WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences

( Télécharger le fichier original )
par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ
Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

FACULTE DE PHILOSOPHIE

SAINT PIERRE CANISIUS

KIMWENZA

B.P. 3724 KINSHASA / GOMBE

Par

NTENDO BIASALAMBELE JULIEN, SJ

MEMOIRE

Présenté pour l'obtention du grade

De Licencié en Philosophie

Directeur : Abbé AKENDA J. C.

Juin 2007

Dédicace

La Nature nous t'a arraché à fleur de l'âge

Alors que notre coeur, parfois, rebelle

Dans le silence, t'aimait encore

Bien que mort, tu vis encore

Et tu vivras toujours, pour nous

Tu vivras, par nous.

On t'appelait « WAVEDILA »

Toi, l'époux de dame Justice

Toi, l'ami de la Vérité

Toi, la langue de feu

Qui dérangeait princes, pairs et subalternes.

« Masoonga, masoonga kwaandi », ta devise

Modelait en toi une sagesse

Et un agir sans compromission

Qui te valurent le sort du Juste

Le sort de ton Maître chéri

Trahi et rejeté par les siens

« Le voilà allongé pour l'éternité,

c'est la fête enfin »

Ta mort pour eux fut une libération

Parce que tu gênais, tu dérangeais

« L'homme comblé ne dure pas »

« Homme de bien » ta mémoire vivra à jamais

Ta vie est un témoignage

Tu aurais été fier de lire ce oeuvre

A toi, Désiré NTENDO, mon père bien-aimé

Je dédie ce travail.

Julien NTENDO Biasalambele Biakala N'samu

REMERCIEMENTS

Au terme de notre cycle de Licence, laissons s'exprimer notre sentiment de gratitude envers ceux qui, directement ou indirectement, ont contribué à notre formation et à la réalisation de ce travail.

- A la Compagnie de Jésus qui nous fournit des outils adéquats afin d'être utile dans le service du prochain et aux responsables de la Faculté de Philosophie St Pierre Canisius ;

- Aux Pères NTIMA Nkanza, Simon DECLOUX, Cyprien BWANGILA, Emmanuel BUEYA, tous Jésuites, et à Monsieur l'Abbé J. C. AKENDA, pour l'accompagnement spirituel et intellectuel en vue de la réalisation de ce travail ;

- Aux membres de la communauté Bx Pierre Favre, pour la sollicitude et l'attention porté à ma personnes ainsi qu'à mes études ;

- A Jacques NZUMBU, Serge Gabriel SINDANI, Julien KABALAKO, Jean-Faustin MUKANYA, Eddy LUNDEMBA, Billy BIRHASHWIRWA, J.C. BINDANDA ; Liévin KAMBUNDI, Crispin MUKIAY et Richard TAMBWE. A Angèle BUHANGIZE, Aline BUHANGIZE, Pascaline BUHANGIZE, Alice BUHANGIZE et Mamy BUHANGIZE ; au couple François MUSHAGALUSA et Béatrice BUHANGIZE et à leurs fils et filles CHRISTINE, CHRISTIANE, CHRISTELLE et CHRISTIAN, pour la sincérité de leur amitié ;

- A ma mère, Anne-Marie NDUKA ; à mon frère Didier NZASI et mes soeurs, Lisette NTENDO, Jodelle IBANGU, Hortense MEMBO, Arlette MAYINDA, Bénédicte NDUKA, Olga BILOBUKAKO et Gloire NAYABABWO ;

- A Aimée NZUMBA, Lucie IFUTU, Mélanie KAPINGA et Justine SHANGAGNULA, à Ursule BISENO, Judith KUKANGIDILA, et à Sylvie NKOSI ;

- A tous ceux qui ont travaillé à modeler en moi l'Homme,

A tous et à chacun, de tout coeur, je dis : MERCI.

0. INTRODUCTION

0.1. Problématique

Le vingtième siècle aura insufflé les germes de grands bouleversements au sein de la philosophie des sciences ainsi que dans la perception des perspectives épistémologiques. A la suite du dépassement de la mécanique newtonienne par la relativité, et des grandes révolutions qui s'en suivent, les philosophes des sciences s'intéressent de plus en plus à la définition d'un « nouvel esprit scientifique », capable de rendre compte aussi bien de la rationalité en science que de la complexification et de la mathématisation du réel.

Plus d'un s'investissent alors dans la clarification du concept même de science, déterminant par là les conditions, c'est-à-dire des critères de démarcation ou de définition de la science et des théories scientifiques. Ces critères tracent une frontière nette entre la science et la pseudoscience et déterminent les conditions de progrès des théories dites scientifiques et de rejet, hors la science, de celles qui ne répondent pas à ces critères. Cette entreprise reçut une large contribution des philosophes du Cercle de Vienne qui défendent un positivisme logique. D'autres comme Karl Popper, Thomas Kuhn, etc. marqueront d'une note spéciale ce siècle : ils sont les interlocuteurs directs et privilégiés d'Imre Lakatos.

Quels sont donc le problème et le projet de Lakatos ? Pour les préciser, évoquons les questions suivantes. Quelle est la spécificité de l'activité scientifique ? Comment peut-on rendre compte de la rationalité dans le contexte où d'aucuns situent l'essentiel de l'activité scientifique dans la naïveté de simples réfutations sans cohérence interne ? Comment défendre les idées de rationalité, de continuité, dès lors que d'autres les rejettent et versent dans l'irrationalisme, voire dans le scepticisme ?

Le problème d'Imre Lakatos est de rendre compte de la rationalité dans le développement des sciences. Aussi pose-t-il la thèse selon laquelle la science est une activité continue. L'idée de continuité dans les sciences suppose la permanence d'une structure normative à partir de laquelle l'historien des sciences peut, a posteriori, reconstruire la rationalité scientifique. Cette permanence est garantie par le noyau dur, la structure normative admise comme irréfutable, dans une histoire qui n'est plus celle de simples conjectures et réfutations, ni celle de paradigmes incommensurables. L'histoire de sciences est enfin, une histoire de programmes de recherche compétitifs et qui se dépassent dans un enveloppement dialectique.

L'idée de continuité est déjà présente chez Thomas Kuhn dans ce que ce dernier appelle « la science normale ». Lakatos se démarque pourtant du cadre socio-psychologique dans lequel Kuhn situe la normalité, pour rejoindre l'idée d'une logique propre à la découverte scientifique afin de mieux rendre compte de la rationalité. D'où cette affirmation :

« En sciences, l'attitude dogmatique qui expliquerait les périodes de stabilité a été décrite par Kuhn comme un des traits fondamentaux de la « science normale ». Mais le cadre conceptuel dans lequel Kuhn traite de la continuité en science est socio-psychologique : le mien est normatif. Je regarde la continuité en sciences sociales à travers des lunettes poppériennes. Quand Kuhn voit des « paradigmes », je vois aussi des `programmes de recherche' rationnels ». 1(*)

C'est dire que, là où Kuhn pense le progrès de la science comme irrationnel, du fait de l'incommensurabilité des paradigmes, Lakatos veut sauver la rationalité de la science, en associant, à la notion de continuité, l'exigence d'un cadre normatif d'évaluation telle que celle-ci fut proposée par Karl Popper. Le programme de recherche, peut-on dire, « peut être interprété comme une reconstruction du concept socio-psychologique de `paradigme' de Kuhn dans le Monde 3 de Popper »2(*), en tant que ce monde est celui de la connaissance objective.

Il faut également se garder d'une identification complète de Lakatos à son maître, Karl Popper. Bien qu'il retienne de son ancienne formation le cadre normatif garant de la continuité et de la rationalité, il veut garder sa distance d'avec Popper qui professe l'existence des expériences cruciales pouvant attester la rationalité des théories scientifiques. Lakatos rejette vigoureusement l'idée d'une rationalité immédiate, car la rationalité en science opère lentement. A vrai dire, rien ne permet d'éliminer un Programme de recherche qui dégénère ou dont le pouvoir heuristique s'affaiblit, car

« un nouveau programme de recherche, qui vient d'entrer dans la compétition, peut commencer par expliquer des `anciens faits', d'une manière inédite, mais un très long intervalle peut s'écouler avant qu'il soit considéré comme produisant des faits authentiquement inédits ». 3(*)

Vue de cette manière, l'évaluation devient une reconstruction rétrospective qui assouplit et libéralise les normes. Le critère poppérien de falsification, c'est-à-dire celui de conjectures et réfutations, devient caduc dans la mesure où les programmes de recherche restent compétitifs tant qu'ils peuvent être l'objet d'une reconstruction rationnelle.

Cette ferme exigence de reconstruction rationnelle en science se déploie, chez Imre Lakatos, en un double moment : d'abord en mathématiques, puis dans les sciences empiriques. Dans ces dernières, le contexte d'émergence de la pensée lakatosienne est celui où la communauté scientifique, consciente de la non adéquation des théories scientifiques à la réalité et de l'histoire de leurs éternelles remises en question, s'interroge de jure sur ce qui distinguerait la connaissance scientifique des autres types de connaissance. Karl Popper se démarque de l'idée que la connaissance prouvée ou probable est la science par excellence. Tirant les leçons de l'effondrement de la mécanique et de la théorie de la gravitation newtoniennes, Popper remplace la `'prouvabilité'' et la probabilité par la réfutabilité, comme critère de scientificité d'une théorie. Une théorie est dite scientifique si elle se prête à être réfutée par des données expérimentales. Une vraie activité scientifique procède, à son avis, par une série de conjectures et de réfutations. Car, commente Lakatos,

« la vertu ne consiste pas en l'attention mise à se garder des erreurs, mais en la détermination brutale avec laquelle on les élimine. Audace des conjectures d'une part, austérité des réfutations de l'autre : telle est sa recette. L'honnêteté intellectuelle ne consiste pas à essayer de se retrancher sur sa position ou de s'asseoir en la prouvant (ou en la probabilisant) ; elle consiste au contraire à spécifier avec précision dans quelles conditions on accepterait de l'abandonner »4(*).

Le scientifique adopte des hypothèses explicatives provisoires qu'il soumet au tribunal de l'expérience. Le contre-témoignage de l'expérience entraîne, selon Popper, l'abandon ou le rejet de la conjecture. Dans ce sens, l'activité scientifique constitue une révolution permanente ; elle consiste en une critique sans complaisance des théories scientifiques, dans une confrontation avec les énoncés empiriques ou factuels de base admis par la communauté scientifique. Dans une telle perspective, le progrès scientifique est rationnel et dépend de la logique interne de la découverte scientifique. Il peut, à ce titre, être l'objet d'une reconstruction rationnelle.

Cependant, la démarche poppérienne se heurte au démenti de l'histoire même de théories scientifiques qui, comme le souligne Thomas Lepeltier, ne prennent pas toujours en compte les démentis de l'expérience ; mais, très souvent, elles progressent, fortes de cette négligence5(*). La méthode de conjectures et réfutations ne résout donc pas le problème de la spécificité de l'activité scientifique, non seulement du fait du nombre élevé d'anomalies que les théories scientifiques rencontrent à leur début mais aussi en raison du danger de voir privées de toute scientificité, les théories même les plus respectables.

D'où l'affirmation, chez certains, de la thèse selon laquelle il n'existe, intrinsèquement, aucun critère fiable de démarcation entre la science et les autres modes de connaissance, et que par conséquent un primat de celle-là sur ceux-ci serait dénué de tout fondement épistémologique. N'est-ce pas là l'expression d'un scepticisme qui, en dernière analyse, aboutit à professer l'irrationalisme au sein de l'activité scientifique ? Ce fut l'entreprise de Thomas Kuhn qui s'intéresse à la « structure des révolutions scientifiques ». Rejetant l'idée que les sciences progressent par l'accumulation de vérités éternelles, Kuhn affirme :

« en science, le changement - d'un paradigme à un autre - est une conversion mystique qui n'est pas gouvernée par les lois de la raison et ne peut pas l'être et qui relève entièrement du domaine de la psychologie (sociale) de la découverte ». 6(*)

Le progrès scientifique serait donc irrationnel. La révolution étant chose exceptionnelle voire extra-scientifique, et la critique, anathème en « temps normal », le passage de la critique à l'engagement de la communauté scientifique marquerait pour ainsi dire le début de la croissance scientifique.

C'est contre les dérives de l'irrationalisme et l'aveuglement des successions, sans lien, des conjectures et réfutations que s'insurge Lakatos. Au coeur du débat Popper-Kuhn, Lakatos clarifie son projet, celui de dégager deux versions du falsificationnisme. Il signale que Kuhn n'en maîtrise qu'une seule, mais c'est par la deuxième que Popper peut être défendu des critiques de Kuhn. Notre auteur veut ainsi consolider la version forte de Popper et fonder sur elles, contre Kuhn, l'idée d'un progrès rationnel des sciences.

Il faut donc sauver l'idée d'une rationalité au coeur de l'activité scientifique. La relecture du falsificationnisme sert alors de tremplin : elle dégage deux formes du falsificationnisme. L'un, naïf ou dogmatique, identifie la réfutation au rejet des théories non corroborées. Cette variante du falsificationnisme repose sur le présupposé erroné de l'existence d'une frontière nette entre les propositions théoriques et les propositions factuelles. L'autre, dite méthodologique, reconnaît une large part de convention dans la détermination du critère de démarcation. La variante dite sophistiquée du falsificationnisme méthodologique a le mérite, d'abord de réduire la part du conventionnalisme, ensuite de distinguer rejet et réfutation, et d'évaluer non plus des théories isolées, mais des séries de théories en fonction de leur pouvoir de prédiction.

Il appert donc que l'activité scientifique ne se borne pas à poser des conjectures et à les réfuter par l'expérience ; elle consiste au contraire en programmes de recherche. A la lumière de la version sophistiquée du falsificationnisme, le problème en science devient celui de l'évaluation objective des théories, en termes de déplacements progressifs ou dégénératifs dans les séries de théories.

« les théories les plus importantes pour le développement des sciences se caractérisent par une certaine continuité qui relie leurs termes, et qui provient d'un authentique programme de recherche ébauché dès le début. Ce programme se compose des règles méthodologiques sur les voies de recherche à éviter (heuristique négative) ou à poursuivre (heuristique positive) » 7(*).

Ainsi se profilent les trois piliers de la rationalité : un noyau dur précisant le cadre conceptuel, un pouvoir heuristique, et une compétition sans fin, qui par là même détermine les conditions de leur progrès et de leur dégénérescence. Cette évaluation des théories repose alors sur un nouveau critère de démarcation, entre la science mature et la science immature. Une science mature devra être à la fois théoriquement et empiriquement progressive : elle devra, par rapport à celle qui dégénère, offrir un pouvoir heuristique plus fort, prédire des faits inédits que sa rivale ne prédit pas, et une partie de ces faits devra être corroborée par l'expérience8(*). Si la réfutation n'implique pas automatiquement le rejet des théories, la rationalité scientifique exige qu'on ne décrète aucune expérience immédiate comme cruciale, c'est-à-dire comme devant réfuter un programme de recherche. Aussi Lakatos s'insurge-t-il contre l'idée d'une rationalité immédiate. D'après le logicien Hongrois,

« L'idée d'une rationalité immédiate est utopique. Mais cette idée est la marque distinctive de la plupart des variétés d'épistémologie. (...) toutes ces théories de la rationalité immédiate, et du savoir immédiat ont échoué. (...) la rationalité opère beaucoup plus lentement que ne le pense la plupart des gens et que, même ainsi, elle est faillible »9(*).

Si tel est le cas, si aucune expérimentation ne peut servir de tribunal contre une théorie ni contre un programme de recherche, comment alors le chercheur choisirait-il entre plusieurs théories, hypothèses et programmes de recherche concurrents ? D'après Imre Lakatos, un programme reste concurrent tant que son noyau dur n'a pas dégénéré. Le scientifique continue à étayer son heuristique à l'aide des hypothèses auxiliaires jusqu'à ce que son noyau dur ne réponde plus aux conditions du progrès. Cependant, rien n'autorise à rejeter un programme de recherche qui dégénère :

« il serait inopportun (...) de laisser tomber un programme de recherche qui dégénère parce qu'il est empiriquement moins corroboré. Il faut lui laisser le temps de se développer et attendre que la postérité évalue l'intérêt heuristique d'un changement de programme de recherche10(*) ».

Chez Lakatos, La théorie de la reconstruction rationnelle est à même de rendre compte de l'histoire des sciences. L'historiographie des sciences distingue deux manières essentielles de faire l'histoire, soit en tant qu'internaliste, soit en tant qu'externaliste. La rationalité ainsi que l'exigence de continuité en science requiert une reconstruction purement internaliste. Sans récuser le rôle joué par les facteurs externalistes de la science, Lakatos centre la reconstruction rationnelle sur le cadre normatif propre à l'activité scientifique, en tant que ce cadre détermine le type de problème propre au chercheur. Le rôle central de ce cadre normatif démontre également l'autonomie de l'activité scientifique ainsi que la persistance des chercheurs à travailler sur un programme de recherche, même au coeur des anomalies, dans l'espoir qu'elle supplante ses rivales dans les jours à venir. C'est aussi cela la science. Le projet lakatosien s'inscrit donc dans le vaste projet d'une épistémologie structuraliste dans laquelle l'histoire sert de mémoire11(*) de la science et offre le cadre de la reconstruction. La rationalité, à ce titre, est toujours une rationalité reconstruite. Ce projet structuraliste fait de l'histoire de la science :

« l'historicité du discours scientifique, en tant que cette historicité représente l'effectuation d'un projet intérieurement normé, mais traversé par des accidents, retardé ou détourné par des obstacles, interrompu par des crises, c'est-à-dire des moments de jugement et de vérité12(*) ».

Ainsi se déploie la théorie de la rationalité selon Imre Lakatos. Mais, comme il est dit plus haut, cette unique intuition lakatosienne, l'idée d'une reconstruction de la rationalité fut avant tout l'objet de ses recherches mathématiques13(*) avant de s'étendre à la physique. Léon Brunschvicg rapporte que depuis Descartes et Leibniz, la physique est dans une large mesure une extension de la mathématique14(*). C'est ce que veulent insinuer les recherches de Matteo Motterlini, recherches qui concluent que la théorie de la reconstruction lakatosienne de la physique est une application de sa théorie de la reconstruction rationnelle des mathématiques. Ici et là, la théorie de la reconstruction qu'offre Lakatos vise à « sauvegarder l'emprise absolue du rationnel »15(*) là où d'aucuns entendent s'enfermer dans le dogmatisme de la preuve et de la démonstration, du vérificationnisme, de l'irrationnel et même du scepticisme. Dès lors, une théorie de la reconstruction rationnelle qui se veut complète ne laisserait jamais hors de son champ d'investigation la reconstruction lakatosienne de la rationalité mathématique. Voilà qui justifie, pour Lakatos, à certains moments, le passage obligé par les mathématiques en vue d'une saisie globale de la rationalité à la Lakatos.

C'est dans le sillage des critiques des formalismes16(*) et de la métamathématique qu'il s'agit de situer les travaux de Lakatos sur les mathématiques. Il prend pour cible principale une certaine conception statique et autoritaire des mathématiques17(*).

Comme le rapporte Motterlini :

«the standard view of mathematics, from Euclid onwards, but especially after the logicist revolution of the early twentieth century, is dominated by proof. It is formal proof that provides a mathematical result with reliability and rigour18(*)».

Depuis Euclide, les mathématiques se fondent essentiellement sur la notion de preuve ou de démonstration. La preuve mathématique étant la démonstration de la vérité d'un énoncé ou d'un théorème, est synonyme de la démonstration. Et les résultats mathématiques y trouvent leur garantie ainsi que leur certitude. Faut-il pourtant enfermer l'essentiel de l'activité mathématique dans le cercle clos des démonstrations et des formalismes ? Voilà ce qui préoccupe Imre Lakatos.

Loin de cautionner une telle tradition infallibiliste des mathématiques19(*), Imre Lakatos établit une distinction entre Vérité et Validité. Il brise pour ainsi dire le cercle clos des formalismes pour situer l'essentiel des mathématiques dans l'activité humaine, à savoir dans leur forme préaxiomatique. La preuve mathématique se construit socialement et elle a une histoire. A vrai dire, la logique de la découverte mathématique est une succession de conjectures, d'expérimentations et de réfutations20(*). Par là il veut mettre en évidence le rôle de l'erreur dans la rationalité mathématique.

Il entend, par ailleurs, remettre en doute le caractère définitif de la notion de preuve dans la rationalité mathématique. Aussi compare-t-il tour à tour deux types d'approche de la définition mathématique : une essentialiste et une autre nominaliste, et deux styles d'enseignement des mathématiques, à savoir le style déductiviste et le style heuristique.

Une telle entreprise est porteuse d'une richesse épistémologique indéniable. D'abord, les mathématiques sont formalisées sans pour autant être formelles ; la preuve ou la démonstration d'un théorème étant irréductible à un calcul, elle implique la connaissance, et par conséquent le sujet connaissant. L'analyse de la preuve passe par sa compréhension et fait intervenir des modèles de connaissance subjective, des conceptions individuelles. Les mathématiques sont alors une construction humaine historique : elles sont construites socialement et leur acquisition doit être contrôlée par les individus comme sens et non pas seulement comme langage. Ensuite, de ce qui précède, Lakatos en arrive à la conclusion selon laquelle :

« le savoir mathématique n'est pas tout entier enfermé dans les textes et les signes des théorèmes. Il est plutôt dans l'histoire des concepts, c'est-à-dire dans le cadre problématique de leur genèse, dans ce qui fait obstacle et ce qui a favorisé leur émergence21(*) ».

0.2. Plan du travail

Eu égard à ce qui précède nous voulons affirmer que, en tant que critique des mathématiques et des sciences expérimentales, Lakatos opère une innovation en science. Dès lors, notre projet consiste, dès lors, à rendre compte de la théorie lakatosienne de la reconstruction rationnelle. Nous défendons donc la thèse selon laquelle l'histoire est rationnelle et continue ; elle tient à une logique de la découverte. Nous l'aborderons en trois moments principaux.

D'abord, le premier chapitre, intitulé Science ou pseudo-science. La nécessité d'une mise au point, présente sommairement la situation des sciences après la chute du justificationnisme. Il plonge de plain-pied Lakatos au coeur du débat Popper-Kuhn. Au terme du débat, le lecteur comprendra comment, pour sauver aussi bien Popper des critiques acerbes de Kuhn que l'idée d'une rationalité en science, Lakatos réinterprète le falsificationnisme poppérien. Il en distingue une version naïve, fragile et une version sophistiquée difficilement attaquable. De cette manière, Lakatos pose le tremplin devant accueillir sa nouvelle méthodologie de programme de recherche. Mais qu'est-ce qu'un programme de recherche scientifique et comment peut-il servir à la fois de critère de démarcation entre la science mature et la science immature, et de critère par excellence d'évaluation des théories en compétition?

C'est à cette tâche que se livre ensuite le second chapitre. Il entend poser les bases de la théorie de la reconstruction rationnelle dans les sciences expérimentales, notamment à partir de la notion de programme de recherche scientifique.

Enfin, sachant que toute reconstruction rationnelle nécessite une lecture de l'histoire des sciences, le dernier chapitre osera premièrement offrir une lecture comparative des différentes théories des découvertes scientifiques (le justificationnisme, le falsificationnisme, l'inductivisme). Cette relecture, tout en prenant l'histoire à témoin, veut, en dernière analyse, affirmer la supériorité de la méthodologie lakatosienne comme méta-critère d'évaluation de la rationalité. Ce chapitre se veut également une lecture critique du point de vue et même des prétentions d'Imre Lakatos. Nous critiquerons ainsi la prétention lakatosienne à faire de la méthodologie des programmes de recherche scientifique une sinécure dans la spécification de l'activité et de la rationalité scientifique, car selon les mots même de Lakatos, on ne peut pas prétendre à une rationalité achevée de nos jours.

CHAP. I : FALSIFIER LE FALSIFICATEUR : LA CRITIQUE LAKATOSIENNE DU FALSIFICATIONNISME DE K.R. POPPER

I.0. Introduction

L'idéal de la connaissance prouvée comme seule connaissance et la méthode inductive qui s'en suit, ont longtemps dirigé le monde scientifique et ont inspiré un bon nombre de traditions de recherches en sciences expérimentales comme dans les sciences dites exactes. La chute du justificationnisme, avec son exigence de preuve et de vérification ouvre la voie à un débat entre Popper et Kuhn sur la nature de l'activité scientifique, sur le critère de démarcation ainsi que sur la définition du progrès scientifique. Qu'est-ce qui détermine la spécificité, et à partir de quels critères distinguer les théories scientifiques des théories pseudo-scientifiques ? Qu'entendre par théorie, fait, expérimentation ? Quelle est la nature de la science qui progresse et en quels termes définir le progrès scientifique ? Ce progrès est-il rationnel ou relève-t-il de simples convictions psychologiques voire religieuses ? Telles sont les questions auxquelles se heurte la lecture kuhno-poppérienne de la science.

Le problème de Lakatos est de défendre le rationalisme de Popper en l'épurant des taches d'huile qui l'exposent à l'irrationalisme et au scepticisme de Thomas Kuhn. Ainsi s'explique la vaste entreprise lakatosienne de relecture critique des thèses de son Maître.

A notre niveau, nous pensons qu'une critique de Popper ne peut laisser de côté celle du justificationnisme, car les problèmes de fond que soulève Lakatos se trouvent, dans une certaine mesure, déjà posés par les tenants du justificationnisme. Ainsi, dans ce chapitre, nous revenons d'abord sur les limites épistémologiques du justificationnisme en tant que théorie de la rationalité. Nous y abordons le problème de la vérification qui est un élément clé du système. Le chapitre examine également le débat Kuhn-Popper, et de ce débat se dégagent les éléments qui motivent la critique lakatosienne du falsificationnisme. Cette critique dégage deux versions du falsificationnisme : une version dogmatique qui s'apparente au justificationnisme et une version méthodologique. Cette dernière comporte une variante naïve, et une variante sophistiquée propre à Lakatos. C'est par cette variante, que d'après notre auteur, Popper ne peut être accusé d'irrationaliste.

I.1. Le justificationnisme et l'idée d'une connaissance prouvée

L'esprit humain est capable de connaître. Il emprunte soit la voie de l'intellect, soit celle des sens. Le justificationnisme est le courant épistémologique qui veut que toute connaissance dite scientifique soit prouvée. Cette identification de la connaissance à la seule connaissance prouvée est une conception fortement ancrée dans l'esprit humain. C'est par cette conviction que s'ouvre l'ouvrage d'Imre Lakatos qui affirme :

« Pendant des siècles, on a considéré comme connaissance la connaissance prouvée, prouvée par l'intellect ou par le témoignage des sens. La sagesse et l'intégrité intellectuelle exigeaient que l'on se refusât à énoncer des assertions non prouvées ou à minimiser, même en pensée, le fossé séparant la spéculation de la connaissance établie22(*) ».

Peu importe que la connaissance soit intellectuelle ou empirique, sa validité dépend de sa prouvabilité ou de la capacité d'en fournir une preuve. Celle-ci est en général ce qui démontre ou établit la vérité de quelque chose ou d'une assertion, ou l'opération par laquelle l'exactitude et la justesse de la solution d'un problème sont contrôlées. La notion de preuve est, à ce titre, étroitement liée avec les concepts de démonstration, de vérification, en vue d'établir une vérité.

Cependant, le problème de la preuve se conçoit différemment selon qu'il s'agit des sciences formelles, des sciences empiriques ou des sciences humaines. Ce problème rejoint celui de la vérification dans les sciences. Il convient alors de s'interroger sur la portée épistémologique de la preuve à travers les rapports que ce concept entretient avec le concept de vérité et celui de vérification.

I.1.1. Le problème de la vérification dans les sciences

I.1.1.a. Le concept de vérification

Les termes « vérifier », « vérification », très présents dans le langage ordinaire, sont porteurs d'une grande diversité sémantique. Cette diversité peut être ramenée à deux orientations principales :

« La première considère la vérification comme la confrontation d'un énoncé avec les faits (...). La deuxième identifie la vérification avec l'examen d'une chose pour savoir si cette chose est telle qu'elle doit être23(*) ».

Dans son premier sens, la vérification se réfère à la question épistémologique qui pose le problème de la vérité comme adéquation de l'intelligence, du langage ou du symbolie à la réalité24(*). L'autre sens de vérifier interroge par contre la nature des relations entre les symbolismes et les objets constitués en un système plus ou moins explicite25(*).

Une des caractéristiques de la science réside dans l'idée d'une connaissance vraie. C'est là une lecture naïve de la science, non seulement eu égard aux changements progressifs des explications scientifiques des phénomènes, mais aussi parce que l'histoire des sciences vacillant toujours entre le dogmatisme, l'irrationalisme, le pragmatisme, l'anarchisme et même le scepticisme, témoigne de la non existence d'un cadre universel de réglementation de méthodes de vérité. Si pour les uns, les vérités scientifiques n'ont de validité que conceptuelle et ne peuvent pour ce faire être généralisées, pour d'autres les mathématiciens par exemple, la science est porteuse d'une vérité définitive, établie et éternelle.26(*)

Cette foi en des vérités établies peut aussi être élargie à d'autres domaines de la connaissance. Les vérités apportent dans leur domaine propre un savoir stable et fondé dans un cadre précis de conditions de vérification. C'est pourquoi on est en droit de dire que la vérité scientifique dépend largement de la vérification des énoncés27(*) et qu'elle exige un système symbolique d'expression. Le problème de la vérité se pose dès lors soit comme le problème d'une langue naturelle, soit comme celui des langues spécialisées. Dans ce sens, la vérité dépendrait des règles mises au point pour le fonctionnement des systèmes symboliques. Il s'en suit que c'est avec l'apport de l'élément formel que se constitue l'objet scientifique et qu'on ne peut, par conséquent, parler de vérités purement empiriques28(*). Mais quel rapport le concept de vérification entretient-il avec celui de vérité ?

I.1.1.b. Vérification et vérité

Dire que les vérités scientifiques s'inscrivent dans des énoncés appartenant à des systèmes d'expression, c'est aussi rattacher, dans une certaine mesure, l'idée de vérification à celle de vérité. Cette identité « vérité-vérification » ne va pourtant pas de soi et se réalise différemment selon qu'il s'agit des sciences expérimentales ou des sciences formelles. Les lignes qui suivent se permettent un détour afin d'interroger le problème du rapport « vérité-vérification » dans ces deux types de sciences afin de répondre à la question de savoir comment et dans quelle mesure la vérité d'un énoncé dépend des différents aspects et des conditions de fonctionnement des symbolismes.

I.1.1.c. La vérification dans les sciences formelles

La typologie29(*) de la vérification mathématique distingue : d'abord, la vérification d'un résultat d'opération simple, ensuite la vérification comme calcul et enfin, la vérification des énoncés géométriques. Eu égard à cette typologie, la vérification consiste à constater le résultat des opérations simples ou complexes. A strictement parler, ce constat s'opère avec les énoncés élémentaires de l'arithmétique dans lesquels les opérations peuvent se détacher de leurs réalisations empiriques. Dans le cas des énoncés géométriques, les opérations sont difficilement détachables de leur contenu ; la vérification de ces énoncés est une mise en forme du concept d'approximation. En ce sens, à la vérification s'ajoute un effort de démonstration visant à établir la vérité. Vérification et démonstration se co-déterminent ; leur association fait de la vérification un établissement de sens30(*), et finalement un auxiliaire de la démonstration.

I.1.1.d. La vérification comme auxiliaire de la démonstration

Depuis Nicolas Bourbaki, on sait que : qui dit mathématique, dit démonstration. On sait aussi que vérifier, c'est calculer. C'est que la convergence « vérifier-démontrer » se rattache à l'idée du calcul et que le rôle joué par la vérification dans la pensée mathématique dépend en grande partie de l'importance de la nature des objets formels que manipule la pensée.31(*) Il sied alors de s'interroger sur le type de rapport existant entre vérification et démonstration dans la rationalité mathématique. La réponse à cette question nous invite à considérer ce lien d'abord au niveau du calcul des énoncés, ensuite dans l'axiomatique mathématique.

Le calcul des énoncés établit une équivalence entre la vérification et la démonstration, dans la mesure où ce calcul vise à affirmer la vérité d'un énoncé sur la base des règles d'un système symbolique. J. C. Akenda explique ce rapport en ces termes :

« Le calcul des énoncés est un domaine de la pensée où il y a une nette disparition de contenus formels qui sont substitués aux corrélations des objets à des opérations purement formelles. La disparition des contenus fait que la vérification dans le calcul des énoncés signifie démonstration32(*) ».

Cette équivalence peut s'illustrer en Logique dans le calcul propositionnel, notamment avec les méthodes de décision que sont la méthode des tables de vérité, la méthode par l'absurde, etc. La recherche des tautologies montre bien que le résultat vérifié vaut une démonstration. On peut donc conclure que toute vérification-démonstration de type tautologique est vraie et cohérente du fait qu'elle obéit au principe de non-contradiction.

Les axiomes mathématiques trouvent leur plein sens dans un univers purement abstrait où ils constituent des possibilités et des contraintes opératoires. Dans cet univers, la vérification consiste à constater immédiatement l'adéquation entre un énoncé et les résultats opératoires qui portent sur des objets vidés de leur substance. Elle est donc synonyme de l'analyse en vue de démontrer la non-contradiction et la certitude des théorèmes mathématiques les plus complexes.

Cependant, l'idéal de rigueur et de non-contradiction qui confère aux mathématiques leur autorité est très fortement critiqué par Gödel, Jean Ladrière et même par Imre Lakatos. Chez ce dernier précisément, la logique de la découverte mathématique telle q'elle est déployée dans Preuve et réfutations montre clairement que les mathématiques ne sont pas une rationalité toute faite. Leur rationalité, les preuves et les théorèmes portent une histoire, et se constituent au coeur d'une discussion houleuse entre mathématiciens. La construction des preuves laisse entrevoir un rôle majeur joué par l'erreur au sein des mathématiques. La vérité des théorèmes émerge donc de l'erreur. C'est ce que Lakatos affirme en ces termes :

« La validité pragmatique d'un théorème est le résultat d'un processus d'évaluation mis en oeuvre par la communauté mathématique (communauté de lecteurs de revues, congrès,...) En fait : « les erreurs mathématiques sont corrigées, non par la logique formelle symbolique, mais par d'autres mathématiciens ». L'erreur, qui ne peut être écartée définitivement des productions individuelles ne saurait l'être de productions collectives, ni même des jugements collectifs. Ainsi nous soutenons que si l'on peut affirmer et montrer la fiabilité du système de production scientifique que sont les mathématiques, cela ne signifie pas leur infaillibilité33(*) ».

C'est-à-dire que dans le système logico-formel de vérification-démonstration mathématique ou dans la constitution même de ce système, l'erreur, l'irrationnel sont très présents. Ce qui remet en cause la prétention des mathématiques à une vérité établie indubitable. Dans la mesure où Lakatos s'inscrit dans une philosophie faillibiliste à côté de laquelle évolue la pensée mathématique, il justifie son projet de défendre l'existence des mathématiques non formelles et non formalisées, dont le contenu de vérité et des preuves s'accroît au coeur de la discussion34(*).

I.1.1.e. La vérification dans les sciences expérimentales

Dans les sciences expérimentales, la vérification dépend de la nature de la connaissance scientifique en jeu ainsi que de ses objets. Dans ces sciences, la connaissance est une entreprise visant :

« à reconstruire des schémas ou des modèles abstraits et à déterminer, au moyen de la logique mathématique, les relations entre les objets abstraits de ces modèles de façon à en déduire finalement des propriétés correspondant avec suffisamment de précision à des propriétés empiriques qu'on peut observer35(*) ».

En effet, les sciences empiriques ne manipulent pas l'objet tel qu'il se donne dans la réalité, ni l'objet tel qu'il est perçu36(*). Leur objet est toujours abstrait, construit abstraitement et on en fait correspondre les propriétés avec l'objet factuel. Ces constructions conceptuelles sont les résultats d'un immense projet de réduction de phénomènes.

Ces objets scientifiques sont les faits, les lois ou les théories. Il leur manque, de facto, la richesse de l'objet perçu car le chercheur choisit de négliger ou de neutraliser volontairement une large part des propriétés sensibles auxquelles est soumis l'objet naturel. Dans ces sciences, la vérification varie selon qu'elle est un processus de validation d'un fait virtuel ou d'une théorie scientifique.

Dans un premier temps, la vérification d'un fait scientifique est un effort de conceptualisation qui fait intervenir la notion d'hypothèse. Dans un cadre référentiel construit37(*), la vérification vise à rendre les faits virtuels comme des énoncés abstraits et des hypothèses scientifiques articulables par la théorie en rapport avec l'expérience38(*). Pour sa validation, la vérification d'un fait scientifique nécessite une confrontation.

Ensuite, en tant que validation d'une théorie scientifique, la vérification intègre trois aspects fortement liés, tout en reconnaissant la primauté du donné formel. Cette triple vérification est à la fois un contrôle sémantique, l'établissement de la cohérence syntaxique d'une théorie et la reconnaissance du pouvoir théorique de prédiction de faits nouveaux39(*).

La vérification d'une théorie scientifique vise finalement l'ajustement de la théorie à l'empirie grâce aux principes mathématiques et logiques. Elle devient un système opératoire qui contrôle la capacité de la théorie à représenter des phénomènes ou des faits, en minimisant la distinction entre les faits virtuels et les faits factuels. Ce contrôle interroge la capacité de la théorie à actualiser son volet virtuel avec l'empirie.

L'exigence de vérification ou de testabilité des théories scientifiques et leur idéal d'une connaissance prouvée ont tellement fasciné le monde scientifique qu'elles se sont personnifiées dans un bon nombre de courants dont l'empirisme, le positivisme, et surtout dans le formalisme logico-mathématique. Le point de vue positiviste mérite d'être examiné dans la mesure où il sert de point d'ancrage à la critique poppérienne du justificationnisme.

I.1.2. Le positivisme logique et le critère de signification

Le positivisme logique est une école philosophique qui vit le jour au début du XXème siècle autour du Cercle de Vienne40(*). Celui-ci est un forum de discussions principalement scientifiques mais il porte un intérêt particulier aux questions philosophiques.

Le courant prévaut d'un double héritage : celui de l'empirisme d' Ernst Mach et de la Logique. Le positivisme logique du Cercle de Vienne professe donc un empirisme logique dont Jean François Malherbe résume la thèse fondamentale en ces termes :

« Il n'y a pas de jugement synthétique a priori possible. Les jugements a priori sont analytiques et s'expriment dans des tautologies de la logique formelle et des mathématiques, tandis que les jugements a posteriori sont synthétiques et s'expriment dans les énoncés empiriques de la science unifiée41(*) ».

De cette thèse antikantienne découlent deux caractéristiques du positivisme logique. D'abord, l'affirmation qu'il n'y a de connaissance qu'extraite de l'expérience, c'est-à-dire de ce qui se donne immédiatement42(*). Dans une telle perspective, l'expérience est la seule source fiable pouvant garantir la validité des jugements synthétiques. Le positivisme logique se sert de la Logique pour distinguer les propositions douées de sens, c'est-à-dire scientifiques, de celles qui en sont dépourvues, qu'il nomme métaphysiques43(*). Par là les membres du Cercle de Vienne posent un nouveau critère de démarcation qui est l'exigence de vérification ou le critère de signification44(*).

Ce critère suppose ensuite qu'un énoncé n'est significatif ou scientifique que s'il est vérifiable par l'expérience. La signification45(*) s'assimile à la méthode de vérification de l'énoncé, ce qui suppose une adéquation entre l'énoncé et le donné empirique. Ceci rappelle l'isomorphisme du `premier Wittgenstein' entre les structures logiques et les structures du monde. La base empirique de l'activité scientifique serait donc faite des énoncés protocolaires de la forme : « A tel moment, telle et telle place, dans telles et telles circonstances, tel et tel sera observé »46(*).

La vérification d'un énoncé devient alors la réduction de cet énoncé au schéma d'un énoncé protocolaire. On voit ainsi, à travers la profession de l'empirisme et l'exigence de vérification de la signification des énoncés grâce à l'analyse logique, que le positivisme véhicule correctement l'idéal justificationniste d'une connaissance prouvée. Alain Boyer est d'ailleurs du même avis lorsqu'il affirme :

« Cette idée simple de la « vérification » (...) avait été, dans les années 20, problématisée et érigée en dogme par les membres du Cercle de Vienne, en particulier par Schlick (...). Les empiristes prétendaient posséder un critère de signification implacable, et qui les rendait capables de décider du caractère scientifique (=doué de sens) ou métaphysique (=dénué de sens) d'un énoncé quelconque. (...) Le dogme s'exprime par la formule : « La signification d'un énoncé, c'est sa méthode de vérification » »47(*)

La thèse justificationniste ou vérificationniste du Cercle de Vienne véhicule une logique inductive de la science. Cette thèse reçut de violentes critiques de Karl Popper. Celui-ci s'en prend à la méthode inductive, et par ricochet, ébranle le volet philosophique du justificationnisme. D'autres critiques soutiendront la thèse poppérienne afin de montrer que l'induction porte en elle-même les germes de sa propre destruction.

I.1.3. Des critiques de la thèse justificationniste

L'un des plus grands pourfendeurs de l'idéal d'une connaissance prouvée, de la méthode inductive et du progrès cumulatif est Karl Popper. Pour ce dernier, le problème de l'induction tient de la contradiction apparente entre l'empirisme - c'est-à-dire la tendance à faire de l'expérience le seul arbitre de la vérité et de la fausseté d'un énoncé factuel- et la découverte humienne de la non-validité des généralisations inductives48(*). L'induction est donc une contradiction logique. Ainsi, le problème de l'induction est résolu dès lors que les théories scientifiques ne sont plus considérées comme prouvables, et moins encore comme probables.

« Nous pouvons, (...) interpréter les lois naturelles ou théories comme des énoncés authentiquement décidables en partie, c'est-à-dire des énoncés qui, pour des raisons logiques, ne sont pas vérifiables mais de manière asymétriquement falsifiables : ce sont des énoncés que l'on met à l'épreuve en les soumettant à des tentatives de falsification49(*) ».

La solution au premier problème entraîne la solution au problème épineux de la démarcation. Pour Karl Popper, le critère de signification ou de vérification du positivisme devra être remplacé par celui de falsifiabilité ou de réfutabilité, car l'activité scientifique ne consiste pas à accumuler des vérités fixes et éternelles, mais à poser des conjectures et à les réfuter par l'expérience.

Dans la même foulée, Quine élabore à son tour une critique acerbe du positivisme logique. Dans Les deux dogmes de l'empirisme, Quine reproche au positivisme logique de reposer essentiellement sur deux dogmes :

« Le premier consiste à croire en un clivage fondamental entre les vérités analytiques (ou fondées sur la signification indépendamment des faits) et les vérités synthétiques. Le second, le réductionnisme, consiste à croire que chaque énoncé doué de sens équivaut à une construction logique à partir des termes qui renvoient à l'expérience immédiate50(*) ».

Pour Quine, une fois écartés ces présupposés dogmatiques et autoritaires, le positivisme logique n'a plus de fondement solide sur lequel reposer.

Dans les sciences expérimentales, Imre Lakatos identifie le courant justificationniste à l'empirisme. Il en distingue deux grandes catégories : les intellectualistes classiques (ou rationalistes étroits) et les empiristes classiques. S'il est clair que, pour tout empiriste, la connaissance scientifique consiste en une accumulation de propositions prouvées par l'expérience, il n'y a cependant pas d'unanimité en ce qui concerne la notion de preuve. Notre auteur s'explique en ces termes :

« Les intellectualistes classiques (...) admettent des espèces fort diverses, et puissantes, de « preuves » extralogiques, par révélation, par intuition intellectuelle, par expérience (...). Les empiristes classiques n'acceptent qu'un ensemble relativement étroit de « propositions de fait » exprimant des « faits durs », dont la valeur de vérité est établie par l'expérience ; ces propositions constituent la base empirique de la science51(*) ».

Ces deux catégories d'empiristes divergent également quant à la méthode. Les intellectualistes que Lakatos appelle aussi les rationalistes ou les kantiens procèdent par une méthode déductive, alors que les empiristes classiques optent pour une logique inductive.

Au-delà de cette double divergence de point de vue et de méthode, tous les justificationnistes sont unanimes sur la capacité d'un jugement singulier à exprimer un fait dur, c'est-à-dire sur le pouvoir reconnu à une proposition factuelle à renverser une théorie universelle. C'est aussi là, pense Lakatos, une des faiblesses les plus criantes du justificationnisme. Ainsi, se heurtant déjà à l'agnosticisme des sceptiques, le justificationnisme nourri du scepticisme ouvre la voie à l'irrationalisme, au dogmatisme.

En réalité, une critique sérieuse du justificationnisme aboutit au résultat que toutes les théories scientifiques sont également improuvables52(*). L'échec du justificationnisme ouvre ainsi la voie au probabilisme.

I.1.4. L'avènement de la thèse probabiliste

Le probabilisme atteste que bien qu'il soit difficile de prouver les théories scientifiques, au moins elles sont probables à des niveaux différents, selon les éléments de preuves empiriques dont dispose le chercheur. Avec Carnap, disons que les théories scientifiques jouissent d'un certain degré de probabilité logique proportionnel aux évidences empiriques qui les fondent53(*).

L'honnêteté intellectuelle du probabiliste consiste alors

« à énoncer des théories hautement probables, ou même à spécifier purement et simplement, pour chaque théorie scientifique, les éléments de preuve et de probabilité de la théorie à la lumière de ces éléments54(*) ».

Pour Lakatos, ce point de vue probabiliste, pris au sérieux, fait de la science une simple entreprise d'énonciation des conditions de prouvabilité des théories ainsi que de la collection des éléments de preuve. Le probabilisme n'est, à vrai dire, qu'une variante, rétrograde, du justificationnisme. A ce titre, le probabilisme n'échappe pas aux critiques de la Logique de la découverte scientifique. L'argument poppérien à ce sujet est sans équivoque : non seulement les théories scientifiques sont pareillement improuvables, elles sont pareillement improbables55(*). Ces théories sont des conjectures qui, dans des conditions générales, gardent une probabilité zéro56(*) ou nulle. L'impossibilité de prouver ou de probabiliser les théories scientifiques sonne le glas de toutes les formes du justificationnisme en tant que théorie de la rationalité scientifique. Ce qui pousse les chercheurs à redéfinir un nouveau critère de scientificité, à requalifier l'essence même de l'activité scientifique et à réexaminer le problème du progrès et de la rationalité scientifique. C'est à cette tâche que se livre Karl Popper dont les thèses ne rencontrent pas l'assentiment de La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn.

I.2. Le débat Popper vs Kuhn : le rationalisme contre l'irrationalisme ?

I.2.1. Le problème de Karl Popper

Dans la Logique de la découverte scientifique et dans Conjectures et Réfutations, Karl Popper se propose de régler une fois pour toutes et en le clarifiant le problème de la démarcation, là où les positivistes et les néo-positivistes s'en sont révélés incapables. C'est ainsi qu'il affirme :

« Puisque je rejette la logique inductive, je dois également rejeter toutes les tentatives de ce genre en vue de résoudre le problème de la démarcation. Avec ce rejet, le problème de la démarcation gagne en importance dans la présente recherche. Trouver un critère de démarcation acceptable doit être une tâche cruciale pour toute épistémologie qui refuse la logique inductive57(*) ».

Contre le critère positiviste de la signification qui situe la scientificité dans la possibilité de décider de manière définitive de la vérité et de la fausseté des tous les énoncés, Popper énonce un nouveau critère en ces termes :

« Il dit être « possible de décider de leur vérité ou de leur fausseté de manière concluante ». Ce qui signifie que leur forme doit être telle qu'il soit logiquement possible tant de les vérifier que de les falsifier. (...) Un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l'expérience58(*) ».

C'est la falsifiabilité ou la réfutabilité qui est le critère poppérien de la démarcation entre science et non-science. Ce critère implique, non pas le choix entre des théories définitives ou infaillibles, mais de ne tenir pour scientifique ou empirique que les théories dont la structure s'expose ou se prête déjà à la testabilité ou à l'expérimentation, c'est-à-dire au contre-verdict des données de l'expérience. Ce caractère conjectural des théories scientifiques est un des thèmes clés de l'épistémologie poppérienne.

La réfutation est, en son essence, une procédure critique de sélection et de mise à l'épreuve des théories scientifiques. Malherbe la décrit de la manière suivante :

« D'un énoncé hypothétique nouveau, avancé à titre d'essai et nullement justifié à ce stade, sont déduits des énoncés singuliers que l'on compare d'abord les uns aux autres afin d'éprouver la cohérence interne de l'hypothèse. Si l'hypothèse est incohérente, elle est rejetée ; si les déductions ne se contredisent pas, les énoncés singuliers sont comparés à d'autres énoncés relatifs à la question visée par l'hypothèse et censés exprimer le donné empirique, de manière à faire apparaître les relations logiques qui les unissent. Si les énoncés déduits de l'hypothèse proposée contredisent les énoncés préalablement admis, l'hypothèse est « réfutée » et rejetée. Si, par contre, les énoncés déduits ne contredisent pas les énoncés préalablement admis, l'hypothèse a réussi le test et n'est (provisoirement) pas écartée59(*) ».

On peut dès lors affirmer, avec Imre Lakatos, que chez Popper les sciences sont en révolution permanente, dont la critique est le noyau. Le progrès scientifique est alors rationnel et tient d'une logique de la découverte. Le critère poppérien de la falsification et l'idée d'un progrès rationnel des sciences que ce critère implique, ne semblent pas convaincre Thomas Samuel Kuhn qui trouve à redire à Popper.

I.2.2. Thomas Kuhn, l'idée d'un progrès irrationnel de la science

Pour l'auteur de La structure des révolutions scientifiques, la lecture poppérienne de l'activité de sciences vaut uniquement pour une épistémologie normative. Mais il reste clair aux yeux de Kuhn que l'essentiel de l'activité scientifique est de l'ordre de la science normale60(*). Kuhn définit cette « science normale » comme :

« la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe de scientifiques considère comme suffisants pour fournir de point de départ à d'autres travaux61(*) ».

Cette période de « science normale » se caractérise d'abord par une certaine stabilité au sein de la communauté scientifique : les pratiques scientifiques se stabilisent et se standardisent ; les chercheurs se focalisent dans une seule matrice disciplinaire qui balise leurs travaux. Durant cette période également, la science fonctionne comme une société close : elle se focalise sur un seul paradigme orientant les recherches. Ce paradigme instaure une tradition62(*) au sein de la communauté. Il y a donc accord entre les chercheurs sur les outils de recherche, sur le contenu des concepts de base, la manière de procéder, le domaine à étudier, les questions que pose ce domaine ainsi que la forme des réponses à apporter.

La science normale ne laisse pas droit de cité à la critique au sein de la communauté. La critique est de l'ordre de la crise. Celle-ci, ainsi que la résolution qui s'en suit, sont exceptionnelles, et c'est en temps de crise que change et progresse la connaissance scientifique. Mais quand y a-t-il crise au sein de la communauté scientifique ?

D'après Kuhn, la crise frappe la communauté scientifique lorsqu' intervient un phénomène nouveau que le paradigme en cours n'avait pas prévu et dont il ne peut rendre compte. Ce nouveau phénomène se présente comme une anomalie qui effrite le paradigme et qui bouscule la quiétude ainsi que les croyances établies. La crise brise la tradition scientifique. L'élimination ou le remplacement de certaines croyances au regard de l'anomalie que le paradigme ne sait pas résoudre constitue un progrès scientifique. La présence des découvertes pousse par conséquent les chercheurs à l'adoption d'un nouveau paradigme. Ce dernier est entièrement incommensurable par rapport au premier et instaure une autre tradition de science normale avec les éléments que cette tradition implique.

Dès lors, là où Popper voit le progrès scientifique comme un progrès rationnel, Kuhn opère une rupture. Pour lui, le changement en science est un changement - sans cohésion interne, d'un paradigme à un autre. Ce changement est irrationnel et relève de la psychologie propre de la communauté scientifique63(*).

L'intérêt de Lakatos porte sur le fait que Kuhn adopte l'irrationalisme lorsqu'il se rend compte que ni le justificationnisme, ni le falsificationnisme ne peuvent rendre compte du progrès scientifique. La vérité scientifique est-elle, comme le pense Kuhn, de l'ordre d'un pouvoir ? Dépend-elle simplement du consensus des partisans, de leurs convictions, de leur ardeur ? Dès lors, voulant sauver la science de l'irrationalisme et du scepticisme dans lesquels l'enferme Kuhn, Lakatos clarifie son point de vue :

« je montrerai d'abord que, dans la logique de la découverte scientifique selon Popper, deux positions différentes sont fondues en une seule. Kuhn ne comprend que l'une d'elles, le `falsificationnisme naïf' (je préfère dire `falsificationnisme méthodologique naïf'), j'estime qu'il en fait une critique correcte, que je renforcerai même. Mais Kuhn ne comprend pas une position plus subtile dont la rationalité ne se fonde pas sur le falsificationnisme `naïf'. J'essaierai d'expliquer - et de consolider- cette position plus forte de Popper qui, je crois, peut échapper aux critiques de Kuhn,et présenter les révolutions scientifiques, non pas comme des conversions religieuses, mais comme un progrès rationnel64(*) ».

Lakatos s'impose finalement une relecture critique des thèses du falsificationnisme.

I.3. Imre Lakatos et le Falsificationnisme de Popper

D'après Luce Giard, Lakatos reproche à Popper de ne pas rendre compte du progrès de la connaissance scientifique65(*). En effet, Popper dissocie deux problématiques liées au départ, le problème de l'induction et celui de la démarcation entre science et non-science. En les séparant, Popper croyait résoudre le problème de la démarcation en se débarrassant de celui de l'induction. Aussi a-t-il affirmé l'autonomie du jeu scientifique, mais en perdant la possibilité de prouver que ce jeu produit le progrès de la connaissance du « schéma directeur » de l'univers. La succession sans lien de simples conjectures et réfutations peut-elle rendre compte du progrès de la connaissance ? Certes non. Ainsi se justifie le point de vue de ceux qui soutiennent que la Logique de la découverte scientifique frise le scepticisme66(*).

Cependant, la notion de vérisimilitude et de l'approximation de la vérité dans l'univers -s'inspirant de la théorie de la vérité de Tarski- sont, au yeux de notre auteur, un succès incontestable de Karl Popper. Cette notion, se distinguant par sa simplicité et par son pouvoir de résolution, a permis de sauver Popper du scepticisme et de donner une solution positive au problème de l'induction67(*).

Luce Giard voit en Lakatos, soit un sauveur du falsificationnisme, soit un allié objectif qui en continue l'inspiration et qui distingue mieux que son auteur les éléments pertinents profitables à la science de ceux qui en constituent un dommage. Le souci de plus de rationalité le pousse à une relecture critique du falsificationnisme afin de le sauver du scepticisme. Il distingue essentiellement deux versions du falsificationnisme : une version dogmatique et une version méthodologique. Chacune d'elles comporte des implications non négligeables quant à la rationalité scientifique et à la reconnaissance de la validité du falsificationnisme en tant que théorie de la rationalité scientifique.

I.3.1. Le falsificationnisme dogmatique

Dans sa version dite dogmatique ou naturaliste, le falsificationnisme se caractérise d'abord par l'affirmation que toutes les théories scientifiques sont faillibles. Le falsificationnisme repose ici sur la certitude de l'existence de la base empirique. Le falsificationnisme est de ce fait empiriste mais non inductif. Lakatos l'affirme en ces termes :

« La marque distinctive du falsificationnisme dogmatique, c'est donc de reconnaître que toutes les théories sont également conjecturales. La science ne peut prouver aucune théorie. Mais bien que la science ne puisse pas prouver, elle peut réfuter, « accomplir avec une certitude logique la répudiation de ce qui est faux », c'est-à-dire qu'il y a une base empirique absolument solide de faits que l'on peut utiliser pour réfuter des théories68(*) ».

Du fait qu'il tient à la certitude de la base empirique comme garant de la falsification, le falsificationnisme dogmatique est la variante la plus faible du justificationnisme. Cette variante professe également qu'un seul énoncé d'observation, c'est-à-dire un énoncé factuel singulier, peut être l'arbitre d'une théorie universelle et même la réfuter.

Par ailleurs, le falsificationnisme dogmatique a ceci de particulier que la réfutation d'une théorie y implique automatiquement et inconditionnellement son rejet. Aussi le falsificationnisme adopte-t-il un code d'honneur consistant à spécifier par avance une expérience telle que la théorie puisse être abandonnée au cas où le résultat expérimental la contredirait69(*).

Enfin, la version naturaliste du falsificationnisme établit une nette démarcation entre le théoricien et l'expérimentateur : le théoricien propose, l'expérimentateur dispose les faits, au nom de la Nature70(*).

Cependant, d'après le Logicien hongrois, le falsificationnisme dogmatique est intenable : non seulement du fait qu'il repose sur un critère trop étroit de démarcation entre la science et la non-science, mais également parce qu'il tient à un double présupposé -qui plus est- est erroné.

« Premier présupposé : il existe une frontière naturelle psychologique entre les propositions théoriques ou spéculatives, d'une part, et les propositions factuelles ou d'observations (ou de base), de l'autre71(*) ».

Notre auteur voit dans ce premier présupposé une simple psychologie de l'observation ou une sorte de psychothérapie propre à toutes les tendances justificationnistes. Aussi réplique-t-il qu'il n'existe aucune démarcation naturelle, psychologique pour ainsi dire, entre les propositions théoriques et les énoncés d'observation ou énoncés de base.

Le second présupposé s'énonce en ces termes :

« Second présupposé : si une proposition satisfait au critère psychologique d'être factuelle ou d'observation (ou de base), alors elle est vraie ; on peut dire qu'elle a été prouvée par les faits (c'est ce que j'appellerai la doctrine de la preuve par observation (ou par expérience))72(*) ».

Ce second présupposé pose le problème de la valeur de vérité des propositions d'observation. Ces propositions sont-elles dérivables des faits ou d'autres propositions. Contre le falsificationnisme dogmatique, Lakatos affirme que ces propositions d'observation ou propositions de base sont dérivées d'autres propositions mais jamais des faits. Ainsi, aucune proposition factuelle ne peut être prouvée par l'expérimentation. 73(*)

Dans la même perspective, renchérit Lakatos, la science ne procède pas par « conjectures et réfutations » et les théories scientifiques, même les plus solidement établies ont un pouvoir de réfutation extrêmement limité. Par conséquent, s'il est pris au sérieux, le critère de réfutation dénie toute scientificité à la plus grande partie des théories scientifiques.

Au contraire, les théories scientifiques proscrivent un état de choses observables : elles sont dotées d'un pouvoir de prédiction. Il conclut que les théories scientifiques ne sont pas seulement pareillement improuvables et pareillement improbables, elles sont pareillement non réfutables74(*). Et par conséquent,

« La résistance d'une théorie devant les éléments de preuve empiriques serait alors plutôt un argument pour qu'un argument contre sa scientificité. L'irréfutabilité75(*) deviendrait la marque de la science76(*) ».

C'est dire que, même si on concédait au falsificationnisme dogmatique la démarcation psychologique entre propositions théoriques et propositions d'observation, il lui serait impossible d'éliminer un nombre de théories déjà admises comme scientifiques mais qui ne proscrivent pas toujours un état de chose observable. Ces théories sont elles-mêmes parfois doublées d'une clause ceteris paribus (toutes choses étant égales par ailleurs). Le critère du falsificationnisme dogmatique s'effondre donc du fait de son incapacité à réfuter les grandes théories scientifiques, ce qui entraîne la chute du falsificationnisme dogmatique en tant que théorie de la rationalité scientifique.

Des questions se posent à ce niveau : La chute du falsificationnisme dogmatique entraîne-t-elle automatiquement celles du falsificationnisme tout entier ? Si tel est le cas, Lakatos ne cautionne-t-il pas le scepticisme et l'irrationalisme qu'il voulait épargner à la Logique de la découverte scientifique ? La science n'est-elle qu'une simple spéculation ? Comment peut-on sauver Popper et la consistance de la méthode de conjectures et réfutations.

Lakatos reconnaît que la version dogmatique est la partie du falsificationnisme qui s'effondre sous le poids des critiques de Kuhn mais que l'échec de la partie n'entraîne pas ipso facto celui de la totalité. Le falsificationnisme comporte encore des éléments pertinents. Ainsi, une lecture attentive du poppérisme décèle une variante, dite méthodologique, du falsificationnisme.

I.3.2. Le falsificationnisme méthodologique

Cette variante se distingue généralement par la remise en cause de la certitude et de l'irréfutabilité de la base empirique. Ainsi le chercheur prend des décisions lui permettant de déterminer et de préciser la base empirique ainsi que les conditions de sa réfutabilité. La base empirique devient une construction méthodologique du chercheur. En outre, le falsificationnisme méthodologique comporte deux variantes : la version naïve et la version sophistiquée.

I.3.2.1. Le falsificationnisme méthodologique naïf

Cette version s'apparente au conventionnalisme dans sa première formulation. Une discussion sur le point de vue conventionnaliste s'impose afin d'éclairer la particularité du falsificationnisme méthodologique sophistiqué.

I.3.2.1.1. Le débat sur le conventionnalisme

Imre Lakatos distingue deux types de théoriciens de la connaissance : les passivistes et les activistes. Pour les passivistes, la Nature imprime la connaissance dans un esprit vide. Tel est le point de vue des empiristes classiques qui professent que l'esprit humain est une tabula rasa ou une page blanche sur laquelle la Nature calque ses données. Les activistes au contraire reconnaissent au chercheur le pouvoir de lire et d'interpréter la Nature grâce à son activité mentale et par l'entremise des théories qu'il émet.

Parmi les activistes, on compte les conservateurs et les révolutionnaires. Pour les conservateurs, les prévisions, les schèmes de base permettant à l'homme d'interpréter le monde sont innés. Telle est la voie suivie par les kantiens, notamment ceux qui font intervenir des catégories et des schèmes dans le processus de la connaissance. En revanche, les révolutionnistes, eux, professent que les cadres conceptuels d'interprétation se développent, s'affinent et peuvent même être remplacés par de meilleurs au moyen de la critique. Ainsi, Whewell affirmera que les théories se développent par essais-erreurs. En mathématiques, Poincaré, Milhaud et Le Roy rejettent la notion de preuve par intuition progressive. Ils pensent plutôt que le succès de la mécanique newtonienne s'explique par une décision méthodologique des hommes de sciences77(*). La décision permet qu'une théorie soit réfutée, et, une fois prise, elle aide à résoudre les anomalies apparentes au moyen des hypothèses auxiliaires que Lakatos appelle des « stratagèmes conventionnels ». Ainsi naît le conventionnalisme conservateur qui, une fois achevée la période d'essais-erreurs, juge de l'avenir des théories par un bon nombre de décisions pertinentes.

Cependant, le conventionnalisme a le défaut d'enfermer l'esprit humain dans la prison de ses propres cadres conceptuels. Ce système se heurte également au problème de l'élimination des théories. Comment, par exemple, le conventionnaliste élimine-t-il une théorie qui a fait ses preuves durant des années ? Si les expérimentations les plus puissantes ne peuvent réfuter que de nouvelles théories mais courbent l'échine devant les théories antérieures, on peut alors conclure avec Lakatos que plus les théories se développent, plus les éléments de preuve empiriqueperdent leur pouvoir78(*).

Notre auteur affirme par ailleurs que la critique du conventionnalisme donne naissance à deux branches rivales : le simplisme de Pierre Duhem et le falsificationnisme de Karl Popper.

Duhem est d'accord avec le point de vue du conventionnalisme révolutionnaire qui affirme que les réfutations, quel que soit leur poids empirique, ne peuvent faire s'effondrer une théorie. Celle-ci ne s'effondrerait qu'

« à cause de continuelles réparations et d'un fouillis d'étais enchevêtrés quand les colonnes vermoulues ne peuvent plus surmonter l'édifice qui branle de toutes parts79(*) ».

Duhem pose la simplicité comme critère de scientificité des théories. A ses yeux, une théorie qui subit maints ajustements sous le poids des anomalies finit par perdre sa simplicité première et donc sa scientificité. Elle mérite d'être écartée. Récusant le simplisme de Duhem, qui porte un coup dur à l'empirisme, Popper se dote d'un critère qui soit objectif et rigoureux. Il propose alors une méthode visant à rendre l'expérimentation plus puissante au sein des sciences ayant atteint leur maturité. En ce sens, le falsificationnisme méthodologique de Popper est conventionnaliste et justificationniste. Il se démarque pourtant du conventionnalisme conservateur dans la mesure où il fonde l'accord ou la décision, non pas sur des énoncés universels (du point de vue spatio-temporel) mais sur des énoncés singuliers (de ce même point de vue). Il diffère également du falsificationnisme dogmatique, lorsqu'il soutient que les faits ne prouvent pas la valeur des énoncés, mais que dans certains cas, cette valeur doit être décidée par un accord, par une convention.80(*) Après la clarification du rapport entre le conventionnalisme et le falsificationnisme, il convient de s'interroger sur les décisions méthodologiques qui s'imposent au chercheur.

I.3.2.1.2. Caractéristiques du Falsificationnisme méthodologique naïf.

Le falsificationnisme méthodologique naïf se distingue par deux séries de décisions méthodologiques. Les deux premières portent sur la détermination de la base empirique. Les trois dernières concernent la réfutabilité des théories.

Les décisions portent sur la base empirique. La décision du premier type est relative à la détermination des énoncées de base ou des produits d'observation. Le chercheur les rend acceptables et infalsifiables par un fiat, selon qu'il adopte le point de vue de Duhem ou celui de Popper :

« Duhémien, le conventionnaliste conservateur (« ou, si l'on veut, le justificationniste méthodologique ») rend infalsifiables par un fiat certaines théories (spatio-temporellement) universelles, qui se distinguent par leur pouvoir explicatif, leur simplicité ou leur beauté. Poppérien, notre conventionnaliste révolutionnaire (« ou falsificationniste méthodologique ») rend infalsifiables par un fiat certains énoncés (spatio-temporellement) singuliers qui se distinguent par le fait qu'il existe à ce moment-là une « technique pertinente » telle que « celui qui l'a apprise » soit capable de décider que l'énoncé est acceptable81(*) ».

La première décision élève certaines théories au rang d'énoncés de base ou produits d'observation. Ces théories constituent la base empirique qui servira d'étalon de mesure à de nouvelles théories. D'après Lakatos, le choix même de ces théories n'a rien de psychologique ; il est une question de décision.

Cette première décision est suivie de la deuxième par laquelle le chercheur sépare les énoncés acceptés d'autres énoncés. En outre, ces deux premières décisions correspondent aux deux présupposés du falsificationnisme dogmatique. En révanche, la version méthodologique se démarque de la première par le fait qu'elle reconnaît les limites des preuves expérimentales et la faillibilité des décisions.

Au demeurant, la version méthodologique reconnaît également que les techniques expérimentales reposent sur des théories faillibles. Mais il décide de les intégrer, dans la mise à l'épreuve d'autres théories, comme un savoir acquis non problématique. Ce savoir, provisoirement accepté, est utile dans la mise à l'épreuve, car il fournit, par la décision du chercheur, la base de la réfutation. La nécessité de ces décisions pour démarquer la théorie mise à l'épreuve des théories constituant le savoir acquis non problématique est un trait essentiel du falsificationnisme méthodologique naïf.

Ainsi, le statut des « énoncés de base » reconnu à certaines théories est simplement question de convention. C'est cette convention qui décide de la valeur de vérité de certaines propositions et de la constitution de la base empirique. Après une multiplication d'expérimentation, la communauté scientifique choisit et institutionnalise les théories dont l'indicateur de fausseté est moindre. La base empirique ainsi constituée n'a rien de prouvé.

De ce qui précède découle une autre caractéristique non négligeable du falsificationnisme méthodologique naïf : il sépare réfutation et rejet.82(*)

Le caractère conventionnel et faillible des énoncés de base fait qu'une théorie qui entre en conflit avec lesdits énoncés est falsifiée, au sens d'être réfutée : mais la réfutation n'implique pas automatiquement le rejet de cette théorie. En effet, le problème réside dans l'exigence de concilier le faillibilisme avec la rationalité, au risque de cautionner le chaos dans le développement des sciences ; il se pose alors au chercheur un problème d'élimination des théories. Dans la version méthodologique, il importe d'affiner la méthodologie de sélection afin de ne retenir que les théories les mieux adaptées. Cette étape du falsificationnisme encourage un darwinisme théorique ou une lutte pour la survie des théories83(*). Au coeur de cette lutte, l'élimination est un facteur capital du point de vue méthodologique. Elle repose sur un nouveau critère de démarcation d'après lequel :

« Seules sont « scientifiques » les théories (...) qui proscrivent certains états de choses « observables » et peuvent donc être falsifiées ou réfutées : (...) une théorie est scientifique (ou acceptable) si elle a une « base empirique » ».

La scientificité est fonction de l'acceptabilité méthodologique. Ce critère opère une démarcation entre les falsificationnistes dogmatiques et les méthodologiques. D'abord parce qu'il est plus libéral et ouvre facilement à la critique des théories ; ensuite parce qu'il intègre un grand nombre de théories auxquelles peut être reconnu le statut scientifique ; enfin, le critère permet de reconnaître la scientificité des théories probabilistes. Ceci révèle l'importance des trois autres types de décisions méthodologiques portant sur la réfutation.

La décision de troisième type concerne les énoncés probabilistes. Ces énoncés ne sont pas falsifiables. Mais ils peuvent être rendus falsifiables par un fiat, c'est-à-dire par une décision supplémentaire de l'homme de science. Celui-ci spécifie alors des règles de rejet qui rendent certains éléments de preuve incompatibles avec la théorie probabiliste.

Une décision de quatrième type permet de décider sur les théories soumises à une clause ceteris paribus. Pour ce faire, il s'agit d'émettre des hypothèses spécifiques. Si un bon nombre d'entre elles sont réfutées, le chercheur peut alors décider de la réfutation de toute la théorie. Ainsi, la version méthodologique élève au rang d'expérience cruciale un phénomène normal et peut, par la force de la quatrième décision, interpréter comme scientifique n'importe quelle théorie.

Mais ce point de vue méthodologique du falsificationnisme est-il sans faille ? Suffit-il pour rendre compte de la rationalité ? Celle-ci est-elle synonyme de convention ou d'arbitraire ? L'exigence de plus de rationalité pousse notre auteur à critiquer le falsificationnisme méthodologique naïf.

I.3.2.1.3. Critique du Falsificationnisme méthodologique naïf.

Par le fait qu'elle accorde une place de choix aux décisions méthodologiques, cette variante du falsificationnisme court des risques très grands qui peuvent entacher la rationalité. Les décisions peuvent dramatiquement fausser la démarche. Le falsificationniste méthodologique se comporte alors comme un héros qui tend à choisir, entre deux maux, le moindre. Il verse alors dans le scepticisme qui lui ferait croire que tout marche bien. Il abandonnerait ainsi l'exigence de toute norme intellectuelle et l'idée même de progrès scientifique. La science devient alors un chaos, une véritable Tour de Babel84(*).

Par conséquent, le falsificationnisme méthodologique court un grand danger d'irrationalisme : c'est le danger de toute critique du falsificationnisme dogmatique qui ne propose aucune solution de rechange. Tels furent les cas de O. Neurath et Hempel qui voient dans le falsificationnisme un pseudo-rationalisme, mais sans proposer quelque voie d'un rationalisme véritable.85(*)

En plus, la fermeté du falsificationnisme méthodologique repose sur des décisions arbitraires. En cela, soutient notre auteur, il cautionne lentement mais sûrement le faillibilisme. Enfin, la décision portant sur la falsification des théories doublées d'une clause ceteris paribus est à la fois dangereuse et risquée. L'histoire réelle des sciences démontre que ces genres de cas ont été l'objet d'une certaine lenteur ou d'une précipitation irrationnelles86(*).

Par ailleurs, les versions dogmatique et méthodologique naïve du falsificationnisme sont marquées par deux caractéristiques communes qui sont en parfait accord avec l'histoire effective des sciences. D'une part,

« Une mise à l'épreuve est -ou doit être- un duel entre la théorie et l'expérimentation, de sorte que dans la confrontation finale, seuls ces deux adversaires s'affrontent87(*) » ;

et d'autre part,

« le résultat intéressant d'une telle confrontation est une falsification (décisive) : les « seules » découvertes authentiquement scientifiques sont des réfutations d'hypothèses scientifiques88(*) ».

La dernière caractéristique est ce que la version méthodologique a en propre. En cela, face au falsificationnisme dogmatique et au conventionnalisme conservateur, la version méthodologique représente une avancée considérable.

Pourtant, ces deux critères sont contredits par l'histoire des sciences qui suggère que, d'une part, la mise à l'épreuve soit de l'ordre d'un combat triangulaire (ou trivial) entre des théories rivales et l'expérimentation ; et que, d'autre part, quelques unes des expérimentations aboutissent, à une confirmation et non pas à une falsification. Voilà pourquoi il est impérieux de falsifier le falsificationnisme méthodologique naïf, en réduisant son élément conventionnel afin de sauver l'exigence d'une méthodologie et l'idée poppérienne du progrès scientifique. C'est ainsi que, au sein de la version méthodologique, Lakatos discerne une autre voie qui a échappé à Karl Popper lui-même, mais qui redonne au falsificationnisme sa raison d'être en tant que théorie de la rationalité. C'est la version sophistiquée du falsificationnisme méthodologique.

I.3.3. La version sophistiquée du falsificationnisme méthodologique

Puisqu'elle tient à la falsification des théories scientifiques, la version méthodologique naïve du falsificationnisme n'ouvre pas la voie à une reconstruction satisfaisante de l'histoire des sciences. La version sophistiquée, se distingue de la première par ses règles d'acceptation ou ses critères de démarcation et par ses règles de rejet ou d'élimination.

I.3.3.1. Règles d'acceptation et de réfutation.

La version naïve considère comme acceptable ou scientifique une théorie expérimentalement falsifiable. Dans la version sophistiquée, par contre, une théorie est dite scientifique

« Si elle surpasse la théorie précédente (ou rivale) par son contenu empirique corroboré, c'est-à-dire, si et seulement si elle conduit à découvrir des faits inédits89(*) ».

En d'autres termes, la scientificité d'une nouvelle théorie dépend du surplus de contenu empirique qu'elle apporte tout en intégrant le contenu de l'ancienne théorie. C'est cela que Lakatos appelle un pouvoir de prédiction de faits inédits, dont une partie est vérifiée et attestée par l'expérience.

De même, la version naïve décide d'interpréter une théorie comme falsifiée parce qu'elle entre en conflit avec les « énoncés de base conventionnels » ; or, dans la version sophistiquée,

« Une théorie scientifique T est falsifiée si et seulement si l'on a proposé une autre théorie T' dotée des caractéristiques suivantes : 1/ comparée à T, T' a un supplément empirique : c'est-à-dire qu'elle prédit des faits inédits, à savoir des faits improuvables à la lumière de T, ou même interdits par ; 2/ T' explique le succès antérieur de T, c'est-à-dire que tout le contenu non réfuté de T est compris dans le contenu de T' (...) ; et 3/, une certaine partie supplémentaire de T' est corroborée90(*) ».

La falsification ne s'opère plus en fonction des prétendus énoncés de base ou produits d'observation.

selon Lakatos l'activité rationaliste ne devrait même pas viser la falsification à tout prix. Depuis les travaux des conventionnalistes, on sait qu'aucun résultat expérimental n'élimine jamais une théorie parce que celle-ci peut être préservée de contre-exemples soit par des hypothèses auxiliaires, soit par une réinterprétation de ses termes. De même, la version sophistiquée ne s'accroche nullement à la falsification. Elle vise plutôt l'évaluation de chaque théorie scientifique en même temps que ses hypothèses auxiliaires, ses conditions initiales et surtout les théories qui sont ses prédécesseurs afin de déceler le changement qui a conduit à la nouvelle théorie.

Ici réside une des marques distinctives de la version sophistiquée. Elle déplace le problème d'une théorie isolée à évaluer, vers des séries de théories. Ce sont les séries de théories qui sont scientifiques ou ne le sont pas, et, souligne Lakatos, attribuer le prédicat « scientifique » à une seule théorie est une erreur de catégorie.

Dans ce sens, le progrès scientifique se mesure par la progressivité des déplacements de problèmes (ou déplacements progressifs), par la proportion de faits nouveaux que la série de théories fait découvrir. Réinterprétés en termes de « séries de théories », les critères de démarcation et de falsification peuvent s'énoncer en ces termes

« Nous dirons que cette série de théories est théoriquement progressive ou qu'elle « constitue un déplacement de problème théoriquement progressif » si toute nouvelle théorie possède un certain supplément de contenu empirique par rapport à la précédente, c'est-à-dire si elle prédit quelque fait inédit, inattendu jusqu'alors. Nous dirons qu'une série de théories théoriquement progressive l'est aussi empiriquement (ou qu'elle « constitue un déplacement de problème empiriquement progressif ») si une partie de ce supplément de contenu empirique est corroboré, c'est-à-dire si chacune des théories nouvelles nous amène à découvrir effectivement un fait nouveau. Enfin, nous dirons qu'un déplacement de problème est progressif s'il l'est à la fois théoriquement et empiriquement, et dégénératif si ce n'est pas le cas91(*) ».

Les déplacements progressifs doivent l'être au moins théoriquement. Dans ce cas ils sont acceptables. Dans le cas contraire, ils sont rejetés comme pseudo-scientifiques. Le progrès se définit par le degré de progressivité du déplacement théorique du problème et par la proportion de faits inédits corroborés dont la série de théorie offre la possibilité.

Cette dernière version du falsificationnisme méthodologique présente quelques traits dont il convient de faire mention ici.

I.3.3.2. Traits nouveaux de la version sophistiquée.

Primo, elle n'insiste pas sur une falsification à tout prix, ni sur la souveraineté des résultats expérimentaux. Pour elle, la falsification dépend de l'apparition de théories meilleures prédisant des faits nouveaux. Dans ce sens, la falsification n'est plus une simple relation entre une théorie et un énoncé de base, mais une relation multiple entre des théories concurrentes, la « base empirique » originale et la croissance empirique résultant de cette concurrence92(*). Aussi, au lieu de rejeter les théories, Lakatos propose d'activer la critique et la concurrence. La falsification revêt donc un caractère historique.

Secundo, la version sophistiquée réévalue le rôle de l'expérience. Ce sont généralement les éléments de contre-preuve qui occasionnent la réfutation des théories. Mais le concept même d' «éléments de contre-preuve » entendu comme un résultat expérimental, mérite d'être revisité, voire redéfini. Car, d'après Lakatos, un  « élément de contre-preuve de T1 » est un exemple corroborant de T2 qui soit n'est pas compatible avec T1 , soit est indépendant de T1. Un élément de contre-preuve n'est un élément crucial, pertinent qu'au coeur des anomalies, et sa crucialité est déterminée avec un certain recul à la lumière de la théorie qui a supplanté l'autre. Ainsi, la reconnaissance de la crucialité d'une expérience est un processus de longue durée et qui nécessite une relecture de l'histoire des séries de théories en jeu.

Tertio, la corroboration supplémentaire est un élément de grande importance dans la version sophistiquée. Ce que cette version apprend des théories, ce n'est ni le nombre d'éléments de preuve qui les confirment (puisque de théories réfutées on n'apprend rien), ni de savoir si elles sont réfutées ou non ; mais plutôt les faits inédits que la théorie prévoit. Le seul élément pertinent est celui prévu par la théorie elle-même. Le caractère scientifique ne peut donc être dissocié du progrès théorique93(*).

Enfin, la version sophistiquée présente de nouvelles normes d'honnêteté intellectuelle94(*). Elle aborde les théories à partir de points de vue divers et mise sur celles qui sont capables des prédictions empiriques les plus puissantes. Cette version est, pour cela, héritière de plusieurs traditions épistémologiques dont elle retient les éléments les plus pertinents :

« Des empiristes, il [le falsificationnisme méthodologique sophistiqué]95(*) a hérité sa détermination à apprendre d'abord de l'expérience. Il a pris de l'école de Kant sa manière activiste d'aborder la théorie de la connaissance. Les conventionnalistes lui ont enseigné l'importance des décisions en méthodologie96(*) ».

Bien qu'héritière du conventionnalisme, la version sophistiquée réduit sensiblement la part de convention dans la méthodologie scientifique. Alors que la version méthodologique naïve tient aux cinq décisions (deux portant sur la détermination de la base empirique et trois sur la réfutation), la version sophistiquée a besoin d'un nombre très réduit. Elle considère comme redondantes les décisions du quatrième et du cinquième type97(*). D'abord parce que c'est un accroissement de contenu qui permet d'éliminer une théorie complexe non concurrente, ensuite parce que l'essentiel de cette version ne porte pas sur la réfutation des théories. Au contraire,

« Nous conservons une théorie syntaxiquement métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas problématiques en les modifiant de façon à augmenter le contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont attachées98(*) ».

En ce sens, la modification de ces hypothèses auxiliaires peut opérer un déplacement théoriquement et empiriquement progressif. Une théorie syntaxiquement métaphysique peut donc être conservée comme noyau dur d'un programme de recherche.

Il reste donc les trois premières décisions. Le falsificationniste dogmatique y tient mordicus, la version sophistiquée les retient mais en réduisant la part de convention dans les décisions du deuxième et du troisième types99(*). Ces décisions sont vitales pour déterminer la progressivité et la dégénérescence empirique d'un déplacement de problème. Cependant, l'élément conventionnel, c'est-à-dire leur caractère arbitraire, peut être attenué par ce que Lakatos appelle la procédure d'appel.

I.3.4. Procédure d'appel et pluralisme théorique

Le théoricien peut interjeter appel contre le verdict de l'expérimentateur. Dans ce cas, la cour d'appel examine non pas l'énoncé de base, mais la théorie interprétative qui en établit la valeur de vérité. En pareille circonstance, il est d'abord question de reconstruire et d'améliorer l'articulation logico-déductive de la théorie. La question est alors de savoir dans quelle circonstance on doit alors tenir à une théorie en face de faits connus.

D'après Lakatos, l'affirmation de la contradiction d'une théorie avec les faits est un langage propre à un modèle déductif monothéorique. Au contraire, sachant que la distinction entre « faits » et « théorie » est de l'ordre d'une décision méthodologique, le problème de la procédure d'appel fait intervenir un modèle déductif pluraliste. Ce modèle pluraliste a ceci de particulier que

« La contradiction ne se situe pas entre des théories et de faits, mais entre deux théories de haut niveau : une théorie interprétative qui fournit les faits et une théorie explicative qui les explique ; et la première peut se placer à un niveau tout aussi élevé que la seconde100(*) ».

Le modèle monothéorique présuppose une contradiction entre une théorie logiquement de niveau supérieur et une hypothèse falsificatrice de niveau inférieur. Ce modèle reconnaît le primat de la théorie explicative qui doit être jugée et réfutée par les faits. Dans le modèle pluraliste par contre, il n'est nullement question de valider la réfutation d'une théorie. Le problème consiste

« à corriger une incompatibilité entre la « théorie explicative » mise à l'épreuve et les « théories interprétatives » explicites ou cachées ; (...) le problème est de savoir quelle théorie considérer comme l'interprétative qui fournit les faits « durs » et laquelle est l'explicative qui doit être jugée par les faits101(*) ».

C'est dire que du point de vue déductif, le modèle pluraliste de mise à l'épreuve met ensemble plusieurs théories. Ainsi il peut décider d'accorder la primauté à la théorie interprétative pour juger les faits et, en cas de contradiction, réfuter les faits comme des monstruosités. C'est là remettre en question le pouvoir de l'expérimentation, c'est-à-dire celui d'un fait singulier, à renverser une théorie universelle. Le chercheur devra au contraire revisiter sa théorie interprétative. Dès lors, la version sophistiquée déplace le problème du rejet des théories, qui devient le problème de la résolution des incompatibilités entre des théories étroitement liées. Le falsificationnisme sophistiqué constitue en réalité une avancée très significative par rapport à la version dogmatique. Il s'impose alors de s'interroger sur sa portée épistémologique ainsi que sur les objections auxquelles il bute afin de souligner en quoi cette version contribue à l'avancement de notre débat, celui de la rationalité scientifique.

I.3.5 Limites et portée épistémologique de la version sophistiquée.

En tant qu'elle prône la compétition, la complexité et le pluralisme théorique, la version sophistiquée est un processus de longue haleine qui retarde, sans l'éviter, la décision concernant le rejet de la théorie en cas de contre-verdict de l'expérimentateur. D'après Lakatos, la version sophistiquée, - comme la version naïve -, se heurte au problème crucial de la base empirique, car finalement le verdict de la cour d'appel n'est pas infaillible. C'est dire, en définitive, que l'expérience reste encore, au sens fort, l'arbitre impartial.

Plus substantiellement, la version sophistiquée se heurte à ce que d'aucuns appellent le paradoxe d'adjonction dont la résolution risque de faire une concession au simplisme de Duhem. Ce qui est remis en question ici, c'est l'ajout de nouvelles hypothèses auxiliaires qui opèrent le déplacement progressif. Au fur et à mesure de l'ajout des hypothèses auxiliaires, on s'éloigne du problème de départ à résoudre. L'évaluation se complique dans la mesure où il s'impose de rendre compte de la scientificité de chacune des hypothèses ajoutées Pour Lakatos, l'élimination de déplacements progressifs reste difficile. Ce qui importe, c'est l'exigence que les assertions supplémentaires soient reliées à l'assertion originale par un lien intimement plus simple. Ce simple lien intime assure la continuité de la série des théories qui caractérise le déplacement de problème.

Le mérite de la version sophistiquée est de sauver le falsificationnisme de Popper contre les critiques de Kuhn et contre l'irrationalisme qui, de l'intérieur, mine sa version dogmatique. L'élément clé réside dans le fait que la version sophistiquée considère des séries de théories, ainsi que dans l'exigence de continuité qui les lie intimement à la théorie-mère au fil des déplacements. Ceci témoigne de la permanence d'une structure que le chercheur peut relire à rebours afin de reconstruire l'histoire des sciences.

Sur la notion de continuité se fonde celle de logique interne du développement des sciences. Cette exigence rappelle également la science normale de Thomas Kuhn. Pour Lakatos, les séries de théories - continues- sont fondues en un programme de recherche. On peut donc comprendre que le développement de la science est de l'ordre de la "tension essentielle" kuhnienne ou des emboîtements successifs de Gaston Bachelard.

I.4. Conclusion partielle

La défense de la rationalité scientifique a conduit Lakatos à falsifier le falsificationnisme afin de n'en retenir que les éléments pertinents. La critique lakatosienne débouche sur le rejet du justificationnisme en tant que théorie de la rationalité. Nous savons dès lors que la connaissance scientifique n'est ni prouvée ni probable. Elle est simplement conjecturale. Ainsi, pris au sérieux, le critère justificationniste fait s'écrouler, dans un irrationalisme creux toute l'activité en même temps qu'il laisse droit de cité au scepticisme.

Dans sa critique de Popper, Lakatos passe d'une version dogmatique qui s'apparente au justificationnisme à une version méthodologique du falsificationnisme. Ces deux volets du falsificationnisme discutent à fond diverses questions liées à l'activité scientifique, notamment le problème du critère de démarcation, le statut des théories scientifiques, le problème du progrès et la définition du savoir scientifique lui-même.

Il appert clairement que c'est en dégageant une version méthodologique sophistiquée au coeur du falsificationnisme de Popper que Lakatos le sauve de l'irrationalisme et des critiques de Kuhn. La version sophistiquée est une lecture plus subtile que notre auteur fait de Popper qui, lui-même, n'en prend guerre conscience. Elle se distingue des deux autres par des normes plus rigoureuses d'acceptation et plus libérales de rejet des théories.

A vrai dire, le passage de la version naïve à la version sophistiquée a apporté deux avancées significatives. Il offre d'abord une conception dynamique du développement de la science. Celle-ci n'évalue plus une théorie isolée face à un fait, mais plutôt des séries de théories fortement liées, voire incompatibles, en termes de prédiction de faits inédits et de déplacement théorique. Elle évalue ensuite le juste rôle de l'expérimentation : la falsification n'entraîne pas automatiquement le rejet des théories, à moins qu'une prétendue expérience cruciale apparaisse comme un exemple de confirmation d'une théorie nouvelle et meilleure.

Cette version sophistiquée détermine le vrai problème que devrait affronter la science, celui de l'évaluation objective des théories incompatibles. Ainsi se dégage l'exigence de continuité des théories dans leurs liens intimes. Cette exigence permet de reconstruire l'histoire. C'est cela que Lakatos aborde dans la méthodologie des programmes de recherches scientifiques.

CHAP. II : LA METHODOLOGIE DE PROGRAMMES DE RECHERCHE SCIENTIFIQUES

II.0. Introduction

Notre premier chapitre s'est penché sur la critique lakatosienne du falsificationnisme de Karl R. Popper. Il a démontré la difficulté de penser un quelconque progrès rationnel de la science en termes de conjectures et réfutations, en vertu de l'étroitesse du critère falsificationniste102(*). Au terme de cette analyse, nous avons dégagé, à la suite de Lakatos, une version sophistiquée du falsificationnisme qui pose le problème scientifique en termes d'évaluation objective des séries de théories.

Sur quelles bases peut-on reconnaître le caractère scientifique d'une nouvelle théorie? Quel rôle les vérifications et anomalies jouent-elles dans la rationalité scientifique? Comment le chercheur se positionne-t-il en face des anomalies? Si la science ne progresse pas par accumulation des théories, en quels termes doit-on penser le progrès chez Imre Lakatos? Telles sont les questions que tentera de résoudre ce second chapitre. Il expose le coeur de la méthodologie, fondée sur la dialectique entre une structure théorique de base, (le noyau dur) et une double heuristique ou principes méthodologiques orientant le travail théorique.

Notre chapitre se divise en trois grands moments. Dans un premier moment, nous dégagerons l'exigence d'un développement continu des séries des théories comme un principe majeur de la méthodologie, car elle explique le mieux la dialectique qui définit la science en termes de permanence et de continuité, en lien avec l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard et de la tension essentielle de Thomas Samuel Kuhn. Dans un second moment, nous exposerons le concept et la structure du programme de recherche. Il s'agira ici de préciser le rôle joué par chaque composante de la méthodologie, et de clarifier la relation du chercheur face aux anomalies auxquelles il peut se heurter tout au long du développement de son programme. Enfin, le libéralisme et la tolérance méthodologique sont un aspect non négligeable de la méthodologie. Nous y répondons à la question de l'existence d'un critère objectif d'élimination des programmes de recherches. Tout au long de ce chapitre plusieurs exemples tirés de l'histoire de la physique appuient la réflexion d'Imre Lakatos.

II.1. L'exigence d'une structure continue.

La science ne connaît pas de modèle unique de rationalité. Elle connaît plutôt des rationalités multiples qui se diversifient suivant les disciplines, les époques, les méthodes mises en jeu, les approches individuelles ainsi que selon les contextes socio-culturels. On parlera ainsi des rationalités mathématiques, ou des rationalités sociales. On peut dès lors comprendre que la raison se dit de plusieurs manières.

La méthodologie de programme de recherche est en ce sens une forme de rationalité scientifique. Elle intègre la discussion et la critique rationnelle, l'histoire propre des sciences ainsi que l'exigence d'une structure permanente. Seule cette structure continue peut permettre la reconstruction rationnelle de l'histoire de sciences.

II.1.1. Lakatos : le développement continu de la science à partir du noyau dur

Lakatos est aussi confronté au problème épineux de l'évaluation objective des théories nouvelles face à l'expérimentation et aux théories déjà admises. En guise de solution, et contrairement à Popper et à Kuhn, il intègre les théories dans une compétition où la prédiction de faits nouveaux constitue le critère de démarcation entre la science mature et la science immature. En d'autres termes, en face des anomalies, la méthode lakatosienne n'encourage pas une élimination immédiate du programme de recherche. Celui-ci se maintient par la protection de la structure de base et grâce à des hypothèses auxiliaires qui se confrontent aux réfutations, et par l'adoption d'autres hypothèses qui précisent le cadre formel du programme; ces dernières hypothèses assureraient l'autonomie relative du programme de recherche. L'adjonction des hypothèses est soumise au critère de compatibilité avec la structure de base. Ainsi s'assure une certaine continuité au coeur du programme. Sans cette continuité, aucune reconstruction rationnelle n'est possible.

Lakatos récuse alors toute conception du progrès scientifique en terme d'accumulation des théories. Le progrès suppose une base permanente, le noyau dur, et une série de changements au niveau des hypothèses auxiliaires. Ces changements sont conçus en termes d'une augmentation de contenus théorique et empirique, qui rend le programme compétitif. La méthodologie de programmes de recherches joue donc sur cette dialectique entre continuité et prédiction progressive de faits empiriques. Une telle lecture dialectique des sciences trouve des échos chez Thomas Kuhn et chez Gaston Bachelard.

II.1.2. Thomas Kuhn et la structure tensionnelle des théories scientifiques.

La pertinence de cette exigence de continuité est l'un des éléments marquants que Lakatos revalorise dans La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Il y a, chez Kuhn, continuité au coeur d'un même paradigme, en temps de science normale. Mais l'on se rappellera que pour Lakatos, cette continuité n'est pas simplement psychologique : elle est d'abord liée au cadre logico-formel, c'est-à-dire à des aspects proprement internes du programme de recherche. Et la science ne connaît pas les ruptures propres à la méthode par essais-erreurs.

Réagissant contre toutes les critiques qu'a reçues son premier ouvrage, Kuhn écrit Tension essentielle, ouvrage dans lequel s'affirme avec acuité l'exigence d'un développement continu des théories scientifiques. Kuhn lie le développement des théories scientifiques au réajustement, c'est-à-dire à la réévaluation de l'ancienne théorie par la nouvelle. La nouvelle théorie récupère le passé réajusté de l'ancienne théorie: ainsi la nouvelle théorie conserve la structure de l'ancienne. La nouvelle théorie se transforme ainsi en un "noumène" qui enveloppe les théories anciennes comme des cas particuliers. Cette structure implique une certaine extension des théories, ce qui fait de l'activité scientifique une activité continue. Cette continuité suppose un élément conservateur que la tradition peut offrir103(*). C'est ainsi que Kuhn écrit ce qui suit :

« Les théories nouvelles, et de plus en plus, les nouvelles découvertes dans les sciences mûres ne naissent pas de novo. Au contraire, elles émergent à partir des théories anciennes et à l'intérieur d'une matrice de croyances anciennes concernant les phénomènes que le monde contient et en même temps ne contient pas104(*). (...) Le savant productif doit être un traditionaliste qui aime s'adonner à des jeux complexes gouvernés par des règles préétablies, pour être un innovateur efficace qui découvre de nouvelles règles et de nouvelles pièces avec lesquelles il peut continuer à jouer105(*) ».

Ce qui précède dégage la structure tensionnelle des théories scientifiques. Ainsi que le rapporte Akenda, toute innovation prend pour point de départ la maîtrise des acquis et outils ayant émergé dans la tradition scientifique. Il y a une sorte de conflit entre la convergence et la divergence des théories. La révolution scientifique devient, en ce sens, l'émergence d'une nouvelle façon de concevoir la nature et de manier les outils conceptuels à l'aide d'une nouvelle méthode. Le progrès scientifique n'est donc pas une simple addition de nouvelles théories aux anciennes. Au contraire le progrès est compris comme une assimilation de la théorie antérieure par la nouvelle. Cette assimilation se comprend en termes de réorganisation et de réévaluation de l'ancien. Dès lors, révolution et progrès vont de pair, de même que continuité et discontinuité cohabitent ou sont corrélatifs. Ce qui explique la tension essentielle de l'activité scientifique.

II.1.3 Bachelard et l'enveloppement dialectique des théories scientifiques.

D'après Bachelard, la science procède par "induction amplifiante"106(*) ou par une dialectique enveloppante. En effet, la connaissance scientifique ne croît ni par les "révolutions scientifiques" de Thomas Kuhn, ni par le critère de "falsifiabilité" cher à Popper, ni par l'anarchisme épistémologique" de Feyerabend, et moins encore par le cumul des théories scientifiques proposé par Rudolf Carnap. Le progrès scientifique est de l'ordre d'une philosophie du Non. Cette attitude de l'esprit signifie que

« La négation doit rester en contact avec la formation première. Elle doit permettre une généralisation dialectique. La généralisation par le non doit inclure ce qu'elle nie. En fait, tout l'essor de la pensée scientifique depuis un siècle provient de telles généralisations dialectiques avec enveloppement de ce qu'on nie. Ainsi, la géométrie non euclidienne enveloppe la géométrie euclidienne; la mécanique non-newtonienne enveloppe la mécanique newtonienne; la mécanique ondulatoire enveloppe la mécanique relativiste107(*) ».

En outre, l'histoire des sciences démontre que chaque nouvelle théorie qui se développe commence par nier la précédente. Cette négation ne va pas dans le sens de l'incommensurabilité de paradigmes kuhniens, elle est une négation qui est à la fois continuité, car le nouveau système théorique intègre les éléments pertinents du programme qu'il nie. C'est là une des thèses fondamentales de l'épistémologie de Bachelard. Il l'explicite davantage en ces termes :

« si l'on prend une vue générale des rapports épistémologiques de la science physique contemporaine et de la science newtonienne, on voit qu'il n'y a pas développement des anciennes doctrines vers les nouvelles, mais bien plutôt enveloppement des anciennes pensées par des nouvelles. Les généralitions spirituelles procèdent par emboîtements successifs. De la pensée non-newtonienne à la pensée newtonienne, il n'y a pas non plus de contradiction, il y a seulement contraction. C'est cette contraction qui nous permet de trouver le phénomène restreint à l'intérieur du noumène qui l'enveloppe, le cas particulier dans le cas général, sans que jamais le particulier puisse évoquer le général. Désormais l'étude du phénomène relève d'une activité purement nouménale; c'est la mathématique qui ouvre les voies à l'expérience108(*) ».

J.C Akenda commente la thèse bachelardienne, en soulignant que l'enveloppement est comparable à un "cas général" qui subsume l'ancien programme comme un "cas particulier", en éliminant les différences spécifiques et les contingences particulières. Dès lors le noumène qui enveloppe ne fait aucune référence au noumène inconnaissable et inconditionné d'Emmanuel Kant. Il se réfère au sens épistémologique que lui confère le Théétète de Platon et est comparable au "paradigme" de Kuhn, dépouillé de toute prétention révolutionnaire. L'enveloppement est donc dit "dialectique" : il est une négation dynamisante qui intègre les acquis scientifiques antérieurs dans les acquis présents considérés comme rectifiés et dont la rectification ouvre à une matrice nouménale amplifiée qui fait de la science une mémoire rationnelle109(*).

Bachelard précise clarifie la différence évidente entre l'objet perçu est l'objet pensée. L'objet pensé est donc à la fois phénomène et noumène. Son caractère nouménal ouvre l'objet à un avenir de perfectionnement, qui fait défaut à l'objet de la connaissance commune. Voulant bien déterminer ce qu'est ce noumène, Bachelard écrit ce qui suit :

« Le noumène scientifique n'est pas une simple essence, il est un progrès de pensée. Il se désigne, dans ses premiers traits, comme un progrès de pensée, et il appelle d'autres progrès. Pour caractériser un objet qui réalise une conquête théorique de la science, il faudrait donc parler d'un noumène nougonal, d'une essence de pensée qui engendre des pensées110(*) ».

Comme Kuhn et Lakatos, l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard fait reposer le progrès scientifique sur l'existence d'une structure qui persiste à travers la dialectique des enveloppements. Cette continuité rationnelle de l'activité scientifique peut aider à fonder la thèse structuraliste de l'épistémologie.

II.2. Le concept de "programme de recherche".

D'après Lakatos, un programme de recherche comporte d'abord un ensemble théorique déterminant les principes de base de tout le programme, ensuite un ensemble de règles méthodologiques sur les voies de recherche à éviter ou une heuristique négative; et enfin 'un ensemble d'hypothèses déterminant les voies de recherche autorisées en vue de l'avancement de toute la structure. Grosso modo, l'histoire des sciences est loin d'être celle des théories isolées ; elle est au contraire celle des cadres conceptuels embrassant plusieurs modèles théoriques et chaque cadre ou langage scientifique se structure en un noyau dur central, un glacis protecteur et en une double heuristique111(*).

A en croire notre auteur, toute l'activité scientifique apparaît comme un vaste programme de recherche dont la tâche essentielle consiste à "imaginer des conjectures qui aient plus de contenu empirique que les conjectures précédentes"112(*). Le recours à ce schéma théorique suprême de Karl Popper fait référence au fait que l'essentiel de l'activité rationnelle dans la méthodologie qui l'oriente. Ainsi, en tant qu'un vaste programme de recherche, la science correspondrait à une méthodologie universelle.

Cependant, parler de méthodologie de programme de recherche, c'est faire allusion, non pas à la science du point de vue de sa totalité, mais à des programmes de recherche particuliers concurrents au coeur de la communauté et de l'histoire des sciences. Lakatos le précise en ces termes :

« ce que j'ai avant tout à l'esprit n'est pas la science dans son ensemble, mais des programmes de recherche particuliers, tel celui qu'on connaît sous le nom de "métaphysique cartésienne". La métaphysique cartésienne, c'est-à-dire la théorie mécaniste selon laquelle l'univers est un immense système d'horlogerie (et un système de tourbillons) avec la poussée unique comme cause de mouvement, a fonctionné comme un puissant principe heuristique113(*) ».

II.2.1. Le noyau dur et l'heuristique négative.

Tout programme de recherche se caractérise par son "noyau dur"114(*). Celui-ci se constitue d'un ensemble de théories qui servent de base du programme et qui précise son cadre conceptuel, voire son langage. Le noyau dur est la base infalsifiable du programme. Aussi peut-on déjà admettre qu'on programme dont la base est atteinte par la réfutation est un programme qui dégénère. Mais comment ce noyau dur est-il constitué? Quel est son contenu et comment le chercheur le protège-t-il contre le contre-verdict de l'expérimentateur? Telle est l'interrogation fondamentale à laquelle nous allons répondre dans les pages qui suivent.

II.2.1.1. L'adoption et l'irréfutabilité du Noyau dur

L'adoption du Noyau dur dépend de la décision méthodologique des partisans du programme de recherche115(*) et, par la même décision, ce noyau est rendu infalsifiable. En effet, la dite communauté de partisans détermine les voies et les méthodes de recherche interdites ou à éviter afin de garantir l'inattaquabilité de leur Noyau dur. Ces voies interdites constituent l'heuristique négative qui empêche le chercheur de diriger la réfutation contre ce noyau central. Ainsi, le chercheur déploie toute son ingéniosité et toute son intelligence en vue de la mise au point des hypothèses auxiliaires devant servir de bouclier pour le Noyau dur. Cette tâche des chercheurs oeuvrant sur un même programme de recherche, Lakatos l'énonce en ces termes :

« L'heuristique négative du programme nous empêche de diriger le modus tollens contre ce "noyau dur". Nous devons, au contraire mettre toute notre ingéniosité à formuler ou même à inventer des "hypothèses auxiliaires" formant un glacis protecteur autour de ce noyau; c'est contre elles que nous devons réorienter le modus tollens, et ce sont elles qui doivent soutenir le choc des mises à l'épreuve et être adaptées, ou même remplacées de fond en comble pour défendre ce noyau qu'on rend ainsi plus dur. Un programme de recherche ne rencontre de succès que si tout cela conduit à un déplacement de problème progressif; si le déplacement est dégénératif, il ne réussit pas »116(*).

C'est dire que l'adoption du Noyau dur ne se soucie guère des anomalies auxquelles les théories qui le constituent peuvent se heurter. Ce noyau est maintenu quand bien même il émergerait d'un océan d'anomalies. Quitte aux hypothèses auxiliaires de se confronter au donné expérimental et de fournir les déplacements empiriques et conceptuels nécessaires en vue du maintien de ce noyau et du progrès de la recherche.

Notre auteur voit dans le système newtonien, en l'occurrence la théorie de la gravitation universelle, le modèle par excellence d'un programme de recherche réussi. Son exemple nous renseigne très bien sur l'irréfutabilité du Noyau dur. D'après Lakatos, la théorie newtonienne de la gravitation, à son départ, émerge d' un océan d'anomalies, en ce sens qu'elle fut en contradiction avec les théories d'observation régissant ces anomalies. Voyons en quoi Newton reste instructif dans notre recherche.

Dans le système de Newton, l'heuristique négative empêche le chercheur de réfuter les trois lois de la dynamique ainsi que la loi de la gravitation. Ces quatre lois constituent le noyau dur décidé irréfutable par les partisans. Les anomalies ne peuvent opérer des changements qu'au niveau des hypothèses d'observation et des conditions initiales formant le glacis protecteur du noyau dur.117(*) A l'issue de son analyse, Lakatos situe le caractère paradigmatique du système newtonien dans ce fait que

Chaque maillon (...) prédit un fait nouveau; chaque étape représente une augmentation de contenu empirique : l'exemple constitue un déplacement théorique régulièrement progressif. Et chaque prédiction se vérifie à la fin, bien qu'en trois occasions elles puissent sembler momentanément "réfutées" »118(*).

L'ingéniosité de Newton et de ses partisans consiste alors d'avoir tour à tour transformé ces anomalies et contre-exemples en éléments de corroboration. Cet effort nécessita le renversement des théories initiales d'observation qui fondaient ces éléments de contre-preuve. Ainsi, chaque difficulté devenait en réalité un triomphe.

Le critère de jonction d'hypothèses reste la compatibilité et la prédiction de la nouveauté factuelle en plus de la nouveauté théorique. Le progrès théorique se discerne plus facilement et parait plus évident que le progrès empirique. Les hypothèses assez fortes pouvant apporter la nouveauté factuelle peuvent apparaître après une longue série de réfutations. Elles exigent un certain recul en vue de transformer la chaîne de défaites en brillants succès, après que le chercheur eût corrigé les faits erronés ou adoptés de nouvelles hypothèses.

Il est pour ce faire une impérieuse exigence que toute nouvelle étape d'un programme de recherche opère un accroissement régulier de contenu, surtout théoriquement. La croissance empirique n'est exigée que par moments :

« « Le programme pris comme un tout doit aussi présenter un déplacement empirique progressif par moments. Nous n'exigeons pas que chaque étape d'un programme de recherche produise immédiatement un fait observé qui soit nouveau. Notre expression "par moments" laisse assez de marge rationnelle à l'adhésion dogmatique à un programme confronté à des "réfutations" prima facie »119(*).

Pour Lakatos, l'idée d'une heuristique négative apporte une certaine rationalité ou simplement elle rationalise le conventionnalisme dogmatique. Notre auteur soutient que les défenseurs d'un programme de recherche peuvent rationnellement décider de ne pas permettre aux réfutations de transmettre la fausseté au noyau dur, tant que reste ouverte la possibilité d'accroître son contenu empirique corroboré par le glacis protecteur. De cette façon, la méthodologie de programme de recherche se démarque du conventionnalisme justificationniste de Poincaré pour s'allier avec Pierre Duhem. Pour le dire avec l'auteur lui-même :

« Notre démarche diffère du conventionnalisme justificationniste de Poincaré en ce sens que, contrairement à lui, nous soutenons que si et quand le programme cesse de prédire des faits inédits, il se pourrait qu'on doive abandonner son noyau dur : c'est-à-dire qu'à la différence avec celui de Poincaré, notre noyau dur peut s'effondrer dans certaines conditions. En ce sens, nous prenons le parti de Duhem120(*), qui pensait qu'il fallait admettre cette possibilité ; mais la raison de cet effondrement est plus esthétique chez lui, alors que pour nous elle est avant tout logique et empirique »121(*).

En définitive, par un fiat, le noyau dur est posé comme irréfutable, invulnérable. Et l'heuristique négative décide d'interdire aux réfutations d'attaquer le noyau. Le chercheur adopte alors des hypothèses auxiliaires servant de protection contre ce noyau. Ces hypothèses doivent être compatibles avec le noyau et répondre au critère de la prédiction de la nouveauté factuelle. Le noyau dur, affaibli par des hypothèses devenues incapables de prédiction, est un noyau qui dégénère. A cette seule condition, le noyau dur peut perdre son irréfutabilité et se voir abandonner par le chercheur.

Si le noyau dur est constitué de manière conventionnelle, il convient de s'interroger sur son contenu.

II.2.1.2. Du contenu du "noyau dur"

Le noyau dur est conventionnel, et d'une convention variable d'un programme à l'autre. Toujours est-il que, du fait de ce caractère conventionnel, le noyau dur se compose essentiellement des propositions universelles. Dans le débat sur le conventionnalisme, Karl Popper affirme avec une clarté éclatante que le conventionnalisme ne peut porter que sur des propositions singulières ou propositions d'observation constituant la base empirique. Lakatos, quoique proche de Popper, se démarque d'une telle vision de choses pour épouser le point de vue de Le Roy. Ainsi, pour notre auteur, le noyau dur ne peut être constitué des seules propositions d'observations. La décision de ne pas considérer les seules propositions d'observation n'est donc pas la preuve d'un irrationalisme. Au contraire,

« Les hommes de science (ainsi que les mathématiciens, comme je l'ai montré) ne font pas preuve d'irrationalité quand ils sont enclins à ne pas tenir compte des contre-exemples ou, comme ils préfèrent les appeler, des cas "récalcitrants" ou "résiduels"; ils aiment à mieux suivre la séquence de problèmes prescrits par l'heuristique positive et leur programme et ils élaborent (...) leurs théories sans s'en préoccuper. En opposition avec la morale falsificatrice de Popper, les hommes de science soutiennent souvent, et rationnellement, "qu'on ne peut se fier aux résultats expérimentaux ou que les divergences qui existent prétendument entre ces derniers et la théorie ne sont qu'apparentes et disparaîtront quand notre compréhension aura progressé »122(*).

Lakatos propose de rester fidèle à une théorie aussi longtemps que possible. La tolérance et la fidélité évitent toute précipitation dans le rejet des théories. Elles offrent aux théories la possibilité de déployer toute leur force et de bien jouer leur rôle au coeur de la compétition123(*).

Par ailleurs, le noyau dur d'un programme de recherche peut comporter des propositions métaphysiques. Notre auteur épouse donc le point de vue du falsificationnisme méthodologique sophistiqué124(*). En effet, celui-ci apportait déjà une solution évidente au problème de l'évaluation des théories syntaxiquement métaphysique, d'après le critère lakatosien de déplacement progressif. C'est ainsi qu'il affirme :

« Nous conservons une théorie syntaxiquement métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas problématiques en les modifiant de façon à augmenter le contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont rattachées »125(*).

Voyons, à titre illustratif comment des propositions métaphysiques sont intégrées dans le système cartésien.

La base de la métaphysique cartésienne est une proposition universelle : "il y a dans les processus de la nature un mécanisme d'horlogerie réglé par des principes (a priori) animateurs"126(*). Du point de vue de sa syntaxe, cette proposition est irréfutable dans la mesure où elle ne contredit aucun énoncé de base ou d'observation spatio-temporellement singulier. Cependant, poursuit le Logicien hongrois, cette première proposition pourrait contredire une théorie scientifique telle que "la gravitation est une force égale à fm1m2/r² qui s'exerce à distance"127(*). Il y aurait alors contradiction avec le premier énoncé métaphysique au cas où l'expression "action à distance" serait interprétée soit littéralement, soit comme une vérité ultime représentant une cause ultime, soit comme représentant une cause immédiate. Pour Lakatos, ladite expression devra être interprétée au sens figuré, c'est-à-dire "comme une manière abrégée de désigner quelque mécanisme caché d'action par contact". Dans ce sens, la proposition newtonienne (la deuxième) pourrait trouver son explication en rapport avec la première, qui est cartésienne. Dans ce cas, la question réside de trouver une hypothèse auxiliaire capable de réaliser cette explication ou cette réduction. Au cas où une telle hypothèse produirait un déplacement empirique progressif, la métaphysique cartésienne devra être considérée comme bonne, scientifique, et capable de produire un déplacement progressif. Au cas contraire, c'est-à-dire dans la mesure où l'hypothèse auxiliaire devant réaliser la réduction ou l'explication ne parvient pas à produire des faits inédits, alors la réduction constitue un déplacement de problème dégénératif ; la proposition métaphysique est par conséquent un simple stratagème linguistique. D'où la conclusion :

« Nous n'éliminons pas une théorie (syntaxiquement) métaphysique quant elle entre en contradiction avec une théorie scientifique bien corroborée, comme le falsificationnisme naïf propose de le faire. Nous ne l'éliminons que si elle produit un déplacement qui est dégénératif à long terme et si une métaphysique rivale et meilleure est là pour la remplacer. La méthodologie d'un programme de recherche à noyau "métaphysique" n'est pas différente de celle à noyau "réfutable", sauf peut-être quant au niveau logique des incompatibilités qui sont la force motrice du programme128(*) ».

Après ce bref aperçu sur le contenu du noyau dur, à savoir des propositions universelles du point de vue spatio-temporel et métaphysiques, c'est-à-dire propositions irréfutables en terme poppérien, il convient de s'interroger sur ce qu'est l'heuristique positive dans un programme de recherche.

II.2.2. L'heuristique positive d'un programme de recherche

L'heuristique positive définit le comportement des scientifiques en face des éléments de contre-preuve ou anomalies. Les anomalies ne s'épuisent guerre et n'empêchent en aucun cas le développement d'un programme. En somme, l'heuristique positive oriente le scientifique dans la constitution du glacis protecteur de son noyau dur. Cela est loin d'être un fait du hasard, car le choix de ce qui constitue une vraie anomalie et l'ordre à suivre dans la confrontation avec ces anomalies dépendent essentiellement de la décision du scientifique lui-même. L'heuristique positive facilite la construction du glacis protecteur, et sert de construction de modèles orientant toute la suite de la recherche au niveau des hypothèses auxiliaires protectrices.

II.2.2.1. L'heuristique positive comme construction du glacis protecteur

Contrairement à l'heuristique négative qui détermine le noyau dur par la décision méthodologique du chercheur et précise les voies interdites afin de prévenir la dégénérescence de ce noyau,

« l'heuristique positive consiste en un ensemble de suggestions ou d'allusions partiellement articulé qui indique comment changer et développer des "variantes réfutables" du programme de recherche, comment modifier et raffiner le glacis protecteur réfutable »129(*).

Cette heuristique examine les conditions de réformabilité du glacis protecteur afin de l'amener à pourvoir les faits nouveaux qui confèrent la scientificité à tout le programme. Dans cette phase, le chercheur évite de se perdre dans une marrée d'anomalies interminables. Son travail consiste à construire des modèles complexes simulant la réalité.

D'après Jean Ladrière, un modèle est un objet complexe, de nature idéale, provisoirement considéré comme une représentation schématique acceptable de l'objet étudié. Il précise que la théorie est un corpus de propositions qui décrivent les propriétés du modèle et qui permettent de faire des raisonnements, de prédire les comportements du modèle. C'est par l'intermédiaire du modèle que la théorie se rapporte à l'expérience. Celle-ci se situe dans la réalité concrète, alors que la théorie est dans le monde idéal130(*).

Dans la construction de ces modèles, les données d'observation et les anomalies réelles ne jouent aucun rôle important. Au contraire, la science opère une généralisation des conclusions issues de la mathématisation de la réalité. Les modèles mathématiques miniaturisés qui simulent la réalité prévoient déjà les anomalies auxquelles se heurtera le programme. Ce sont ces anomalies internes à la démarche qui intéressent les scientifiques. Ce comportement de la science trouve maintes illustrations dans le schéma newtonien, et ailleurs.

II.2.2.2. Le recours au modèle mathématique chez Newton

Pour les auteurs de La nouvelle alliance, la force - et aussi le mythe - du système de Newton réside dans la croyance en la révélation définitive d'une vérité unique sur la nature, et que les phénomènes naturels de tout genre peuvent s'interpréter et par là se reproduire à partir de quelques lois mathématiques du mouvement, à savoir l'attraction et la répulsion. Newton est dès lors perçu comme le symbole de la révolution scientifique moderne, dont la force réside dans le fait d'avoir découvert des lois mathématiques universelles qui expliquent les phénomènes particuliers de l'univers. La mathématique légifère et prédit et, grâce à elle, la science newtonienne a surmonté tous les obstacles131(*).

Au commencement, rapporte Lakatos, le système planétaire newtonien prenait pour modèle celui d'un soleil fixe, avec une seule planète ponctuelle. Ce modèle contredisait la troisième loi de la gravitation. Cette contradiction interne - et non pas un contre-exemple d'observation- commanda un changement de modèle newtonien, car la troisième loi de la gravitation nécessite un modèle qui pose un centre de gravité commun autour duquel graviteraient le soleil et la planète. Dans la suite, le programme de Newton fut élaboré et élargi à un nombre plus grand des planètes, selon l'hypothèse que seules existent les forces héliocentriques et non pas interplanétaires. Il étudia ensuite le cas où le soleil et les planètes étaient des masses sphériques et non pas de masses ponctuelles. Mais, poursuit notre auteur, une théorie non formulée contredisait le système de base de Newton. Elle interdisait la densité infinie et conférait une certaine étendue aux planètes. Cette nouvelle modification posa d'énormes difficultés mathématiques qui, une fois résolues, contraignirent Newton à travailler sur les sphères ayant leur propre centre de gravité et sur leurs oscillations. Il en vint à affirmer l'existence des forces interplanétaires et à examiner le problème de la perturbation. Et, finalement, à passer au cas des planètes bombées132(*). Tous ces changements de modèles ne sont commandés que par des contraintes mathématiques internes au système. Newton illustre donc assez bien que l'heuristique positive d'un programme de recherche se focalise sur la conception des modèles théoriques et que seules les difficultés liées à cette mathématisation peuvent occasionner un changement de perspective. Ainsi, les anomalies, notamment contre-verdict de l'expérimentateur ou les produits d'observation, ne jouent aucun rôle majeur pouvant entraver le travail du chercheur.

En effet, seul compte le déplacement progressif qu'opère un programme, nonobstant la foule d'anomalies, voire la fausseté qui caractérise un programme de recherche à son départ. Lakatos reste alors convaincu que Newton et ses successeurs devaient certainement être conscients des anomalies et de la fausseté de leur première version133(*). Fausseté et anomalies, cela reste un facteur de second ordre. Continuer à développer un programme en dépit des failles empiriques qu'il présente est un aspect marquant de la méthodologie de programme de recherche car, souligne Lakatos,

« Rien ne montre plus clairement qu'on programme de recherche possède une heuristique positive que le fait de la prise de conscience de la probabilité de fausseté que peut comporter un programme à son adoption »134(*).

Un facteur non négligeable en sciences est la construction des modèles. D'après notre auteur, un modèle est essentiellement un ensemble de conditions initiales. Ces conditions, sans exclure qu'elles soient accompagnées de certaines observations, déterminent l'orientation principale du programme et disparaissent au cours de l'évolution du programme. L'adoption précise de ces conditions initiales prouve à suffisance que l'heuristique positive d'un programme de recherche est une stratégie de prédiction et de direction des réfutations135(*).

A dire vrai, avec la notion de modèles compris comme conditions initiales, la science mathématise et formalise la réalité en un système de lois de telle sorte que, ce qu'il y a d'anomalie dans un programme, l'est plutôt mathématiquement qu'empiriquement. Aussi pouvons-nous affirmer que les auteurs de Le nouvel esprit scientifique s'inscrivent, à ce niveau, dans la même perspective que Lakatos.

II.2.2.3. Bachelard : l'expérience comme réalisation du mathématique

Illuminé par la relativité einsteinienne, Bachelard démontre la complexité du réel contre la simplicité des lois où l'enferme Newton, mais il insiste aussi sur le fait que la pratique scientifique s'est métamorphosée : elle recourt de plus en plus aux mathématiques pour décrire le réel physique. Seules les mathématiques peuvent aider à rendre compte de sa complexité.

Bien que différente de la logique de la découverte scientifique défendue par Popper et soutenue par Lakatos, la psychologie de l'esprit scientifique de Gaston Bachelard présente des points de similitude. D'après Bachelard, le monde de la science ne connaît ni un rationalisme, ni un réalisme purs. Mais que l'ambiguïté de la science réside dans le fait qu'elle s'interprète à la fois dans ces deux langages, réaliste et rationaliste136(*). Là résiderait le dualisme de toute l'activité scientifique qui vacille constamment entre le rationnel et le réel, entre le théorique et l'expérimental.

Dès lors, cette base de la science suppose un mixage du rationnel et de l'expérimental dans la mesure où l'expérience nécessite le raisonnement, et vice-versa. La science devient alors une explication et opère une synthèse du rationalisme et du réalisme. Ainsi, précise Bachelard :

« le sens du vecteur épistémologique nous paraît bien plus net. Il va sûrement du rationnel au réel et non point, à l'inverse de la réalité au général comme le professaient tous les philosophes depuis Aristote jusqu'à Bacon. Autrement dit, l'application de la pensée scientifique nous paraît essentiellement réalisante. Nous essaierons donc de montrer ce que nous appellerons la réalisation du rationnel ou plus généralement la réalisation du mathématique »137(*).

Avant de prolonger notre réflexion, il convient de s'interroger sur ce qui fait la spécificité des mathématiques. Nous ne voulons pas ressusciter la querelle sur "l'exactitude" qui fonde le dogmatisme mathématique. Nous savons déjà avec Imre Lakatos que la méthode heuristique est la mieux indiquée pour rendre compte de la logique de la découverte mathématique. Elle nous permet de comprendre le schéma mathématique sous la formule poppérienne de conjectures et réfutation. La richesse d'une telle méthode réside d'abord dans le fait qu'elle ramène les axiomes dans l'histoire de leur adoption, une histoire teinte de querelles, de contradictions, de contre-exemples, ou monstres, jusqu'à leur l'adoption provisoire. Les axiomes sont adoptés provisoirement parce qu'ils ne sont pas de vérités révélées. A un moment de l'histoire, la communauté peut toujours éveiller les monstres cachés et remettre en cause la vérité d'un axiome déjà admis. Cette entreprise a ensuite le mérite de traiter des mathématiques comme toute autre activité humaine et, comme le dit Lakatos, les descendre du sanctuaire où les hissent les dogmatiques d'inspiration euclidienne et platonicienne138(*).

Bachelard situe la spécificité des mathématiques dans leur caractère formel139(*) : elles sont une organisation formelle de schèmes favorisant l'abstraction ; et aussi dans le fait que « toute idée pure est doublée d'une application psychologique, d'un exemple qui fait office de réalité »140(*) . Bachelard insiste que le travail du mathématicien provient de l'extension d'une connaissance prise sur le réel et que, dans les mathématiques même, la réalité se manifeste dans sa fonction essentielle, celle de faire penser141(*).

Dès lors, l'avènement du mathématique dans les sciences expérimentales fait de l'activité scientifique une réalisation du rationnel, c'est-à-dire du mathématique dans l'expérience physique. Cette réalisation correspond à un réalisme technique que Bachelard définit en ces termes :

« il s'agit d'un réalisme de seconde position, d'un réalisme en réaction contre la réalité usuelle, en polémique contre l'immédiat, d'un réalisme fait de raison réalisée, de raison expérimentée. Le réel qui lui correspond n'est pas rejeté dans le domaine de la chose en soi inconnaissable. Il a une tout autre richesse nouménale. Alors que la chose en soi est un noumène par exclusion des valeurs phénoménales, il nous semble bien que le réel scientifique est fait d'une contexture nouménale propre à indiquer les axes de l'expérimentation. L'expérience scientifique est ainsi une raison confirmée » 142(*).

 

A notre avis, Lakatos ne contredirait pas le point de vue de Bachelard qui, en définissant l'expérimentation comme une confirmation de la raison, affirme que, par l'entremise des mathématiques, s'opère une entrée du nouménal dans le phénomène ; c'est-à-dire du normatif dans l'expérience, du mathématique dans l'empirie. Car en réalité, la nécessité de l'expérience est déjà saisie dans la théorie avant d'être découverte dans l'expérience. Lakatos renchérirait ce point de vue en ajoutant qu'au niveau même de la théorie, l'heuristique positive prévoit ce qu'il y aura comme anomalie et la manière de prédire les inédits devant corroborer les hypothèses. Ainsi, le chercheur s'investit de la mission d'épurer le phénomène afin de dégager le noumène organique143(*).

  Hormis sa mission de construction de modèles orientant la recherche, l'heuristique positive d'un programme de recherche peut également recevoir la forme d'un principe métaphysique144(*). Dans le système newtonien, "Les planètes sont pour l'essentiel des toupies de forme grossièrement sphérique soumises à la gravitation". C'est un principe heuristique de type métaphysique. Ce principe, rapporte notre auteur, n'a jamais été soutenu de manière rigoureuse car les planètes sont à la fois soumises à la gravitation et comportent des propriétés électromagnétiques capables d'influencer leurs mouvements145(*).

L'heuristique positive est alors plus souple que l'heuristique négative. Lorsqu'un programme est en phase de dégénérescence, l'heuristique positive permet d'apporter le déplacement progressif créateur au moyen d'une petite révolution de modèles mis en jeu. Quel rapport l'heuristique positive entretient-il avec les réfutations ou les vérifications?

II.2.2.4. Heuristique positive, réfutations et vérifications

Il découle de la mathématisation du réel une caractéristique non négligeable de l'heuristique positive :

« L'heuristique positive d'un programme de recherche va de l'avant en négligeant presque complètement les "réfutations". Il peut sembler que ce soit les vérifications, plutôt que les réfutations qui fournissent des points de contact avec la réalité »146(*).

Une nette différence existe entre réfutation et vérification. Les réfutations supposent le rejet du programme de recherche lorsqu'il est frappé par le modus tollens, elles ne sont pas pertinentes pour la méthodologie. Seules les vérifications comptent. Celles-ci sont la corroboration du contenu supplémentaire d'un programme en développement. La vérification ne porte pas sur le contenu d'un programme, mais chaque vérification de la prédiction d'un programme s'accompagne de la réfutation de la version antérieure du même programme. Ainsi, même après élimination des programmes dégénérés, l'évaluation se fait d'après le critère de leur pouvoir heuristique, autrement dit d'après la capacité à expliquer les réfutations des versions antérieures. Cette évaluation tient également compte de la façon dont les programmes de recherche ont stimulé les mathématiques. Car, les vraies difficultés auxquelles se heurtent les programmes de recherche sont d'ordre mathématique et non pas empirique147(*).

En somme, nous pouvons affirmer à la suite de Lakatos que forte de l'heuristique positive, la méthodologie de programme de recherche rend compte de l'autonomie relative de la science théorique dans la mesure où cette heuristique détermine le choix rationnel de problèmes. Pour reprendre les termes propres de Lakatos :

« Quels problèmes les hommes de science engagés dans des puissants programmes de recherche choisissent-ils rationnellement? Le choix est déterminé par l'heuristique positive du programme de recherche plutôt que par des anomalies embarrassantes d'un point de vue psychologique (ou pressantes d'un point de vue technique). Ils font la liste des anomalies, mais en les écartant, dans l'espoir qu'elles deviendront, le moment venu, des corroborations du programme. Seuls les hommes de sciences engagés dans une étude par essais et erreurs ont à s'attacher aux anomalies, ou encore ceux qui travaillent sur une phase dégénérative d'un programme de recherche, lorsque l'heuristique positive est à bout de course »148(*).

Les problèmes scientifiques sont donc d'ordre interne. A défaut d'une heuristique positive déterminant le choix rationnel de problèmes, le falsificationnisme dogmatique est incapable de rendre compte de la rationalité scientifique. Il préfère au contraire faire la chasse aux anomalies et se propose de rejeter -puis remplacer par une autre- une théorie qui ne sait relever le défi de l'expérience.

Voyons, à titre illustratif, comment le programme de Prout s'est comporté face aux anomalies.

II.2.2.5. Heuristique positive et choix rationnel de problème.

Le cas de Prout illustre à suffisance comment un programme de recherche peut évoluer au coeur de multiples anomalies. La thèse principale de Prout se fonde sur l'idée que tous les atomes sont composés de l'atome d'hydrogène149(*). Notre auteur rapporte qu'à l'adoption de ce programme, Prout soutenait que les poids atomiques de tous les éléments chimiques purs sont des nombres entiers. Cette affirmation comportait des anomalies. Les défenseurs de ce programme faisaient endosser la responsabilité de ces anomalies, non pas à la théorie elle-même, mais aux techniques expérimentales de référence. Autrement dit, les anomalies étaient dues à la fausseté des théories d'observation qui établissaient la vérité de ces énoncés de bases. Ainsi s'imposait une révolution des méthodes expérimentales, c'est-à-dire un renversement des théories d'observation fournissant les contre-exemples à la théorie de Prout. Aussi les défenseurs de Prout optèrent-ils pour une révolution de la chimie analytique.

Bien que d'aucuns voyaient dans cette révolution une entreprise sans fondement, elle connut un certain succès du fait qu'elle réussit à vaincre l'une après l'autre les théories admises sur la purification des substances chimiques. Ce succès révélait l'existence d'un présupposé erroné, caché fondamental, qui jusqu'alors faisait échouer les chercheurs, à savoir :

« Deux éléments purs devaient être séparables par des méthodes chimiques. L'idée que deux éléments purs différents puissent se conduire de façon identique dans toutes les réactions chimiques, mais être séparables par des méthodes physiques exigeait un changement (une élasticité du concept d'"élément pur"), qui constituait aussi un changement (par l'application de l'élasticité des concepts) pour le programme de recherche lui-même »150(*).

Ce déplacement révolutionnaire, après un bon nombre d'échecs confirma l'hypothèse préalablement émise par Prout. La réussite fit de Prout une pierre angulaire des théories modernes sur la structure des atomes.

En dépit des anomalies auxquelles se confrontait la thèse de Prout, aucune raison rationnelle ne pouvait commander son élimination. Ainsi se confirme la thèse lakatosienne qui stipule qu'un programme de recherche se meut et se développe au coeur des anomalies et de contre-exemples. Son heuristique positive lui confère la liberté de choisir rationnellement ses difficultés et la manière de les conduire. L'exemple de Prout, qui a opéré un splendide déplacement progressif, confirme qu'un programme de recherche peut défier un volume considérable de savoir scientifique acquis. Ce savoir devient comme un environnement hostile que le programme de recherche peut supplanter et transformer par étapes.

Si le maintien du programme de recherche nécessite l'adjonction de nouvelles hypothèses, alors l'ajout de telles hypothèses pose un autre aspect du problème, celui de la compatibilité des hypothèses. Peut-on penser un programme de recherche à fondements incompatibles?

II.2.2.6. Le problème de la greffe des programmes de recherche.

La thèse de Niels Bohr illustre comment un programme de recherche peut se développer à partir de fondements incompatibles. Cette thèse postule que l'émission de la lumière est due à des électrons qui sautent d'une orbite à une autre à l'intérieur des atomes151(*).

La démarche de Bohr consistait à résoudre le problème de la stabilité des minuscules systèmes planétaires avec des électrons autour d'un noyau positif. Ce problème est celui généralement désigné sous l'expression "problème de Rutterford".

La théorie de Rutterford, quoique fortement corroborée, était incompatible avec une autre théorie corroborée : l'électromagnétisme de Maxwell et de Lorentz qui postulait que les atomes de Rutterford sont instables et doivent, par conséquent, s'effondrer. En reprenant à nouveaux frais ce problème, Niels Bohr se proposait une mise en epoche provisoire de l'incompatibilité reconnue entre Rutterford et Maxwell-Lorentz, afin de mettre au point un programme de recherche dont les variantes réfutables seraient compatibles avec le programme de Maxwell-Lorentz.

Le noyau dur de Bohr comportait cinq postulats152(*). Contrairement à Prout, le programme de Bohr se distingue par sa richesse méthodologique. Alors que l'heuristique positive de Prout fut conçue pour renverser et remplacer la chimie analytique de son époque ainsi que ses théories d'observation, l'heuristique positive de Bohr laissa irrésolue l'incompatibilité entre les deux programmes-mères. Son programme devient comme une greffe sur deux programmes incompatibles.

En ce sens, loin d'être un échec méthodologique, une telle manière de procéder dégage l'innovation apportée par la méthodologie de programme de recherche. Car, comme l'affirme notre Lakatos :

« A la vérité, certains de programmes de recherches les plus importants de l'histoire des sciences ont été greffés sur des programmes antérieurs avec lesquels ils étaient ouvertement incompatibles. Par exemple, l'astronomie de Copernic fut "greffée" sur la physique d'Aristote, et le programme de Bohr sur celui de Maxwell »153(*).

Les justificationnistes et les falsificationnistes naïfs pointent du doigt l'irrationalisme des greffes. A leur avis, une nouvelle théorie, lorsqu'elle est incompatible avec une vieille théorie admise et corroborée, est d'office réfutée et rejetée. Ils considèrent toute greffe d'un programme nouveau, sur un ancien qui lui est incompatible, comme un simple stratagème linguistique, c'est-à-dire un stratagème conventionnel qui n'a aucune pertinence dans le développement de la rationalité scientifique154(*).

Au contraire, d'après la méthodologie lakatosienne, en cas d'incompatibilité et lorsque le nouveau programme greffé sur l'ancien prospère, le nouveau programme facilite une coexistence pacifique de programmes de recherche. Cette symbiose devient, au fil des jours, une concurrence qui poussera les partisans du nouveau programme à finalement supplanter l'ancien. Une telle entreprise comportant d'énormes difficultés, la greffe de programmes en cas d'incompatibilité n'est pas monnaie courante dans la méthodologie. Elle relève des exceptions. Car,

« La compatibilité - au sens fort- doit rester un principe régulateur important (dominant de très haut les exigences du changement progressif de problème); et il faut considérer les incompatibilités (y compris les anomalies) comme des problèmes »155(*).

L'adjonction des hypothèses auxiliaires protectrices et celles constituant l'heuristique est commandée par l'exigence de compatibilité afin de garantir la continuité au coeur de l'activité scientifique. C'est dire que la méthodologie de programme de recherche ne vise pas à cautionner l'anarchisme méthodologique et l'incompatibilité. Elle ouvre cette possibilité pour de raisons méthodologiques afin d'ouvrir les programmes à la concurrence, en espérant qu'ils fourniront les prédictions inédites devant servir de critère de démarcation.

La compatibilité reste un principe heuristique hors de toute discussion. D'abord, en vertu du fait que la science porte une prétention à la vérité. Cette exigence s'accompagne de celle de compatibilité à tel point qu'on ne peut renoncer à l'une sans sacrifier l'autre. Ensuite, parce que la découverte d'un incompatibilité ou d'une anomalie n'implique pas automatiquement l'interruption immédiate du programme. En cas d'anomalie ou d'incompatibilité, la solution lakatosienne - et cela est rationnel, consiste de déplacer l'incompatibilité en quarantaine ad hoc et de poursuivre l'heuristique positive du programme156(*). Contre ceux qui verraient en cette position un crime contre la raison, notre auteur propose la compatibilité et le libéralisme comme deux principes directeurs de la méthodologie.

La solution lakatosienne ne pose-t-elle pas de problèmes? Sachant que le comportement des chercheurs devant les anomalies et les incompatibilités reste une de questions topiques de la science, il sied à reconnaître que Lakatos se heurte ici au point de vue des conservateurs et des anarchistes.

II.2.2.7. Le problème de l'incompatibilité d'après les conservateurs

Le point de vue conservateur juge irrationnel de travailler sur des fondements incompatibles. Aussi, doit-on suspendre le nouveau programme jusqu'à ce que l'incompatibilité soit levée. Les conservateurs se proposent alors d'éliminer l'incompatibilité en traduisant les postulats du nouveau programme dans le langage de l'ancien jusqu'à opérer une réduction réussie du nouveau programme. 157(*)

Loin de faire une option pour l'élimination ou la suspension du nouveau programme, les anarchistes élèvent l'anarchie des fondements au rang d'une vertu et ils considèrent l'incompatibilité soit comme une propriété essentielle de la nature, soit comme une limitation de la connaissance.

A propos de programmes greffés, la position rationnelle consiste à exploiter le pouvoir heuristique de ces programmes, sans accorder une importance majeure au chaos de leur fondement. D'après Lakatos, Newton apporte un exemple très probant de cette dernière conception.

Notre auteur nous rapporte qu'à l'origine, le programme de Newton s'est greffé sur la mécanique cartésienne du choc. Mais que cette mécanique cartésienne était incompatible avec la théorie newtonienne de la gravitation. Newton performa son heuristique positive avec succès, ne réussit pas à travailler sur un programme réductionniste. Il triompha ainsi de ceux des cartésiens qui considéraient l'inutilité de travailler sur un programme inintelligible, et de ceux qui relativisaient l'incompatibilité158(*).

L'intérêt porté au débat sur l'incompatibilité nous révèle que relativement peu d'expérimentations comptent pour le chercheur. Dans la méthodologie de programmes de recherche, les expérimentations et les réfutations ne servent nullement à réfuter des programmes, plutôt qu'à offrir une orientation heuristique ou méthodologique. Même au coeur des anomalies, la méthodologie lakatosienne encourage de travailler sur un programme, car les faits inédits corroborants peuvent apparaître au terme d'un long et laborieux travail théorique. En ce sens, Lakatos écrit :

« Les mises à l'épreuve et les "réfutations" fournissent d'ordinaire au physicien un guidage heuristique si trivial que cela pourrait bien être une perte de temps que de pratiquer une mise à l'épreuve à grande échelle - ou même de trop se tracasser au sujet des données disponibles. Dans la plupart des cas, nous n'avons pas besoin des réfutations pour savoir que la théorie a grand besoin d'être remplacée : l'heuristique positive du programme, de toute façon, nous entraîne de l'avant. De plus, en donnant une "interprétation réfutable" sérieuse à une version encore dans l'enfance d'un programme, on fait preuve d'une dangereuse dureté méthodologique. Il se peut même que les premières versions ne "s'appliquent" qu'à des "idéals" inexistants; il faudra peut-être des dizaines d'années de travail théorique pour atteindre les premiers faits inédits et plus de temps encore pour parvenir à des versions des programmes de recherche susceptibles d'une intéressante mise à l'épreuve, arrivé au stade où il n'y a plus de réfutations prévisible à la lumière du programme lui-même »159(*).

II.2.2.8. La dialectique entre l'heuristique positive et l'heuristique négative.

La dialectique entre les deux heuristiques d'un programme de recherche n'est pas de l'ordre d'une succession naïve des conjectures et réfutations. Au contraire, cette dialectique, entendue comme une interaction entre le développement du programme et les contrôles empiriques, revêt plusieurs formes et ne peut être décrite par un schéma unique, du fait que le schéma par lequel l'interaction se réalise est un simple accident de l'histoire160(*).

Lakatos dégage trois formes différentes que peut recevoir cette dialectique.

- Primo, affirme-t-il, cette dialectique peut recevoir l'aspect où le travail théorique va de pair avec le travail expérimental, d'après le modèle poppérien de conjectures et réfutations. Lakatos imagine le cas où, dans un programme de recherche, chacune des versions consécutives H1, H2, H3, prédirait avec succès des faits inédits et où chacune serait corroborée et non pas réfutée. Ceci conduit à l'adoption de H4 qui prédit les faits et résiste aux épreuves par le fait qu'elle opère des déplacements progressifs. Il y a, selon ce modèle, une alternance entre le travail théorique d'adoption de conjectures et celui, expérimental, de mise au point des réfutations161(*).

- Secundo, la dialectique peut se présenter en termes d'une avance que prend le théoricien par rapport à l'expérimentateur. Cette avance correspond à une relative autonomie du progrès théorique. Lakatos imagine Bohr comme un théoricien qui s'isole de l'expérimentateur Balmer. Dans un esprit critique envers lui-même, le théoricien élabore ses hypothèses H1, H2, H3 et H4 et attend la mise à l'épreuve avant de publier ses recherches. La mise à l'épreuve de H4 révèle alors que tous les éléments de preuve se transforment en éléments de corroboration de H4. L'hypothèse H4 sera alors l'unique et la première à être publiée162(*).

- Tertio, la dialectique peut ressembler au cas où le programme de recherche contredirait les faits déjà disponibles. Dans ce cas, le théoricien revisite, démolit et même remplace les techniques expérimentales et les théories d'observation de l'expérimentateur. Il modifie les faits en vue de produire de faits inédits. L'on se rappellera ici le cas de Prout dont il a été question dans les lignes précédentes.

En somme, le débat sur la nature de la dialectique entre les heuristiques négatives et positives met en lumière la fermeté des chercheurs à travailler sur un programme bien qu'il paraisse, au départ, incompatible ou en désaccord avec les théories d'observation et les théories scientifiques déjà admises. Il s'agit aussi bien de défendre la compatibilité que de libéraliser les normes de recherche.

Ce libéralisme méthodologique pose pourtant quelques questions fondamentales : jusqu'où et quand continuer à travailler sur un programme de recherche ? La méthodologie lakatosienne laisse-t-elle de la place à une quelconque élimination de programmes de recherche ? Si oui, à quelles conditions ? En d'autres termes, le libéralisme méthodologique encourage la concurrence et la rivalité des programmes de recherche ; il pose également le problème de l'évaluation de la rationalité scientifique, c'est-à-dire celui du moment où il s'agit de reconnaître un facteur corroborant comme pertinent. Le débat débouche sur la question de l'évaluation objective de la rationalité des programmes de recherche.

II.3. Libéralisme et méthodologie. Le problème de l'évaluation objective.

Le libéralisme méthodologique veut que l'heuristique positive minimise l'anomalie ou le contre-exemple. Cependant, prévient Lakatos, le chercheur devra se garder du danger de conserver un programme jusqu'à l'épuisement total de son pouvoir heuristique. Ainsi s'ouvre la possibilité d'adopter un programme rival avant que le premier n'ait atteint le point de dégénérescence.

En ouvrant l'activité scientifique à la compétition des programmes de recherche, le souci de notre auteur est celui de prévenir contre le danger du dogmatisme : ce danger est la tendance, chez certains programmes de recherche, à s'imposer comme une norme unique de rationalité scientifique. Ainsi,

« On ne doit jamais permettre à un programme de recherche de devenir une Weltanschauung ou une sorte de rigueur scientifique se posant en arbitre entre l'explication et la non-explication. Telle est malheureusement la position que Kuhn est enclin à prôner : ce qu'il nomme "science normale" n'est rien d'autre, à vrai dire, qu'un programme de recherche qui a établi son monopole »163(*).

A quoi il ajoute :

« L'histoire des sciences a été et devrait être celle de la rivalité entre programmes de recherche (ou si l'on veut, entre "paradigmes"), mais elle n'a pas été et ne doit pas devenir une succession de périodes de science normale : plus la compétition commence tôt, mieux cela vaut pour le progrès. Le "pluralisme théorique" est préférable au "monisme théorique" »164(*).

L'histoire des sciences témoigne certes d'un monopole de certains programmes de recherche, mais un monopole simplement passager. Elle reste une histoire de programmes de recherche concurrents.

Au coeur de cette concurrence se pose le problème de l'élimination de programmes non concurrents. Dès lors, la question est de savoir s'il existe une raison objective, et non pas seulement un critère psychologique, qui militerait en faveur du rejet total d'un programme de recherche incapable à fournir les prédictions nouvelles. Une telle question implique de reconnaître que le seul déplacement dégénératif n'est pas pertinent pour occasionner l'élimination totale d'un programme. Ainsi, en guise de réponse à la quête d'un critère objectif, Lakatos énonce ce qui suit :

« Notre réponse serait, dans les grandes lignes, qu'une telle raison objective est fournie par un programme de recherche rival qui explique la réussite antérieure du premier et le supplante en déployant un pouvoir heuristique supérieur »165(*).

Objectivement, le seul critère devant occasionner l'élimination du noyau dur et de l'heuristique négative d'un programme reste le faible pouvoir heuristique ou une capacité explicative nulle.

Ce critère dépend cependant de la conception que le chercheur se fait de la "nouveauté factuelle"166(*). Cette nouveauté factuelle est souvent supposée comme apparaissant immédiatement dans chaque programme. C'est aussi l'impression que peut donner la méthodologie de programmes de recherche qui insiste tant sur cet aspect. Lakatos affirme pourtant que la reconnaissance des prédictions inédites est une entreprise qui ne réussit qu'après un bon laps de temps. Ce qui importe, c'est l'élément rétrospectif dans la reconnaissance de cette nouveauté. Ce n'est qu'après une relecture critique que l'historiographe des sciences discerne en quoi, en son temps, un déplacement a été novateur; c'est-à-dire en quoi une découverte a été une nouveauté et en quoi elle a contribué de manière significative au développement du programme. Rien ne permet de discerner immédiatement une telle nouveauté.

Il s'en suit que le libéralisme normatif vaut mieux que la recherche des éléments pouvant éliminer un programme de recherche. Il importe donc de laisser les programmes concourir, car :

« Un nouveau programme de recherche qui vient d'entrer dans la compétition, peut commencer par expliquer des "faits anciens" de manière inédite, mais un très long intervalle peut s'écouler avant qu'il soit considéré comme produisant des faits "authentiquement inédits" »167(*).

Les expériences cruciales corroborant apparaissent tardivement, et même retrospectivement. Ainsi, poursuit notre auteur,

« Nous ne devons pas écarter un programme de recherche naissant parce qu'il n'est pas encore parvenu à supplanter un puissant rival. Nous ne devrions pas l'abandonner s'il constituait un déplacement progressif de problème, à supposer que son rival n'existe pas. Et nous devrions contrairement considérer un fait qui a reçu une interprétation nouvelle comme un fait nouveau, en refusant de tenir compte de la priorité à laquelle prétendent isolément les amateurs qui collectionnent les faits. Tant qu'un programme de recherche naissant peut être reconstruit rationnellement sous forme d'un déplacement progressif, il faut le protéger contre un puissant rival bien établi »168(*).

Ainsi, il reste difficile de vaincre totalement un programme de recherche. Le chercheur peut toujours le protéger contre la dégénérescence de son noyau dur par des hypothèses auxiliaires ou en adoptant un autre version du même programme capable de prédiction qui augmente son contenu.

Signalons enfin que ce libéralisme normatif est loin de s'identifier à une quelconque forme de scepticisme ou d'anarchisme. Il est essentiellement un principe de tolérance méthodologique. Avec ce principe de tolérance, la question portant sur le critère objectif d'élimination des programmes de recherche reste finalement sans réponse169(*).

II.3.1. L'utopie de la rationalité immédiate. Le cas de Michelson et Morley

Le problème des expériences cruciales se pose aussi bien à l'intérieur d'un même programme de recherche, qu'à l'extérieur, entre des programmes rivaux. A l'intérieur, Lakatos reconnaît l'existence des expériences cruciales mineures pouvant départager des versions successives mais concurrentes d'un même programme. Même à ce niveau, l'élimination de ces variantes est une affaire de routine. En ceci que, d'abord l'expérimentation est assez forte pour juger entre une version et celle qui la supplante, ensuite parce que la décision portant sur le rejet des variantes d'un programme de recherche peut toujours injecter appel.

Cette procédure d'appel peut être source de conflit entre deux programmes entiers du fait qu'elle remet en cause leurs théories d'observation. Ce cas nécessite la présence d'expériences cruciales majeures capables de trancher au sujet de la rationalité. Mais un programme, quoique progressif, ne peut générer les faits inédits qu'à la suite d'un long développement de son heuristique positive. L'expérience de Michelson et Morley tombe à propos pour illustrer, à la suite de Lakatos, l'inexistence des expériences cruciales de rationalité immédiate.

II.3.1.1. Michelson et le problème de l'éther

Le progrès de la physique classique a coïncidé avec le triomphe de la théorie ondulatoire de la lumière, seule capable de rendre compte des phénomènes comme la diffraction ou les interférences. Mais la notion d'onde, entendue non pas comme matière ni comme corpuscule, mais comme l'ébranlement d'un milieu se transmettant de proche en proche170(*), nécessite l'existence d'un milieu qui ondule. Sachant que la lumière sa propage à travers l'espace, le vide et les milieux transparents, l'éther fut imaginé comme ce milieu hypothétique jouant le rôle d'un continuum qui pénètre partout où il y a la lumière171(*). La conception de l'éther stationnaire semblait être en harmonie avec la conception newtonienne d'un espace absolu172(*), qui serait comme un milieu immobile servant de référence. Ainsi vint l'idée de vérifier le mouvement de la Terre par rapport à ce milieu en vue d'affirmer l'existence d'un vent d'éther. Plus concrètement,

« il s'agissait de déterminer si une émission lumineuse, émise de la Terre et donc entraînée par son déplacement dans l'espace, était affectée par ce mouvement, ou si en d'autres termes, la vitesse de la Terre pouvait s'ajouter à celle de la lumière déjà connue »173(*).

C'est ce que tenta de réaliser Michelson en 1881. Depuis lors, il répéta l'expérience plus d'une fois, toujours avec le même résultat désastreux. Bien que Michelson détermina avec précision la constance de la vitesse de la lumière174(*), l'expérience était négative : il n'y avait pas de vent d'éther. Jean-Marie Aubert explique,

« Il n'y avait alors que trois interprétations possibles : ou bien la Terre était immobile (et c'était alors revenir au vieux système de Ptolémée!); ou bien il fallait supposer gratuitement que l'appareil de mesure se contractait sous l'effet du "vent d'éther", compensant par là la différence qu'on aurait dû trouver (Solution choisie par Lorentz, dont les calculs furent d'ailleurs utilisés par Einstein, mais interprétés différemment); ou bien les ondes électromagnétiques ou lumineuses existaient sans support »175(*).

Il a fallu attendre l'ingéniosité de Einstein176(*) pour attendre la confirmation de l'inexistence de l'éther. Celui-ci reprit le problème à la base mais en partant d'une idée lumineuse que 'espace absolu ne pouvait pas être un milieu de référence pour un mouvement quelconque, même celui de vibration électromagnétique, car l'éther n'existe pas. La suppression de l'éther et de l'espace absolu sonnait le glas de la théorie classique de la lumière.

II.3.1.2. L'interprétation lakatosienne de l'expérience de Michelson

D'après Lakatos, cette expérience est pertinente pour la méthodologie de programme de recherches en ce sens que l'expérience permet de mieux cerner l'essence d'une expérience cruciale. Notre auteur affirme le but visé par Michelson était de mettre en épreuve les théories contradictoires de Fresnel et de Stokes sur l'influence du mouvement de la terre sur l'éther :

« Selon la théorie de Fresnel, la Terre se meut à travers un éther au repos, mais l'éther intérieur à l'espace terrestre est pareillement emporté par elle dans son mouvement; cela implique donc que la vitesse relative par rapport à la Terre de l'éther extérieur est positive (Il existe donc un vent d'éther). Selon la théorie de Stokes, l'éther est entraîné par la Terre et, juste à a surface terrestre, Terre et éther ont la même vitesse; la vitesse relative de l'éther est donc nulle »177(*).

Bien que contradictoires, ces deux théories paraissent similaires du point de vue de l'observation, en vertu de leur incapacité à rendre compte de la propagation de la lumière. L'effort de Michelson consiste, non seulement d'avoir départagé ces deux théories, mais surtout d'avoir fourni une expérience cruciale corroborant la théorie de Stokes. Ceci, parce que la vitesse de la terre par rapport à l'éther est bien plus faible que ne le veut la théorie de Fresnel. Cette conclusion conduit à infirmer l'hypothèse de l'inexistence de l'éther. L'hypothèse de Michelson fut contestée par Lorentz qui n'y voyait pas une réfutation de la théorie de Fresnel. Pour Lorentz, la théorie de Stokes et, par conséquent l'hypothèse de l'inexistence de l'éther stationnaire, sont erronées.

La collaboration de Michelson et Morley leva le défi lancé par Lorentz. Et dans un de ses articles, Michelson aboutit à cette conclusion qu'il existe bel et bien un mouvement de la Terre par rapport à l'éther. Ce mouvement, quoique faible, suffit pour détruire la thèse de Fresnel178(*). Dans cet article, et face aux critiques d'autres chercheurs, Michelson ne se prononce plus sur l'inexistence de l'éther. Devant la résistance de Lorentz qui réussit à formuler un déplacement progressif de Fresnel, et découragé par son propre échec à prouver l'inexistence de l'éther que prédisait la théorie de Stokes, Michelson conclut en la fausseté de ses propres calculs et se résolut d'accorder son crédit à la théorie de Fresnel179(*). Il s'avoua vaincu par les défenseurs de l'éther.

Il a fallu Einstein pour mettre au point un programme nouveau qui, finalement reconnut la pertinence de Michelson, programme dont Einstein ignorait même les travaux. Son programme qui prédisait l'expérience de Michelson et plusieurs autres faits qui n'étaient pas prédits avant, des faits qui furent corroborés de manière spectaculaire. L'important, souligne Lakatos,

« C'est alors seulement, après vingt-cinq ans, que l'expérience de Michelson en vint à être considérée comme "la plus grande expérience cruciale négative de l'histoire des sciences" »180(*).

Cette expérience révèle clairement l'utopie d'une rationalité immédiate entendue comme une expérience qui réfute un programme de recherche. D'abord parce que les déplacements progressifs peuvent apparaître ou être reconnus comme tels avec un grand recul. Ensuite, parce que les défenseurs d'un programme de recherche peuvent, à la longue, développer des variantes satisfaisantes d'un même programme, transformant ainsi les éléments de contre-preuve en éléments de corroboration du programme dégénéré. Ils transformeraient ainsi les éléments corroborants du programme vainqueur en éléments de sa défaite.

Fort malheureusement, les théories justificationnistes181(*) se basent sur l'exigence d'une rationalité immédiate. Pour Lakatos, toutes ces théories ont échoué, car en science, la rationalité opère beaucoup plus lentement, et elle est une rationalité faillible, qui reste encore ouverte à la critique et à la discussion rationnelle. La rationalité n'est jamais dogmatique182(*). Ce qui importe, c'est l'exigence de continuité, la ténacité des théories. La rationalité scientifique ne peut dès lors s'expliquer que si la science est interprétée comme un vaste champ de bataille où s'affrontent des programmes de recherche, et non pas des théories isolées. Il faut alors sortir les théories de leur isolement. Car on ne peut dire d'une théorie qui s'isole qu'elle est rationnelle.

L'analyse lakatosienne implique un nouveau critère de démarcation, en termes de science mature et science immature. La science encore immature procède par essais-erreurs, alors que la science mature consiste en programme de recherche et se distingue par la richesse de son pouvoir heuristique. L'heuristique positive esquisse les modalités de construction du glacis protecteur ; elle assure l'autonomie de la science théorique.

Les grandes articulations de la méthodologie de programme de recherche se présentent donc ainsi. Eu demeurant, à titre illustratif, pouvons-nous nous demander en quoi le programme de Copernic a-t-il supplanté celui de Ptolémée. Cette question implique une relecture historico-critique de la révolution copernicienne à la lumière de la méthodologie de programme de recherche.

II.3.2. La révolution copernicienne d'après la méthodologie de programme de recherche.

II.3.2.1. La révolution copernicienne : Quid?

Le concept de révolution nous rappelle ici le changement de paradigme entendu comme un modèle théorique admis à une certaine époque, et qui oriente le travail des chercheurs. Il s'agit donc de l'acception kuhnienne du concept de révolution. Dès lors, laa question est de savoir comment le modèle théorique ptoléméen dégénère devant le modèle copernicien.

D'après Lakatos, la révolution copernicienne est loin d'être la croyance populaire en l'héliocentrisme. La révolution copernicienne est de l'ordre du "monde 3" de Karl Popper (ou du monde de la connaissance objective). Elle se défait des croyances et des états de l'esprit pour interroger les jugements et leurs contenus. C'est dire que le changement opéré par Copernic ne se ramène pas à une simple croyance. Elle est, comme dit Kuhn, un événement multiple dont le noyau fut

« une transformation de l'astronomie mathématique qui embrassait des changements d'ordre conceptuels en cosmologie, en physique, aussi bien qu'en matière de religion »183(*).

Pour Lakatos, cette révolution peut être considérée comme :

« L'hypothèse que la terre se meut autour du soleil plutôt que l'inverse, ou plus précisément, que le cadre de référence fixe du mouvement des planètes est formé par les étoiles, non pas la terre »184(*).

Lakatos poursuit que la définition de la révolution copernicienne en terme de croyance en l'héliocentrisme est largement soutenue par les théoriciens de rationalité immédiate185(*). Ceux-ci fondent leur évaluation non pas sur des programmes de recherche, mais simplement sur des considérations empiriques. La méthodologie de programmes de recherche rend mieux compte du déplacement opéré par Copernic.

II.3.2.2. Du géocentrisme à l'héliocentrisme. Cas d'un déplacement progressif

Pour notre auteur, le programme de Ptolémée et celui de Ptolémée se réclament, à l'origine, de la double paternité de Pythagore et de Platon. Les programmes pythagoricien et platoniciens énoncent leur principe de base, c'est-à-dire leur pierre angulaire heuristique en ces termes :

« Puisque les corps célestes sont parfaits, il faut sauver tous les phénomènes astronomiques par la combinaison d'un nombre aussi faible que possible de mouvements circulaires uniformes »186(*).

Ce principe heuristique, dit-il, était primaire et revêtait d'une importance supérieure au noyau dur qui n'était que secondaire.

En effet, le débat sur le centre de l'univers est contemporain à la prime enfance de la philosophie grecque. Pythagore postulait déjà que le centre de l'univers est une boule de feu invisible à partir de régions habitées de la terre. Pour Platon, le soleil était le centre. Par contre, Eudoxe fait de la terre le centre de l'univers. Cette première hypothèse géocentrique se renforça en un noyau dur avec la complexité qui caractérise la physique aristotélicienne. Aristote postulait l'existence d'un mouvement naturel et violent qui séparerait tous les phénomènes terrestres des phénomènes célestes. Les phénomènes chimiques terrestres sont constitués de quatre éléments, alors que les phénomènes célestes se forment d'une quinta essentia, un cinquième élément qui est une essence pure. La première formulation rudimentaire de l'hypothèse géocentrique affirmait l'existence des orbes concentriques entourant la terre, avec un orbe pour chaque étoile, et un orbe propre pour chaque corps céleste187(*).

Ce premier modèle comporte la limite d'être trop idéal et, par conséquent, erroné. Il ne prédit aucun fait inédit et échoue devant les anomalies aussi graves que la variation de la luminosité des planètes. La solution fut dès lors l'abandon, avec Ptolémée, du système des planètes tournantes. Ce changement de perspective sonna le glas du système géocentrique, car :

« Après l'abandon de ce système de sphères tournantes, chaque modification du programme géostatique l'écarta un peu plus de l'heuristique platonicienne. Avec les excentriques, la Terre quitta le centre du cercle; avec les épicycles d'Apollonius et d'Hipparque, les trajectoires réelles des planètes autour de la Terre cessèrent d'être circulaires, enfin, avec les équants de Ptolémée, même le mouvement du centre vide de l'épicycle ne fut plus simultanément uniforme et circulaire : (...) au lieu d'un mouvement circulaire uniforme, on n'eut plus qu'un mouvement quasi circulaire, quasi uniforme »188(*).

Ainsi, devant l'importance des anomalies auxquelles se heurtait le géocentrisme, chaque effort pour l'amender l'écartait réellement de l'hypothèse platonicienne originale.

Lakatos voit le mérite de Copernic dans le fait d'avoir démontré que Ptolémée occasionna la dégénérescence heuristique du programme platonicien, notamment par le recours à des hypothèses ad hoc pour expliquer le mouvement circulaire uniforme des planètes189(*).

Il précise que Copernic n'a pas inventé une nouvelle heuristique. Son effort consista simplement à remettre en honneur l'heuristique platonicienne, dont le noyau dur énonce que les étoiles fournissent le cadre de référence primordial de la physique.

D'après Lakatos, Copernic, mieux que son prédécesseur, réussit à créer une heuristique platonicienne authentique. L'heuristique platonicienne fait des étoiles des corps parfaits, possédant un mouvement parfait : une seule et unique rotation autour d'un axe. Dans la lignée de Platon, Copernic fixa le mouvement des étoiles en les rendant immobiles. Il transférait ainsi le mouvement de la terre aux étoiles. Copernic fait donc de la Terre une planète, sachant que les planètes sont moins parfaites que les étoiles, à cause de la multiplicité du mouvement de leurs épicycles.

Bien qu'il se soit débarrassé de l'équant ptoléméen, le système de Copernic comporte encore autant de cercles que chez Ptolémée. On est alors en droit de se demander ce qui fait la supériorité du système copernicien.

II.3.2.3. La supériorité heuristique de Copernic

La supériorité heuristique de Copernic sur l'Almageste de Ptolémée paraît évidente, eu égard à ce qui précède. Outre cette supériorité méthodologique, la préséance de Copernic réside dans le fait de s'être débarrassé des équants et dans leur remplacement par les épicycles. En ce sens, la théorie copernicienne de la Lune est un net progrès empirique par le fait qu'elle lui permit non seulement de sauver les phénomènes, mais aussi d'améliorer l'accord entre la théorie et l'observation190(*).

Par rapport à Ptolémée, Copernic opère un déplacement théoriquement progressif, notamment avec la prédiction des phases de Venus et des parallaxes stellaires. Mais la corroboration des phases de Venus n'est intervenue que tardivement en 1616.

Ainsi, lorsqu'il est interprété en rapport avec le système de Galilée ou de Newton, on dira que Copernic n'a été que partiellement corroboré. Mais Copernic opère un déplacement progressif par rapport à l'heuristique platonicienne. A vrai dire, la méthodologie de programme de recherche ne reconnaît la révolution copernicienne comme une révolution qu'à partir de la confirmation, en 1616, de l'existence de phases de Vénus. Cette seule découverte corrobore, avec recul, la rationalité copernicienne.

De son côté, Elie Zahar emboîte les pas à Lakatos en reconnaissant la supériorité heuristique de Copernic face à Ptolémée. Zahar ne partage cependant pas la conception lakatosienne de "fait inédit". Lakatos voit dans un fait inédit, une prédication neuve, sensationnelle ou spectaculaire, incompatible avec les prévisions précédentes et le savoir acquis indiscutable. Un fait inédit l'est effectivement s'il prédit un fait interdit ou non prévu par son rival. On peut alors comprendre pourquoi la prédiction empirique du programme de Copernic n'intervient que tardivement191(*).

Elie Zahar, dans sa relecture modifiée de la méthodologie lakatosienne pense qu'un fait inédit peut-être une proposition déjà admise à l'intérieur d'un programme. Ce fut notamment le cas, chez Einstein, avec le périhélie de Mercure, dont l'explication fournit un soutien empirique crucial à la théorie einsteinienne. Bien que corroborant, la notion de périhélie de Mercure était déjà prévue par le programme d'Einstein, mais sans y jouer une importance majeure192(*).

Ainsi, d'après l'interprétation zaharienne de la prédiction factuelle, le noyau dur de Copernic s'énonçait en ces termes :

« Les planètes se meuvent uniformément sur des cercles concentriques autour du soleil; le Lune se meut sur un épicycle ayant la terre pour centre »193(*).

Cette affirmation signifie l'affirmation de plusieurs autres faits qui constituent un progrès de Copernic par rapport à Ptolémée. C'est dire qu'avec le modèle fondamental de Copernic, doublé du présupposé selon lequel "les planètes inférieures ont une période plus courte et les planètes supérieures une période plus longue", plusieurs prédictions nouvelles peuvent s'ouvrir avant toute observation dans le système de Copernic.

Pour Zahar, Copernic réalise un déplacement progressif, et supplante Ptolémée ; il opère une révolution du fait de sa supériorité scientifique. Cette supériorité repose sur son pouvoir heuristique bien corroboré194(*).

II.4. Conclusion partielle

A l'aide des exemples historiques, nous avons tenté de décrire la méthodologie de programmes de recherche. Contrairement à ces prédécesseurs, Lakatos situe l'essentiel de l'activité scientifique dans la dialectique entre une structure permanente irréfutable par décision méthodologique, d'un glacis protecteur fait d'hypothèses auxiliaires protégeant le noyau central contre toute menace empirique extérieure, et d'une heuristique positive qui détermine les règles relatives à la construction du glacis protecteur.

L'activité rationaliste nous a paru essentiellement comme une activité interne. Grâce à son heuristique positive, le chercheur construit des modèles, choisit et ordonne les anomalies théoriques que présente le programme. La méthodologie minimise ainsi la recherche des contre-preuves servant de rationalité immédiate en faveur de l'élimination d'un programme de recherche incompatible avec les produits d'observation ou avec les théories scientifiques ayant fait leur preuve au cours de l'histoire de sciences. La fin de l'illusion de la rationalité immédiate ouvre les programmes ou séries de théories dans une compétition et un libéralisme normatif qui, non seulement écarte toute prétention d'un programme à s'imposer comme une norme de rationalité, mais aussi accorde à chaque programme la chance de concourir sachant que les faits inédits corroborants apparaissent avec un certain recul.

Lakatos propose ici un nouveau critère de démarcation entre science immature (des conjectures et réfutations), science mature faite des programmes de recherche. La démarche repose sur une conception du progrès scientifique en termes de prédiction de faits nouveaux qu'un programme apporterait par rapport à l'ancien dont il explique également tout le contenu; et sur un principe de tolérance qui invite à éviter la précipitation lorsqu'il faut déclarer la dégénérescence d'un programme. A vrai dire, rien ne nous pousse à éliminer un programme de recherche tant que l'ingéniosité de ses défenseurs est encore active.

Aussi Imre Lakatos se propose-t-il une reconstruction rationnelle des programmes de recherche rivaux, avec la méthodologie de programme comme étalon de mesure. C'est cela que tentera essentiellement d'examiner notre dernier chapitre.

CHAP. III. : RECONSTRUCTION RATIONNELLE ET EVALUATION DES METHODOLOGIES RIVALES

III.0. Introduction

Au terme de notre second chapitre qui a présenté la constitution, le code d'honneur ainsi que les critères de rationalité de la méthodologie des programmes de recherches scientifiques, la rationalité scientifique nous est apparue non comme une rationalité immédiate, mais comme une rationalité construite, après de longues années du développement d'un programme. Ainsi nous est apparue l'exigence d'une reconstruction rationnelle de l'histoire des sciences et la pertinence de leur rationalité.

Dans ce troisième chapitre, nous voulons présenter la méthodologie lakatosienne comme une méthodologie des programmes historiographiques qui évaluent la rationalité des programmes rivaux. En effet, il s'agit de démontrer l'impact de la discussion critique dans toute entreprise visant à rendre compte de la rationalité. Ceci exige de dégager une relation étroite entre l'histoire des sciences, entendue comme une mémoire de la science, et l'épistémologie qui offre à la première les principes ou le cadre permettant de critiquer ses prétentions à la rationalité, à la vérité et à la validité. L'épistémologie offre également le cadre de la reconstruction rationnelle des séquences pertinentes et éprouvées de l'histoire de science.

En outre, la notion de reconstruction rationnelle se comprend dans la distinction et dans la relation de deux types d'histoires de sciences, l'une normativo-interne et l'autre, socio-psychologique. L'histoire interne offre le noyau dur, et l'histoire externe, les hypothèses auxiliaires protectrices de ce noyau central. Dès lors, la méthodologie des programmes historiographiques se présente comme un cadre propice qui évalue, non pas seulement des théories à l'intérieur d'un même programme de recherche, mais des théories de rationalité tout entières.

Nous articulons ce débat en quatre points principaux. Premièrement, nous dégagerons le rapport entre histoire des sciences et philosophie des sciences, et le débat débouche sur la distinction de deux sortes d'histoires. Le deuxième moment reconstruit les noyaux durs de quelques grandes théories de rationalité et montre l'urgence d'une relation dialectique entre l'histoire interne et l'histoire externe. Le troisième point présente la méthodologie comme un méta-critère d'évaluation et montre comment l'histoire, alors qu'elle réfute les autres méthodologies, la corrobore. Quatrièmement et enfin, nous montrerons la nécessité d'une approche critique de la pensée de Lakatos

III.1. Histoire, philosophie des sciences et reconstruction rationnelle

III.1.1. Histoire des sciences comme épistémologie

Le fil conducteur de toute la reconstruction lakatosienne de l'histoire des sciences est l'affirmation kantienne selon laquelle : « la philosophie des sciences sans l'histoire des sciences est vide, l'histoire des sciences sans la philosophie des sciences est aveugle »195(*). Pour une reconstruction adéquate de l'histoire des sciences, il faudra que le philosophe des sciences se double de l'historien, et vice-versa. En d'autres termes, - et c'est là une conviction de notre auteur-, l'histoire des sciences et la philosophie des sciences doivent se mettre l'une à l'école de l'autre. Cette relation pose le problème du rapport entre ces deux domaines de la connaissance. Un recours à Kuhn et Canguilhem peut aider à clarifier cette problématique.

Il s'agit de se demander par qui et pourquoi l'histoire des sciences doit être faite. En guise de réponse à la première question, Georges Canguilhem, affirme que le philosophe est l'historien de sciences par excellence196(*). Canguilhem explique :

« Quant aux philosophes, ils peuvent être amenés à l'histoire des sciences, soit traditionnellement et directement par l'histoire de la philosophie, dans la mesure où telle philosophie a demandé, en son temps, à une science triomphante de l'éclairer sur les voies et moyens de la connaissance militante, soit plus directement par l'épistémologie, dans la mesure où cette conscience critique des méthodes actuelles d'un savoir adéquat à son objet se sent tenu d'en célébrer le pouvoir par le rappel des embarras qui en ont retardé la conquête »197(*).

La philosophie offre un cadre critique de lecture du parcours historique des sciences, de leurs moments de triomphe ou de piétinement, de la validité de leurs méthodes. En ce sens, conclut Canguilhem, la philosophie des sciences - mieux que l'histoire et la science- entretient un rapport plus direct avec l'histoire des sciences.

Répondant à la question « pourquoi ?», Canguilhem évoque trois raisons pour faire l'histoire des sciences198(*). La troisième, qui est la plus importante, est la raison philosophique : l'histoire des sciences doit être faite en rapport avec l'épistémologie, car :

« sans référence à l'épistémologie, une théorie de la connaissance serait une méditation sur le vide et que sans relation à l'histoire des sciences une épistémologie serait un doublet parfaitement superflu de la science dont elle prétendrait discourir »199(*).

Ceci revient à affirmer, une fois de plus, un rapport intrinsèque entre histoire des sciences et philosophie des sciences entendue comme épistémologie. Canguilhem rejoint ici l'affirmation kantienne qui fonde la pensée d'Imre Lakatos. Canguilhem renchérit en affirmant que ce rapport entre interne et direct peut s'exprimer en deux modes. L'histoire des sciences comme mémoire de la science, peut d'abord être conçue comme le laboratoire de l'épistémologie : faire l'histoire des sciences, c'est « mettre l'esprit en expérience...faire une théorie expérimentale de l'esprit humain »200(*). L'histoire des sciences est donc ce laboratoire, cet ensemble de construction où s'exerce l'esprit humain. En ce sens, l'histoire devient comme un « microscope mental » qui opère le grossissement des découvertes scientifiques et détecte la part du rationnel et de l'irrationnel dans les faits déjà construits201(*).

Ensuite, l'épistémologie permet de dégager la fonction et le sens de l'histoire. Ceci explique le recours au « modèle du tribunal ». Le rôle de l'épistémologie est alors

« de fournir le principe d'un jugement, en lui enseignant de parler le langage dernier parlé par la science (...) et en lui permettant ainsi de reculer dans le passé jusqu'au moment où ce langage cesse d'être intelligible ou traduisible en quelque autre, plus lâche ou plus vulgaire, antérieurement parlé. (...) Sans l'épistémologie, il serait donc impossible de discerner deux sortes d'histoires dites des sciences, celles des connaissances périmées, celle des connaissances sanctionnées, c'est-à-dire encore actuelles parce qu'agissantes »202(*).

L'épistémologie est alors une instance critique de l'histoire de sciences. Par ailleurs, c'est la deuxième tâche que lui assigne Hans Reichenbach, lorsqu'il parle de la fonction analytique de l'épistémologie. Elle aide la science à opérer une critique sérieuse de ses méthodologies, de sa connaissance et de ses prétentions à la vérité et à la validité. Cette critique conduit à dégager une structure permanente de connaissances sanctionnées ou établies. Pour le dire avec Thomas Kuhn, l'histoire des sciences s'intéresse à l'évolution des idées, des méthodes et des techniques scientifiques, c'est-à-dire au noyau central qui détermine ce qui est proprement scientifique et qui constitue un « savoir solide » qui fait l'objet de la philosophie des sciences203(*). L'histoire des sciences et la philosophies des sciences visent alors à dégager les structures du savoir qui rendent compréhensibles et plausibles les faits scientifiques. Ces structures sont à la fois une source fiable pour une reconstruction rationnelle et même une reconstruction rationnelle. L'histoire des sciences est donc et déjà une épistémologie.

Lakatos conclut alors en affirmant la primauté de la philosophie des sciences sur la psychologie. Car, la philosophie des sciences fournit à l'historien des méthodologies qui l'aident à reconstruire l'histoire interne et à produire une explication rationnelle de la croissance interne. Si toutes les méthodologies peuvent être évaluées à l'aide de l'histoire, toute reconstruction rationnelle exige que l'histoire normativo-interne soit complétée par l'histoire externe.

III.1.2. Histoire interne et Histoire externe

La question qui nous préoccupe à ce niveau est celle de savoir de quoi l'histoire des sciences est la science. Cette question entraîne une autre : comment faire l'histoire des sciences ou comment devrait-on la faire?204(*) La question revient à se demander si l'histoire et le progrès des sciences tiennent essentiellement à l'autonomie relative de la rationalité de leurs structures et de leurs méthodologies ou s'ils dépendent des facteurs extra-scientifiques, socio-psycologiques ou culturels. Pour Canguilhem, ce débat est l'un des débats de l'heure qui range les philosophes anglo-saxons selon qu'ils sont externalistes ou internalistes.

III.1.2.1. Externalisme : la science comme un projet de sécurité sociale.

L'externalisme est une manière de lire l'histoire des sciences en rapport avec les intérêts socio-économiques, avec les idéologies politico-religieuses ainsi qu'avec les exigences et les pratiques techniques. Il consiste à interpréter la science comme un facteur culturel, mieux comme un produit de la culture; il analyse les facteurs externes à la pratique scientifique proprement dite comme exerçant une influence majeure sur le développement de la science :

« l'externaliste voit l'histoire des sciences comme une explication d'un phénomène de culture par le conditionnement du milieu culturel global et par conséquent l'assimile à une sociologie naturaliste d'institutions, en négligeant entièrement l'interprétation d'un discours à prétention de vérité »205(*).

Plus d'un historien de sciences épousent le point de vue externaliste. Pour les auteurs de La nouvelle alliance par exemple, à défaut de définir l'activité scientifique comme un produit de la culture, Newton et les scientifiques modernes ont conçu la science comme étrangère à la culture. Il s'en est suivi la domination de la science - partant de l'homme maître de la science- sur la culture. La science est perçue surtout comme une menace de destruction des savoirs, des traditions, des expériences les plus enracinées de la mémoire culturelle.  La science apparaît comme un corps étranger à la culture, comme un cancer qui la détruit. Ce qui explique le désenchantement actuel du monde : la science moderne provoque la crise du monde par le fait qu'elle émet des lois universelles qui excluent tout intérêt particulier. Cette exclusion du particulier est un effet du progrès scientifique206(*).

D'après Thomas Kuhn, les tentatives à comprendre la science dans son contexte culturel peuvent revêtir trois formes différentes. Premièrement, dans sa forme la plus ancienne, l'externalisme se présente comme une étude des institutions scientifiques. Ces institutions varient et portent chacune une histoire. Cette histoire est reprise dans les ouvrages (revues et périodiques) qui jouent le rôle de sources pour l'historien de sciences. Deuxièmement, l'étude du développement des sciences s'accompagne de l'étude des établissements d'enseignement des sciences. Ceux-ci peuvent contribuer à la promotion ou au frein du progrès scientifique. Troisièmement, et enfin, l'externalisme peut se présenter comme l'étude de la science dans une région géographique précise et bien délimitée. Ceci permet de se concentrer sur l'évolution des spécialités techniques particulières et suffisamment homogènes pour favoriser la compréhension du rôle et des assises sociaux des sciences207(*). De ces trois formes, renchérit Kuhn, la dernière est la plus récente et la plus novatrice en ce sens qu'elle met en oeuvre une gamme plus étendue d'expériences et de savoirs historiques et sociologiques.

Par ailleurs, Imre Lakatos, définit l'histoire externe en ces termes :

« l'histoire externe, soit elle donne une explication non rationnelle du rythme, de la localisation et de l'importance des événements historiques, en tant que ceux-ci reçoivent une interprétation en termes d'histoire interne; soit, lorsque l'histoire diffère de sa reconstruction rationnelle, elle offre une explication empirique d'une telle différence »208(*).

L'histoire externe se consacre donc aux facteurs psychologiques ou subjectifs n'ayant qu'un intérêt mineur pour une reconstruction rationnelle de l'histoire. Relire l'histoires des sciences en fonction des besoins sociaux et des divers projets de sécurité sociale qui l'influencent, c'est faire une histoire incomplète, voire imparfaite des sciences. Akenda précise que le projet scientifique comme projet de sécurité sociale n'est pas à vrai dire ce qui fait la spécificité de l'histoire des sciences. Il ajoute que ce qui la caractérise, c'est son projet de scientificité, c'est-à-dire la manière de s'assurer et de réaliser un dessein de vérité selon des règles de prégnance d'intelligibilité par lesquelles elle décide de la validité d'une explication et d'une théorie209(*). C'est là le rôle de l'histoire interne.

III.1.2.2. Internalisme : la science comme un discours à prétention de vérité.

L'histoire des sciences peut également être faite comme une recherche systématique des critères de scientificité, par l'analyse des démarches par lesquelles l'oeuvre scientifique cherche à satisfaire aux normes spécifiques qui permettent de définir la science comme science. L'internalisme, dit Canguilhem, consiste à penser l'histoire des sciences à l'intérieur de la science elle-même, à examiner les facteurs internes, en négligeant les idéologies qui commandent les différentes communautés scientifiques. En ce sens, l'internaliste adopte une attitude théorique à l'égard des faits de théories; il se sert des hypothèses et des paradigmes afin d'interpréter les faits. Aussi l'historien des sciences voit-il dans les faits scientifiques des faits de découverte simultanés qui nécessitent le recours à la théorie pour leur interprétation210(*).

On peut alors affirmer avec Thomas Kuhn que l'internalisme traite de la substance de la science en tant que connaissance et qu'il porte son intérêt aux activités scientifiques considérées comme un groupe social restreint à l'intérieur d'une culture plus vaste211(*). Poussant l'investigation plus loin, Kuhn s'interroge sur les canons de l'historiographie internaliste. Il caractérise l'internaliste en ces termes :

« Dans la mesure du possible, l'historien doit mettre de côté la science qu'il connaît (mais cela ne se produit jamais, sinon on ne pourrait écrire l'histoire) La science dont il s'occupe, il doit l'apprendre des manuels et des revues publiés dans la période qu'il étudie. Il doit maîtriser cette science et les traditions indigènes qu'elle met en oeuvre, avant de s'intéresser aux innovations dont les découvertes ou inventions ont infléchi la direction du progrès scientifique. Quand il étudie les innovateurs, l'historien doit essayer de penser comme ils le faisaient. Reconnaissant que les savants sont souvent célèbres pour des résultats qu'ils ne visaient pas à atteindre, il doit se demander sur quels problèmes s'est penché le savant qu'il étudie et comment celui-ci en est venu à les considérer comme des problèmes. Reconnaissant qu'une découverte historique est rarement tout à fait celle qu'on attribue à son auteur dans les manuels postérieurs (les visées pédagogiques transforment nécessairement le récit), l'historien doit se demander ce que son sujet croyait avoir découvert et ce qu'il a considéré comme étant le fondement de sa découverte. Et, dans ce processus de reconstruction, l'historien doit accorder une attention particulière aux erreurs apparentes de son sujet, non tant pour leur intérêt propre, que parce qu'elles sont bien plus révélatrices de ce qu'est le travail de l'esprit que les passages dans lesquels un savant semble enregistrer un résultat ou un raisonnement qui sont toujours retenus pour la science moderne »212(*).

Lakatos parle de l'histoire interne des sciences comme d'une histoire normativo-interne. Faire une telle histoire, c'est déjà entreprendre une reconstruction rationnelle. Ainsi, le sens de l'internalisme se comprend, chez notre auteur, en rapport avec la notion de reconstruction rationnelle. Faire l'historiographie des sciences en tant que connaissance, s'imprégner de l'esprit des innovateurs, déceler les problèmes qu'ils se sont proposés d'analyser, jeter un regard critique sur les erreurs auxquelles ils ont buté et découvrir les méthodes mises en jeu pour arriver aux résultats auxquels ils sont parvenus, c'est faire aussi une reconstruction rationnelle de l'histoire des sciences.

Convaincu que la rationalité scientifique est un idéal toujours désiré mais jamais atteint, Lakatos s'engage à purifier le passé et le présent des sciences de toutes les accommodations qui, sous le regard complice de l'histoire et de la philosophie, les encombrent et les dénaturent213(*). Ainsi, là où d'aucuns se complaisent à présenter une histoire circonstancielle des sciences, Lakatos préfère instaurer une "reconstruction rationnelle" de l'histoire des sciences. Mais que veut-on entendre par là?

III.1.3. L'histoire interne comme reconstruction rationnelle.

Pour Luce Giard, le concept de "reconstruction rationnelle" fait son apparition en philosophie des sciences au début du XXème siècle, avec la publication de The Logical Structure214(*) of the World de Rudolf Carnap. A travers cette formule "construction as rational reconstruction", Carnap fait de la reconstruction rationnelle la démarche qui vise la description des processus d'inférence fondateurs de la compréhension, loin de tout souci de réalisme psychologique215(*). Ce concept apparaît également chez Karl Popper. Celui-ci établit une nette démarcation entre la psychologie empirique, dont la tâche est de déterminer la manière de trouver une inspiration, et l'épistémologie dont la tâche serait de reconstruire logiquement les étapes d'une découverte scientifique216(*). Popper précise que la psychologie n'offre aucune possibilité de reconstruction rationnelle car il n'existe aucune méthode logique pour acquérir des idées neuves, ni pour reconstruire ce processus217(*). C'est le point de vue qu'adopte Lakatos quand il distingue les sciences « matures » des sciences « immatures ». Les sciences « mures » ou « matures » sont celles qui sont capables de reconstruction rationnelle. Ce sont les sciences de la nature. Les sciences humaines sont considérées comme des sciences immatures parce qu'elles seraient indignes d'une reconstruction, c'est-à-dire d'une histoire des sciences.

Il apparaît clairement chez ces deux auteurs que la reconstruction consiste à revisiter la structure logique, le donné normatif interne, d'une théorie scientifique. Pourtant, une reconstruction qui se veut rationnelle ne devrait pas s'arrêter aux seuls facteurs logiques. Elle intègre des aspects philosophiques, historiques, scientifiques qui influencent l'histoire des théories scientifiques. Elle nécessite la raison et l'expérience. En ce sens, la reconstruction prend en compte tout le background dans lequel s'inscrit l'histoire des théories scientifiques218(*).

Pour Imre Lakatos,

« une reconstruction rationnelle consiste à substituer à l'histoire circonstancielle, toujours imparfaite, car elle s'oblige à suivre le déroulement des faits dans leur confusion et leur contradiction, une histoire pleinement rationnelle, l'histoire telle qu'elle aurait dû être, si les hommes avaient pu se transformer, au moins une fois en êtres purement rationnels »219(*).

Lakatos distingue donc deux types d'histoire. L'histoire circonstancielle est imparfaite. Elle caractérise toute logique de la découverte qui se base sur un progrès cumulatif des théories isolées. Elle est, par conséquent, à la traîne derrière les faits. Une telle histoire ne peut faire l'objet d'une reconstruction : d'abord parce qu'elle présente une histoire discontinue, pleine de réfutations; ensuite parce qu'elle exalte les imperfections, les anomalies qui conduisent à la réfutation des théories.

Lakatos se propose une nouvelle manière de faire l'histoire des sciences. La reconstitution de "l'histoire telle qu'elle aurait dû être" consiste à ne voir, dans le parcours historique des sciences, qu'un enchaînement des raisons. Par souci de perfection, cette histoire minimise les imperfections, les fautes de l'histoire circonstancielle et réelle. Elle établit une parfaite cohérence logique dans la réalité scientifique, là où les erreurs et les anomalies ont créé des ruptures. La nouvelle manière offre une lecture rétrospective de l'histoire de science en tant qu'une histoire de la rationalité continue. De même que l'histoire hégélienne est une série des manifestations de la raison, de même la raison s'incarne dans la science. C'est cette histoire idéale, rationnelle qu'il s'agit de reconstruire partant et en prenant distance de la médiocrité de l'histoire réelle. D'où la nécessité d'épurer l'histoire réelle pour faire briller l'histoire rationnelle220(*).

Plus précisément, la reconstruction rationnelle est l'utilisation des prémisses du monde 3221(*) de Karl Popper pour expliquer le progrès et le changement en science. C'est là, dit Lakatos, une exigence qui s'impose à tout historien des sciences qui fait la distinction entre progrès et dégénérescence, entre science et pseudo-science.

En effet, poursuit Lakatos, les problèmes de l'historien de science sont déterminés par sa méthodologie, c'est-à-dire par sa théorie d'évaluation. En ce sens, plusieurs reconstructions reposent sur les seuls aspects purement internes, du fait qu'elles recherchent la réfutation des théories. Pourtant, la méthodologie de programmes de recherche va plus loin : elle intègre les facteurs extra-méthodologiques ou facteurs externes dans la reconstruction. Mais ces facteurs psychologiques sont seconds et varient en fonction de la théorie d'évaluation. Toute reconstruction rationnelle se joue sur ce rapport entre les facteurs internes et externes. Les facteurs internes sont premiers et prioritaires et déterminent, en les soumettant, les facteurs externes qui sont pertinents dans la reconstruction. On comprend alors que les reconstructions rationnelles sont des programmes faits d'une évaluation normative ou d'une histoire normativo-interne qui constitue leurs noyaux durs, et des hypothèses psychologiques servant de glacis protecteurs. En ce sens, écrit Lakatos,

« Il faut (...) relativiser la distinction entre ce qui est interne et ce qui est externe dans la méthodologie, car un critère d'évaluation ne peut à lui seul rendre compte de l'histoire réelle des sciences »222(*).

Ainsi, toute reconstruction rationnelle, bien qu'essentiellement internaliste, doit être complétée par une histoire empirique socio-rationnelle, externe. Car

« Chaque reconstruction rationnelle conduit à une structure caractéristique pour la croissance rationnelle de la connaissance scientifique. Mais toutes ces reconstructions normatives peuvent avoir à être complétées par des théories empiriques externes, afin d'expliquer les facteurs non rationnels résiduels. L'histoire des sciences est toujours plus riche que sa reconstruction rationnelle. Mais la reconstruction rationnelle, ou histoire interne, est première, tandis que l'histoire externe est seulement seconde, puisque les problèmes les plus importants de l'histoire externe sont définis par l'histoire interne »223(*).

Il appert clairement que la distinction entre une histoire empirico-externe et une histoire normativo-interne constituent deux grandes orientations de la science. Leur jonction, en vue de la cohérence de l'histoire des sciences, est un des défis majeurs de toute méthodologie. La démarcation est évidente dans la méthodologie de programmes de recherche scientifiques. La particularité de Lakatos réside en ceci que l'histoire interne, entendue comme une histoire proprement intellectuelle, peut correspondre au noyau dur du programme; et l'historie externe faite de conceptions psycho-sociologiques, reste déterminée par la première et offre les hypothèses auxiliaires devant protéger le noyau dur. Sur base de cette nouvelle conception de l'histoire interne et externe, on peut donc reconstruire l'histoire des différentes théories de la rationalité et juger de leur capacité à rendre compte de la rationalité et du progrès scientifique.

III.2. Les théories de la rationalité au tribunal de l'histoire.

La méthodologie des programmes de recherche offre un cadre plus large d'évaluation des diverses théories de la rationalité en fonction de la nouvelle démarcation lakatosienne entre histoire interne et histoire externe. Un programme de recherche qui se dit capable de rendre compte du progrès scientifique devra compléter son histoire normativo-interne, prioritaire, par une histoire empirique externe, car un critère ne peut à lui seul rendre compte de l'histoire rationnelle des sciences. Cette séquence reconstruit essentiellement l'histoire interne ou noyaux durs de quatre théories de la rationalité et démontre l'urgence de compléter cette lecture par des hypothèses socio-psychologiques devant servir de glacis protecteur. Il s'agit de faire une reconstruction rationnelle du falsificationnisme, de l'inductivisme, du conventionnalisme et de la méthodologie de programme de recherche. Chacune de ces théories de la rationalité dispose de ses règles d'acceptation et de rejet des théories. Ces règles sont un code d'honnêteté intellectuelle et servent de noyau dur du programme.

III.2.1. Le programme inductiviste

Chez l'inductiviste, le noyau dur ou le critère d'acceptation des théories est constitué des théories devant décrire des faits durs et de celles capables de généralisations inductives infaillibles à partir de ces faits durs. Dès lors une théorie est acceptée si elle est prouvée, ou si elle est dérivée, par déduction ou par induction, d'autres propositions déjà prouvées224(*). Notre auteur ajoute :

« La critique inductive est avant tout sceptique : elle consiste à plus montrer qu'une proposition est non prouvée, c'est-à-dire qu'elle est pseudo-scientifique, qu'à démontrer sa fausseté »225(*).

Seules les propositions portant sur des faits durs et sur des généralisations empiriques sont de vraies découvertes scientifiques et constituent le noyau dur ou l'histoire interne de l'inductiviste. Chez ce dernier, les révolutions visent à démasquer les erreurs ou les moments d'irrationalité qui, d'ailleurs, sont considérés comme relevant de l'histoire externe des sciences. Ces moments d'irrationalité tombent alors dans la pseudo-science, ou dans l'histoire des croyances, des facteurs de la psychologie sociale. Dans le système inductif, le progrès des sciences commence avec une certaine révolution226(*).

Cependant, l'histoire interne ou le noyau dur inductiviste présente quelques difficultés. L'inductivisme est d'abord incapable de fournir une explication rationnelle interne des motifs ayant conduit à la sélection initiale de certains faits plutôt que d'autres. Cette sélection est de l'ordre d'un problème non rationnel, c'est-à-dire externe ou empirique. Ensuite, en tant que théorie interne de rationalité, il est compatible avec plusieurs théories complémentaires, externes ou empiriques. Il est notamment compatible avec la conception marxiste qui affirme que le choix des problèmes tient aux besoins sociaux227(*). Il est également compatible avec la théorie externe qui voit le choix de problème déterminé d'abord par des cadres innés ou par des cadres théoriques métaphysiques choisis arbitrairement ou selon la tradition.

D'après Lakatos, l'inductivisme radical accepte seulement une sélection faite au hasard par un esprit vide. Une telle conception relève d'un internalisme radical selon lequel :

« Une fois établie l'existence d'influences externes sur l'acceptation d'une théorie (ou d'une proposition factuelle), il faut retirer cette acceptation : la preuve de l'existence d'une influence externe équivaut à une invalidation »228(*).

Lakatos conclut que l'internalisme radical reste une utopie car les influences externes existent toujours. L'internalisme radical est donc autodestructeur comme théorie de la rationalité.

III.2.2. Le programme conventionnaliste

Le conventionnalisme229(*) permet à tout système de classement d'organiser les faits en une totalité cohérente et décide de garder intact le centre de cette totalité aussi longtemps que cela est possible, pour ne modifier, en cas d'anomalies, que les périphéries. Dès lors,

« Le conventionnalisme ne considère aucun système de classement comme vrai d'une vérité prouvée, mais seulement comme "vrai par convention" (ou même comme ni vrai ni faux »230(*).

Il ne professe pas l'adhésion définitive à un système de classement. Tout système de classement peut être abandonné et remplacé par un autre, s'il devient malcommode ou si un autre plus simple se présente231(*). Le conventionnalisme promeut alors la liberté de la volonté et la créativité. Son code d'honneur, moins rigoureux que celui de l'inductivisme, autorise la construction d'un système de classement autour de n'importe quoi, mais ne proclame pas non-scientifiques les systèmes écartés. De même, il tient pour rationnelle (interne) une part beaucoup plus large des théories scientifiques. Par conséquent, les découvertes majeures qui comptent pour le conventionnaliste sont essentiellement des inventions de systèmes de classement plus simples. Le conventionnaliste compare ces systèmes d'après leur degré de simplicité. Car,

La complication des systèmes de classement et leur remplacement révolutionnaire par des plus simples constitue l'épine dorsale de son histoire interne232(*).

Le conventionnalisme reste cependant incapable d'offrir une explication rationnelle des motifs ayant conduit à la sélection initiale de certains faits et pas d'autres, et au choix de tel ou tel autre système de classement. A l'instar de l'inductivisme, le conventionnalisme reste compatible avec des programmes complémentaires externalistes. Il se heurte à ce que Lakatos appelle le problème de la fausse conscience, mais le conventionnaliste renvoie ce problème à l'externaliste. D'après Lakatos, le type de reconstruction rationnelle du conventionnalisme est aux antipodes de celle proposée par les hommes de science eux-mêmes233(*).

III.2.3. Le programme falsificationniste méthodologique

D'après Imre Lakatos, le falsisficationnisme méthodologique est une variante du conventionnalisme révolutionnaire, à la seule différence qu'il accepte, par convention, des énoncés de base factuels, spatio-temporellement singuliers, plutôt que des théories universelles. Son code d'honneur veut d'abord qu'une théorie scientifique offre la possibilité de sa mise en conflit avec un énoncé de base (empirique), c'est-à-dire l'élimination de la théorie en cas de conflit avec un énoncé de base accepté par l'élite scientifique. Ensuite, ladite théorie doit prédire des faits inédits, inattendus à la lumière des connaissances antérieures. Le modus tollens reste son arme de la critique.

L'histoire interne du falsificationnisme234(*) est faite en premier lieu de grandes théories audacieuses et, ensuite, des grandes expériences cruciales négatives. Mais notre auteur affirme que l'histoire interne de Popper peut être reconstruite et complétée par l'histoire externe. Popper lui-même propose deux thèses qui sont le fondement de la psychologie de la découverte. Premièrement, les principaux stimulants des théories scientifiques sont issus de la métaphysique non-scientifique, et même des mythes. Deuxièmement, les faits ne sont pas de stimulants externes, mais les faits entendus comme découvertes factuelles relèvent de l'histoire interne, en ce sens qu'elles émergent à titre de réfutations d'une théorie scientifique, en sorte que les faits ne sont remarqués que s'ils entrent en conflit avec une certitude antérieure235(*).

Lakatos conclut qu'à l'inductivisme, le falsificationnisme est compatible avec une conception marxiste vulgaire du progrès scientifique, à la seule différence que l'inductivisme fait appel au marxisme pour expliquer la découverte des faits, alors le falsificationnisme recourt au marxisme pour expliquer l'invention des théories scientifiques, tandis que le choix des faits (ou choix d'indicateurs potentiels de fausseté) est essentiellement déterminé de manière interne par les théories236(*). Le falsificationnisme ouvre donc la voie à la distinction lakatosienne entre histoire interne et histoire externe.

III.2.4. Le programme de la méthodologie de programme de recherches

La méthodologie lakatosienne évalue le progrès scientifique en termes de changements de problèmes progressifs ou dégénératifs et reconnaît la révolution scientifique lorsqu'un programme supplante un autre. Elle propose une nouvelle reconstruction rationnelle de la science, héritière du conventionnalisme et du falsificationnisme.

Au conventionnalisme, elle emprunte la possibilité d'accepter rationnellement, par convention, aussi bien des énoncés spatio-temporellement singuliers, que des théories universelles. C'est, poursuit Lakatos, ce facteur qui devient l'indice le plus important du progrès scientifique237(*). En ce sens, la méthodologie lakatosienne prend comme unité de base de la reconstruction, non pas une théorie isolée, mais une série de théories ou un programme de recherche. Ce dernier contient un noyau dur conventionnel et provisoirement irréfutable et une heuristique qui définit le choix rationnel de problèmes ; il esquisse la construction des hypothèses servant de glacis protecteur et prévoit les anomalies, tout en les transformant en exemples de corroboration. Par conséquent, la méthodologie des programmes de recherche scientifiques présente l'avantage de transformer en aspects internes plusieurs facteurs que Popper considère comme externes. Ces facteurs constituent le noyau dur.

Cette méthodologie offre par ailleurs un tableau très différent du jeu scientifique : son point de départ est un programme de recherche, et non pas une hypothèse singulière falsifiable ; et la falsification n'implique pas le rejet des théories. En plus, cette méthodologie fait disparaître les "expérience cruciales" : ce concept devient un titre d'honneur conféré à certaines anomalies plusieurs années après, lorsqu'un programme a supplanté un autre.

La méthodologie de Programmes de recherche diffère pourtant du conventionnalisme dans sa version simpliste, par le fait qu'elle est plus complexe et plus inclusive. La preuve en est qu'elle intègre certains éléments pertinents du falsificationnisme.

Il convient alors de s'interroger sur les que éléments Lakatos emprunte de Karl Popper. Lakatos affirme emprunter à Popper les critères de progression et de stagnation des théories à l'intérieur d'un programme de recherche, et des critères d'élimination des programmes tout entier. Ainsi il écrit :

« Un programme de recherche est en progression tant que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique, c'est-à-dire tant qu'il continue à prédire des faits avec succès (...) ; il stagne si sa croissance théorique est à la remorque de sa croissance empirique, c'est-à-dire lorsqu'il se contente de donner une explication post hoc, soit pour des découvertes faites par hasard, soit pour des faits découverts dans le cadre d'un programme rival et anticipés par celui-ci »238(*).

Ainsi, un programme peut être dégénératif même s'il anticipe des faits inédits, c'est-à-dire si, au lieu de le faire à l'aide d'une heuristique positive cohérente et planifiée d'avance, il découvre les faits simplement à partir des hypothèses ad hoc.

Quant aux critères d'élimination, notre auteur reconnaît qu'à l'intérieur d'un même programme, une théorie peut être remplacée par une meilleure (celle qui a un contenu empirique excédentaire) sans que la théorie faible ne soit falsifiée ou réfutée, au sens poppérien. En effet,

« Le progrès se marque par des exemples qui vérifient le contenu excédentaire, plutôt que par des exemples qui réfutent; "falsification" empirique et rejet effectif deviennent indépendant »239(*).

Avant la modification d'une théorie, on ne peut pas savoir comment elle a été réfutée. Les modifications les plus importantes sont déterminées par l'heuristique positive et non pas par les anomalies. Cette différence, précise Lakatos, a des conséquences graves et importantes pour la reconstruction rationnelle : car il s'agit d'intégrer, comme internes, certains facteurs que Popper considère comme des catalyseurs externes. Une théorie catalyseur externe ne peut être rejetée, elle demeure à l'intérieur de l'histoire interne.

De même qu'on ne peut exiger un progrès imminent à chaque étape d'un programme de recherche, de même on ne peut décider du moment de dégénérescence, ou de la victoire décisive d'un programme sur un rival pour la simple raison que :

« il ne saurait y avoir de rationalité dans l'instant et moins encore de rationalité mécanique. Ni la preuve d'incompatibilité due au logicien, ni le verdict d'anomalie établi par l'expérimentateur scientifique ne peuvent assurer la défaite d'un programme d'un seul coup. Il n'est possible d'être avisé qu'après l'événement. (...) Le triomphe d'un programme de recherche n'a rien d'inévitable. De même sa défaite n'a jamais rien d'inévitable non plus »240(*).

En face d'une telle situation, le code d'honneur est non simplement la tolérance méthodologique, mais la modestie et l'obstination devant la défaite et la victoire d'un programme de recherche.

Après une reconstruction de l'histoire interne ou noyaux durs de quatre grandes théories de la rationalité, Lakatos souligne l'urgence, pour une reconstruction rationnelle, d'adjoindre une histoire externe à l'histoire interne à cause de la relation dialectique existant entre l'internalisme et l'externalisme.

III.2.5. Dialectique entre Histoire interne et histoire externe

Cette relation dialectique se fonde sur le fait que l'historiographie des sciences nécessite que l'histoire interne ou noyau dur, soit complété et protégé par l'histoire externe (qui est seconde alors que l'autre est première et la détermine) afin d'expliquer certains facteurs non rationnels résiduels de l'histoire des sciences. Les facteurs externes à la science ont un rôle - second, certes, mais non négligeable- à jouer dans l'explication du progrès scientifique.

Sachant que la philosophie propre du programme détermine le choix rationnel des problèmes, toute reconstruction commence par reconstruire le fragment pertinent, les moments rationnels de l'histoire interne241(*). A première vue, les facteurs psychologiques subjectifs n'ont pas d'intérêt pour l'histoire interne. Au contraire, une reconstruction qui se borne à l'internalisme n'est pas une reconstruction rationnelle. Car,

« Non seulement le succès ("interne") ou la défaite ("interne") d'un programme ne peuvent être jugés que d'un point de vue rétrospectif, mais très souvent il en est de même pour son contenu. L'histoire interne ne se réduit pas à la sélection de faits méthodologiquement interprétée : à l'occasion, elle peut aussi en présenter une version radicalement améliorée »242(*).

En effet, chaque programme de recherche est marqué par un parti pris théorique, à tel point que l'histoire sans "parti pris théorique" est impossible243(*). Ce qui rend utopique la seule reconstruction interne. En effet, rapporte Lakatos, qu'ils recherchent des faits durs ou des généralisations inductives, qu'ils soient chasseurs d'expériences cruciales négatives ou de changements de problèmes progressifs ou dégénératifs, les chercheurs sont tous marqués par ce parti pris théorique244(*). C'est dire que ceux qu'un historien considère comme des facteurs externes constituent souvent un bon fil conducteur pour la méthodologie. Ces facteurs orientent de manière implicite et inavouée le travail du chercheur245(*).

En définitive, le falsificationnisme, l'inductivisme, le conventionnalisme doivent être complétés par leur histoire externe, s'ils veulent rendre compte du progrès des sciences. Le débat sur la conjonction de l'externalisme et de l'internalisme pour la définition du progrès scientifique débouche sur celle de l'évaluation des logiques rivales et des reconstructions concurrentes au sein de l'histoire des sciences.

Ainsi, le problème de la rationalité scientifique se comprend en relation avec la méthodologie de la reconstruction rationnelle, comme discussion critico-historique et des méthodologies par l'élite scientifique, et comme exigence d'intégration des acquis scientifiques précédents dans les nouvelles théories.

II.3. Rationalité et reconstruction rationnelle

III.3.1. Rationalité et évaluation critico-historique des programmes

Lakatos pense qu'il n'existe aucun critère évident permettant de critiquer le principe d'induction qui fonde certaines théories de rationalité, ce qui rend difficile leur évaluation. Ainsi, notre auteur affirme que la critique est fructueuse sans recours à une quelconque théorie de la rationalité et hors de tout cadre logico-épistémologique. L'idée de base de la critique s'énonce alors en ces termes :

« toutes les méthodologies fonctionnent comme des théories (ou comme programmes de recherche) historiographiques (ou méta-historiques), elles peuvent être critiquées en critiquant les reconstructions historiques rationnelles auxquelles elles conduisent »246(*).

La rationalité scientifique exige d'appliquer à la reconstruction de chaque théorie de la rationalité ses propres critères de rationalité. Les critères deviennent donc une sorte de méta-critères qui opèrent une auto-évaluation critique des méthodologies. Cette entreprise aboutit à la conclusion que l'histoire, en se servant de ses propres critères, réfute les historiographies justificationnistes, inductivistes et conventionnalistes. On peut dès lors user de la méthodologie de programmes de recherches, qui conçoit l'histoire de sciences comme une mise en épreuve des reconstructions rationnelles, et offre par conséquent un cadre plus large de critique et de lecture comparative des méthodologies. Plus concrètement,

« Cette version normativo-historique de la méthodologie de programmes de recherches scientifiques fournit une théorie générale sur la manière de comparer des logiques rivales de la découverte, théorie dans laquelle (...) l'histoire peut être conçue comme une mise à l'épreuve de ses reconstructions rationnelles »247(*).

En effet, Lakatos reconnaît l'existence des cadres universels cohérents au sein desquels chaque théorie de la rationalité organise les jugements de valeurs de base. Ce qui caractérise cette nouvelle méthode lakatosienne, c'est l'exigence que :

Une bonne théorie de la rationalité anticipe d'autres jugements de valeur de base, qui sont inattendus à la lumière de ses devancières, ou qu'elle conduise à la révision de jugements de valeur de base qu'on soutenait auparavant. Nous ne rejetons alors une théorie de la rationalité qu'au profit d'une meilleure théorie, d'une théorie qui, dans ce sens, "quasi empirique", représente un changement progressif dans la séquence de programmes de recherche des reconstructions rationnelles248(*).

III.3.2. Rationalité comme reconstruction des séquences sanctionnées du savoir

Toute découverte majeure est liée à la méthodologie mise en jeu. Pour Lakatos, le caractère rationnel et continu du jeu scientifique est très perceptible à travers la procédure de la reconstruction rationnelle. Il n'y a, dit-il, pas d'unanimité au sein de l'élite scientifique sur le caractère rationnel de toute une théorie de la rationalité. Cependant, l'histoire de chaque programme révèle l'existence de séquences ou moments de rationalité qui reçoivent l'unanimité de la communauté scientifique.

Dès lors, la reconstruction rationnelle devient un processus de sélection, un inventaire des segments réussis et rationnels d'un programme. En d'autres termes, le progrès scientifique ne se réalise pas par une sorte de tabula rasa des évidences antérieures. Chaque nouvelle étape d'un programme inventorie les moments de rationalité de l'ancien programme pour les intégrer comme un acquis, dans le nouveau corpus théorique. La rationalité scientifique repose alors sur la reconstruction de ces acquis antérieurs susceptibles d'être intégrés comme des facteurs pertinents du jeu scientifique.

La méthodologie lakatosienne consiste alors en un méta-critère qui favorise la lecture des historiographies rivales et de la croissance de la connaissance méthodologique qu'elles apportent. Lakatos redéfinit alors les critères de progrès dans la reconstruction d'une théorie de la rationalité.

"Le progrès de la théorie de la rationalité scientifique se marque par des découvertes des faits historiques inédits, par la reconstruction comme rationnelle d'une masse croissante d'histoire chargée de valeur. En d'autres termes, la théorie de la reconstruction rationnelle progresse si elle constitue un programme de recherche historiographique progressif. (...) les reconstructions rationnelles restent à jamais submergées dans un océan d'anomalies. Le cas échéant, ces anomalies auront à être expliquées par une meilleure reconstruction rationnelle ou par une théorie empirique "externe""249(*).

C'est dire qu'un programme de recherche ne peut expliquer toute l'histoire de science comme une histoire rationnelle, car les erreurs sont monnaie courante. Au contraire, la reconstruction de l'histoire interne du programme ignore les anomalies et les transforme en problèmes externalistes, tant que l'historiographie internaliste est encore progressive ou lorsque l'historiographie externaliste peut être intégrée progressivement. La prolifération des historiographies, loin d'être un signe d'irrationalité, est au contraire une innovation et un point fort de la méthodologie lakatosienne250(*).

Une telle manière de reconstruire les théories de la rationalité permet de maintenir les théories de rationalité poppérienne, les théories inductives et conventionnalistes, au lieu de les rejeter tout simplement parce qu'elles ont été falsifiées par des énoncés de base réels de la communauté scientifique. La reconstruction intègre la masse pertinente de connaissances sanctionnées ou de connaissances chargées de valeurs que ces théories ont accumulées au courant de l'histoire. La reconstruction vise donc à récupérer une grande partie de véritables jugements de valeur de base prononcés en histoire des sciences251(*).

En ce sens, le point de vue de Lakatos rejoint la thèse de l'englobement ou de l'enveloppement dialectique des théories scientifiques. Le Père de l'épistémologie dialectique, Gaston Bachelard, affirme à juste titre que les nouvelles théories englobent les éléments essentiels des anciennes. Ainsi, bien qu'il n'y ait pas de suite logique entre deux théories scientifiques, on peut retrouver l'ancienne théorie par simplification ou par contraction de la nouvelle. C'est notamment le cas de la mécanique relativiste par rapport à la mécanique classique. À son origine, la mécanique relativiste opère une révolution, elle constitue une grande nouveauté. C'est a posteriori que les scientifiques découvriront que la mécanique classique est un cas particulier de la mécanique relativiste252(*). L'affirmation selon laquelle la rationalité scientifique nécessite l'intégration des éléments pertinents des anciennes théories dans les nouvelles a largement été développée par Edmond Husserl.

Dans L'origine de la Géométrie253(*), Husserl développe la problématique de l'exploration des évidences donatrices de sens. C'est là, une des deux tâches qu'il s'assigne aussi dans Logique formelle et logique transcendantale. Husserl reste alors convaincu de la présence, dans la subjectivité transcendantale, des productions de sens enfouies dans le corps de théories scientifiques actuelles. La tâche de l'épistémologie est donc de réactiver ces évidences, en vue de rendre compte des connexions internes qui ont conduit à la production de la géométrie actuelle. L'entreprise husserlienne consiste alors à réactiver les évidences proto-fondatrices du sens à partir desquelles la connaissance scientifique se structure et se constitue en une tradition. Il s'agit donc de dégager le caractère dialectico-enveloppant des théories scientifiques.

Dès lors, Husserl clarifie la mission de l'épistémologue en ces termes :

« notre préoccupation doit aller plutôt vers une question en retour sur le sens le plus originaire selon lequel la géométrie est née un jour <et,> dès lors, est restée présente comme tradition millénaire, le reste encore pour nous et se tient dans le vif d'une élaboration incessante; nous questionnons sur ce sens selon lequel, pour la première fois, elle est entrée dans l'histoire (...). A partir de ce que nous savons, à partir de notre géométrie, c'est-à-dire des formes anciennes et transmises (telle la géométrie euclidienne), une question en retour est possible sur les commencements originaires et engloutis de la géométrie tels qu'ils doivent nécessairement avoir été, en tant que "proto-fondateurs »254(*)

L'épistémologie opère un questionnement à rebours, une reconstruction de l'histoire des sciences en général, et de la géométrie en particulier, à partir des données historiques afin de remonter jusqu'aux évidences premières donatrices de sens. Cette "question en retour" porte sur les généralités, en tant qu'elles offrent une explication féconde et qu'elles ouvrent la possibilité d'une séries de questions singulieres et des réponses évidentes.

L'existence humaine invente des traditions dans lesquelles elle se déploie. La géométrie toute prête qui fonde la question en retour est une tradition. Et comme toute tradition, elle est inventée par une activité humaine spirituelle dont on ne connaît pas la nature. Cette activité spirituelle est, pour Husserl, comme un non-savoir implicite mais d'une évidence irrécusable255(*).

La question « en retour » part des vérités allant de soi. Ces vérités permettent à la géométrie actuelle de se constituer comme une tradition et comme un acquis total de productions spirituelles. Un processus d'élaboration permet aux anciennes théories et productions spirituelles de s'étendre en de nouveaux actes spirituels, grâce à de nouvelles acquisitions. En d'autres termes, le progrès et la rationalité scientifique stiennent à ce fait qu'en science, chaque nouvelle théorie opère une reprise des acquis théoriques anciens; cette reprise devient une appropriation du sens. Les productions pertinentes antérieures se transmettent dans les nouvelles et, inversement, chaque nouvelle production renvoie à l'ancienne dont elle intègre la réussite. En ce sens, la nouvelle théorie est une nouvelle synthèse. Cette reprise garantit la continuité de l'activité scientifique, par le fait que l'histoire devient celle des emboîtements dialectiques des moments de rationalité. A ce sujet, Husserl écrit :

« Nous comprenons notre géométrie, qui nous est transmise à partir de la tradition (nous l'avons apprise et nos maîtres en ont fait de même), comme un acquis total de productions spirituelles qui, dans le procès d'une élaboration, s'étend par de nouveaux acquis en de nouveaux actes spirituels. Nous savons à partir de ces formes antérieures et transmises, en tant qu'elles constituent son origine (...) que manifestement la géométrie doit être née à partir d'un premier acquis, d'activités créatrices premières. Nous comprenons ainsi son mode d'être persistant : il ne s'agit pas seulement d'un mouvement procédant sans cesse d'acquis en acquis, mais d'une synthèse continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans leur valeur, forment tous une totalité, de telle sorte qu'en chaque présent l'acquis total est, pourrait-on dire, une prémisse totale pour les acquis de l'étape suivante (...) Et de la même façon, [on a la certitude] que la science est rapportée à une chaîne ouverte de générations de chercheurs connus ou inconnus, travaillant les uns ave les autres et les uns pour les autres, en tant qu'ils constituent, pour la totalité de la science vivante, la subjectivité productrice »256(*).

Pour Husserl, la question « en retour » devrait remonter la chaîne des acquis scientifiques jusqu'à exhumer un acte proto-fondateur ayant servi de tremplin pour le développement des idéalités scientifiques257(*). Ce questionnement en retour correspond ainsi à ce que Lakatos appelle la reconstruction rationnelle. Celle-ci inventorie et sélectionne toutes les séquences sanctionnées et reconnus comme rationnelle au long de l'histoire des sciences pour les intégrer dans un projet commun de rationalité.

Par conséquent, la Raison scientifique devient alors une instance d'unification du savoir ; la croissance de la connaissance devient alors une croissance méta-scientifique ou méthodologique258(*). Car seule une meilleure méthodologie permet de reconstituer comme rationnelle une large part de la science véritable.

III.4. Regards critiques sur la méthodologie de programme de recherche.

III.4.1. La méthodologie lakatosienne vue par Lakatos lui-même.

Il est clairement apparu tout au long de ce travail que Lakatos reconnaît la supériorité de la méthodologie des programmes de recherches ainsi que les critères de rationalité qu'elle propose face aux méthodologies précédentes. Pour lui, sa méthodologie offre un cadre plus large d'évaluation des théories et rend mieux compte de la démarcation et du progrès scientifique.

Lakatos reconnaît également que l'activité scientifique est un champ de bataille de plusieurs méthodologies rivales, chacune avec son propre noyau dur et ses principes heuristiques qui déterminent le choix rationnel de problèmes. Cependant, certaines méthodologies sont faibles car elles aboutissent à une reconstruction rationnelle faible, qui falsifie (pas au sens poppérien) l'histoire des sciences. Ainsi, sans prétendre à un monopole de rationalité, la méthodologie de programmes de recherche est reconnue par son auteur comme une historiographie forte capable de rendre compte de l'histoire de sciences et d'interpréter les autres historiographies comme rationnelles.

Bien que notre auteur affirme la cohérence logique de sa théorie de la rationalité, il en avoue les limites épistémologiques : le danger de la méthodologie de programmes de recherches est d'être une variante radicale du conventionnalisme. A ce titre, elle nécessite l'intervention d'un principe extra-méthodologique pour mettre en rapport le gambit scientifique des acceptations et des rejets pragmatiques d'une part, et la vérisimilitude, d'autre part259(*).

Mais quelle lecture d'autres auteurs font-ils de l'ouvrage d'Imre Lakatos? Signalons, que parmi les grands critiques de Lakatos, on peut citer Paul Feyerabend, Chalmers, Anderson, et Alan Musgrave. Julie Tixier et Thomas Jeanjean rassemblent les grandes critiques en deux parties, selon qu'elles sont adressées aux programmes de recherche comme guide ou comme reconstruction rationnelle260(*).

III.4.2. Paul Feyerabend : Lakatos, un anarchiste déguisé.

L'essentiel de la critique que l'auteur de Contre la Méthode261(*) adresse à Lakatos se ramène à ce paragraphe :

« Même l'ingénieuse tentative de Lakatos pour construire une méthodologie qui a) ne donne pas de directive, et b) impose cependant des restrictions aux activités visant l'extension du savoir n'échappe pas à la conclusion précédente262(*). Car la philosophie de Lakatos ne semble libérale que parce que c'est un anarchisme déguisé. Et les critères qu'il dégage de la science moderne ne peuvent pas être considérés comme des arbitres neutres dans la lutte entre celle-ci et la science d'Aristote, le mythe, la magie, la religion, etc »263(*).

Feyerabend reconnaît les mérites et les failles de celui qu'il considère comme "ami et frère en anarchisme".

En effet, Feyerabend voit en Lakatos un nouveau champion de la quête de l'Ordre et de la Loi en science et en philosophie. Le mérite principal de Lakatos est d'avoir voulu défendre la position rationaliste. Ou, comme dit Feyerabend, Lakatos s'est assigné la mission d'accroître le nombre de défenseurs de la Raison, et par le fait qu'il a étendu à d'autres méthodologies ses principes du rationalisme critique, Lakatos a aidé à revigorer des rationalistes inquiets et troublés et à redorer le blason d'une Raison qui voulait déjà rendre l'âme264(*). A ce titre, Lakatos

« Est l'un des rares penseurs qui ont remarqué le gouffre immense existant entre différentes images de la science et la "chose réelle"; et il a même compris qu'essayer de réformer les sciences en les rapprochant de leur image, c'était leur faire du tort, peut-être même les détruire »265(*).

Lakatos et Feyerabend sont d'accord que les critères justificationnistes (inductivistes et empiriques) faussent l'image réelle de la science, en offrant une histoire des théories inarticulées. Aussi Feyerabend approuve-t-il deux suggestions essentielles de la méthodologie lakatosienne :

« La première, c'est que la méthodologie doit accorder chaque fois un "espace vital minimal" aux idées que nous décidons de considérer. Une nouvelle théorie étant donnée, nous ne devons pas nous servir immédiatement des critères habituels pour décider de sa survie. (...) La deuxième, Lakatos suggère que les critères méthodologiques ne sont pas eux-mêmes à l'abri de toute critique. Ils peuvent être examinés, améliorés, remplacés par des meilleurs. Cet examen n'est pas abstrait, il fait usage des données historiques : ces dernières jouent un rôle décisif dans le débat entre méthodologies rivales »266(*).

La première suggestion signifie que Feyerabend approuve la démarche lakatosienne qui minimise les falsifications et les expériences cruciales négatives, et encourage d'intégrer les erreurs dans la démarche rationnelle. Car, ni les incohérences internes, ni les conflits face aux résultats expérimentaux, rien n'empêche le développement d'un programme. Il faudra alors laisser à la théorie le temps nécessaire avant de lui appliquer des appréciations méthodologiques. La deuxième suggestion allie Lakatos et Feyerabend le combat contre les logiciens qui minimisent la référence à l'histoire dans la méthodologie, et qui font reposer toute la méthodologie sur des modèles simples267(*).

Cependant, Feyerabend précise que sa querelle avec Lakatos porte sur les critères d'évaluation de la science moderne, sur la prétention lakatosienne de procéder rationnellement, et enfin sur les données historiques dont Lakatos se sert dans l'évaluation des méthodologies.

D'abord, pour lui, les critères lakatosiens268(*) de progrès et de dégénérescence des programmes décrivent certes la situation dans laquelle le chercheur se trouve, mais ne lui disent pas comment il faut procéder. C'est dire qu'il devient également légitime d'abandonner, en le remplaçant, un programme qui dégénère, comme de le retenir par ce qu'il lui faut un espace vital. Feyerabend tire alors cette conclusion : chez Lakatos, il est rationnellement impossible de critiquer un scientifique qui s'investit dans un programme en pleine dégénérescence, et qu'on ne peut, par aucun moyen rationnel, démontrer le caractère déraisonnable de ses actions269(*).

A la différence des inductivistes et des falsificationnistes qui proposent de rejeter carrément les théories qui n'obéissent pas aux normes ? Lakatos ne fournit pas de règles concrètes et ne donne aucune exigence pratique. A la place, Lakatos milite en faveur de critères plus libéraux et un espace vital minimum. Avec ces critères, Feyerabend tire la conclusion qu'il devient

« impossible de spécifier dans quelles conditions il faut qu'un programme de recherche soit abandonné, ou quand il devient irrationnel de continuer à le soutenir. N'importe quel choix fait par le scientifique est rationnel, car il est toujours compatible avec les critères. "La raison" n'influence plus directement l'activité scientifique »270(*).

Avec les critères lakatosiens, la raison n'est plus directement guide de l'activité scientifique. N'importe quelle attitude est bonne. C'est ainsi que Feyerabend peut voir en Lakatos, un partenaire déguisé en anarchisme. Il écrit à cet effet,

« dans la mesure où la méthodologie des programmes de recherche est "rationnelle", elle ne diffère pas de l'anarchisme; et dans la mesure où elle en diffère, elle n'est pas "rationnelle »271(*).

De même, poursuit notre anarchiste, Lakatos est incapable d'expliquer ce qui constitue un changement rationnel devant l'irrationalisme. Ses normes libérales reviennent à dire qu'on ne peut rien dire sur la rationalité ou sur l'irrationalité. Sachant que le changement peut être motivé par des luttes de pouvoirs ou de controverses personnelles, Feyerabend conclut que la rationalité à la Lakatos relève d'une ambiguïté conceptuelle. Ceci parce que Lakatos, ne rendant pas au maximum la richesse du concept de "rationnel", pose des normes plus libérales et les considère de manière conservatrice. Et dans les deux cas, Lakatos espère être reconnu comme un rationaliste. Mais pour l'auteur de Contre la Méthode, "Lakatos est un allié précieux contre la raison". Sa philosophie est un anarchisme déguisé, un gigantesque Cheval de Troie qui aide à faire passer en fraude dans l'esprit des rationalistes les plus durs un anarchisme franc et honnête272(*).

Enfin, Feyerabend procède par une remise en question totale des critères historiques qui orientent l'évaluation des méthodologies rivales et leurs reconstructions rationnelles. Pour Lakatos, ces critères sont des jugements de valeur fondamentaux décidés par l'élite scientifique. La communauté de savants ne reste pas unanime sur un critère universel de progrès, mais s'accorde sur la valeur des progrès particuliers au cours de l'histoire des sciences. En d'autres termes, cet accord repose sur des jugements uniformes.

Pour Feyerabend, la méthodologie lakatosienne opère une confusion générale entre la norme critique méthodologique et le meilleur programme de recherches historiographique. La méthodologie lakatosienne rejette ainsi d'abord le caractère non uniforme des jugements de valeurs fondamentaux sur la science, qui en réalité est divisée en de nombreuses disciplines qui peuvent adopter une attitude différente envers une théorie donnée273(*). Ensuite, elle méconnaît cette autre réalité que les jugements de valeur fondamentaux ne sont avancés que très rarement. Ainsi, pour Feyerabend, la sagesse scientifique commune que professe Lakatos n'est ni commune ni sage274(*). A la place de la rationalité, Lakatos réhabilite  la force conservatrice et idéologique des institutions. Cette force est irrationnelle

Enfin, souligne Feyerabend, la méthodologie des programmes de recherche, parée du manteau de la rationalité, n'est qu'un anarchisme déguisé, nonobstant sa rhétorique. Le progrès et le mérite de Lakatos sont simplement apparents, et sa méthodologie s'avère encore plus opportuniste que l'anarchisme théorique. Bref, le phénomène de l'incommensurabilité s'il est accepté, ébranle toute théorie lakatosienne de la rationalité275(*).

III.4.3. Larry Laudan: six reproches faits à Imre Lakatos

Dans son ouvrage intitulé La dynamique de la science276(*), Larry Laudan développe une nouvelle approche du progrès scientifique, en termes de traditions de recherche. Il veut, en fait offrir une autre lecture du jeu scientifique dont l'activité principale consiste en la résolution de problèmes, là où Kuhn et Lakatos ne peuvent en rendre la pertinence. Il adresse à cet effet quelques critiques à Kuhn et à Lakatos.

Laudan relève six grandes insuffisances de la méthodologie de programmes de recherche. Premièrement, il pense que Lakatos offre une conception empirique du progrès scientifique, de la même manière que Thomas Kuhn, par le fait que Lakatos fait reposer le progrès sur la prédiction des faits inédits. Ces faits ne visent, pour Laudan, qu'à accroître l'éventail des énoncés empiriques277(*). Deuxièmement, il fustige le caractère limité des types de changements qu'autorise la méthodologie de programme de recherche278(*). A cet effet, Laudan écrit que la seule relation que Lakatos autorise entre deux théories est "l'addition d'un nouveau postulat ou la réinterprétation sémantique de certains termes de la théorie précédente"279(*). Dans ce sens, poursuit-il, l'existence de deux théories dans un même programme de recherche n'est possible que si l'une implique l'autre.

Troisièmement, Laudan porte un coup fatal à Lakatos quand il affirme que toue la méthodologie lakatosienne reste encore dépendante des notions tarskienne et poppérienne de contenu empirique et de logique. C'est la comparaison des contenus empiriques qui détermine le progrès chez Lakatos. Celui-ci ne spécifie donc pas de techniques de mesure du contenu des théories scientifiques280(*). Ensuite, se ralliant sans doute à la critique déjà faite par Feyerabend, Laudan affirme que, chez Lakatos, l'acceptation des théories n'est pas rationnelle; ce qui implique l'inexistence d'un lien interne entre une théorie du progrès scientifique et une théorie de l'acceptation rationnelle281(*). Cinquièmement, la faiblesse de Lakatos réside dans l'affirmation que l'accumulation des anomalies n'a aucun impact sur l'évaluation d'un programme de recherche. Laudan rapporte que l'histoire des sciences dément une telle manière de procéder. Enfin, une de grandes faiblesses de la méthodologie de programmes de recherche est la rigidité de son noyau dur irréfutable, qui ne permet aucun changement fondamental282(*). Bien que reconnaissant la pertinence des analyses de ses prédécesseurs, Laudan se propose d'oser une nouvelle acception du jeu rationnel et du progrès scientifique.

Thomas Lepeltier à son tour reste sceptique sur la pertinence des critères lakatosiens de rejet et d'acceptation des théories et de programmes de recherche283(*).

Ces critiques paraissent certes fondées. D'ailleurs, Lakatos parle d'une relation dialectique entre les deux formes d'heuristique, mais il ne précise pas les termes de cette relation. Pourtant, c'est dans ce rapport que se joue l'essentiel de l'activité scientifique. En plus, poussant la critique à l'extrême, Lakatos relit Popper afin de l'adapter à ses nouvelles thèses. La version sophistiquée du falsificationnisme méthodologique est une invention purement lakatosienne dans le système de Popper. Cette version n'est pas vraiment différente de la méthodologie de programmes de recherche scientifiques.

Cependant, en dépit de toutes ces critiques, l'oeuvre épistémologique de Lakatos vaut son pesant d'or. Non seulement elle sauve l'activité scientifique du scepticisme, de l'irrationalisme et de la discontinuité, mais aussi elle développe une nouvelle manière de faire l'histoire des sciences en reconnaissant le rôle joué par l'erreur, l'anomalie au coeur de la rationalité scientifique. Ensemble, l'erreur et le progrès font un bout de chemin, qu'il s'agisse des sciences expérimentales ou des mathématiques.

De même, la démarche lakatosienne vise à mettre la Raison au coeur de l'activité scientifique. Ce domaine du savoir est rationnel dans la mesure où il s'ouvre à la critique et à la discussion rationnelle. La rationalité scientifique exige alors de mettre à l'épreuve les théories scientifiques, ainsi que les critères qui les fondent. En outre, la critique embrasse même les critères d'évaluation eux-mêmes. Ce retour à un fondement rationnel de la science est, en mon sens, un des mérites indéniables d'Imre Lakatos. Il s'agit donc de revenir à cette instance régulatrice et d'y fonder toute l'entreprise de la connaissance, car sans fondement rationnel la science serait anarchique et ne différerait pas du mythe et de la religion.

Enfin, en tant que chantre du libéralisme normatif et du pluralisme théorique, Lakatos rend, mieux compte que Popper et Kuhn, de la complexité, de la diversité du réel, du monde et de diverses méthodes d'approche de cette réalité. Aussi prévient-il contre tout dogmatisme tendant à ériger en norme de rationalité un principe méthodologique. Les méthodologies ne se valent peut-être pas, chacune offre une grille de lecture de la réalité. Les prétentions et le pouvoir explicatif de chaque méthodologie doivent être évalués dans la critique, mais il reste évident qu'il n'existe aucun critère universel de rationalité. Ainsi, on peut conclure qu'il n'existe pas de vérités révélées dans les sciences. Sachant que l'expérience est une construction, chaque méthodologie, qui se veut scientifique voudrait offrir une explication de l'univers, ou d'un phénomène de l'univers, devra d'abord agencer l'aspect conceptuel et l'aspect théorique, et se convaincre qu'elle n'offre qu'une explication et non pas l'explication de ce phénomène. La promotion du pluralisme méthodologique et théorique est, à notre avis, un point fort du système lakatosien. Ce pluralisme peut être élargi hors du champ épistémologique, pour embrasser les domaines culturels, les relations interpersonnelles, les attitudes et comportements, bref, toute l'anthropologie. Il s'agit donc de reconnaître la richesse qui réside dans la diversité. Le pluralisme permet l'établissement d'un dialogue interculturel ainsi que le respect de la différence, la multiplicité de la pensée, la pluralité des visions du monde, la diversité des modes de vie, vie menacée par une uniformisation planétaire largement fondée sur la domination de la technoscience et sur les lois du marché. Ainsi, la vérité peut être comprise comme un idéal qui se dit dans une pluralité de voies contingentes. Il n'y a donc pas de via sacra ou de voie royale, unique et universelle vers la vérité (ou vers la rationalité). Lakatos nous aura donc servi de tremplin pour clamer notre credo dans le respect de la différence de nos jugements qui, en somme, constituent une richesse indéniable.

III.5. Conclusion partielle

La méthodologie lakatosienne s`inspire de la tradition kantienne qui établit une relation directe entre l'histoire de sciences et la philosophie de sciences. L'histoire fournit les faits et la philosophie des sciences sert d'instance critique qui permet de détecter, comment en leurs temps certaines séquences de la science ont été de séquences rationnelles. Dans ce sens, l'histoire des sciences est déjà une épistémologie, et sert déjà de cadre pour une reconstruction rationnelle.

Toute reconstruction rationnelle substitue l'histoire telle qu'elle aurait due être à l'histoire circonstancielle, imparfaite, discontinue. L'histoire des sciences est alors, pour ce faire, une histoire rationnelle. Elle se reconstruit, d'abord, en prenant l'histoire réelle à témoin. Ensuite, la reconstruction repose sur une relation complémentaire entre l'histoire interne et l'histoire externe. L'histoire interne est prioritaire dans la reconstruction, mais elle détermine les facteurs socio-psychologiques qui constituent l'histoire externe. Sachant qu'un critère -interne ou externe- ne peut à lui seul rendre compte de toute l'histoire rationnelle d'une théorie de rationalité, nous avons vu, avec Lakatos, l'urgence de compléter l'internalisme par l'externalisme. Lakatos se démarque ici des autres théories de la rationalité qui font reposer la reconstruction sur des aspects purement normatifs et qui, par conséquent, relèguent l'externalisme dans le rang du pseudo-scientifique.

Forte de cette relation dialectique, la méthodologie lakatosienne se veut une méthodologie qui évalue la rationalité des théories tout entières, de la validité de leurs critères de démarcation et de leurs codes d'honneur. Le noyau dur de chaque théorie de la rationalité est alors constitué de ses critères de démarcation et de son code d'honneur, alors que son glacis protecteur est formé des hypothèses ad hoc externes déterminées par le noyau dur. C'est dire que la méthodologie des programmes de recherche évalue la pertinence des critères de chaque théorie d'après les jugements de valeur base posés par l'élite scientifique. Le progrès scientifique se marque alors par la capacité qu'offre le programme à offrir des faits historiques et à reconstruire comme rationnelle une masse importante de la croissance des séquences historiques chargées de valeur.

La méthodologie lakatosienne est une méthodologie historiographique. Elle nous enseigne que les programmes de recherche peuvent expliquer l'histoire des sciences comme une histoire rationnelle. Pour ce faire, les programmes progressent, même au coeur des anomalies. Ainsi, la méthodologie de programmes historiographiques, puisqu'elle ne milite pas en faveur de l'élimination automatique des programmes non concurrents, ouvre une large possibilité de reconstruire comme rationnelles, les autres théories de la rationalité alors que l'histoire réfute leurs critères.

La rationalité est un idéal qui peut être approché à l'aide d'une historiographie puissante. Elle caractérise la procédure de reconstruction rationnelle en tant que celle-ci rassemble les séquences de connaissance chargée de valeur au sein de l'histoire des sciences. La reconstruction rationnelle est alors une synthèse des connaissances sanctionnées ; elle est une instance d'unification du savoir scientifique.

IV. CONCLUSION GENERALE

Nous avons voulu, dans ce travail soutenir, avec Imre Lakatos, la thèse selon laquelle l'histoire des sciences est rationnelle et continue. Il a été question de sauver la rationalité scientifique contre toute tendance au scepticisme et à l'irrationalisme, et contre ceux qui professent un progrès discontinu de l'activité scientifique. A la suite d'Imre Lakatos, nous avons engagé le débat pour ou contre plusieurs théories de la rationalité scientifique qui, en leur manière, énoncent des critères de démarcation entre la science et la pseudo-science, c'est-à-dire une certaine définition de la science, ainsi que des critères d'acceptation et de rejet des théories scientifiques. De manière plus directe, nous avons, à la suite de Lakatos, engagé une discussion critique avec La logique de la découverte scientifique de Karl Popper et la Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Il s'y agit, non pas de les réconcilier, mais d'offrir une lecture plus approfondie de Popper afin de le sauver des attaques de Kuhn, et d'épurer Popper en y intégrant les éléments pertinents de Kuhn, pour une compréhension plus adéquate du jeu scientifique. On peut alors faire les points.

Si l'on demandait à Lakatos de dire ce que sont la science, le progrès et la rationalité scientifique, il aurait répondu dans les termes suivants. La science n'est pas un type de connaissance prouvée ni probable, car les théories scientifiques les plus établies ne sont toujours pas à même de prouver leur connaissance. La science n'est pas non plus un ensemble discontinu de conjectures, qui seraient sorties victorieuses face au modus tollendo expérimental ; ceci du fait de l'utopie de l'évidence de la base empirique factuelle sur laquelle repose toute vérification. La science n'est pas non plus un ensemble de théories admises par une simple convention : l'arbitraire, le relativisme et le danger d'élever au rang de science n'importe quelle théorie, minent de l'intérieur le conventionnalisme pur et simple. Il s'en suit que le progrès scientifique ne suit pas les codes d'honneur qui ont été remises en question, c'est-à-dire que la science et le progrès scientifique ne peuvent se dire d'après les critères falsificationnistes, justificationnistes et conventionnalistes. Ce progrès n'est pas cumulatif, et moins encore discontinu.

Ainsi, reprenant les éléments pertinents de ces théories de rationalité, Lakatos opère un dépassement. A ses yeux, l'activité scientifique n'opère nullement avec des théories isolées. Elle engage des séries de théories, organisées en un système cohérent, c'est-à-dire en un programme de recherche. Dans sa constitution, un programme de recherche comporte une structure normative permanente, conventionnelle et conventionnellement irréfutable. Ce cadre normatif détermine l'esprit général ainsi que les idées directrices de la recherche. Pour garantir l'inattaquabilité de ce noyau dur, le scientifique adopte de nouvelles auxiliaires qui lui servent bouclier ou de glacis protecteur. Ces hypothèses affrontent les réfutations, et si celles-ci sont plus victorieuses, le chercheur remplace ces hypothèses auxiliaires par d'autres, capables d'assurer la survie du programme. Ce remplacement est déterminé par l'heuristique positive et obéit à l'exigence de compatibilité.

L'heuristique positive, par sa relation dialectique avec l'heuristique négative, offre l'essentiel de l'activité scientifique. Elle nous a apparu d'abord comme un travail théorique consistant à fournir les principes nécessaires dans l'adoption du glacis protecteur ; ensuite elle est une entreprise de construction des modèles mathématiques miniaturisés d'interprétation de la réalité. Ainsi, l'heuristique positive assure une autonomie relative de l'activité scientifique.

On parle d'autonomie par le fait que l'attitude du chercheur en face des anomalies se modifie radicalement dans la méthodologie lakatosienne. Ce qui compte comme anomalie ne provient nullement de l'extérieur du programme : l'heuristique positive prévoit déjà les anomalies auxquelles le chercheur va se confronter ainsi leur importance, et l'ordre dans lequel le chercheur devra les aborder. Ainsi, l'heuristique positive offre au chercheur une plus grande marge de liberté en face des anomalies. Au lieu d'arrêter le travail théorique lorsque émerge un contre-exemple, le chercheur choisit de minimiser l'anomalie et de continuer librement sa recherche, dans l'espoir que il parviendra ultérieurement à transformer les exemples récalcitrants en exemples de corroboration du programme de recherche.

C'est là dire que Lakatos rompt avec la procédure par conjecture et réfutation. Un fait singulier ne peut faire s'écrouler une théorie universelle. L'activité scientifique ne s'arrête pas en lorsque surgissent des anomalies, elle poursuit courageusement son chemin. Minimiser les erreurs dans la pratique scientifique, c'est la manière commune d'agir de tous les scientifiques, c'est aussi une grande marge de rationalité. On sait d'ailleurs avec la thèse dite Duhem-Quine, qu'en cas de contre-verdict expérimental, au lieu de rejeter la nouvelle théorie, le chercheur réévalue sa théorie interprétative : il modifie les faits pour laisser vivre la théorie.

Il appert ainsi que la méthodologie de programmes de recherche repose sur un vaste travail d'adjonction de nouvelles hypothèses qui, du reste doit obéir à un principe majeur de scientificité : la capacité de nouvelles hypothèses à opérer un déplacement progressif. Une série de théories qui se veut scientifique doit apporter un double progrès, théorique et empirique. Elle devra, d'abord être théoriquement capable d'expliquer tout le contenu de connaissance fournie par sa rivale ; ensuite, elle devra prédire des faits inédits ou nouveaux inattendus ou impossibles à partir de la théorie rivale ; et enfin, une partie de ces faits inédits doit être corroborés par l'expérience. Le déplacement progressif, entendu comme prédiction de la nouveauté factuelle est critère de scientificité et condition de progrès d'une série de théories à l'intérieur d'un même programme. Une théorie qui opère un tel déplacement supplante sa rivale, elle est alors une théorie mature. Au cas contraire, elle est immature et elle dégénère. On comprend alors que l'évaluation ne consiste pas en un schémas binaire qui engage une théorie face à un fait, mais qu'elle est une évaluation triviale ou une relation triangulaire entre deux théories de même niveau et l'expérimentation.

Lakatos prévient cependant que la nouveauté théorique paraît évidente pour plus d'une théorie. Elle est immédiate. Ce qui n'est pas le cas pour la nouveauté empirique. Une théorie qui entre en jeu n'est pas toujours capable d'offrir une prédiction factuelle immédiate. Celle-ci apparaît après un long moment de son développement. De même que la réfutation d'une théorie n'implique pas automatiquement son rejet, de même il revient d'éviter la précipitation dans la déclaration de la dégénérescence d'un programme de recherche. En raison du fait que les adeptes d'un programme en dégénérescence peuvent adopter une variante progressive d'un même programme de recherche et fournir les hypothèses auxiliaires corroborants dont le programme a besoin pour son succès. Il n'est donc pas irrationnel de travailler sur un programme qui dégénère, ni de greffer un nouveau programmes sur deux anciens programmes à fondements incompatibles. Les canons de la rationalité scientifiques se définissent alors en termes de  concurrence et de tolérance méthodologique. Lakatos milite en faveur d'un libéralisme normatif qui encourage les programmes à s'insérer dans une lutte pour la survie. Il faudra laisser un espace vital minimum aux programmes, puisque la rationalité immédiate - conçue comme l'existence d'une série d'expériences factuelles cruciales qui renversent les théories- n'existe pas en science. Elle est même utopique. Le libéralisme méthodologique devient donc un challenge au dogmatisme et à la tendance qu'ont certaines méthodologies à s'imposer comme une norme -unique et universelle- de rationalité scientifique.

Si la rationalité immédiate est utopique, la rationalité scientifique est une reconstruction rationnelle qui intègre, dans une discussion critique, l'histoire propre des théories de la rationalité ou programmes de recherches scientifiques.

D'après Imre Lakatos, la reconstruction rationnelle est une lecture de l'histoire idéale des théories de la rationalité. L'outil de cette critique est fourni par l'épistémologue qui se charge de dégager les séquences rationnelles de chaque programme de recherche. Si l'histoire des sciences distingue généralement l'histoire interne de l'histoire externe, la reconstruction rationnelle nécessite que l'histoire interne de chaque théorie de la rationalité soit complétée par son histoire externe. A ce sujet, il revient à dire que Lakatos propose une nouvelle démarcation entre ces deux formes d'histoire. L'histoire interne, entendue comme l'évolution de la structure normative et intelligible qui définit la scientificité d'une science, est première dans la reconstruction. L'histoire externe est seconde et reste déterminée et précisée par l'histoire externe. L'histoire externe regroupe alors un ensemble de facteurs socio-psychologiques que nécessite et prévoit l'histoire interne. Ces facteurs ont un rôle à jouer dans la rationalité et doivent y être intégrés. Lakatos peut ainsi reconstruire l'histoire de toutes les méthodologies : leurs critères de démarcation ou code d'honneur leur sert de noyau dur, et les facteurs externes jouent le rôle d'hypothèses auxiliaires constituant l'heuristique positive.

Dans la dernière section, la méthodologie lakatosienne entend soumettre au crible de la raison toutes les théories de la rationalité et leurs critères de démarcation. Lakatos se préoccupe alors de savoir jusqu'où ces critères sont rationnels et rendent compte de la spécificité de l'activité scientifique. Ces critères sont évalués en rapport avec les jugements de valeur de base de l'élite scientifique, c'est-à-dire par la capacité de ses critères à opérer, au cours de leur histoire, un déplacement théoriquement et empiriquement progressif. Il s'agit, en d'autres termes, d'appliquer à chaque théorie de rationalité ses propres critères de démarcation, d'acceptation et de rejet. La méthodologie de programmes de recherches est donc une historiographie. Elle atteste que l'histoire des sciences est un champ de bataille des théories scientifiques et des programmes rivaux. Les théories vivent et meurent à l'intérieur des programmes qui les hébergent. Les programmes rivaux se livrent à une lutte pour la survie dans laquelle l'épistémologie joue le rôle d'arbitre. Il reconstruit l'histoire rationnelle, c'est-à-dire les séquences de connaissances chargées de valeur (reconnus par l'élite scientifique). La rationalité scientifique, en tant qu'elle est normative, exige l'intégration de toutes les phases de succès des programmes de recherche, en vue de la reconstruction rationnelle de sciences. La méthodologie des programmes de recherche apparaît alors comme un méta-critère qui, non seulement énonce des principes heuristiques supérieurs, mais aussi offre la possibilité d'intégrer et de comprendre les autres programmes de recherche comme rationnels. C'est, ce qui, d'après notre auteur, explique la supériorité de la méthodologie des programmes de recherche. On comprend alors que l'histoire réfute les critères falsificationnistes, justificationnistes et inductivistes, et que le progrès scientifique ne peut être pensé dans de tels canons.

La théorie de la rationalité lakatosienne telle qu'exposée, a reçu d'énormes critiques déjà du vivant de Lakatos qui peuvent paraître fondées. En réalité, elle ne prétend pas proposer une sinécure de rationalité scientifique. C'est dire pour finir que, même après la méthodologie de programmes de recherche, l'investigation sur la spécificité de la science et sur la rationalité des critères de démarcation doit continuer son chemin.

V. BIBLIOGRAPHIE

A. Ouvrages d'Imre Lakatos

LAKATOS, I., Histoire et Méthodologie de sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, trad. franç. MALAMOUD, C. & SPITZ, J. F., Paris, PUF, 1994.

LAKATOS, I., Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique,

B. Autres ouvrages

AKENDA K., J. C., Epistémologie structuraliste et comparée. Les sciences de la culture, tome I, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2004.

AUBERT, J. M., Philosophie de la nature. Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Paris, Ed. Beauchesne et ses fils, 1965.

BACHELARD, G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1977.

BACHELARD, G., La philosophie du non, Paris, PUF, 1994.

BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1991.

BACHELARD, G., L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, P.U.F., 1965.

BACHELARD, G., L'engagement rationaliste, Paris, P.U.F., 1972.

BACHELARD, G., La formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 2ème édition, Paris, Vrin, 1977.

BACHELARD, G., Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F., 1998.

BALIBAR, F., Einstein 1905, De l'éther aux quanta, Paris, P.U.F., 1992.

BALIBAR, F., Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité, Paris, P.U.F., 1994.

BOUVERESSE, R., Popper ou le rationalisme critique, Paris, Vrin, 11981.

BOYER, A., Introduction à la lecture de Karl Popper, Paris, Presse de l'Ecole Normale Supérieure, 1994.

BRUNSCHVICG, L., Les étapes de la philosophie mathématique, 3ème édition, PUF, Paris, 1947.

CANGUILHEM, G., Etude d'histoire et de philosophie de sciences, 3ème édition, Vrin, Paris, 1975.

CARNAP, R., The Logical Structure of the World, Berkeley, University of California Press, 1969.

DEWEY, J., Reconstruction in philosophy, Boston, The Beacon Press, 1964.

DUBARLE, D. Initiation à la logique, Paris, Gauthier-Villars, 1957.

FEYERABEND, P., Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, trad. franç. JURDANT & SCHLUMBERGER, A., Paris, Seuil, 1979, pp. 4-5.

FEYERABEND, P., Adieu la Raison, trad. Franç. de JURDANT, B., Paris, Seuil, 1989.

FEYERABEND, P., Dialogues sur la connaissance, trad. Franç. de JURDANT, B., Paris, Seuil, 1996.

GRANGER, G. G., La vérification, Paris, Odile Jacob, 1992.

JACOB, P., (dir.) De Vienne à Cambridge. L'héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, Paris, Gallimard, 1980.

KUHN, T. S., La révolution copernicienne, trad. franc. de HAYLI., A., Paris, Fayard, 1973.

KUHN, T. S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.

KUHN, T. S., Tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, Paris, Gallimard, 1990.

LADRIERE, J., Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures modernes, Paris, Aubier-Montaigne, 1977.

LADRIERE, J., Les limitations internes des formalismes. Etude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques, Paris, Les grands Classiques Gauthier-Villars, Sceaux, Jacques Gabay, 1992.

LAKATOS, I., & MUSGRAVE, A., (Edit.) Criticism and the growth of knowledge, Cambridge, University Press, 1970.

LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1991.

LAUGIER, S. & WAGNER, P., (Dir), Philosophie des sciences. Théories, expériences et méthodes, (tome I), Paris, Vrin, 2004.

MUTUNDA, M., Eléments de logique, 1ère Edition, Cerdaf, 2001.

PARAIN-VIAL, Philosophie des sciences de la nature, Paris, Klinksieck, 1985.

POPPER, K. R., La connaissance objective, trad. franç. de BASTYNS, C., Paris, P.U.F., 1978.

POPPER, K. R., La quête inachevée, trad. franç. de BOUVERESSE, R., Paris, Calmin-Lévy, 1981.

POPPER, K. R., La société ouverte et ses ennemis (I). L'ascendant de Platon, trad. franç. de BERNARD, J. & MONOD, J.,Paris, Seuil, 1979.

POPPER, K. R., La société ouverte et ses ennemis (II). L'ascendant de Platon, Hegel et Marx, trad. franç. de BERNARD, J. & MONOD, J., Paris, Seuil, 1979.

POPPER, K. R., Misères de l'historicisme, trad. franç. de ROUSSEAU, H., Paris, Plon, 1955.

POPPER, K., Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1982, PROGOGINE, I. & STENGERS, I., La nouvelle alliance, Paris, Folio-Essai, 1980.

WITTGENSTEIN, L., Tractatus-Logico-philosophicus, trad. franç. de KLOSSOWSKI, P., Paris, Gallimard, 1961.

C. Articles

GIARD, L., L'impossible désir du rationnel, in LAKATOS, Histoire et Méthodologie de sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, trad. franç. MALAMOUD, C. & SPITZ, J. F., Paris, PUF, 1994, pp. V - XLIII.

http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/

LADRIERE, J., Le rôle du théorème de Gödel dans la théorie de la démonstration, in Revue Philosophique de Louvain,s.l, 1949, pp. 459 - 492.

LADRIERE, J., Mathématiques et formalismes, in Revue des questions scientifiques, Octobre 2000, pp. 538-574.

LEPELTIER, Th., A propos de Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de Recherche et reconstruction rationnelle d'Imre Lakatos, Novembre 1999. in

MOTTERLINI, M.,   Reconstructing Lakatos: a reassessment of Lakatos' epistemological project in the light of the Lakatos Archive, in Studies in History and Philosophy of Science, London 2002

D. Cours et travaux inédits

AKENDA K, J. C., « Science comme mémoire de la raison. Introduction à l'histoire des sciences ». (Inédit) Cours de Philosophie des sciences (Inédit), Kinshasa, St Pierre Canisius, 2006-2007,

BWANGILA, C., Progrès et rationalité dans le développement des sciences empiriques : une lecture critique de T.S. Kuhn et d'I. Lakatos, (Inédit). Mémoire présenté et soutenu en vue de l'obtention du diplôme d'études approfondies en philosophie, Université de la Sorbonne, Paris, 2003.

D. Pages électroniques

- http://www.relativite.info/RG.htm#Introduction.

- http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/

- http://revue.de.livres.free.fr/cr/lakatos.html.

- http://cer1se.free.fr/principia/index.php/les-programmes-de-recherche-de-Lakatos/

V.I. TABLE DES MATIERES

0. INTRODUCTION 1

0.1. Problématique 4

0.2. Plan du travail 8

CHAP. I : FALSIFIER LE FALSIFICATEUR : LA CRITIQUE LAKATOSIENNE DU FALSIFICATIONNISME DE K.R. POPPER 8

I.0. Introduction 8

I.1. Le justificationnisme et l'idée d'une connaissance prouvée 8

I.1.1. Le problème de la vérification dans les sciences 8

I.1.1.a. Le concept de vérification 8

I.1.1.b. Vérification et vérité 8

I.1.1.c. La vérification dans les sciences formelles 8

I.1.1.d. La vérification comme auxiliaire de la démonstration 8

I.1.1.e. La vérification dans les sciences expérimentales 8

I.1.2. Le positivisme logique et le critère de signification 8

I.1.3. Des critiques de la thèse justificationniste 8

I.1.4. L'avènement de la thèse probabiliste 8

I.2. Le débat Popper vs Kuhn : le rationalisme contre l'irrationalisme ? 8

I.2.1. Le problème de Karl Popper 8

I.2.2. Thomas Kuhn, l'idée d'un progrès irrationnel de la science 8

I.3. Imre Lakatos et le Falsificationnisme de Popper 8

I.3.1. Le falsificationnisme dogmatique 8

I.3.2. Le falsificationnisme méthodologique 8

I.3.2.1. Le falsificationnisme méthodologique naïf 8

I.3.3. La version sophistiquée du falsificationnisme méthodologique 8

I.3.3.1. Règles d'acceptation et de réfutation. 8

I.3.3.2. Traits nouveaux de la version sophistiquée. 8

I.3.4. Procédure d'appel et pluralisme théorique 8

I.3.5 Limites et portée épistémologique de la version sophistiquée. 8

I.4. Conclusion partielle 8

CHAP. II : LA METHODOLOGIE DE PROGRAMMES DE RECHERCHE SCIENTIFIQUES 8

II.0. Introduction 8

II.1. L'exigence d'une structure continue. 8

II.1.1. Lakatos : le développement continu la science à partir du noyau dur 8

II.1.2. Thomas Kuhn et la structure tensionnelle des théories scientifiques. 8

II.1.3 Bachelard et l'enveloppement dialectique des théories scientifiques. 8

II.2. Le concept de "programme de recherche". 8

II.2.1. Le noyau dur et l'heuristique négative. 8

II.2.1.1. L'adoption et l'irréfutabilité du Noyau dur 8

II.2.1.2. Du contenu du "noyau dur" 8

II.2.2. L'heuristique positive d'un programme de recherche 8

II.2.2.1. L'heuristique positive comme construction du glacis protecteur 8

II.2.2.2. Le recours au modèle mathématique chez Newton 8

II.2.2.3. Bachelard : l'expérience comme réalisation du mathématique 8

II.2.2.4. Heuristique positive, réfutations et vérifications 8

II.2.2.5. Heuristique positive et choix rationnel de problème. 8

II.2.2.6. Le problème de la greffe des programmes de recherche. 8

II.2.2.7. Le problème de l'incompatibilité d'après les conservateurs 8

II.2.2.8. La dialectique entre l'heuristique positive et l'heuristique négative. 8

II.3. Libéralisme et méthodologie. Le problème de l'évaluation objective. 8

II.3.1. L'utopie de la rationalité immédiate. Le cas de Michelson et Morley 8

II.3.1.1. Michelson et le problème de l'éther 8

II.3.1.2. L'interprétation lakatosienne de l'expérience de Michelson 8

II.3.2. La révolution copernicienne d'après la méthodologie de programme de recherche. 8

II.3.2.1. La révolution copernicienne. Quid? 8

II.3.2.2. Du géocentrisme à l'héliocentrisme. Cas d'un déplacement progressif 8

II.3.2.3. La supériorité heuristique de Copernic 8

II.4. Peut-on conclure? 8

CHAP. III. : RECONSTRUCTION RATIONNELLE ET EVALUATION DES METHODOLOGIES RIVALES 8

III.0. Introduction 8

III.1. Histoire, philosophie des sciences et reconstruction rationnelle 8

III.1.1. Histoire de science comme épistémologie 8

III.1.2. Histoire interne et Histoire externe 8

III.1.2.1. Externalisme : la science comme un projet de sécurité sociale. 8

III.1.2.2. Internalisme : la science comme un discours à prétention de vérité. 8

III.1.3. L'histoire interne comme reconstruction rationnelle. 8

III.2. Les théories de la rationalité au tribunal de l'histoire. 8

III.2.1. Le programme inductiviste 8

III.2.2. Le programme conventionnaliste 8

III.2.3. Le programme falsificationniste méthodologique 8

III.2.4. Le programme de la méthodologie de programme de recherches 8

III.2.5. Dialectique entre Histoire interne et histoire externe 8

II.3. Rationalité et reconstruction rationnelle 8

III.3.1. Rationalité et évaluation critico-historique des programmes 8

III.3.2. Rationalité comme reconstruction des séquences sanctionnées du savoir 8

III.4. Regards critiques sur la méthodologie de programme de recherche. 8

III.4.1. La méthodologie lakatosienne lue par Lakatos lui-même. 8

III.4.2. Paul Feyerabend : Lakatos, un anarchiste déguisé. 8

III.4.3. Larry Laudan: six reproches à Imre Lakatos 8

III.5. Peut-on conclure ? 8

IV. CONCLUSION GENERALE 8

V. BIBLIOGRAPHIE 8

V.I. TABLE DES MATIERES 8

* 1 LAKATOS, I., Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherches et reconstructions rationnelles, PUF, Paris, 1994, p. 128.

* 2 Idem, p. 131, note 1.

* 3 Idem, p. 98.

* 4 LAKATOS, I., Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, 1994, p. 2.

* 5 LEPELTIER, Th., `'A propos de Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de Recherche et reconstruction rationnelle d'Imre Lakatos'', Novembre 1999, in http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/

* 6 LAKATOS, I., op. cit., p 3.

* 7 LAKATOS, op.cit, p. 62.

* 8 Idem, p. 41.

* 9 Ibidem, p. 124.

* 10 LEPELTIER, Th., Op.cit., p. 7.

* 11 Cfr. CANGUILHEM, G., Etude d'histoire et de philosophie de sciences, 3ème édition, Vrin, Paris, 1975, p. 12.

* 12 Idem, p. 17.

* 13 Depuis les origines, la philosophie et les mathématiques entretiennent des rapports de proximité. Ayant peu à peu coupé le cordon ombilical qui les rattachait à la philosophie, les mathématiques ont affirmé leur autonomie en tant que domaine précis du savoir. Quoique le champ mathématique n'échappe pas totalement à l'investigation et à l'intrusion philosophiques, mathématiciens et philosophes ont ainsi cherché une systématisation propre de leur raisonnement afin d'aboutir à la vérité. Dans ce but, les mathématiciens ont tour à tour précisé leur objet, leur démarche ainsi que les outils de leur analyse ; l'entreprise connaît l'apport de personnes illustres (Pythagore, Euclide, Archimède, etc.) qui en déterminèrent les principales orientations. Plusieurs de leurs successeurs font appel à la logique afin d'asseoir le raisonnement mathématique

* 14 BRUNSCHVICG, L., Les étapes de la philosophie mathématique, 3ème édition, PUF, Paris, 1947, p. 240.

* 15 LAKATOS, I., Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherches et reconstructions rationnelles, PUF, Paris, 1994, p. viii.

* 16 Le XIXème siècle fut celui d'un grand effort de systématisation de la Logique, notamment avec les travaux sur les fondements des mathématiques. Hilbert et le courant logiciste tentèrent de reconstruire la géométrie euclidienne en un système formel. Ils formalisèrent, c'est-à-dire traduisirent les raisonnements mathématiques « dans un système de langages symboliques conventionnels et univoques, qui n'ont de compte à rendre qu'à leur exigence de rigueur et de cohérence »( MUTUNDA, M., Eléments de logique, 1ère Edition, Cerdaf, 2001, p. 49). Hilbert, Frege, Russel, et Whitehead prirent alors le soin d'affiner le calcul logico-mathématique en un système opérationnel doté d'un point de départ admis comme valide. Ils en précisèrent également les règles de formation, les règles de transformations, les définitions et un ensemble d'axiomes garantissant la démonstration mathématique. Fortes d'un langage formalisé, les mathématiques ont une prétention à la vérité, grâce à la cohérence de la démonstration. Les mathématiques sont donc essentiellement un édifice géant construit sur l'idée de preuve, véhiculée par celle de démonstration. Les gigantesques travaux sur les fondements des mathématiques et la tendance à élever les mathématiques au plus haut degré du savoir ne passent cependant pas inaperçus chez plusieurs philosophes et logiciens qui trouvent à redire sur les prétentions mathématiques. Ainsi, invitant la formalisation à la barre, G.F. Hegel s'attaquait déjà aux formalistes Euler, Lambert, à son maître Ploucquet (DUBARLE, D. ; DOZA, Logique et dialectique, Paris Larousse,...) , et même le projet leibnizien d'une caractéristique universelle univoque pouvant prévenir la logique contre les polysémies, les paradoxes et les abus du langage ordinaire. Gilbert Ryle à son tour, voit dans le formalisme mathématique un agrégat de « constructions sèches, figées, arides, d'accès difficile » (MUTUNDA, M., op. cit., p. 95); il prône simplement un retour au langage ordinaire.

Plus grave encore le formalisme de Hilbert, Frege, de Russel et de Whitehead se heurte à de nombreux paradoxes et à la question de la décidabilité. Qu'est-ce qui, dans un calcul logico-mathématique par exemple, nous garantit la validité du raisonnement ? Sur quelles bases fonder la légitimité d'une déduction et la consistance d'un système formel ? Comment rendre compte de l'appartenance d'un énoncé à un ensemble de formules vraies ou fausses ? La démonstration mathématique elle-même, est-elle aussi rigoureuse que le croient les mathématiciens ? Peut-elle rendre réellement compte de la vérité des théorèmes et axiomes qu'elle est destinée à prouver ou à justifier ? C'est dire, à la suite de Fermat, de Motowski, de Kleen, de Turing, de Curry, de Church, de Lovenheim, de Tarski, de Skolem, de Wang, de Post, etc... qu'il existe des problèmes indécidables en logique et en mathématique. Kurt Gödel ne démontre-t-il pas l'existence de questions insolubles - ou de limitations internes d'après Jean Ladrière - et de propositions indémontrables dans les mathématiques formalisées ? Par conséquent, Gödel ébranlela toute puissance des procédures de décision mathématiques, épurant ainsi la prétention des formalistes à une vérité absolue.

* 17 Cfr. MOTTERLINI, M.,  «'Reconstructing Lakatos: a reassessment of Lakatos' epistemological project in the light of the Lakatos Archive», in Studies in History and Philosophy of Science, London, 2002, p. 490.

* 18 Ibidem.

* 19 LAKATOS, I., Preuves et réfutations, p.

* 20 Cfr. MOTTERLINI., M., Idem, p. 491.

* 21 LAKATOS. I., Preuves et réfutations, p. xviii.

* 22 LAKATOS, I., Histoire et Méthodologie de sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, trad. franç. MALAMOUD, C. & SPITZ, J. F., Paris, PUF, 1994, p. 1.

* 23 AKENDA K., J. C., Epistémologie structuraliste et comparée. Les sciences de la culture, tome I, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2004, p. 237.

* 24 Tel est notamment le point de vue défendu par le courant analytique, plus précisément par le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein.

* 25 Cfr. Ibidem.

* 26 L'un des objectifs des mathématiques est, d'après Jean Chrysostome AKENDA , « de reconnaître avec exactitude les conditions sous lesquelles un énoncé peut être démontré. Les vérités arithmétiques sont des vérités éternelles au même titre que les vérités géométriques. Le théorème sur la somme des angles du triangle est éternellement véridique dans l'espace euclidien et les propriétés du triangle riemannien n'en infirment en rien la valeur ». AKENDA, J.C., op. cit., p. 239.

* 27 Ibidem.

* 28 Idem, p. 240.

* 29 La typologie de la vérification dans la rationalité mathématique distingue trois nivaux :

a) La vérification d'un résultat d'opération simple

C'est le type de vérification courant dans les énoncés de l'arithmétique élémentaire. Gille Gaston Granger définit cette forme de vérification de deux manières. Elle est d'abord : « la projection des abstraits dans l'empirie et le constat empirique d'un résultat qui contraigne et qui est indépendant de la spécificité matérielle, sensible des objets choisis comme projection des abstraits » (GRANGER, G. G., La vérification, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 89). Autrement dit, vérifier une opération arithmétique, c'est projeter des nombres abstraits dans l'expérience. Ces nombres sont abstraits mais doués à la fois du statut d'objet et du statut opératoire. La vérification arithmétique est, d'après J.C. Akenda, l'adéquation d'un schème abstrait aux opérations empiriques (Cfr. AKENDA K., J. C., op. cit., p. 243). Vérifier, c'est aussi, « Appliquer dans l'univers abstrait des nombres, des définitions et des axiomes, non pas dans un esprit déductif, mais en itérant, en conformité avec définitions et axiomes, une opération un nombre fini de fois » (GRANGER, G. G., op. cit., p. 90). La vérification renvoie ici à la capacité de compter des résultats d'opérations abstraites effectives avec les définitions des objets abstraits. D'après Granger, cette première forme de vérification réussit grâce à une sorte de contrainte interne propre au système d'objets de pensée. Un privilège de l'arithmétique consiste à constater l'immédiateté de l'adéquation des schèmes opératoires aux objets dont elle détermine les propriétés comme pertinentes. Aussi est-on en droit de dire à propos de la première forme de vérification qu'elle est l'itération finie d'une opération élémentaire sur les objets et la reconnaissance de ces objets ainsi corrélativement produits (Idem, p. 245).

b)La vérification comme calcul

En tant que calcul, la vérification se caractérise par la complexité des opérations. Vérifier consiste soit à effectuer ou à simplifier un énoncé qui se présente comme une formule afin d'aboutir à un résultat, soit en l'assertion d'une valeur à ce résultat. Ce calcul vérificateur vise à attribuer la valeur « vrai » ou « faux » à l'énoncé.

Cette forme de vérification possède la double caractéristique de faire apparaître l'aspect technique et de faire ressortir la nécessité d'examiner sa dépendance relativement à la nature même des objets sur lesquels portent les énoncés à vérifier (Idem, p. 245).

c) La vérification des énoncés géométriques

Les énoncés géométriques sont représentés dans une figure : un triangle, un polyèdre, par exemple. La vérification de tels énoncés consiste à projeter dans l'empirie des concepts abstraits et des opérations sur ces concepts. Le résultat de ces opérations dépend en général du contenu intuitif lié à l'empirie. Ici la vérification traite avec des objets que Husserl appelle des objets idéaux. Ces objets géométriques n'ont pas la netteté et le caractère décisoire des objets des deux premières formes de vérification mathématique.

* 30 Ibidem, p. 247.

* 31 Cfr. GRANGER, G. G., op. cit., p. 97.

* 32 AKENDA K., J. C., op. cit., p. 248.

* 33 LAKATOS, I., Preuve et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique, p. xvi.

* 34 Cfr. Idem, p. 5.

* 35 AKENDA K., J.C., op. cit., p. 256.

* 36 Dans de l'introduction de son Etude d'histoire et de philosophise de sciences, Georges Canguilhem utilise l'image de cristaux pour peindre le portrait de l'objet des sciences expérimentales. De même que la science des cristaux interroge la nature des cristaux, de même la science est un discours sur les objets naturels. Ce discours est un exposé de propositions objectives constituées par un ensemble d'hypothèses et de vérifications. Les hypothèses et la méthode de vérification n'ont pas plus d'importance que le résultat escompté. Les sciences ne traitent donc pas des objets naturels, factuels ou donnés dans l'expérience. En effet, l'objet est indépendant du discours, mais les hypothèses prescrivent un cadre d'interprétation qui force la nature à couler dans le moule de la méthode expérimentale. L'objet naturel n'est donc pas l'objet scientifique. Ce dernier est construit par la science elle-même à partir du moment où elle met au point des méthodes capables de constituer une théorie. L'objet scientifique n'est pas le cristal lui-même, mais une série d'hypothèses, de discours, des élaborations conceptuels sur la nature des cristaux. Il est pour ainsi dire construit et culturel. Cfr. GANGUILHEM, G., op. cit., pp. 16-17.

* 37 D'après La nouvelle alliance D'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, l'activité scientifique est une activité de construction et de mathématisation de la réalité grâce à la méthode expérimentale. Cette méthode qui, elle-même a fait la force de la science moderne inaugurée par Newton, Galilée et leurs successeurs. La force de cette méthode réside dans la rencontre qu'elle réalise entre la théorie et la technique. Ce que nos deux auteurs appellent le dialogue expérimental suppose une pratique de manipulation et de préparation du fait physique afin de le faire correspondre à la description théorique. Cette pratique est une relation entre la théorie et l'expérience, relation qui s'explique par le fait que l'expérimentation interroge les processus naturels en référence à des hypothèses qui énoncent les principes généraux auxquels obéissent les processus naturels. Dans la mesure où l'expérimentation vise à décrire avec précision des situations idéales ou des relations de « causes-effets » reproductibles, l'expérimentation juge et interroge la nature. La réponse de la nature est enregistrée avec précision, mais la nature même de la réponse dépend de l'hypothèse idéale qui oriente l'expérience Cfr. PROGOGINE, I. & STENGERS, I., La nouvelle alliance, Paris, Folio-Essai, 1980, pp. 76-77.

* 38 Cfr. AKENDA K., J. C., op. cit., p. 268.

* 39 Idem, pp. 268-269. Avec Imre Lakatos, il appert clairement que le progrès théorique d'une science est vérifié par la possibilité de prédiction de faits nouveaux ou de faits inédits que la théorie ouvre par rapport à celle qu'elle supplante. C'est ce qui ressort de la version sophistiquée du Falsificationnisme méthodologique que Lakatos discerne dans le système poppérien.

* 40 Ce Cercle fut fondé par Moritz Schlick, un ancien élève de Max Planck. Il réunit des personnes de grande notoriété dont Gustave Bermann, Kurt Goëdel, Hans Hahn, Otto Neurath, Karl Menger, Victor Kraft, Herbert Feigl, Friedrich Waïsemann et Rudolf Carnap. A côté de ces membres permanents, le Cercle connaît l'estime de quelques amis dont Albert Einstein, Bertrand Russel, Karl Popper, Hans Reichenbach, Carl Hempel, etc. Cfr. MALHERBE, J. F., Epistémologies anglo-saxonnes, Paris, PUF, 1981, p. 47.

* 41 Idem, p. 50.

* 42 Idem, p. 50-51.

* 43 Le critère de signification dans le positivisme logique visait également à éliminer la métaphysique comme science dans la mesure où métaphysique et philosophie n'offrent rien de vérifiable empiriquement. C'est ce que Popper dégage des aphorismes 5, 6.53, 6.54 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. D'après l'auteur de Conjectures et réfutations, Wittgenstein était convaincu que les propositions philosophiques et métaphysiques sont des pseudo-propositions, dénuées de toute signification. Cfr. POPPER, K., Conjectures et réfutations, p. 39.

* 44 Le Cercle de Vienne est très fortement influencé par le logicisme de Frege et de Russell ainsi que par l'analyse logique du monde de Ludwig Wittgenstein.

* 45 Pour Wittgenstein, les propositions significatives sont fonction de la vérité des propositions élémentaires ou atomiques qui décrivent des faits atomiques. Ces faits sont en principe attestés par l'expérience ou par l'observation.

* 46 MALHERBE, J. F., op. cit., p. 52.

* 47 BOYER, A., Introduction à la lecture de Karl Popper, Paris, Presse de l'Ecole Normale Supérieure, 1994, p. 15.

* 48 Cfr. POPPER, K., Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1982, p. 317.

* 49 Idem, p. 318.

* 50 QUINE, W.V.O., Les deux dogmes de l'empirisme, in JACOB, P., (Sous la direction de), De Vienne à Cambridge. L'héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, Paris, Gallimard, 1980, p. 87.

* 51 LAKATOS, I., op. cit, pp. 4-5.

* 52 D'après Imre Lakatos, les justificationnistes sont arrivés à cette conviction : les intellectualistes ou les kantiens, par le succès de la géométrie euclidienne et par l'émergence de la physique non-newtonienne. Les empiristes classiques en sont convaincus par l'incapacité de la logique inductive à constituer une base empirique fiable et garantissant la rationalité et le progrès scientifique. Nous reviendrons plus loin sur le débat portant sur la base empirique, dans la critique que Lakatos fait du falsificationnisme de son maître, Karl Popper. Cfr. LAKATOS, op. cit., p. 6.

* 53 Cfr. MALHERBE, J. F., op. cit., p. 139.

* 54 LAKATOS, op. cit., p. 6.

* 55 C'est également ce qu'affirme l'aphorisme 5.153 du Tractatus, à savoir : une proposition n'est en soi ni probable ni improbable. Cfr. WITTGENSTEIN, L., Tractatus-Logico-philosophicus, trad. franç. de KLOSSOWSKI, P., Paris, Gallimard, 1961, p. 110.

* 56 Cfr. MALHERBE J. F., op. cit., p. 139.

* 57 POPPER, K. R., Logique de la découverte scientifique. p. 31.

* 58 Idem, pp. 36-37.

* 59 MALHERBE J.F., op. cit., p.141.

* 60 Cfr. BWANGILA, C., Progrès et rationalité dans le développement des sciences empiriques : une lecture critique de T.S. Kuhn et d'I. Lakatos, (Inédit). Mémoire présenté et soutenu en vue de l'obtention du diplôme d'études approfondies en philosophie, Université de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 12.

* 61 KUHN, T. S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 24.

* 62 Cfr. Cfr. KUHN, T. S., Tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, Paris, Gallimard, 1990, pp. 304-322.

* 63 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers reprocheraientt à Kuhn d'isoler la science de la culture (des traditions, des coutumes, des institutions et des exigences réelles du monde de la vie où se déploient les hommes et leurs sociétés), en en faisant la propriété d'un groupe de chercheurs, c'est-à-dire de la seule communauté scientifique. La démarche kuhnienne cautionne une rupture entre la science et la culture qu'elle assujettit et domine. Cette rupture et cette domination de la science qui se prétend universelle sont les causes du désenchantement du monde. Pour Stengers et Prigogine, la science est un produit de la culture. C'est au coeur d'un dialogue entre les hommes de science et d'autres domaines qui étudient l'homme et le monde dans sa complexité, que se situe la clé de solution de la crise actuelle du monde. Ce dialogue est ce que ces deux auteurs entendent par la troisième culture. Cfr. PRIGOGINE, I. & STENGERS, I., op. cit., pp. 62-69.

* 64 LAKATOS, I., Idem, p. 4.

* 65 Cfr. GIARD, L., L'impossible désir du rationnel, in LAKATOS, Histoire et méthodologie des sciences..., p. XXXVI.

* 66 Popper accepte d'ailleurs ce qu'il appelle un scepticisme dynamique.

* 67 Ibidem

* 68 LAKATOS, I., op. cit., p. 8.

* 69 Ibidem.

* 70 Le falsificationnisme dogmatique s'enrichit des thèses de Hermann Weyl et de Braithwaite qui défendent l'incorrigibilité des faits observés. Les faits sont durs et têtus, et le théoricien doit s'apprêter à encaisser le NON de la nature (Cfr. LAKATOS, I., op. cit.,p. 9). L'expérimentateur, en ce sens, est le témoin privilégié de cette incorrigibilité des faits naturels.

* 71 Idem, p. 10.

* 72 Ibidem.

* 73 Cfr. Idem, p. 13.

* 74 Cfr. Idem, p. 19.

* 75 La Thèse dite de Duhem-Quine remarquait déjà qu'en cas de divergence entre la théorie et l'observation, la méthode d'observation peut être revisitée, discutée et non pas seulement la théorie.

* 76 LAKATOS, I., op. cit, p. 18.

* 77 Cfr. Idem, p. 21.

* 78 Ibidem.

* 79 Idem, p. 22.

* 80 Ibidem, 23.

* 81 Ibidem, p. 23.

* 82 Cfr. Idem, p. 26.

* 83 Ibidem.

* 84 Cfr. Idem, pp. 32-33.

* 85 Cfr. Idem, p. 34.

* 86 Cfr. Idem, p. 36.

* 87 Ibidem.

* 88 Ibidem.

* 89 Idem, p. 38.

* 90 Ibidem.

* 91 Idem, p. 41.

* 92 Cfr. Idem, pp. 43-44.

* 93 Cfr. Idem, p. 48. Une théorie qui prédit des faits nouveaux est une théorie qui progresse si une partie de ces faits sont corroborés par l'expérience. Le lien entre progrès empirique et progrès théorique est déjà présent chez Leibniz et chez d'autres chercheurs. Mais pour Lakatos, le point de vue de Leibniz est encore loin de la forme achevée du falsificationnisme méthodologique sophistiqué.

* 94 Rappelons que le code d'honneur du justificationnisme exigeait que rien de non prouvé ne fût accepté comme scientifique. Le probabilisme ou néo-justificationnisme voulait qu'on spécifiât la probabilité des hypothèses à la lumière des éléments de preuve empirique dont on dispose. Dans le falsificationnisme dogmatique, l'activité scientifique consiste à tester toutes les théories par rapport à la base empirique certaine, évidente et faite des lois de la nature. Pour le falsificationnisme méthodologique naïf, l'important est la mise à l'épreuve des théories falsifiables afin de décider du rejet de celles qui sont infalsifiables.

* 95 Le texte entre crochets est ajouté par nous.

* 96 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie de sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, p. 48.

* 97 La décision du quatrième type est redondante, car dans le cas d'une théorie avec clause ceteris paribus qui entre en conflit avec les énoncés de base, le chercheur ne peut décider de la partie de la théorie à remplacer. Ce n'est que par un accroissement de contenu expliquant l'anomalie, et que la nature corrobore, qu'on peut éliminer et réfuter une théorie complexe. De même, la cinquième décision méthodologique portant sur l'évaluation, la conservation et l'élimination des théories métaphysiques est également superflue et sans utilité dans la mesure où ces théories peuvent servir de base d'un programme de recherche. Cfr. Idem, pp. 51-52.

* 98 Idem, p. 52.

* 99 La deuxième porte sur la distinction entre propositions d' « observation » et propositions « théoriques ». La troisième concerne la valeur de vérité des propositions d' « observation ».

* 100 Idem, pp. 57-58.

* 101 Ibidem.

* 102 Nous avons élargi la critique aux théories justificationnistes et conventionnalistes.

* 103 Cfr. AKENDA K, J. C., Science comme mémoire de la raison. Introduction à l'histoire des sciences. Cours de Philosophie des sciences (Inédit), Kinshasa, St Pierre Canisius, 2006-2007, p. 36.

* 104 KUHN, T. S., Tension essentielle, Paris, Gallimard, 1990, p. 316.

* 105 Idem, p. 320.

* 106 BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1991, p. 42.

* 107 Idem, La philosophie du non, Paris, PUF, 1994, p. 137.

* 108 Idem, Le nouvel esprit scientifique, p. 62. Dans le second chapitre de cet ouvrage, Bachelard dégage les caractéristiques générales de l'esprit scientifique newtonien et celles de l'esprit scientifique einsteinien. L'assomption fondamentale de ce chapitre est que la mécanique relativiste n'émerge pas comme un prolongement ou une suite logique partant d'une accumulation des connaissances et un raffinement de la mécanique classique. A son origine, la mécanique relativiste opère une révolution, une grande nouveauté. C'est a posteriori que les scientifiques découvriront que la mécanique classique est un cas particulier de la mécanique relativiste qui, elle, est générale.

* 109 AKENDA K, J. C., Science comme mémoire de la raison. Introduction à l'histoire des sciences. Cours de Philosophie des sciences (Inédit), Kinshasa, St Pierre Canisius, 2006-2007, p. 33.

* 110 BACHELARD, G., Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1986, pp. 109-110.

* 111 D'après le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André LALANDE, l'heuristique est ce qui aide à la découverte. Le terme se dit d'une hypothèse dont on ne cherche pas à savoir si elle est vraie ou si elle est fausse, mais qu'on adopte à titre provisoire comme une idée directrice dans la recherche des faits. (Cfr. LALANDE, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1991, p. 412.

* 112 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstructions rationnelles, p. 63. La prédiction des faits inédits corroborés, jointe à l'exigence de déplacement théorique, est la condition de progrès d'un programme de recherche.

* 113 Idem, pp. 62-63.

* 114 Idem, p. 63.

* 115 Cfr. Idem , p. 64.

* 116 Idem, p. 63.

* 117 Lakatos imagine par un micro-exemple fictif d'après le schéma de Newton, ce qu'il appelle l'histoire d'un écart de conduite planétaire. Le cas est celui d'un physicien qui se sert de la mécanique newtonienne, de sa loi de la gravitation (N) et des conditions initiales (I) pour calculer la trajectoire d'une planète p récemment découverte. Le premier résultat montre que la planète dévie la trajectoire calculée. Au lieu de considérer que la déviation est proscrite par le programme newtonien et, que si elle est établie, la théorie de la déviation réfute la loi de la gravitation, le chercheur postule l'existence d'une autre planète p' encore non découverte qui dévie la trajectoire de p. Ses calculs lui offrent les données correspondant à cette planète (sa masse et son orbite) et le physicien recourt à l'expérimentateur (un astronome) pour vérifier son hypothèse. Mais à cause de sa petitesse extrême, la planète ne peut être observée. Après l'adaptation des instruments, si l'observation atteste l'existence de cette planète, cela constituerait alors, une nouvelle victoire ou un déplacement progressif du programme de Newton. Pourtant, ce n'est pas le cas. Quoique la planète p' n'est pas observée, le physicien n'abandonne pas l'hypothèse d'une planète perturbatrice. Il avance alors l'hypothèse de la poudre cosmique qui cacherait la planète p, la rendant ainsi invisible. Malheureusement, les satellites n'attestent pas cette nouvelle hypothèse. L'infatigable chercheur alors atteste l'hypothèse d'un champ magnétique perturbateur dans la région de l'univers où se situe la planète p et qui perturberait le fonctionnement des outils d'observation. Le succès empirique de cette hypothèse concourt à une victoire éclatante du système de Newton. L'échec de l'hypothèse ne signifie pas la réfutation du système newtonien, par ce que le chercheur peut l'amender avec des hypothèses auxiliaires, ou simplement abandonner le problème de la planète p, et continuer à développer le programme dans une autre direction. (Cfr. Idem, pp. 14-15)

* 118 Idem, p. 64.

* 119 Idem, p. 65.

* 120 Lakatos voit dans le critère de simplicité cher à Duhem un critère purement esthétique. Pour plus d'informations, à ce sujet, le lecteur peut se référer à la critique que nous faisons du falsificationnisme et du conventionnalisme dans notre premier chapitre.

* 121

* 122 Idem, p. 127.

* 123 Cfr. Ibidem.

* 124 La version dogmatique du falsificationnisme renvoie ad patres les propositions métaphysiques du fait de leur irréfutabilité, en ce sens qu'elles n'offrent pas la possibilité de leur réfutation/vérification par rapport à une base empirique (des propositions factuels) que le chercheur suppose claire et évidente. La version naïve du falsificationnisme méthodologique a révélé le caractère conventionnel - et jamais factuel - des propositions d'observations constituant la base empirique. C'est avec la version sophistiquée qu'il apparaît clairement que les propositions métaphysiques sont intégrées, non pas seulement comme savoir acquis non problématique, mais plutôt comme noyau dur d'un programme de recherche.

* 125 Idem, p. 52. La deuxième note infrapaginale indique clairement que les théories métaphysiques ne doivent pas être écartées de la science. Elles ont leur rôle à jouer en tant que noyau dur conventionnel d'un programme de recherche.

* 126 Idem, p. 53.

* 127 Ibidem.

* 128 Idem, p. 54. Pour Lakatos, le choix même de la forme logique dans laquelle se formule une proposition métaphysique est fonction de la décision méthodologique du chercheur, de l'état de ses connaissances. Bref, ce choix rationnel dépend de l'évaluation critique du programme de recherche qui héberge cette métaphysique.

* 129 Idem, p. 66.

* 130 Cfr. LADRIERE, J., Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 44.

* 131 PRIGOGINE, I., & STENGERS, I., op. cit., pp. 58-59.

* 132 Ibidem.

* 133 Idem, p. 68.

* 134 Ibidem.

* 135 Ibidem.

* 136 BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, p. 7.

* 137 Idem, p. 8.

* 138 C'est là toute la problématique de Preuve et Réfutations d'Imre Lakatos. Celui-ci y distingue deux méthodologies propres aux mathématiques : la méthode déductive qui consiste à poser au fondement des maths des systèmes indiscutables, posés comme vrais et nécessaire pour l'établissement des preuves ou des démonstrations. Il ajoute que le dogmatisme mathématique qui identifie le concept de mathématique à ceux de vérité, d'exactitude et de pureté s'est fortement nourri de la méthode déductive. L'autre est la méthode heuristique du développement et de l'enseignement des mathématiques. Ce modèle situe les mathématiques dans le contexte culturel de leur développement et dégage l'histoire vraie du cheminement des théorèmes mathématiques avant leur adoption provisoire. Une telle manière de voir la logique de la découverte mathématique essaie de comprendre cette discipline comme une suite de constructions humaines dans lesquelles l'erreur, la contradiction, les déséquilibres sont des facteurs non négligeables de la croissance de la connaissance. (Cfr. LAKATOS, I., Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique, p. xvii). Plus précisément, Lakatos montre l'avantage à introduire des éléments heuristiques, méthodologiques dans le style mathématique. L'approche déductiviste se concentre sur le théorème qui n'est qu'un résultat final, il cache le contre-exemple global qui favorise la découverte du théorème dans sa version quasi-achevée et arrache la définition-éprouvette à sa preuve-mère pour la faire tomber du ciel de façon artificielle et autoritaire. Le modèle heuristique, lui, remet en valeur ces aspects. Il met en valeur ce que Lakatos appelle la situation-problème, c'est-à-dire la logique, l'histoire des contradictions qui ont conduit à la définition d'un concept. (Cfr. LAKATOS, I., op. cit., pp. 185-186).

* 139 Lakatos reproche à Popper et à Bachelard d'avoir renforcé le dogmatisme mathématique. L'histoire des mathématiques, rapporte Bachelard, est une merveille de régularité. Elle connaît des périodes d'arrêts. Elle ne connaît pas des périodes d'erreurs. Aucune des thèses défendues dans La formation de l'esprit scientifique ne vise donc la connaissance mathématique. Elles ne traitent que de la connaissance du monde scientifique. (BACHELARD, G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1977, p. 22, Voir aussi LAKATOS, I, Preuves et réfutations. Essai sur la Logique de la découverte mathématique, p. xiii.) Et notre auteur poursuit que Popper aussi situe les mathématiques hors de la portée de la critique du fait qu'elles sont infalsifiables. C'est ce que Popper affirme lorsqu'il écrit : "le problème de Fermat, comme les rapports sur les monstres de Lochness, est un exemple d'"assertion qui ne peut être soumise à des tests en raison de sa forme logique" (POPPER, K. R., Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, p. 99, in LAKATOS, I., Op. cit., p. xiii.) Il appert ainsi clairement que nos deux auteurs sont défenseurs du dogmatisme mathématique.

* 140 Idem, p. 8.

* 141 Idem, pp. 8-9.

* 142 Idem, p. 9.

* 143 Cfr. Idem, pp. 9-10.

* 144 Cfr. Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherches et reconstruction rationnelle, p. 68.

* 145 Idem, pp. 68-69.

* 146 Idem, p. 69.

* 147 Idem, pp. 69-70.

* 148 Idem, p. 70.

* 149 Ibidem.

* 150 Idem, p. 73

* 151 Idem, pp. 70-71.

* 152 Cfr., LAKATOS, I., op. Cit., pp. 75-76

* 153 Idem, p. 76. La physique aristotélicienne est géocentrique. Elle atteste l'hypothèse de la fixité de la terre comme centre immobile de l'univers autour duquel gravitent les planètes. Copernic par contre, renforcera la thèse héliocentrique, en transférant au soleil le statut de référence du système planétaire.

* 154 Cfr. Idem, pp. 76-77.

* 155 Idem, p. 78.

* 156 Cfr. Idem, p. 79.

* 157 Cfr. Idem, p. 80.

* 158 Cfr. Idem, p. 81.

* 159 Idem, p. 90.

* 160 Ibidem.

* 161 Idem, pp. 90-91.

* 162 Cfr. Idem, p. 91.

* 163 Idem, p. 95. On comprend alors pourquoi Lakatos qualifie de dogmatique le point de vue kuhnien.

* 164 Ibidem.

* 165 Idem, p. 96.

* 166 Ibidem.

* 167 Idem, p. 98.

* 168 Ibidem.

* 169 Idem, p. 99.

* 170 Cfr. AUBERT, J. M., Philosophie de la nature. Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Paris, Ed. Beauchesne et ses fils, 1965, p. 142.

* 171 Cet éther possédait des propriétés contradictoires: "il devrait être subtil et indiscernable, car il n'oppose aucun obstacle au déplacement de la Terre dans l'espace; d'autre part il devrait avoir une rigidité incommensurablement plus grande que celle du meilleur acier, en raison de l'énorme vitesse (...) de propagation des vibrations dont il serait le siège. Cfr. AUBERT, J. M., op.cit, p. 142.

* 172 Newton conçoit l'espace absolu comme un cadre de référence éternel et immuable, responsable des forces d'inertie. C'est par rapport à cet espace qu'on pourrait mettre en évidence les mouvements accélérés puisque ces mouvements sont justement assujettis à de telles forces. Finalement c'est par rapport à cet espace absolu qu'on pourrait affirmer qu'un corps tourne où accélère. Cfr. http://www.relativite.info/RG.htm#Introduction.

* 173 Ibidem.

* 174 Idem, p. 144.

* 175 Idem, note infrapaginale 21. La dernière solution fut celle choisie par Einstein. Mais elle exige un changement de modèle explicatif de la lumière car on ne peut imaginer des ondes sans un milieu qui ondule.

* 176 En effet le principe de la relativité galiléenne se limite aux mouvements mécaniques. Einstein le reprit et l'étendit aux ondes magnétiques. Ensuite, il se sert, en électromagnétique, de l'expérience de la constante de la lumière de Michelson de la même manière que Galilée s'est servi de l'évidence du principe d'inertie en relativité mécanique. Avec la constance de la vitesse de la lumière, on ne peut plus penser l'existence des mouvements rectilignes uniformes. Einstein élargit la relativité à tous les autres mouvements physiques, mécaniques et électromagnétiques. A ce stade, la relativité est encore dite restreinte, car elle ne concerne pas les mouvements non-rectilignes et non-uniformes. Le principe suprême de cette relativité restreinte professe l'identité des lois de la Nature pour tous les systèmes en mouvements rectilignes uniformes. Il s'en suit d'abord, une variation du concept de la vitesse. La vitesse de la lumière devient la vitesse limite, invariante à travers tout l'univers, du fait qu'elle n'est pas affectée par le mouvement de la source ou par l'observateur. Ensuite, la relativité restreinte rompt avec la notion d'espace absolu qui serait une référence fixe de mouvement. Chaque mouvement a sa vérité propre, nul n'étant plus vrai que l'autre. Seule, l'appréciation de ce mouvement est relative. Enfin, la relativité restreinte récupère quelque chose d'absolu : l'invariance des lois de la Nature, indépendamment de tout système. Cette harmonie de la nature est assurée par deux constantes, l'inertie et la vitesse de la lumière. (Cfr. Idem, pp. 144-145).

* 177 Lakatos, Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, pp. 102-103.

* 178 Idem, p. 104.

* 179 Cfr. Idem, pp. 105-106.

* 180 Idem, pp. 106-107.

* 181 Cette catégorie comprend les empiristes qui fondent la rationalité sur l'évidence de la preuve, les probabilistes qui recherchent le degré de prouvabilité d'une théorie en fonction des éléments de preuve dont on dispose, et le falsificationniste naïf qui milite en faveur de l'élimination immédiate des théories, en face du verdict de l'expérience.

* 182 Idem, p. 124.

* 183 KUHN, T. S., La révolution copernicienne, trad. franc. de HAYLI., A., Paris, Fayard, 1973, p. v.

* 184 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstructions rationnelles, p. 150.

* 185 Lakatos critique sérieusement le point de vue des positivistes entendus comme inductivistes et falsificationnistes, celui des conventionnalistes, et même l'interprétation de Kuhn et de Polanyi. Tous échouent à rendre compte de l'essence de la révolution copernicienne, parce qu'ils se basent sur la recherche des faits simplement empiriques

La première catégorie que critique notre auteur est celle des positivistes. Ceux-ci se distinguent selon qu'ils sont inductivistes ou falsificationnistes. Les inductivistes stricts énoncent leur critère d'évaluation en ces termes : "une théorie est meilleure à une autre si, contrairement à sa rivale, elle a été déduite des faits" (LAKATOS, I, op. cit., p. 50.) Mais sachant que rien ne conduit à prouver que l'héliocentrisme de Copernic (et Aristarque, son prédécesseur) est déduit des faits, les inductivistes se gardent d'appliquer leur critère à la révolution copernicienne, car du point de vue des observations connues, il y a compatibilité entre les théories ptoléméenne et copernicienne. A vrai dire, le critère inductiviste, largement critiqué, ne tient pas debout. Car, "si une révolution scientifique consiste à découvrir des faits nouveaux et établir des généralisations valides à partir de ceux-ci, alors, il n'y a pas eu révolution (scientifique) copernicienne" (Cfr. LAKATOS, I., op. cit, p. 15)1.

Pour les inductivistes probabilistes, la supériorité d'une théorie tient à la grandeur de la probabilité qu'elle apporte par rapport à l'ensemble d'éléments de preuve disponibles. Mais, poursuit Lakatos, tous les efforts à prouver la probabilité des théories scientifiques se sont révélés vains et stériles. Ainsi, partant du critère probabiliste, on ne peut soutenir l'idée d'une révolution scientifique.

Les falsificationnistes défendent un double critère de reconnaissance de la supériorité théorique. La théorie supérieure devra être réfutable. En ce sens, la révolution copernicienne signifierait que Copernic est empiriquement réfutable, c'est-à-dire scientifique et Ptolémée, irréfutable, pseudo-scientifique. Une autre variante du falsificationnisme voit dans les deux programmes deux théories potentiellement réfutables, et que des expériences cruciales tardives auraient réfuté Ptolémée pour corroborer Copernic. Tel, dit Lakatos, est le point de vue de Popper qui affirme que Copernic adopta son programme alors que celui de Ptolémée n'était pas encore réfuté. Ce qui n'est pas le cas, pense notre auteur, car déjà avant Copernic, le programme de Ptolémée était réfuté et infesté d'anomalies. Ainsi, on ne peut soutenir le point de vue falsificationniste en vertu de sa contradiction avec l'histoire réelle des sciences : une trop large partie de l'histoire de sciences serait irrationnelle, si la rationalité scientifique suivait le modèle falsificationniste. Lakatos conclut que si une révolution scientifique consiste en la réfutation d'une théorie majeure et en son remplacement par une théorie rivale, alors la révolution copernicienne ne s'est jamais produite en 1838.

* 186 Idem, p. 166.

* 187 Cfr. Idem, p. 167.

* 188 Ibidem.

* 189 D'après Lakatos, Copernic adresse trois grands reproches au système de Ptolémée. Primo, l'introduction de l'équant viole l'heuristique propre de Ptolémée. Du point de vue heuristique, elle est simple adaptation empirique relevant de la psychologie scientifique. Secundo, il reproche à Ptolémée d'attribuer deux mouvements distincts à la sphère des étoiles, à savoir la rotation journalière et une autre rotation autour de l'axe écliptique. C'est là, dit-il, un défaut majeur du système parce que les étoiles, en tant que corps parfaits, doivent avoir un mouvement uniforme et unique. Copernic épouse ici le point de vue de Ravetz qui affirme que Ptolémée serait parti des présupposés erronés pour arriver à conclure que la différence entre l'année solaire et l'année sidérale varie de manière irrégulière. La sphère des étoiles tournerait ainsi de façon irrégulière autour de la sphère écliptique. Par conséquent, le Soleil ne se meut pas uniformément autour de la Terre. C'est là, conclut Ravetz, une grave violation de l'heuristique platonicienne. Tertio, le programme de Ptolémée lui-même est à la traîne derrière les faits. Il est une simple adaptation empirique psychologique (Cfr. Idem, pp. 168-169).

* 190 Ptolémée, se servant de la Terre comme point équant, réussit à décrire le mouvement angulaire de la Lune. Copernic démontra par contre qu'à certains points, de sa course, la Lune devait avoir le double de son diamètre observable. En dépit de ce succès, le système copernicien reste infesté d'anomalies, notamment son incapacité à rendre compte du mouvement de comètes. Ce mouvement, pense Tycho, ne peut être expliqué par la notion copernicienne de mouvement circulaire (Cfr. Idem, p. 170, note infrapaginale 2.).

* 191 Cfr. Idem, pp. 172-173

* 192 Idem, p. 173.

* 193 Ibidem.

* 194 Comme Lakatos, Zahar se démarque des théoriciens de la rationalité immédiate qui interprètent cette révolution simplement sur base de fiats empiriques, et des anarchistes comme Feyerabend qui pensent que Copernic opère un changement par le fait qu'il offre une vision révolutionnaire de la place que l'homme occupe dans le monde. Ces facteurs simplement psychologiques ne peuvent non plus rendre compte de la vraie essence de la révolution copernicienne.

* 195 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences..., p. 185.

* 196 Pour Canguilhem, la question « qui ? » entraîne une deuxième question, à savoir : « où faire l'histoire des sciences ? » D'abord, du point de vue de la destination, c'est à la faculté des sciences que se fait l'histoire des sciences, ensuite à la faculté de philosophie, du point de vue de la méthode et, enfin, à la faculté d'histoire. Il précise que la faculté de philosophie est le lieu par excellence d'apprentissage de l'histoire des sciences, par le fait que le savant et l'historien ne s'intéressent à l'histoire de science que par voie latérale. Il leur faut un minimum de philosophie pour aborder l'histoire des sciences. (Cfr. CANGUILHEM, G., Etudes d'histoire et de philosophie de science, p. 10.

* 197 Idem, p. 11.

* 198 La première est une raison historique qui consiste à faire l'histoire des sciences comme un discours visant d'abord à vérifier un secteur délimité de l'expérience ; ensuite - une raison purement académique- à dégager la paternité intellectuelle d'une découverte scientifique. La deuxième raison est scientifique : pour établir l'originalité et l'objectivité d'une découverte scientifique. Au demeurant, que le savant qui aboutit à une découverte expérimentale doit interroger les sciences pour savoir si l'expérience n'a pas été tentée par des prédécesseurs, et par conséquent, si sa découverte en est vraiment une, et originale. Ibidem.

* 199 Idem, pp. 11-12.

* 200 Ibidem.

* 201 Idem, pp. 12-13. L'expression « microscope mental » provient de Lafitte.

* 202 Idem, p. 13. La distinction de deux types d'histoire de sciences relève de l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard. Koyré épouse ce point de vue. Cependant, sans s'investir dans l'aspect dialectique, Koyré et Meyerson insistent sur la continuité de l'histoire sanctionnée des sciences, car c'est en fonction de la permanence d'une structure continue qu'on parle de rationalité scientifique. Cfr. Idem, pp. 1-14.

* 203 Cfr. KUHN, T. S., Tension essentielle, pp. 44-45.

* 204 CANGUILHEM, G., op. cit., p. 15.

* 205 Ibidem.

* 206 PRIGOGINE, I., & STENGERS, I., op. cit., p. 62

* 207 Cfr. KUHN, T. S., Tension essentielle, pp. 167-168.

* 208 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences, p. 210.

* 209 Cfr. AKENDA, J C., Science comme mémoire de la raison, p. 1.

* 210 CANGUILHEM, G., op. cit., p. 15.

* 211 Cfr. KUHN, T.S., Tension essentielle, p. 163.

* 212 Idem, pp. 163-164.

* 213 Cfr. GIARD, L., op. cit., p. xxvii.

* 214 Dans sa version allemande, l'ouvrage s'intitule Der logische AufbanderWelt. Littéralement, la construction logique du monde (et non pas la structure logique du monde).

* 215 Cfr. CARNAP, R., The Logical Structure of the World, Berkeley, University of California Press, 1969, § 100, cite par LAKATOS, I. Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction rationnelle, p. xxiii.

* 216 Ibidem

* 217 POPPER, K. R., Logique de la découverte scientifique, p. 32.

* 218 Cfr. DEWEY, J., Reconstruction in philosophy, Boston, The Beacon Press, 1964, p. vii.

* 219 GIARD, L., op. cit., p. xxiii. Le projet de Lakatos visant à comprendre la science dans sa structure interne semble correspondre avec la première des trois tâches que Hans Reichenbach assigne à l'épistémologie, à savoir une tâche descriptive de la structure interne propre à la science, de ses normes de validité. Cette tâche est elle-même déjà une reconstruction rationnelle.

* 220 Idem, p. xxxiv.

* 221 Théorie des trois mondes chez Popper, dans le processus de la constitution de la connaissance objective

* 222 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences..., p. 185.

* 223 Idem, p. 210.

* 224 Idem, p. 187. Chaque méthodologie comporte ses propres problèmes logiques et épistémologiques. Lakatos rapporte que le problème de l'inductiviste consiste à prouver la certitude de la base empirique ainsi que la validité des généralisations inductives.

* 225 Idem, p. 188.

* 226 Ibidem. A titre illustratif, Lakatos cite quelques paradigmes du modèle inductif : la généralisation de Kepler à partir des observations de Tycho Brahe, la découverte de la gravité newtonienne partant de la généralisation des phénomènes de Kepler et du mouvement planétaire, etc.

* 227 Cfr. Idem, p. 189. Lakatos ne conçoit pas cependant les facteurs externes en termes de besoins sociaux. Pour lui, ces facteurs sont déterminés par les facteurs internes. Ce sont au contraire des influences externes extra-scientifiques.

* 228 Idem, pp. 189-190.

* 229 Le lecteur fera ici référence au débat amorcé dans notre premier chapitre autour du conventionnalisme et de ses deux orientations : le conventionnalisme conservateur avec Henri Poincaré et le conventionnalisme révolutionnaire incarné par Popper et Duhem. Cette séquence ne concerne que la branche révolutionnaire du conventionnalisme, plus précisément, le simplisme de Pierre Duhem.

* 230 Idem, p. 190.

* 231 Du point de vue logique et épistémologique, affirme Lakatos, la variante révolutionnaire du conventionnalisme est plus simple que l'inductivisme. En effet, elle n'exige pas d'inférences inductives valides et fait de la commodité ou de la simplicité et non pas de la vérité, un critère de démarcation. Elle conçoit le progrès comme un progrès cumulatif des énoncés de base attestant les faits. Les énoncés ne changent pas, seuls changent les instruments d'observation de ces faits. Il y a donc une possibilité d'appliquer le conventionnalisme révolutionnaire aux propositions factuelles, c'est-à-dire à accepter ces propositions par décision plutôt que sur base des preuves expérimentales. Mais dans ce cas, pour conserver l'idée que la croissance de la science factuelle est en rapport avec la vérité objective, il faut l'intervention d'un principe métaphysique qui se superpose aux règles gouvernant la science. Au cas échant, dit Lakatos, le conventionnalisme révolutionnaire risque de verser dans le scepticisme (Cfr. Idem, p. 191).

* 232 Idem, pp. 192-193

* 233 Idem, p. 193.

* 234 Pour Lakatos, le falsificationnisme est sans faille du point de vue logique. Il séduit par sa clarté et par sa forme. En effet, dans sa version méthodologique, Popper se sert des propositions universelles quant à l'espace et au temps, et à la fois empiriquement falsifiables ainsi que leurs conditions initiales. Ces théories sont le centre du modèle déductif de la critique des théories que Popper propose. C'est dans son aspect épistémologique que le falsificationnisme de Popper présente quelques difficultés. D'abord, la version dogmatique repose sur un faux présupposé, selon lequel on peut prouver des propositions à partir des faits, et par conséquent prouver la fausseté de certaines théories. Le lecteur trouvera une explication plus ample dans le premier chapitre de ce travail. Ensuite, la version méthodologique naïve (ou conventionnaliste) a besoin d'un principe inductif extra-méthodologique pour donner du poids épistémologique à sa décision d'accepter les énoncés de base, et de relier à la vérisimilitude les règles que Popper assigne au jeu scientifique (Idem, p. 195)

* 235 Cfr. Idem, p. 197. Feyerabend conçoit la psychologie de la découverte en ce sens que la prolifération des théories rivales peut accélérer, d'un point de vue externe, la falsification poppérienne interne. Mais Lakatos pense que Popper et Feyerabend sont d'avis que les théories rivales jouent le rôle de catalyseur dans l'élaboration des expériences cruciales. Ils sont donc des éléments nécessaires à la falsification (Idem, p. 197, note n°1).

* 236 Ibidem.

* 237 Cfr. Idem, p. 198 Lakatos précise que Karl Popper ne serait pas de cet avis, car pour ce dernier, les conventions déterminent l'acceptation des énoncés singuliers et non pas des énoncés universels. Cfr. P. 198, note n° 2.

* 238 Idem, p. 200.

* 239 Idem, p. 201. La rivalité entre deux programmes de recherches est un processus de très longue haleine, et pour Imre Lakatos, il est rationnel de travailler sur les deux programmes rivaux.

* 240 Idem, p. 202.

* 241 Cfr. Lakatos, Histoire et méthodologie de sciences..., p. 210. Telle est la tendance de bon nombre des théories de la croissance de la connaissance, à se baser simplement sur l'histoire interne. D'où le danger d'une épistémologie désincarnée. Dans une telle manière de procéder, l'historien opère une sélection qui laisse de côté tout ce qu'il y a d'irrationnel dans le développement du programme. Idem, p. 211.

* 242 Idem, p. 212.

* 243 Cfr. Idem, p. 213.

* 244 Ibidem.

* 245 Lakatos reconnaît aussi que le problème majeur de l'histoire externe consiste à déterminer, à préciser les conditions psychologiques nécessaires pour rendre possible le progrès scientifique. Ce problème lui-même exige déjà une méthodologie.

* 246 Idem, p. 217.

* 247 Ibidem.

* 248 Ibidem.

* 249 Idem, p. 234.

* 250 Cfr. Idem, p. 235.

* 251 Cfr. Idem, p. 232.

* 252 Bachelard écrit à ce sujet : «Il n'y a donc pas de transition entre le système de Newton et le système d'Einstein. On ne va pas du premier au second en ammassant des connaissances, en redoublant de soins dans les mesures, en rectifiant légèrement les principes. Il faut au contraire un effort de nouveauté totale. On suit donc une induction transcendante et non pas une induction amplifiante en allant de la pensée classique à la pensée relativiste. Naturellement, on peut, après cette induction, par réduction, obtenir la sciencenewtonienne. Cfr. BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, p. 46.

* 253 HUSSERL, E., L'origine de la géométrie, trad. franç. de Jacques DERRIDA, Paris, P.U.F., 1974.

* 254 Idem, p. 175.

* 255 Cfr. Ibidem.

* 256 Idem, p. 178-179.

* 257 Cfr. Idem, p. 209.

* 258 Cfr. LAKATOS, I., Histoire et méthodologies des sciences..., p. 231.

* 259 Cfr. Idem, p. 203.

* 260 Cfr. TIXIER, J. & JEANJEAN, th, La méthodologie des programmes de recherche : présentation, évaluation et pertinence pour les sciences de gestion, in Cahier de recherche, n° 65. Cfr. : http://vdrp.chez-alice.fr/Lakatos.pdf

* 261 L'auteur de Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, est un ami et un contemporain de Lakatos. Il a entretenu avec ce dernier une correspondance assez riche. Feyerabend écrit même que son ouvrage est la première partie d'un livre consacré au rationalisme qui devait être écrit par Lakatos et lui-même. La deuxième partie serait constituée de la réaction de Lakatos à la critique de son ami. Réaction que Lakatos n'aura pas le temps de mettre au point. C'est donc comme un témoignage de la forte et exaltante influence exercée par Lakatos sur lui que Paul Feyerabend écrit Conte la Méthode. Il le dédie même à Lakatos, qu'il traite comme son "ami, et frère en anarchisme"(FEYERABEND, P., Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, trad. franç. JURDANT & SCHLUMBERGER, A., Paris, Seuil, 1979, pp. 4-5.)

* 262 A cette forte conviction de l'anarchisme d'après lequel : "Nous devons conclure donc que même à l'intérieur de la science, la raison ne peut pas, et ne doit pas avoir une portée universelle; qu'elle doit souvent être outrepassée, ou éliminée, en faveur d'autres instances. Il n'y a pas une règle qui reste valide pour toutes les circonstances, et pas une seule instance à laquelle on puisse toujours faire appel. (...) La science étant donnée, le rationnel ne peut pas être universel ; ce caractère particulier du développement de la science est un argument très fort en faveur d'une épistémologie anarchiste. Mais la science n'est pas sacro-sainte. Les restrictions qu'elle impose (...) ne sont pas nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales, cohérentes et adéquates. Il y a les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde. Il es clair qu'un échange fructueux entre la science et de telles conceptions non scientifiques du monde aura encore plus besoin d'anarchisme que la science elle-même. Ainsi, l'anarchisme n'est pas seulement une possibilité, mais une nécessité, à la fois pour faire le progrès interne de la science et pour le développement de la culture en général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres abstraits - l'Obligation, le Devoir, la Moralité, la Vérité- et leurs prédécesseurs plus concrets - les Dieux- qui ont jadis servi à intimider les hommes et à restreindre un développement heureux et libre; elle dépérit". (FEYERABEND, P., op. cit., pp. 196-197). Il précise qu'il en arrive à la conclusion du dépérissement de la Raison que partant des prémisses selon lesquelles la science telle que connue aujourd'hui reste inchangée et que les procédés qu'elle utilise doivent déterminer son développement futur. (Cfr. Idem, p. 196).

* 263 Idem, p. 198

* 264 Cfr. Idem, pp. 198-199.

* 265 Idem, pp. 199-200.

* 266 Idem, p. 200.

* 267 Ibidem.

* 268 Rappelons que pour Lakatos, un programme de recherche progresse aussi longtemps que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique; en d'autres termes, s'il continue à prédire des faits inédits. Il stagne ou dégénère si sa croissance théorique ne peut rendre compte de la croissance empirique, ou s'il se contente de fournir des explications post hoc des découvertes faites par hasard ou prédites par un programme rival.

* 269 Idem, pp. 202-203.

* 270 Idem, p. 204.

* 271 Idem, p. 219.

* 272 Cfr. Idem, p. 219-221.

* 273 Cfr. Idem, p. 223.

* 274 Cfr. Idem, p. 224. La plupart des scientifiques souscrivent à une théorie parce qu'ils en ignorent les difficultés. Ils y adhèrent soit par ouï-dire, soit par conformisme, ou encore par intérêt. Aussi Feyerabend conclut-il que Lakatos n'est pas différent des autres épistémologues traditionnels, et d'une manière voilée, il redonne droit de cité au falsificationnisme et à l'inductivisme auxquels il a nié toute capacité de rendre compte du progrès rationnel de la science. Et même si la communauté scientifique était unanime à un certain moment, rien ne pousse à affirmer que sa " raison " n'est pas erronée.

* 275 Idem, pp. 236-237.

* 276 Dans sa version d'origine, l'ouvrage s'intitule Progress and its Problems. Towards a Theory of Scientific Growth. Il a été traduit en français par Philip Miller sous le titre de La dynamique de la science, Bruxelles, Mardaga, 1987.

* 277 Cfr. BWANGILA, C., op. cit., p. 64.

* 278 Ibidem.

* 279 LAUDAN, L. La dynamique de la science, p. 91, cité par BWANGILA, C., op. cit., p. 64.

* 280 Ibidem.

* 281 Cfr. BWANGILA, op. cit, pp. 64-65.

* 282 Cfr. Idem, p. 65.

* 283 On ne peut toutefois que rester dubitatif sur la pertinence de ce critère d'acceptation et de rejet des programmes de recherche -- et donc des activités cognitives -- puisqu'il présente un aspect temporel. Combien de temps doit-il s'écouler avant que l'on puisse décider qu'un programme de recherche a dégénéré et qu'il est incapable de conduire à la découverte de phénomènes nouveaux ? Les faits corroborants peuvent apparaître avec un grand recul. Ce qui revient à dire qu'un programme de recherche qui dégénère en un moment garde la possibilité de devenir fécond dans l'avenir. On ne peut donc proposer un véritable critère de démarcation entre science et pseudo-science qui consiste à proposer une démarche à suivre dans le choix de théories. En d'autres termes rien ne peut garantir pour l'avenir la supériorité heuristique de telle ou telle théorie par rapport à telle autre. Par conséquent, pense Lepeltier, le système de Lakatos ne permet pas de distinguer la science des autres activités cognitives. Ainsi, conclut-il, en dépit de la pertinence de ses critiques, Lakatos n'est pas arrivé à caractériser de façon complètement satisfaisante la spécificité de l'activité scientifique. La tentation reste grande de ne voir dans la notion de programme de recherche qu'un mot sans référent, de la même manière que le concept de rationalité reste un concept vide de sens. Cfr. LEPELTIER, Th., op. cit, in http://revue.de.livres.free.fr/cr/lakatos.html. D'autres lecteurs de Lakatos reconnaissent la pertinence de ses critiques et la cohérence logique de son raisonnement. C'est ainsi qu'un commentateur de Alan Chalmers reconnaît le mérite de Lakatos de réintroduire une dimension plus humaine dans la science, là où le falsificationnisme verse dans le scepticisme. Il reproche cependant le manque de pragmatisme de sa méthodologie des programmes de recherche : celle-ci est inutile du point de vue pratique, pour les scientifiques ; car pour enseigner que la seule manière de procéder dans l'évaluation d'un programme qui dégénère, est d'attendre que le temps passe. On conclut alors que la méthodologie lakatosienne est une fausse méthodologie dont le scientifique ne peut se servir en pratique. (Cfr. CHALMERS, A. F., Qu'est-ce que la science ?, Paris, La Découverte, 1987, in http://cer1se.free.fr/principia/index.php/les-programmes-de-recherche-de-Lakatos/






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard