Enfin, et compte tenu de ces traits, le terme paraît obéir
à une réelle nécessité, car il peut remplir des
espaces vides relevant des cinq dimensions citées plus haut. Finalement,
devant la caducité du système de coopération
internationale instauré à Bretton Woods (qui peut être
vécu tantôt comme un échec, tantôt comme un
réajustement nécessaire, selon les points de vue), la gouvernance
pourrait aider à reformuler le multilatéralisme.
La question qui demeure est de savoir si la théorie de
la gouvernance (TG) pourra donner satisfaction à ces questionnements
appartenant à diverses instances de l'action et de la conception (les
dimensions stratégique et scientifique de la gouvernance). Les diverses
dimensions du terme lui fournissent un flou commode du point de vue analytique.
En général, on observe un développement de la TG qui
penche vers l'obéissance à une approche fonctionnelle, mettant
l'accent décidément sur les défis pratiques de l'action
publique et formulant la réponse du pragmatisme gestionnaire aux
inquiétudes fondamentales de l'espace public. On peut d'ores et
déjà noter quelques caractéristiques
générales constituantes pour une définition de la
gouvernance. Il s'agit d'un terme souple, dynamique et
interdisciplinaire4. Il est plus large que celui de gouvernement,
qu'il ne remplace pas, mais complète.
1 Cette dimension a gagné de l'importance
depuis la montée en puissance du mouvement mondial de contestation,
à partir de deux dates symboliques: la victoire des ONG internationales
face aux laboratoires pharmaceutiques en République d'Afrique du Sud en
1997, et la Conférence de l'OMC à Seattle en décembre
1999.
2 Où des acteurs économiques et sociaux
jouent un rôle plus important que dans d'autres pays, aux
côtés des acteurs politiques et administratifs.
3 La théorie de la gouvernance vise à
prendre en compte la multiplicité des centres de pouvoir dans les Etats
modernes, sous les effets notamment des décentralisations.
Contrairement au second, qui suppose l'unité du centre
de pouvoir, le premier n'a pas affaire avec les structures spécifiques
ou avec une «institutionnalité », mais avec une série
de processus, procédures et pratiques liés à la
distribution du pouvoir entre de multiples acteurs et organismes qui doivent
décider en commun, comme le fonctionnement d'une entreprise, le
processus de décision d'une municipalité (gouvernance urbaine ou
locale) ou d'un Etat, le fonctionnement du système international
(gouvernance transnationale ou globale) ou encore les relations entre acteurs
d'un même niveau et de niveaux différents. Passons donc en revue
les principales origines et conditions d'émergence de la gouvernance, sa
plasticité au sein des disciplines avant d'insister sur ses
velléités et innovations.
1. ORIGINES ET ETYMOLOGIE DE LA GOUVERNANCE
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