FACULTE DE
PHILOSOPHIE
SAINT PIERRE CANISIUS
KIMWENZA
B.P. 3724 KINSHASA / GOMBE
Par
NTENDO BIASALAMBELE JULIEN, SJ
MEMOIRE
Présenté pour l'obtention du
grade
De Licencié en Philosophie
Directeur : Abbé AKENDA J. C.
Juin 2007
Dédicace
La Nature nous t'a arraché à fleur de
l'âge
Alors que notre coeur, parfois,
rebelle
Dans le silence, t'aimait encore
Bien que mort, tu vis encore
Et tu vivras toujours, pour nous
Tu vivras, par nous.
On t'appelait
« WAVEDILA »
Toi, l'époux de dame Justice
Toi, l'ami de la
Vérité
Toi, la langue de feu
Qui dérangeait princes, pairs et
subalternes.
« Masoonga, masoonga kwaandi »,
ta devise
Modelait en toi une sagesse
Et un agir sans compromission
Qui te valurent le sort du Juste
Le sort de ton Maître
chéri
Trahi et rejeté par les siens
« Le voilà allongé pour
l'éternité,
c'est la fête
enfin »
Ta mort pour eux fut une
libération
Parce que tu gênais, tu
dérangeais
« L'homme comblé ne dure
pas »
« Homme de bien » ta
mémoire vivra à jamais
Ta vie est un témoignage
Tu aurais été fier de lire ce
oeuvre
A toi, Désiré NTENDO, mon père
bien-aimé
Je dédie ce travail.
Julien NTENDO Biasalambele Biakala N'samu
REMERCIEMENTS
Au terme de notre cycle de Licence, laissons
s'exprimer notre sentiment de gratitude envers ceux qui, directement ou
indirectement, ont contribué à notre formation et à la
réalisation de ce travail.
- A la Compagnie de Jésus qui nous fournit des
outils adéquats afin d'être utile dans le service du prochain et
aux responsables de la Faculté de Philosophie St Pierre
Canisius ;
- Aux Pères NTIMA Nkanza, Simon DECLOUX,
Cyprien BWANGILA, Emmanuel BUEYA, tous Jésuites, et à Monsieur
l'Abbé J. C. AKENDA, pour l'accompagnement spirituel et intellectuel en
vue de la réalisation de ce travail ;
- Aux membres de la communauté Bx Pierre Favre,
pour la sollicitude et l'attention porté à ma personnes ainsi
qu'à mes études ;
- A Jacques NZUMBU, Serge Gabriel SINDANI, Julien
KABALAKO, Jean-Faustin MUKANYA, Eddy LUNDEMBA, Billy BIRHASHWIRWA, J.C.
BINDANDA ; Liévin KAMBUNDI, Crispin MUKIAY et Richard TAMBWE. A
Angèle BUHANGIZE, Aline BUHANGIZE, Pascaline BUHANGIZE, Alice BUHANGIZE
et Mamy BUHANGIZE ; au couple François MUSHAGALUSA et
Béatrice BUHANGIZE et à leurs fils et filles CHRISTINE,
CHRISTIANE, CHRISTELLE et CHRISTIAN, pour la sincérité de leur
amitié ;
- A ma mère, Anne-Marie NDUKA ; à
mon frère Didier NZASI et mes soeurs, Lisette NTENDO, Jodelle IBANGU,
Hortense MEMBO, Arlette MAYINDA, Bénédicte NDUKA, Olga BILOBUKAKO
et Gloire NAYABABWO ;
- A Aimée NZUMBA, Lucie IFUTU, Mélanie
KAPINGA et Justine SHANGAGNULA, à Ursule BISENO, Judith KUKANGIDILA, et
à Sylvie NKOSI ;
- A tous ceux qui ont travaillé à
modeler en moi l'Homme,
A tous et à chacun, de tout coeur, je
dis : MERCI.
0. INTRODUCTION
0.1. Problématique
Le vingtième siècle aura insufflé les
germes de grands bouleversements au sein de la philosophie des sciences ainsi
que dans la perception des perspectives épistémologiques. A la
suite du dépassement de la mécanique newtonienne par la
relativité, et des grandes révolutions qui s'en suivent, les
philosophes des sciences s'intéressent de plus en plus à la
définition d'un « nouvel esprit scientifique »,
capable de rendre compte aussi bien de la rationalité en science que de
la complexification et de la mathématisation du réel.
Plus d'un s'investissent alors dans la clarification du
concept même de science, déterminant par là les conditions,
c'est-à-dire des critères de démarcation ou de
définition de la science et des théories scientifiques. Ces
critères tracent une frontière nette entre la science et la
pseudoscience et déterminent les conditions de progrès des
théories dites scientifiques et de rejet, hors la science, de celles qui
ne répondent pas à ces critères. Cette entreprise
reçut une large contribution des philosophes du Cercle de Vienne qui
défendent un positivisme logique. D'autres comme Karl Popper, Thomas
Kuhn, etc. marqueront d'une note spéciale ce siècle : ils
sont les interlocuteurs directs et privilégiés d'Imre Lakatos.
Quels sont donc le problème et le projet de
Lakatos ? Pour les préciser, évoquons les questions
suivantes. Quelle est la spécificité de l'activité
scientifique ? Comment peut-on rendre compte de la rationalité dans
le contexte où d'aucuns situent l'essentiel de l'activité
scientifique dans la naïveté de simples réfutations sans
cohérence interne ? Comment défendre les idées de
rationalité, de continuité, dès lors que d'autres les
rejettent et versent dans l'irrationalisme, voire dans le scepticisme ?
Le problème d'Imre Lakatos est de rendre compte de la
rationalité dans le développement des sciences. Aussi pose-t-il
la thèse selon laquelle la science est une activité continue.
L'idée de continuité dans les sciences suppose la permanence
d'une structure normative à partir de laquelle l'historien des sciences
peut, a posteriori, reconstruire la rationalité scientifique. Cette
permanence est garantie par le noyau dur, la structure normative admise comme
irréfutable, dans une histoire qui n'est plus celle de simples
conjectures et réfutations, ni celle de paradigmes incommensurables.
L'histoire de sciences est enfin, une histoire de programmes de recherche
compétitifs et qui se dépassent dans un enveloppement
dialectique.
L'idée de continuité est déjà
présente chez Thomas Kuhn dans ce que ce dernier appelle « la
science normale ». Lakatos se démarque pourtant du cadre
socio-psychologique dans lequel Kuhn situe la normalité, pour rejoindre
l'idée d'une logique propre à la découverte scientifique
afin de mieux rendre compte de la rationalité. D'où cette
affirmation :
« En sciences, l'attitude dogmatique qui
expliquerait les périodes de stabilité a été
décrite par Kuhn comme un des traits fondamentaux de la
« science normale ». Mais le cadre conceptuel dans lequel
Kuhn traite de la continuité en science est socio-psychologique :
le mien est normatif. Je regarde la continuité en sciences sociales
à travers des lunettes poppériennes. Quand Kuhn voit des
« paradigmes », je vois aussi des `programmes de recherche'
rationnels ». 1(*)
C'est dire que, là où Kuhn pense le
progrès de la science comme irrationnel, du fait de
l'incommensurabilité des paradigmes, Lakatos veut sauver la
rationalité de la science, en associant, à la notion de
continuité, l'exigence d'un cadre normatif d'évaluation telle que
celle-ci fut proposée par Karl Popper. Le programme de recherche,
peut-on dire, « peut être interprété comme une
reconstruction du concept socio-psychologique de `paradigme' de Kuhn dans le
Monde 3 de Popper »2(*), en tant que ce monde est celui de la connaissance
objective.
Il faut également se garder d'une identification
complète de Lakatos à son maître, Karl Popper. Bien qu'il
retienne de son ancienne formation le cadre normatif garant de la
continuité et de la rationalité, il veut garder sa distance
d'avec Popper qui professe l'existence des expériences cruciales pouvant
attester la rationalité des théories scientifiques. Lakatos
rejette vigoureusement l'idée d'une rationalité immédiate,
car la rationalité en science opère lentement. A vrai dire, rien
ne permet d'éliminer un Programme de recherche qui
dégénère ou dont le pouvoir heuristique s'affaiblit,
car
« un nouveau programme de recherche, qui vient
d'entrer dans la compétition, peut commencer par expliquer des `anciens
faits', d'une manière inédite, mais un très long
intervalle peut s'écouler avant qu'il soit considéré comme
produisant des faits authentiquement inédits ». 3(*)
Vue de cette manière, l'évaluation devient une
reconstruction rétrospective qui assouplit et libéralise les
normes. Le critère poppérien de falsification,
c'est-à-dire celui de conjectures et réfutations, devient caduc
dans la mesure où les programmes de recherche restent compétitifs
tant qu'ils peuvent être l'objet d'une reconstruction rationnelle.
Cette ferme exigence de reconstruction rationnelle en science
se déploie, chez Imre Lakatos, en un double moment : d'abord en
mathématiques, puis dans les sciences empiriques. Dans ces
dernières, le contexte d'émergence de la pensée
lakatosienne est celui où la communauté scientifique, consciente
de la non adéquation des théories scientifiques à la
réalité et de l'histoire de leurs éternelles remises en
question, s'interroge de jure sur ce qui distinguerait la connaissance
scientifique des autres types de connaissance. Karl Popper se démarque
de l'idée que la connaissance prouvée ou probable est la science
par excellence. Tirant les leçons de l'effondrement de la
mécanique et de la théorie de la gravitation newtoniennes, Popper
remplace la `'prouvabilité'' et la probabilité par la
réfutabilité, comme critère de scientificité d'une
théorie. Une théorie est dite scientifique si elle se prête
à être réfutée par des données
expérimentales. Une vraie activité scientifique procède,
à son avis, par une série de conjectures et de
réfutations. Car, commente Lakatos,
« la vertu ne consiste pas en l'attention mise
à se garder des erreurs, mais en la détermination brutale avec
laquelle on les élimine. Audace des conjectures d'une part,
austérité des réfutations de l'autre : telle est sa
recette. L'honnêteté intellectuelle ne consiste pas à
essayer de se retrancher sur sa position ou de s'asseoir en la prouvant (ou en
la probabilisant) ; elle consiste au contraire à spécifier
avec précision dans quelles conditions on accepterait de
l'abandonner »4(*).
Le scientifique adopte des hypothèses explicatives
provisoires qu'il soumet au tribunal de l'expérience. Le
contre-témoignage de l'expérience entraîne, selon Popper,
l'abandon ou le rejet de la conjecture. Dans ce sens, l'activité
scientifique constitue une révolution permanente ; elle consiste en
une critique sans complaisance des théories scientifiques, dans une
confrontation avec les énoncés empiriques ou factuels de base
admis par la communauté scientifique. Dans une telle perspective, le
progrès scientifique est rationnel et dépend de la logique
interne de la découverte scientifique. Il peut, à ce titre,
être l'objet d'une reconstruction rationnelle.
Cependant, la démarche poppérienne se heurte au
démenti de l'histoire même de théories scientifiques qui,
comme le souligne Thomas Lepeltier, ne prennent pas toujours en compte les
démentis de l'expérience ; mais, très souvent, elles
progressent, fortes de cette négligence5(*). La méthode de conjectures et
réfutations ne résout donc pas le problème de la
spécificité de l'activité scientifique, non seulement du
fait du nombre élevé d'anomalies que les théories
scientifiques rencontrent à leur début mais aussi en raison du
danger de voir privées de toute scientificité, les
théories même les plus respectables.
D'où l'affirmation, chez certains, de la thèse
selon laquelle il n'existe, intrinsèquement, aucun critère fiable
de démarcation entre la science et les autres modes de connaissance, et
que par conséquent un primat de celle-là sur ceux-ci serait
dénué de tout fondement épistémologique. N'est-ce
pas là l'expression d'un scepticisme qui, en dernière analyse,
aboutit à professer l'irrationalisme au sein de l'activité
scientifique ? Ce fut l'entreprise de Thomas Kuhn qui s'intéresse
à la « structure des révolutions
scientifiques ». Rejetant l'idée que les sciences progressent
par l'accumulation de vérités éternelles, Kuhn
affirme :
« en science, le changement - d'un paradigme
à un autre - est une conversion mystique qui n'est pas gouvernée
par les lois de la raison et ne peut pas l'être et qui relève
entièrement du domaine de la psychologie (sociale) de la
découverte ». 6(*)
Le progrès scientifique serait donc irrationnel. La
révolution étant chose exceptionnelle voire extra-scientifique,
et la critique, anathème en « temps normal », le
passage de la critique à l'engagement de la communauté
scientifique marquerait pour ainsi dire le début de la croissance
scientifique.
C'est contre les dérives de l'irrationalisme et
l'aveuglement des successions, sans lien, des conjectures et réfutations
que s'insurge Lakatos. Au coeur du débat Popper-Kuhn, Lakatos clarifie
son projet, celui de dégager deux versions du falsificationnisme. Il
signale que Kuhn n'en maîtrise qu'une seule, mais c'est par la
deuxième que Popper peut être défendu des critiques de
Kuhn. Notre auteur veut ainsi consolider la version forte de Popper et fonder
sur elles, contre Kuhn, l'idée d'un progrès rationnel des
sciences.
Il faut donc sauver l'idée d'une rationalité au
coeur de l'activité scientifique. La relecture du falsificationnisme
sert alors de tremplin : elle dégage deux formes du
falsificationnisme. L'un, naïf ou dogmatique, identifie la
réfutation au rejet des théories non corroborées. Cette
variante du falsificationnisme repose sur le présupposé
erroné de l'existence d'une frontière nette entre les
propositions théoriques et les propositions factuelles. L'autre, dite
méthodologique, reconnaît une large part de convention dans la
détermination du critère de démarcation. La variante dite
sophistiquée du falsificationnisme méthodologique a le
mérite, d'abord de réduire la part du conventionnalisme, ensuite
de distinguer rejet et réfutation, et d'évaluer non plus des
théories isolées, mais des séries de théories en
fonction de leur pouvoir de prédiction.
Il appert donc que l'activité scientifique ne se borne
pas à poser des conjectures et à les réfuter par
l'expérience ; elle consiste au contraire en programmes de
recherche. A la lumière de la version sophistiquée du
falsificationnisme, le problème en science devient celui de
l'évaluation objective des théories, en termes de
déplacements progressifs ou dégénératifs dans les
séries de théories.
« les théories les plus importantes pour le
développement des sciences se caractérisent par une certaine
continuité qui relie leurs termes, et qui provient d'un
authentique programme de recherche ébauché dès le
début. Ce programme se compose des règles méthodologiques
sur les voies de recherche à éviter (heuristique
négative) ou à poursuivre (heuristique
positive) » 7(*).
Ainsi se profilent les trois piliers de la
rationalité : un noyau dur précisant le cadre
conceptuel, un pouvoir heuristique, et une compétition
sans fin, qui par là même détermine les conditions de leur
progrès et de leur dégénérescence. Cette
évaluation des théories repose alors sur un nouveau
critère de démarcation, entre la science mature et la science
immature. Une science mature devra être à la fois
théoriquement et empiriquement progressive : elle devra, par
rapport à celle qui dégénère, offrir un pouvoir
heuristique plus fort, prédire des faits inédits que sa rivale ne
prédit pas, et une partie de ces faits devra être
corroborée par l'expérience8(*). Si la réfutation n'implique pas
automatiquement le rejet des théories, la rationalité
scientifique exige qu'on ne décrète aucune expérience
immédiate comme cruciale, c'est-à-dire comme devant
réfuter un programme de recherche. Aussi Lakatos s'insurge-t-il contre
l'idée d'une rationalité immédiate. D'après le
logicien Hongrois,
« L'idée d'une rationalité
immédiate est utopique. Mais cette idée est la marque distinctive
de la plupart des variétés d'épistémologie. (...)
toutes ces théories de la rationalité immédiate, et du
savoir immédiat ont échoué. (...) la rationalité
opère beaucoup plus lentement que ne le pense la plupart des gens et
que, même ainsi, elle est faillible »9(*).
Si tel est le cas, si aucune expérimentation ne peut
servir de tribunal contre une théorie ni contre un programme de
recherche, comment alors le chercheur choisirait-il entre plusieurs
théories, hypothèses et programmes de recherche
concurrents ? D'après Imre Lakatos, un programme reste concurrent
tant que son noyau dur n'a pas dégénéré. Le
scientifique continue à étayer son heuristique à l'aide
des hypothèses auxiliaires jusqu'à ce que son noyau dur ne
réponde plus aux conditions du progrès. Cependant, rien
n'autorise à rejeter un programme de recherche qui
dégénère :
« il serait inopportun (...) de laisser tomber un
programme de recherche qui dégénère parce qu'il est
empiriquement moins corroboré. Il faut lui laisser le temps de se
développer et attendre que la postérité évalue
l'intérêt heuristique d'un changement de programme de
recherche10(*) ».
Chez Lakatos, La théorie de la reconstruction
rationnelle est à même de rendre compte de l'histoire des
sciences. L'historiographie des sciences distingue deux manières
essentielles de faire l'histoire, soit en tant qu'internaliste, soit en tant
qu'externaliste. La rationalité ainsi que l'exigence de
continuité en science requiert une reconstruction purement internaliste.
Sans récuser le rôle joué par les facteurs externalistes de
la science, Lakatos centre la reconstruction rationnelle sur le cadre normatif
propre à l'activité scientifique, en tant que ce cadre
détermine le type de problème propre au chercheur. Le rôle
central de ce cadre normatif démontre également l'autonomie de
l'activité scientifique ainsi que la persistance des chercheurs à
travailler sur un programme de recherche, même au coeur des anomalies,
dans l'espoir qu'elle supplante ses rivales dans les jours à venir.
C'est aussi cela la science. Le projet lakatosien s'inscrit donc dans le vaste
projet d'une épistémologie structuraliste dans laquelle
l'histoire sert de mémoire11(*) de la science et offre le cadre de la reconstruction.
La rationalité, à ce titre, est toujours une rationalité
reconstruite. Ce projet structuraliste fait de l'histoire de la
science :
« l'historicité du discours scientifique, en
tant que cette historicité représente l'effectuation d'un projet
intérieurement normé, mais traversé par des accidents,
retardé ou détourné par des obstacles, interrompu par des
crises, c'est-à-dire des moments de jugement et de
vérité12(*) ».
Ainsi se déploie la théorie de la
rationalité selon Imre Lakatos. Mais, comme il est dit plus haut, cette
unique intuition lakatosienne, l'idée d'une reconstruction de la
rationalité fut avant tout l'objet de ses recherches
mathématiques13(*)
avant de s'étendre à la physique. Léon Brunschvicg
rapporte que depuis Descartes et Leibniz, la physique est dans une large mesure
une extension de la mathématique14(*). C'est ce que veulent insinuer les recherches de
Matteo Motterlini, recherches qui concluent que la théorie de la
reconstruction lakatosienne de la physique est une application de sa
théorie de la reconstruction rationnelle des mathématiques. Ici
et là, la théorie de la reconstruction qu'offre Lakatos vise
à « sauvegarder l'emprise absolue du
rationnel »15(*)
là où d'aucuns entendent s'enfermer dans le dogmatisme de la
preuve et de la démonstration, du vérificationnisme, de
l'irrationnel et même du scepticisme. Dès lors, une théorie
de la reconstruction rationnelle qui se veut complète ne laisserait
jamais hors de son champ d'investigation la reconstruction lakatosienne de la
rationalité mathématique. Voilà qui justifie, pour
Lakatos, à certains moments, le passage obligé par les
mathématiques en vue d'une saisie globale de la rationalité
à la Lakatos.
C'est dans le sillage des critiques des formalismes16(*) et de la
métamathématique qu'il s'agit de situer les travaux de Lakatos
sur les mathématiques. Il prend pour cible principale une certaine
conception statique et autoritaire des mathématiques17(*).
Comme le rapporte Motterlini :
«the standard view of mathematics, from Euclid onwards,
but especially after the logicist revolution of the early twentieth century, is
dominated by proof. It is formal proof that provides a mathematical result with
reliability and rigour18(*)».
Depuis Euclide, les mathématiques se fondent
essentiellement sur la notion de preuve ou de démonstration. La preuve
mathématique étant la démonstration de la
vérité d'un énoncé ou d'un théorème,
est synonyme de la démonstration. Et les résultats
mathématiques y trouvent leur garantie ainsi que leur certitude. Faut-il
pourtant enfermer l'essentiel de l'activité mathématique dans le
cercle clos des démonstrations et des formalismes ? Voilà ce
qui préoccupe Imre Lakatos.
Loin de cautionner une telle tradition infallibiliste des
mathématiques19(*),
Imre Lakatos établit une distinction entre Vérité et
Validité. Il brise pour ainsi dire le cercle clos des formalismes pour
situer l'essentiel des mathématiques dans l'activité humaine,
à savoir dans leur forme préaxiomatique. La preuve
mathématique se construit socialement et elle a une histoire. A vrai
dire, la logique de la découverte mathématique est une succession
de conjectures, d'expérimentations et de réfutations20(*). Par là il veut mettre
en évidence le rôle de l'erreur dans la rationalité
mathématique.
Il entend, par ailleurs, remettre en doute le
caractère définitif de la notion de preuve dans la
rationalité mathématique. Aussi compare-t-il tour à tour
deux types d'approche de la définition mathématique : une
essentialiste et une autre nominaliste, et deux styles d'enseignement des
mathématiques, à savoir le style déductiviste et le style
heuristique.
Une telle entreprise est porteuse d'une richesse
épistémologique indéniable. D'abord, les
mathématiques sont formalisées sans pour autant être
formelles ; la preuve ou la démonstration d'un
théorème étant irréductible à un calcul,
elle implique la connaissance, et par conséquent le sujet connaissant.
L'analyse de la preuve passe par sa compréhension et fait intervenir
des modèles de connaissance subjective, des conceptions individuelles.
Les mathématiques sont alors une construction humaine historique :
elles sont construites socialement et leur acquisition doit être
contrôlée par les individus comme sens et non pas seulement comme
langage. Ensuite, de ce qui précède, Lakatos en arrive à
la conclusion selon laquelle :
« le savoir mathématique n'est pas tout
entier enfermé dans les textes et les signes des
théorèmes. Il est plutôt dans l'histoire des concepts,
c'est-à-dire dans le cadre problématique de leur genèse,
dans ce qui fait obstacle et ce qui a favorisé leur
émergence21(*) ».
0.2. Plan du travail
Eu égard à ce qui précède nous
voulons affirmer que, en tant que critique des mathématiques et des
sciences expérimentales, Lakatos opère une innovation en science.
Dès lors, notre projet consiste, dès lors, à rendre compte
de la théorie lakatosienne de la reconstruction rationnelle. Nous
défendons donc la thèse selon laquelle l'histoire est rationnelle
et continue ; elle tient à une logique de la découverte.
Nous l'aborderons en trois moments principaux.
D'abord, le premier chapitre, intitulé Science ou
pseudo-science. La nécessité d'une mise au point,
présente sommairement la situation des sciences après la chute du
justificationnisme. Il plonge de plain-pied Lakatos au coeur du débat
Popper-Kuhn. Au terme du débat, le lecteur comprendra comment, pour
sauver aussi bien Popper des critiques acerbes de Kuhn que l'idée d'une
rationalité en science, Lakatos réinterprète le
falsificationnisme poppérien. Il en distingue une version naïve,
fragile et une version sophistiquée difficilement attaquable. De cette
manière, Lakatos pose le tremplin devant accueillir sa nouvelle
méthodologie de programme de recherche. Mais qu'est-ce qu'un programme
de recherche scientifique et comment peut-il servir à la fois de
critère de démarcation entre la science mature et la science
immature, et de critère par excellence d'évaluation des
théories en compétition?
C'est à cette tâche que se livre ensuite le
second chapitre. Il entend poser les bases de la théorie de la
reconstruction rationnelle dans les sciences expérimentales, notamment
à partir de la notion de programme de recherche scientifique.
Enfin, sachant que toute reconstruction rationnelle
nécessite une lecture de l'histoire des sciences, le dernier chapitre
osera premièrement offrir une lecture comparative des différentes
théories des découvertes scientifiques (le justificationnisme, le
falsificationnisme, l'inductivisme). Cette relecture, tout en prenant
l'histoire à témoin, veut, en dernière analyse, affirmer
la supériorité de la méthodologie lakatosienne comme
méta-critère d'évaluation de la rationalité. Ce
chapitre se veut également une lecture critique du point de vue et
même des prétentions d'Imre Lakatos. Nous critiquerons ainsi la
prétention lakatosienne à faire de la méthodologie des
programmes de recherche scientifique une sinécure dans la
spécification de l'activité et de la rationalité
scientifique, car selon les mots même de Lakatos, on ne peut pas
prétendre à une rationalité achevée de nos
jours.
CHAP. I : FALSIFIER LE
FALSIFICATEUR : LA CRITIQUE LAKATOSIENNE DU FALSIFICATIONNISME DE K.R.
POPPER
I.0. Introduction
L'idéal de la connaissance prouvée comme seule
connaissance et la méthode inductive qui s'en suit, ont longtemps
dirigé le monde scientifique et ont inspiré un bon nombre de
traditions de recherches en sciences expérimentales comme dans les
sciences dites exactes. La chute du justificationnisme, avec son exigence de
preuve et de vérification ouvre la voie à un débat entre
Popper et Kuhn sur la nature de l'activité scientifique, sur le
critère de démarcation ainsi que sur la définition du
progrès scientifique. Qu'est-ce qui détermine la
spécificité, et à partir de quels critères
distinguer les théories scientifiques des théories
pseudo-scientifiques ? Qu'entendre par théorie, fait,
expérimentation ? Quelle est la nature de la science qui progresse
et en quels termes définir le progrès scientifique ? Ce
progrès est-il rationnel ou relève-t-il de simples convictions
psychologiques voire religieuses ? Telles sont les questions auxquelles se
heurte la lecture kuhno-poppérienne de la science.
Le problème de Lakatos est de défendre le
rationalisme de Popper en l'épurant des taches d'huile qui l'exposent
à l'irrationalisme et au scepticisme de Thomas Kuhn. Ainsi s'explique la
vaste entreprise lakatosienne de relecture critique des thèses de son
Maître.
A notre niveau, nous pensons qu'une critique de Popper ne
peut laisser de côté celle du justificationnisme, car les
problèmes de fond que soulève Lakatos se trouvent, dans une
certaine mesure, déjà posés par les tenants du
justificationnisme. Ainsi, dans ce chapitre, nous revenons d'abord sur les
limites épistémologiques du justificationnisme en tant que
théorie de la rationalité. Nous y abordons le problème de
la vérification qui est un élément clé du
système. Le chapitre examine également le débat
Kuhn-Popper, et de ce débat se dégagent les
éléments qui motivent la critique lakatosienne du
falsificationnisme. Cette critique dégage deux versions du
falsificationnisme : une version dogmatique qui s'apparente au
justificationnisme et une version méthodologique. Cette dernière
comporte une variante naïve, et une variante sophistiquée propre
à Lakatos. C'est par cette variante, que d'après notre auteur,
Popper ne peut être accusé d'irrationaliste.
I.1. Le justificationnisme et
l'idée d'une connaissance prouvée
L'esprit humain est capable de connaître. Il emprunte
soit la voie de l'intellect, soit celle des sens. Le justificationnisme est le
courant épistémologique qui veut que toute connaissance dite
scientifique soit prouvée. Cette identification de la connaissance
à la seule connaissance prouvée est une conception fortement
ancrée dans l'esprit humain. C'est par cette conviction que s'ouvre
l'ouvrage d'Imre Lakatos qui affirme :
« Pendant des siècles, on a
considéré comme connaissance la connaissance prouvée,
prouvée par l'intellect ou par le témoignage des sens. La sagesse
et l'intégrité intellectuelle exigeaient que l'on se
refusât à énoncer des assertions non prouvées ou
à minimiser, même en pensée, le fossé
séparant la spéculation de la connaissance
établie22(*) ».
Peu importe que la connaissance soit intellectuelle ou
empirique, sa validité dépend de sa prouvabilité ou de la
capacité d'en fournir une preuve. Celle-ci est en général
ce qui démontre ou établit la vérité de quelque
chose ou d'une assertion, ou l'opération par laquelle l'exactitude et la
justesse de la solution d'un problème sont contrôlées. La
notion de preuve est, à ce titre, étroitement liée avec
les concepts de démonstration, de vérification, en vue
d'établir une vérité.
Cependant, le problème de la preuve se conçoit
différemment selon qu'il s'agit des sciences formelles, des sciences
empiriques ou des sciences humaines. Ce problème rejoint celui de la
vérification dans les sciences. Il convient alors de s'interroger sur la
portée épistémologique de la preuve à travers les
rapports que ce concept entretient avec le concept de vérité et
celui de vérification.
I.1.1. Le problème de la
vérification dans les sciences
I.1.1.a. Le concept de
vérification
Les termes « vérifier »,
« vérification », très présents dans
le langage ordinaire, sont porteurs d'une grande diversité
sémantique. Cette diversité peut être ramenée
à deux orientations principales :
« La première considère la
vérification comme la confrontation d'un énoncé avec les
faits (...). La deuxième identifie la vérification avec l'examen
d'une chose pour savoir si cette chose est telle qu'elle doit
être23(*) ».
Dans son premier sens, la vérification se
réfère à la question épistémologique qui
pose le problème de la vérité comme adéquation de
l'intelligence, du langage ou du symbolie à la
réalité24(*). L'autre sens de vérifier interroge par contre
la nature des relations entre les symbolismes et les objets constitués
en un système plus ou moins explicite25(*).
Une des caractéristiques de la science réside
dans l'idée d'une connaissance vraie. C'est là une lecture
naïve de la science, non seulement eu égard aux changements
progressifs des explications scientifiques des phénomènes, mais
aussi parce que l'histoire des sciences vacillant toujours entre le dogmatisme,
l'irrationalisme, le pragmatisme, l'anarchisme et même le scepticisme,
témoigne de la non existence d'un cadre universel de
réglementation de méthodes de vérité. Si pour les
uns, les vérités scientifiques n'ont de validité que
conceptuelle et ne peuvent pour ce faire être
généralisées, pour d'autres les mathématiciens par
exemple, la science est porteuse d'une vérité définitive,
établie et éternelle.26(*)
Cette foi en des vérités établies peut
aussi être élargie à d'autres domaines de la connaissance.
Les vérités apportent dans leur domaine propre un savoir stable
et fondé dans un cadre précis de conditions de
vérification. C'est pourquoi on est en droit de dire que la
vérité scientifique dépend largement de la
vérification des énoncés27(*) et qu'elle exige un système symbolique
d'expression. Le problème de la vérité se pose dès
lors soit comme le problème d'une langue naturelle, soit comme celui des
langues spécialisées. Dans ce sens, la vérité
dépendrait des règles mises au point pour le fonctionnement des
systèmes symboliques. Il s'en suit que c'est avec l'apport de
l'élément formel que se constitue l'objet scientifique et qu'on
ne peut, par conséquent, parler de vérités purement
empiriques28(*). Mais quel
rapport le concept de vérification entretient-il avec celui de
vérité ?
I.1.1.b. Vérification et
vérité
Dire que les vérités scientifiques s'inscrivent
dans des énoncés appartenant à des systèmes
d'expression, c'est aussi rattacher, dans une certaine mesure, l'idée de
vérification à celle de vérité. Cette
identité
« vérité-vérification » ne va pourtant
pas de soi et se réalise différemment selon qu'il s'agit des
sciences expérimentales ou des sciences formelles. Les lignes qui
suivent se permettent un détour afin d'interroger le problème du
rapport « vérité-vérification » dans
ces deux types de sciences afin de répondre à la question de
savoir comment et dans quelle mesure la vérité d'un
énoncé dépend des différents aspects et des
conditions de fonctionnement des symbolismes.
I.1.1.c. La vérification
dans les sciences formelles
La typologie29(*) de la vérification mathématique
distingue : d'abord, la vérification d'un résultat
d'opération simple, ensuite la vérification comme calcul et
enfin, la vérification des énoncés
géométriques. Eu égard à cette typologie, la
vérification consiste à constater le résultat des
opérations simples ou complexes. A strictement parler, ce constat
s'opère avec les énoncés élémentaires de
l'arithmétique dans lesquels les opérations peuvent se
détacher de leurs réalisations empiriques. Dans le cas des
énoncés géométriques, les opérations sont
difficilement détachables de leur contenu ; la vérification
de ces énoncés est une mise en forme du concept d'approximation.
En ce sens, à la vérification s'ajoute un effort de
démonstration visant à établir la vérité.
Vérification et démonstration se co-déterminent ;
leur association fait de la vérification un établissement de
sens30(*), et finalement
un auxiliaire de la démonstration.
I.1.1.d. La vérification
comme auxiliaire de la démonstration
Depuis Nicolas Bourbaki, on sait que : qui dit
mathématique, dit démonstration. On sait aussi que
vérifier, c'est calculer. C'est que la convergence
« vérifier-démontrer » se rattache à
l'idée du calcul et que le rôle joué par la
vérification dans la pensée mathématique dépend en
grande partie de l'importance de la nature des objets formels que manipule la
pensée.31(*) Il
sied alors de s'interroger sur le type de rapport existant entre
vérification et démonstration dans la rationalité
mathématique. La réponse à cette question nous invite
à considérer ce lien d'abord au niveau du calcul des
énoncés, ensuite dans l'axiomatique mathématique.
Le calcul des énoncés établit une
équivalence entre la vérification et la démonstration,
dans la mesure où ce calcul vise à affirmer la
vérité d'un énoncé sur la base des règles
d'un système symbolique. J. C. Akenda explique ce rapport en ces
termes :
« Le calcul des énoncés est un domaine
de la pensée où il y a une nette disparition de contenus formels
qui sont substitués aux corrélations des objets à des
opérations purement formelles. La disparition des contenus fait que la
vérification dans le calcul des énoncés signifie
démonstration32(*) ».
Cette équivalence peut s'illustrer en Logique dans le
calcul propositionnel, notamment avec les méthodes de décision
que sont la méthode des tables de vérité, la
méthode par l'absurde, etc. La recherche des tautologies montre bien que
le résultat vérifié vaut une démonstration. On peut
donc conclure que toute vérification-démonstration de type
tautologique est vraie et cohérente du fait qu'elle obéit au
principe de non-contradiction.
Les axiomes mathématiques trouvent leur plein sens
dans un univers purement abstrait où ils constituent des
possibilités et des contraintes opératoires. Dans cet univers, la
vérification consiste à constater immédiatement
l'adéquation entre un énoncé et les résultats
opératoires qui portent sur des objets vidés de leur substance.
Elle est donc synonyme de l'analyse en vue de démontrer la
non-contradiction et la certitude des théorèmes
mathématiques les plus complexes.
Cependant, l'idéal de rigueur et de non-contradiction
qui confère aux mathématiques leur autorité est
très fortement critiqué par Gödel, Jean Ladrière et
même par Imre Lakatos. Chez ce dernier précisément, la
logique de la découverte mathématique telle q'elle est
déployée dans Preuve et réfutations montre
clairement que les mathématiques ne sont pas une rationalité
toute faite. Leur rationalité, les preuves et les
théorèmes portent une histoire, et se constituent au coeur d'une
discussion houleuse entre mathématiciens. La construction des preuves
laisse entrevoir un rôle majeur joué par l'erreur au sein des
mathématiques. La vérité des théorèmes
émerge donc de l'erreur. C'est ce que Lakatos affirme en ces
termes :
« La validité pragmatique d'un
théorème est le résultat d'un processus
d'évaluation mis en oeuvre par la communauté mathématique
(communauté de lecteurs de revues, congrès,...) En fait :
« les erreurs mathématiques sont corrigées, non par la
logique formelle symbolique, mais par d'autres
mathématiciens ». L'erreur, qui ne peut être
écartée définitivement des productions individuelles ne
saurait l'être de productions collectives, ni même des jugements
collectifs. Ainsi nous soutenons que si l'on peut affirmer et montrer la
fiabilité du système de production scientifique que sont les
mathématiques, cela ne signifie pas leur infaillibilité33(*) ».
C'est-à-dire que dans le système logico-formel
de vérification-démonstration mathématique ou dans la
constitution même de ce système, l'erreur, l'irrationnel sont
très présents. Ce qui remet en cause la prétention des
mathématiques à une vérité établie
indubitable. Dans la mesure où Lakatos s'inscrit dans une philosophie
faillibiliste à côté de laquelle évolue la
pensée mathématique, il justifie son projet de défendre
l'existence des mathématiques non formelles et non formalisées,
dont le contenu de vérité et des preuves s'accroît au coeur
de la discussion34(*).
I.1.1.e. La vérification
dans les sciences expérimentales
Dans les sciences expérimentales, la
vérification dépend de la nature de la connaissance scientifique
en jeu ainsi que de ses objets. Dans ces sciences, la connaissance est une
entreprise visant :
« à reconstruire des schémas ou des
modèles abstraits et à déterminer, au moyen de la logique
mathématique, les relations entre les objets abstraits de ces
modèles de façon à en déduire finalement des
propriétés correspondant avec suffisamment de précision
à des propriétés empiriques qu'on peut observer35(*) ».
En effet, les sciences empiriques ne manipulent pas l'objet
tel qu'il se donne dans la réalité, ni l'objet tel qu'il est
perçu36(*). Leur
objet est toujours abstrait, construit abstraitement et on en fait correspondre
les propriétés avec l'objet factuel. Ces constructions
conceptuelles sont les résultats d'un immense projet de réduction
de phénomènes.
Ces objets scientifiques sont les faits, les lois ou les
théories. Il leur manque, de facto, la richesse de l'objet
perçu car le chercheur choisit de négliger ou de neutraliser
volontairement une large part des propriétés sensibles auxquelles
est soumis l'objet naturel. Dans ces sciences, la vérification varie
selon qu'elle est un processus de validation d'un fait virtuel ou d'une
théorie scientifique.
Dans un premier temps, la vérification d'un fait
scientifique est un effort de conceptualisation qui fait intervenir la notion
d'hypothèse. Dans un cadre référentiel construit37(*), la vérification vise
à rendre les faits virtuels comme des énoncés abstraits et
des hypothèses scientifiques articulables par la théorie en
rapport avec l'expérience38(*). Pour sa validation, la vérification d'un fait
scientifique nécessite une confrontation.
Ensuite, en tant que validation d'une théorie
scientifique, la vérification intègre trois aspects fortement
liés, tout en reconnaissant la primauté du donné formel.
Cette triple vérification est à la fois un contrôle
sémantique, l'établissement de la cohérence syntaxique
d'une théorie et la reconnaissance du pouvoir théorique de
prédiction de faits nouveaux39(*).
La vérification d'une théorie scientifique vise
finalement l'ajustement de la théorie à l'empirie grâce aux
principes mathématiques et logiques. Elle devient un système
opératoire qui contrôle la capacité de la théorie
à représenter des phénomènes ou des faits, en
minimisant la distinction entre les faits virtuels et les faits factuels. Ce
contrôle interroge la capacité de la théorie à
actualiser son volet virtuel avec l'empirie.
L'exigence de vérification ou de testabilité
des théories scientifiques et leur idéal d'une connaissance
prouvée ont tellement fasciné le monde scientifique qu'elles se
sont personnifiées dans un bon nombre de courants dont l'empirisme, le
positivisme, et surtout dans le formalisme logico-mathématique. Le
point de vue positiviste mérite d'être examiné dans la
mesure où il sert de point d'ancrage à la critique
poppérienne du justificationnisme.
I.1.2. Le positivisme logique et
le critère de signification
Le positivisme logique est une école philosophique qui
vit le jour au début du XXème siècle autour du
Cercle de Vienne40(*).
Celui-ci est un forum de discussions principalement scientifiques mais il porte
un intérêt particulier aux questions philosophiques.
Le courant prévaut d'un double héritage :
celui de l'empirisme d' Ernst Mach et de la Logique. Le positivisme logique du
Cercle de Vienne professe donc un empirisme logique dont Jean François
Malherbe résume la thèse fondamentale en ces termes :
« Il n'y a pas de jugement synthétique a
priori possible. Les jugements a priori sont analytiques et s'expriment dans
des tautologies de la logique formelle et des mathématiques, tandis que
les jugements a posteriori sont synthétiques et s'expriment dans les
énoncés empiriques de la science unifiée41(*) ».
De cette thèse antikantienne découlent deux
caractéristiques du positivisme logique. D'abord, l'affirmation qu'il
n'y a de connaissance qu'extraite de l'expérience, c'est-à-dire
de ce qui se donne immédiatement42(*). Dans une telle perspective, l'expérience est
la seule source fiable pouvant garantir la validité des jugements
synthétiques. Le positivisme logique se sert de la Logique pour
distinguer les propositions douées de sens, c'est-à-dire
scientifiques, de celles qui en sont dépourvues, qu'il nomme
métaphysiques43(*).
Par là les membres du Cercle de Vienne posent un nouveau critère
de démarcation qui est l'exigence de vérification ou le
critère de signification44(*).
Ce critère suppose ensuite qu'un énoncé
n'est significatif ou scientifique que s'il est vérifiable par
l'expérience. La signification45(*) s'assimile à la méthode de
vérification de l'énoncé, ce qui suppose une
adéquation entre l'énoncé et le donné empirique.
Ceci rappelle l'isomorphisme du `premier Wittgenstein' entre les structures
logiques et les structures du monde. La base empirique de l'activité
scientifique serait donc faite des énoncés protocolaires de la
forme : « A tel moment, telle et telle place, dans telles et
telles circonstances, tel et tel sera observé »46(*).
La vérification d'un énoncé devient
alors la réduction de cet énoncé au schéma d'un
énoncé protocolaire. On voit ainsi, à travers la
profession de l'empirisme et l'exigence de vérification de la
signification des énoncés grâce à l'analyse logique,
que le positivisme véhicule correctement l'idéal
justificationniste d'une connaissance prouvée. Alain Boyer est
d'ailleurs du même avis lorsqu'il affirme :
« Cette idée simple de la
« vérification » (...) avait été, dans
les années 20, problématisée et érigée en
dogme par les membres du Cercle de Vienne, en particulier par Schlick (...).
Les empiristes prétendaient posséder un critère de
signification implacable, et qui les rendait capables de décider du
caractère scientifique (=doué de sens) ou métaphysique
(=dénué de sens) d'un énoncé quelconque. (...) Le
dogme s'exprime par la formule : « La signification d'un
énoncé, c'est sa méthode de
vérification » »47(*)
La thèse justificationniste ou
vérificationniste du Cercle de Vienne véhicule une logique
inductive de la science. Cette thèse reçut de violentes critiques
de Karl Popper. Celui-ci s'en prend à la méthode inductive, et
par ricochet, ébranle le volet philosophique du justificationnisme.
D'autres critiques soutiendront la thèse poppérienne afin de
montrer que l'induction porte en elle-même les germes de sa propre
destruction.
I.1.3. Des critiques de la
thèse justificationniste
L'un des plus grands pourfendeurs de l'idéal d'une
connaissance prouvée, de la méthode inductive et du
progrès cumulatif est Karl Popper. Pour ce dernier, le problème
de l'induction tient de la contradiction apparente entre l'empirisme -
c'est-à-dire la tendance à faire de l'expérience le seul
arbitre de la vérité et de la fausseté d'un
énoncé factuel- et la découverte humienne de la
non-validité des généralisations inductives48(*). L'induction est donc une
contradiction logique. Ainsi, le problème de l'induction est
résolu dès lors que les théories scientifiques ne sont
plus considérées comme prouvables, et moins encore comme
probables.
« Nous pouvons, (...) interpréter les lois
naturelles ou théories comme des énoncés authentiquement
décidables en partie, c'est-à-dire des
énoncés qui, pour des raisons logiques, ne sont pas
vérifiables mais de manière asymétriquement
falsifiables : ce sont des énoncés que l'on met à
l'épreuve en les soumettant à des tentatives de
falsification49(*) ».
La solution au premier problème entraîne la
solution au problème épineux de la démarcation. Pour Karl
Popper, le critère de signification ou de vérification du
positivisme devra être remplacé par celui de falsifiabilité
ou de réfutabilité, car l'activité scientifique ne
consiste pas à accumuler des vérités fixes et
éternelles, mais à poser des conjectures et à les
réfuter par l'expérience.
Dans la même foulée, Quine élabore
à son tour une critique acerbe du positivisme logique. Dans Les deux
dogmes de l'empirisme, Quine reproche au positivisme logique de reposer
essentiellement sur deux dogmes :
« Le premier consiste à croire en un clivage
fondamental entre les vérités analytiques (ou fondées sur
la signification indépendamment des faits) et les vérités
synthétiques. Le second, le réductionnisme, consiste à
croire que chaque énoncé doué de sens équivaut
à une construction logique à partir des termes qui renvoient
à l'expérience immédiate50(*) ».
Pour Quine, une fois écartés ces
présupposés dogmatiques et autoritaires, le positivisme logique
n'a plus de fondement solide sur lequel reposer.
Dans les sciences expérimentales, Imre Lakatos
identifie le courant justificationniste à l'empirisme. Il en distingue
deux grandes catégories : les intellectualistes classiques (ou
rationalistes étroits) et les empiristes classiques. S'il est clair que,
pour tout empiriste, la connaissance scientifique consiste en une accumulation
de propositions prouvées par l'expérience, il n'y a cependant pas
d'unanimité en ce qui concerne la notion de preuve. Notre auteur
s'explique en ces termes :
« Les intellectualistes classiques (...)
admettent des espèces fort diverses, et puissantes, de
« preuves » extralogiques, par révélation,
par intuition intellectuelle, par expérience (...). Les empiristes
classiques n'acceptent qu'un ensemble relativement étroit de
« propositions de fait » exprimant des « faits
durs », dont la valeur de vérité est établie par
l'expérience ; ces propositions constituent la base
empirique de la science51(*) ».
Ces deux catégories d'empiristes divergent
également quant à la méthode. Les intellectualistes que
Lakatos appelle aussi les rationalistes ou les kantiens procèdent par
une méthode déductive, alors que les empiristes classiques optent
pour une logique inductive.
Au-delà de cette double divergence de point de vue et
de méthode, tous les justificationnistes sont unanimes sur la
capacité d'un jugement singulier à exprimer un fait dur,
c'est-à-dire sur le pouvoir reconnu à une proposition factuelle
à renverser une théorie universelle. C'est aussi là, pense
Lakatos, une des faiblesses les plus criantes du justificationnisme. Ainsi, se
heurtant déjà à l'agnosticisme des sceptiques, le
justificationnisme nourri du scepticisme ouvre la voie à
l'irrationalisme, au dogmatisme.
En réalité, une critique sérieuse du
justificationnisme aboutit au résultat que toutes les théories
scientifiques sont également improuvables52(*). L'échec du
justificationnisme ouvre ainsi la voie au probabilisme.
I.1.4. L'avènement de la
thèse probabiliste
Le probabilisme atteste que bien qu'il soit difficile de
prouver les théories scientifiques, au moins elles sont probables
à des niveaux différents, selon les éléments de
preuves empiriques dont dispose le chercheur. Avec Carnap, disons que les
théories scientifiques jouissent d'un certain degré de
probabilité logique proportionnel aux évidences empiriques qui
les fondent53(*).
L'honnêteté intellectuelle du probabiliste
consiste alors
« à énoncer des théories
hautement probables, ou même à spécifier purement et
simplement, pour chaque théorie scientifique, les éléments
de preuve et de probabilité de la théorie à la
lumière de ces éléments54(*) ».
Pour Lakatos, ce point de vue probabiliste, pris au
sérieux, fait de la science une simple entreprise d'énonciation
des conditions de prouvabilité des théories ainsi que de la
collection des éléments de preuve. Le probabilisme n'est,
à vrai dire, qu'une variante, rétrograde, du justificationnisme.
A ce titre, le probabilisme n'échappe pas aux critiques de la
Logique de la découverte scientifique. L'argument
poppérien à ce sujet est sans équivoque : non
seulement les théories scientifiques sont pareillement improuvables,
elles sont pareillement improbables55(*). Ces théories sont des conjectures qui, dans
des conditions générales, gardent une probabilité
zéro56(*) ou nulle.
L'impossibilité de prouver ou de probabiliser les théories
scientifiques sonne le glas de toutes les formes du justificationnisme en tant
que théorie de la rationalité scientifique. Ce qui pousse les
chercheurs à redéfinir un nouveau critère de
scientificité, à requalifier l'essence même de
l'activité scientifique et à réexaminer le problème
du progrès et de la rationalité scientifique. C'est à
cette tâche que se livre Karl Popper dont les thèses ne
rencontrent pas l'assentiment de La structure des révolutions
scientifiques de Thomas Kuhn.
I.2. Le débat Popper vs
Kuhn : le rationalisme contre l'irrationalisme ?
I.2.1. Le problème de Karl
Popper
Dans la Logique de la découverte scientifique
et dans Conjectures et Réfutations, Karl Popper se propose de
régler une fois pour toutes et en le clarifiant le problème de la
démarcation, là où les positivistes et les
néo-positivistes s'en sont révélés incapables.
C'est ainsi qu'il affirme :
« Puisque je rejette la logique inductive, je dois
également rejeter toutes les tentatives de ce genre en vue de
résoudre le problème de la démarcation. Avec ce rejet, le
problème de la démarcation gagne en importance dans la
présente recherche. Trouver un critère de démarcation
acceptable doit être une tâche cruciale pour toute
épistémologie qui refuse la logique inductive57(*) ».
Contre le critère positiviste de la signification qui
situe la scientificité dans la possibilité de décider de
manière définitive de la vérité et de la
fausseté des tous les énoncés, Popper énonce un
nouveau critère en ces termes :
« Il dit être « possible de
décider de leur vérité ou de leur fausseté de
manière concluante ». Ce qui signifie que leur forme doit
être telle qu'il soit logiquement possible tant de les
vérifier que de les falsifier. (...) Un système faisant
partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par
l'expérience58(*) ».
C'est la falsifiabilité ou la
réfutabilité qui est le critère poppérien de la
démarcation entre science et non-science. Ce critère implique,
non pas le choix entre des théories définitives ou infaillibles,
mais de ne tenir pour scientifique ou empirique que les théories dont la
structure s'expose ou se prête déjà à la
testabilité ou à l'expérimentation, c'est-à-dire au
contre-verdict des données de l'expérience. Ce caractère
conjectural des théories scientifiques est un des thèmes
clés de l'épistémologie poppérienne.
La réfutation est, en son essence, une
procédure critique de sélection et de mise à
l'épreuve des théories scientifiques. Malherbe la décrit
de la manière suivante :
« D'un énoncé hypothétique
nouveau, avancé à titre d'essai et nullement justifié
à ce stade, sont déduits des énoncés singuliers que
l'on compare d'abord les uns aux autres afin d'éprouver la
cohérence interne de l'hypothèse. Si l'hypothèse est
incohérente, elle est rejetée ; si les déductions ne
se contredisent pas, les énoncés singuliers sont comparés
à d'autres énoncés relatifs à la question
visée par l'hypothèse et censés exprimer le donné
empirique, de manière à faire apparaître les relations
logiques qui les unissent. Si les énoncés déduits de
l'hypothèse proposée contredisent les énoncés
préalablement admis, l'hypothèse est
« réfutée » et rejetée. Si, par
contre, les énoncés déduits ne contredisent pas les
énoncés préalablement admis, l'hypothèse a
réussi le test et n'est (provisoirement) pas
écartée59(*) ».
On peut dès lors affirmer, avec Imre Lakatos, que chez
Popper les sciences sont en révolution permanente, dont la critique est
le noyau. Le progrès scientifique est alors rationnel et tient d'une
logique de la découverte. Le critère poppérien de la
falsification et l'idée d'un progrès rationnel des sciences que
ce critère implique, ne semblent pas convaincre Thomas Samuel Kuhn qui
trouve à redire à Popper.
I.2.2. Thomas Kuhn, l'idée
d'un progrès irrationnel de la science
Pour l'auteur de La structure des révolutions
scientifiques, la lecture poppérienne de l'activité de
sciences vaut uniquement pour une épistémologie normative. Mais
il reste clair aux yeux de Kuhn que l'essentiel de l'activité
scientifique est de l'ordre de la science normale60(*). Kuhn définit cette
« science normale » comme :
« la recherche solidement fondée sur un ou
plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que
tel groupe de scientifiques considère comme suffisants pour fournir de
point de départ à d'autres travaux61(*) ».
Cette période de « science
normale » se caractérise d'abord par une certaine
stabilité au sein de la communauté scientifique : les
pratiques scientifiques se stabilisent et se standardisent ; les
chercheurs se focalisent dans une seule matrice disciplinaire qui balise leurs
travaux. Durant cette période également, la science fonctionne
comme une société close : elle se focalise sur un seul
paradigme orientant les recherches. Ce paradigme instaure une
tradition62(*) au
sein de la communauté. Il y a donc accord entre les chercheurs sur les
outils de recherche, sur le contenu des concepts de base, la manière de
procéder, le domaine à étudier, les questions que pose ce
domaine ainsi que la forme des réponses à apporter.
La science normale ne laisse pas droit de cité
à la critique au sein de la communauté. La critique est de
l'ordre de la crise. Celle-ci, ainsi que la résolution qui s'en suit,
sont exceptionnelles, et c'est en temps de crise que change et progresse la
connaissance scientifique. Mais quand y a-t-il crise au sein de la
communauté scientifique ?
D'après Kuhn, la crise frappe la communauté
scientifique lorsqu' intervient un phénomène nouveau que le
paradigme en cours n'avait pas prévu et dont il ne peut rendre compte.
Ce nouveau phénomène se présente comme une anomalie qui
effrite le paradigme et qui bouscule la quiétude ainsi que les croyances
établies. La crise brise la tradition scientifique.
L'élimination ou le remplacement de certaines croyances au regard de
l'anomalie que le paradigme ne sait pas résoudre constitue un
progrès scientifique. La présence des découvertes pousse
par conséquent les chercheurs à l'adoption d'un nouveau
paradigme. Ce dernier est entièrement incommensurable par rapport au
premier et instaure une autre tradition de science normale avec les
éléments que cette tradition implique.
Dès lors, là où Popper voit le
progrès scientifique comme un progrès rationnel, Kuhn
opère une rupture. Pour lui, le changement en science est un changement
- sans cohésion interne, d'un paradigme à un autre. Ce changement
est irrationnel et relève de la psychologie propre de la
communauté scientifique63(*).
L'intérêt de Lakatos porte sur le fait que Kuhn
adopte l'irrationalisme lorsqu'il se rend compte que ni le justificationnisme,
ni le falsificationnisme ne peuvent rendre compte du progrès
scientifique. La vérité scientifique est-elle, comme le pense
Kuhn, de l'ordre d'un pouvoir ? Dépend-elle simplement du consensus
des partisans, de leurs convictions, de leur ardeur ? Dès lors,
voulant sauver la science de l'irrationalisme et du scepticisme dans lesquels
l'enferme Kuhn, Lakatos clarifie son point de vue :
« je montrerai d'abord que, dans la logique de la
découverte scientifique selon Popper, deux positions différentes
sont fondues en une seule. Kuhn ne comprend que l'une d'elles, le
`falsificationnisme naïf' (je préfère dire
`falsificationnisme méthodologique naïf'), j'estime qu'il en fait
une critique correcte, que je renforcerai même. Mais Kuhn ne comprend pas
une position plus subtile dont la rationalité ne se fonde pas sur le
falsificationnisme `naïf'. J'essaierai d'expliquer - et de consolider-
cette position plus forte de Popper qui, je crois, peut échapper aux
critiques de Kuhn,et présenter les révolutions scientifiques, non
pas comme des conversions religieuses, mais comme un progrès
rationnel64(*) ».
Lakatos s'impose finalement une relecture critique des
thèses du falsificationnisme.
I.3. Imre Lakatos et le
Falsificationnisme de Popper
D'après Luce Giard, Lakatos reproche à Popper
de ne pas rendre compte du progrès de la connaissance
scientifique65(*). En
effet, Popper dissocie deux problématiques liées au
départ, le problème de l'induction et celui de la
démarcation entre science et non-science. En les séparant, Popper
croyait résoudre le problème de la démarcation en se
débarrassant de celui de l'induction. Aussi a-t-il affirmé
l'autonomie du jeu scientifique, mais en perdant la possibilité de
prouver que ce jeu produit le progrès de la connaissance du
« schéma directeur » de l'univers. La succession
sans lien de simples conjectures et réfutations peut-elle rendre compte
du progrès de la connaissance ? Certes non. Ainsi se justifie le
point de vue de ceux qui soutiennent que la Logique de la découverte
scientifique frise le scepticisme66(*).
Cependant, la notion de vérisimilitude et de
l'approximation de la vérité dans l'univers -s'inspirant de la
théorie de la vérité de Tarski- sont, au yeux de notre
auteur, un succès incontestable de Karl Popper. Cette notion, se
distinguant par sa simplicité et par son pouvoir de résolution, a
permis de sauver Popper du scepticisme et de donner une solution positive au
problème de l'induction67(*).
Luce Giard voit en Lakatos, soit un sauveur du
falsificationnisme, soit un allié objectif qui en continue l'inspiration
et qui distingue mieux que son auteur les éléments pertinents
profitables à la science de ceux qui en constituent un dommage. Le souci
de plus de rationalité le pousse à une relecture critique du
falsificationnisme afin de le sauver du scepticisme. Il distingue
essentiellement deux versions du falsificationnisme : une version
dogmatique et une version méthodologique. Chacune d'elles comporte des
implications non négligeables quant à la rationalité
scientifique et à la reconnaissance de la validité du
falsificationnisme en tant que théorie de la rationalité
scientifique.
I.3.1. Le falsificationnisme
dogmatique
Dans sa version dite dogmatique ou naturaliste, le
falsificationnisme se caractérise d'abord par l'affirmation que toutes
les théories scientifiques sont faillibles. Le falsificationnisme repose
ici sur la certitude de l'existence de la base empirique. Le falsificationnisme
est de ce fait empiriste mais non inductif. Lakatos l'affirme en ces
termes :
« La marque distinctive du falsificationnisme
dogmatique, c'est donc de reconnaître que toutes les théories sont
également conjecturales. La science ne peut prouver aucune
théorie. Mais bien que la science ne puisse pas prouver, elle
peut réfuter, « accomplir avec une certitude logique
la répudiation de ce qui est faux », c'est-à-dire qu'il
y a une base empirique absolument solide de faits que l'on peut utiliser pour
réfuter des théories68(*) ».
Du fait qu'il tient à la certitude de la base empirique
comme garant de la falsification, le falsificationnisme dogmatique est la
variante la plus faible du justificationnisme. Cette variante professe
également qu'un seul énoncé d'observation,
c'est-à-dire un énoncé factuel singulier, peut être
l'arbitre d'une théorie universelle et même la réfuter.
Par ailleurs, le falsificationnisme dogmatique a ceci de
particulier que la réfutation d'une théorie y implique
automatiquement et inconditionnellement son rejet. Aussi le falsificationnisme
adopte-t-il un code d'honneur consistant à spécifier par avance
une expérience telle que la théorie puisse être
abandonnée au cas où le résultat expérimental la
contredirait69(*).
Enfin, la version naturaliste du falsificationnisme
établit une nette démarcation entre le théoricien et
l'expérimentateur : le théoricien propose,
l'expérimentateur dispose les faits, au nom de la Nature70(*).
Cependant, d'après le Logicien hongrois, le
falsificationnisme dogmatique est intenable : non seulement du fait qu'il
repose sur un critère trop étroit de démarcation entre la
science et la non-science, mais également parce qu'il tient à un
double présupposé -qui plus est- est erroné.
« Premier présupposé :
il existe une frontière naturelle psychologique entre les
propositions théoriques ou spéculatives, d'une part, et les
propositions factuelles ou d'observations (ou de base), de l'autre71(*) ».
Notre auteur voit dans ce premier présupposé une
simple psychologie de l'observation ou une sorte de psychothérapie
propre à toutes les tendances justificationnistes. Aussi
réplique-t-il qu'il n'existe aucune démarcation naturelle,
psychologique pour ainsi dire, entre les propositions théoriques et les
énoncés d'observation ou énoncés de base.
Le second présupposé s'énonce en ces
termes :
« Second présupposé : si
une proposition satisfait au critère psychologique d'être
factuelle ou d'observation (ou de base), alors elle est vraie ; on peut
dire qu'elle a été prouvée par les faits (c'est
ce que j'appellerai la doctrine de la preuve par observation (ou par
expérience))72(*) ».
Ce second présupposé pose le problème de
la valeur de vérité des propositions d'observation. Ces
propositions sont-elles dérivables des faits ou d'autres propositions.
Contre le falsificationnisme dogmatique, Lakatos affirme que ces propositions
d'observation ou propositions de base sont dérivées d'autres
propositions mais jamais des faits. Ainsi, aucune proposition factuelle ne peut
être prouvée par l'expérimentation. 73(*)
Dans la même perspective, renchérit Lakatos, la
science ne procède pas par « conjectures et
réfutations » et les théories scientifiques, même
les plus solidement établies ont un pouvoir de réfutation
extrêmement limité. Par conséquent, s'il est pris au
sérieux, le critère de réfutation dénie toute
scientificité à la plus grande partie des théories
scientifiques.
Au contraire, les théories scientifiques proscrivent
un état de choses observables : elles sont dotées d'un
pouvoir de prédiction. Il conclut que les théories scientifiques
ne sont pas seulement pareillement improuvables et pareillement improbables,
elles sont pareillement non réfutables74(*). Et par conséquent,
« La résistance d'une théorie devant
les éléments de preuve empiriques serait alors plutôt un
argument pour qu'un argument contre sa scientificité.
L'irréfutabilité75(*) deviendrait la marque de la science76(*) ».
C'est dire que, même si on concédait au
falsificationnisme dogmatique la démarcation psychologique entre
propositions théoriques et propositions d'observation, il lui serait
impossible d'éliminer un nombre de théories déjà
admises comme scientifiques mais qui ne proscrivent pas toujours un état
de chose observable. Ces théories sont elles-mêmes parfois
doublées d'une clause ceteris paribus (toutes choses
étant égales par ailleurs). Le critère du
falsificationnisme dogmatique s'effondre donc du fait de son incapacité
à réfuter les grandes théories scientifiques, ce qui
entraîne la chute du falsificationnisme dogmatique en tant que
théorie de la rationalité scientifique.
Des questions se posent à ce niveau : La chute du
falsificationnisme dogmatique entraîne-t-elle automatiquement celles du
falsificationnisme tout entier ? Si tel est le cas, Lakatos ne
cautionne-t-il pas le scepticisme et l'irrationalisme qu'il voulait
épargner à la Logique de la découverte
scientifique ? La science n'est-elle qu'une simple
spéculation ? Comment peut-on sauver Popper et la consistance de la
méthode de conjectures et réfutations.
Lakatos reconnaît que la version dogmatique est la
partie du falsificationnisme qui s'effondre sous le poids des critiques de Kuhn
mais que l'échec de la partie n'entraîne pas ipso facto
celui de la totalité. Le falsificationnisme comporte encore des
éléments pertinents. Ainsi, une lecture attentive du
poppérisme décèle une variante, dite
méthodologique, du falsificationnisme.
I.3.2. Le falsificationnisme
méthodologique
Cette variante se distingue généralement par la
remise en cause de la certitude et de l'irréfutabilité de la base
empirique. Ainsi le chercheur prend des décisions lui permettant de
déterminer et de préciser la base empirique ainsi que les
conditions de sa réfutabilité. La base empirique devient une
construction méthodologique du chercheur. En outre, le
falsificationnisme méthodologique comporte deux variantes : la
version naïve et la version sophistiquée.
I.3.2.1. Le falsificationnisme
méthodologique naïf
Cette version s'apparente au conventionnalisme dans sa
première formulation. Une discussion sur le point de vue
conventionnaliste s'impose afin d'éclairer la particularité du
falsificationnisme méthodologique sophistiqué.
I.3.2.1.1. Le débat sur le conventionnalisme
Imre Lakatos distingue deux types de théoriciens de la
connaissance : les passivistes et les activistes. Pour les passivistes, la
Nature imprime la connaissance dans un esprit vide. Tel est le point de vue des
empiristes classiques qui professent que l'esprit humain est une tabula
rasa ou une page blanche sur laquelle la Nature calque ses données.
Les activistes au contraire reconnaissent au chercheur le pouvoir de lire et
d'interpréter la Nature grâce à son activité mentale
et par l'entremise des théories qu'il émet.
Parmi les activistes, on compte les conservateurs et les
révolutionnaires. Pour les conservateurs, les prévisions, les
schèmes de base permettant à l'homme d'interpréter le
monde sont innés. Telle est la voie suivie par les kantiens, notamment
ceux qui font intervenir des catégories et des schèmes dans le
processus de la connaissance. En revanche, les révolutionnistes, eux,
professent que les cadres conceptuels d'interprétation se
développent, s'affinent et peuvent même être
remplacés par de meilleurs au moyen de la critique. Ainsi, Whewell
affirmera que les théories se développent par essais-erreurs. En
mathématiques, Poincaré, Milhaud et Le Roy rejettent la notion de
preuve par intuition progressive. Ils pensent plutôt que le succès
de la mécanique newtonienne s'explique par une décision
méthodologique des hommes de sciences77(*). La décision permet qu'une théorie soit
réfutée, et, une fois prise, elle aide à résoudre
les anomalies apparentes au moyen des hypothèses auxiliaires que Lakatos
appelle des « stratagèmes conventionnels ». Ainsi
naît le conventionnalisme conservateur qui, une fois achevée la
période d'essais-erreurs, juge de l'avenir des théories par un
bon nombre de décisions pertinentes.
Cependant, le conventionnalisme a le défaut d'enfermer
l'esprit humain dans la prison de ses propres cadres conceptuels. Ce
système se heurte également au problème de
l'élimination des théories. Comment, par exemple, le
conventionnaliste élimine-t-il une théorie qui a fait ses preuves
durant des années ? Si les expérimentations les plus
puissantes ne peuvent réfuter que de nouvelles théories mais
courbent l'échine devant les théories antérieures, on peut
alors conclure avec Lakatos que plus les théories se développent,
plus les éléments de preuve empiriqueperdent leur
pouvoir78(*).
Notre auteur affirme par ailleurs que la critique du
conventionnalisme donne naissance à deux branches rivales : le
simplisme de Pierre Duhem et le falsificationnisme de Karl Popper.
Duhem est d'accord avec le point de vue du conventionnalisme
révolutionnaire qui affirme que les réfutations, quel que soit
leur poids empirique, ne peuvent faire s'effondrer une théorie. Celle-ci
ne s'effondrerait qu'
« à cause de continuelles
réparations et d'un fouillis d'étais enchevêtrés
quand les colonnes vermoulues ne peuvent plus surmonter l'édifice qui
branle de toutes parts79(*) ».
Duhem pose la simplicité comme critère de
scientificité des théories. A ses yeux, une théorie qui
subit maints ajustements sous le poids des anomalies finit par perdre sa
simplicité première et donc sa scientificité. Elle
mérite d'être écartée. Récusant le simplisme
de Duhem, qui porte un coup dur à l'empirisme, Popper se dote d'un
critère qui soit objectif et rigoureux. Il propose alors une
méthode visant à rendre l'expérimentation plus puissante
au sein des sciences ayant atteint leur maturité. En ce sens, le
falsificationnisme méthodologique de Popper est conventionnaliste et
justificationniste. Il se démarque pourtant du conventionnalisme
conservateur dans la mesure où il fonde l'accord ou la décision,
non pas sur des énoncés universels (du point de vue
spatio-temporel) mais sur des énoncés singuliers (de ce
même point de vue). Il diffère également du
falsificationnisme dogmatique, lorsqu'il soutient que les faits ne prouvent pas
la valeur des énoncés, mais que dans certains cas, cette valeur
doit être décidée par un accord, par une
convention.80(*)
Après la clarification du rapport entre le conventionnalisme et le
falsificationnisme, il convient de s'interroger sur les décisions
méthodologiques qui s'imposent au chercheur.
I.3.2.1.2. Caractéristiques du Falsificationnisme
méthodologique naïf.
Le falsificationnisme méthodologique naïf se
distingue par deux séries de décisions méthodologiques.
Les deux premières portent sur la détermination de la base
empirique. Les trois dernières concernent la réfutabilité
des théories.
Les décisions portent sur la base empirique. La
décision du premier type est relative à la détermination
des énoncées de base ou des produits d'observation. Le chercheur
les rend acceptables et infalsifiables par un fiat, selon qu'il adopte
le point de vue de Duhem ou celui de Popper :
« Duhémien, le conventionnaliste
conservateur (« ou, si l'on veut, le justificationniste
méthodologique ») rend infalsifiables par un fiat
certaines théories (spatio-temporellement) universelles, qui se
distinguent par leur pouvoir explicatif, leur simplicité ou leur
beauté. Poppérien, notre conventionnaliste
révolutionnaire (« ou falsificationniste
méthodologique ») rend infalsifiables par un fiat
certains énoncés (spatio-temporellement) singuliers qui
se distinguent par le fait qu'il existe à ce moment-là une
« technique pertinente » telle que « celui qui
l'a apprise » soit capable de décider que
l'énoncé est acceptable81(*) ».
La première décision élève
certaines théories au rang d'énoncés de base ou produits
d'observation. Ces théories constituent la base empirique qui servira
d'étalon de mesure à de nouvelles théories. D'après
Lakatos, le choix même de ces théories n'a rien de
psychologique ; il est une question de décision.
Cette première décision est suivie de la
deuxième par laquelle le chercheur sépare les
énoncés acceptés d'autres énoncés. En outre,
ces deux premières décisions correspondent aux deux
présupposés du falsificationnisme dogmatique. En révanche,
la version méthodologique se démarque de la première par
le fait qu'elle reconnaît les limites des preuves expérimentales
et la faillibilité des décisions.
Au demeurant, la version méthodologique
reconnaît également que les techniques expérimentales
reposent sur des théories faillibles. Mais il décide de les
intégrer, dans la mise à l'épreuve d'autres
théories, comme un savoir acquis non problématique. Ce savoir,
provisoirement accepté, est utile dans la mise à
l'épreuve, car il fournit, par la décision du chercheur, la base
de la réfutation. La nécessité de ces décisions
pour démarquer la théorie mise à l'épreuve des
théories constituant le savoir acquis non problématique est un
trait essentiel du falsificationnisme méthodologique naïf.
Ainsi, le statut des « énoncés de
base » reconnu à certaines théories est simplement
question de convention. C'est cette convention qui décide de la valeur
de vérité de certaines propositions et de la constitution de la
base empirique. Après une multiplication d'expérimentation, la
communauté scientifique choisit et institutionnalise les théories
dont l'indicateur de fausseté est moindre. La base empirique ainsi
constituée n'a rien de prouvé.
De ce qui précède découle une autre
caractéristique non négligeable du falsificationnisme
méthodologique naïf : il sépare réfutation et
rejet.82(*)
Le caractère conventionnel et faillible des
énoncés de base fait qu'une théorie qui entre en conflit
avec lesdits énoncés est falsifiée, au sens d'être
réfutée : mais la réfutation n'implique pas
automatiquement le rejet de cette théorie. En effet, le problème
réside dans l'exigence de concilier le faillibilisme avec la
rationalité, au risque de cautionner le chaos dans le
développement des sciences ; il se pose alors au chercheur un
problème d'élimination des théories. Dans la version
méthodologique, il importe d'affiner la méthodologie de
sélection afin de ne retenir que les théories les mieux
adaptées. Cette étape du falsificationnisme encourage un
darwinisme théorique ou une lutte pour la survie des
théories83(*). Au
coeur de cette lutte, l'élimination est un facteur capital du point de
vue méthodologique. Elle repose sur un nouveau critère de
démarcation d'après lequel :
« Seules sont « scientifiques »
les théories (...) qui proscrivent certains états de choses
« observables » et peuvent donc être
falsifiées ou réfutées : (...) une théorie est
scientifique (ou acceptable) si elle a une « base
empirique » ».
La scientificité est fonction de
l'acceptabilité méthodologique. Ce critère opère
une démarcation entre les falsificationnistes dogmatiques et les
méthodologiques. D'abord parce qu'il est plus libéral et ouvre
facilement à la critique des théories ; ensuite parce qu'il
intègre un grand nombre de théories auxquelles peut être
reconnu le statut scientifique ; enfin, le critère permet de
reconnaître la scientificité des théories probabilistes.
Ceci révèle l'importance des trois autres types de
décisions méthodologiques portant sur la réfutation.
La décision de troisième type concerne les
énoncés probabilistes. Ces énoncés ne sont pas
falsifiables. Mais ils peuvent être rendus falsifiables par un
fiat, c'est-à-dire par une décision
supplémentaire de l'homme de science. Celui-ci spécifie alors des
règles de rejet qui rendent certains éléments de preuve
incompatibles avec la théorie probabiliste.
Une décision de quatrième type permet de
décider sur les théories soumises à une clause
ceteris paribus. Pour ce faire, il s'agit d'émettre
des hypothèses spécifiques. Si un bon nombre d'entre elles sont
réfutées, le chercheur peut alors décider de la
réfutation de toute la théorie. Ainsi, la version
méthodologique élève au rang d'expérience cruciale
un phénomène normal et peut, par la force de la quatrième
décision, interpréter comme scientifique n'importe quelle
théorie.
Mais ce point de vue méthodologique du
falsificationnisme est-il sans faille ? Suffit-il pour rendre compte de la
rationalité ? Celle-ci est-elle synonyme de convention ou
d'arbitraire ? L'exigence de plus de rationalité pousse notre
auteur à critiquer le falsificationnisme méthodologique
naïf.
I.3.2.1.3. Critique du Falsificationnisme
méthodologique naïf.
Par le fait qu'elle accorde une place de choix aux
décisions méthodologiques, cette variante du falsificationnisme
court des risques très grands qui peuvent entacher la
rationalité. Les décisions peuvent dramatiquement fausser la
démarche. Le falsificationniste méthodologique se comporte alors
comme un héros qui tend à choisir, entre deux maux, le moindre.
Il verse alors dans le scepticisme qui lui ferait croire que tout marche bien.
Il abandonnerait ainsi l'exigence de toute norme intellectuelle et
l'idée même de progrès scientifique. La science devient
alors un chaos, une véritable Tour de Babel84(*).
Par conséquent, le falsificationnisme
méthodologique court un grand danger d'irrationalisme : c'est le
danger de toute critique du falsificationnisme dogmatique qui ne propose aucune
solution de rechange. Tels furent les cas de O. Neurath et Hempel qui voient
dans le falsificationnisme un pseudo-rationalisme, mais sans proposer quelque
voie d'un rationalisme véritable.85(*)
En plus, la fermeté du falsificationnisme
méthodologique repose sur des décisions arbitraires. En cela,
soutient notre auteur, il cautionne lentement mais sûrement le
faillibilisme. Enfin, la décision portant sur la falsification des
théories doublées d'une clause ceteris paribus est
à la fois dangereuse et risquée. L'histoire réelle des
sciences démontre que ces genres de cas ont été l'objet
d'une certaine lenteur ou d'une précipitation irrationnelles86(*).
Par ailleurs, les versions dogmatique et
méthodologique naïve du falsificationnisme sont marquées par
deux caractéristiques communes qui sont en parfait accord avec
l'histoire effective des sciences. D'une part,
« Une mise à l'épreuve est -ou
doit être- un duel entre la théorie et l'expérimentation,
de sorte que dans la confrontation finale, seuls ces deux adversaires
s'affrontent87(*) » ;
et d'autre part,
« le résultat intéressant d'une
telle confrontation est une falsification (décisive) : les
« seules » découvertes authentiquement scientifiques
sont des réfutations d'hypothèses scientifiques88(*) ».
La dernière caractéristique est ce que la
version méthodologique a en propre. En cela, face au falsificationnisme
dogmatique et au conventionnalisme conservateur, la version
méthodologique représente une avancée considérable.
Pourtant, ces deux critères sont contredits par
l'histoire des sciences qui suggère que, d'une part, la mise à
l'épreuve soit de l'ordre d'un combat triangulaire (ou trivial) entre
des théories rivales et l'expérimentation ; et que, d'autre
part, quelques unes des expérimentations aboutissent, à une
confirmation et non pas à une falsification. Voilà pourquoi il
est impérieux de falsifier le falsificationnisme méthodologique
naïf, en réduisant son élément conventionnel
afin de sauver l'exigence d'une méthodologie et l'idée
poppérienne du progrès scientifique. C'est ainsi que, au sein de
la version méthodologique, Lakatos discerne une autre voie qui a
échappé à Karl Popper lui-même, mais qui
redonne au falsificationnisme sa raison d'être en tant que théorie
de la rationalité. C'est la version sophistiquée du
falsificationnisme méthodologique.
I.3.3. La version
sophistiquée du falsificationnisme méthodologique
Puisqu'elle tient à la falsification des
théories scientifiques, la version méthodologique naïve du
falsificationnisme n'ouvre pas la voie à une reconstruction
satisfaisante de l'histoire des sciences. La version sophistiquée, se
distingue de la première par ses règles d'acceptation ou ses
critères de démarcation et par ses règles de rejet ou
d'élimination.
I.3.3.1. Règles
d'acceptation et de réfutation.
La version naïve considère comme acceptable ou
scientifique une théorie expérimentalement falsifiable. Dans la
version sophistiquée, par contre, une théorie est dite
scientifique
« Si elle surpasse la théorie
précédente (ou rivale) par son contenu empirique
corroboré, c'est-à-dire, si et seulement si elle conduit à
découvrir des faits inédits89(*) ».
En d'autres termes, la scientificité d'une nouvelle
théorie dépend du surplus de contenu empirique qu'elle apporte
tout en intégrant le contenu de l'ancienne théorie. C'est cela
que Lakatos appelle un pouvoir de prédiction de faits inédits,
dont une partie est vérifiée et attestée par
l'expérience.
De même, la version naïve décide
d'interpréter une théorie comme falsifiée parce qu'elle
entre en conflit avec les « énoncés de base
conventionnels » ; or, dans la version sophistiquée,
« Une théorie scientifique T est
falsifiée si et seulement si l'on a proposé une autre
théorie T' dotée des caractéristiques
suivantes : 1/ comparée à T, T' a
un supplément empirique : c'est-à-dire qu'elle prédit
des faits inédits, à savoir des faits improuvables à la
lumière de T, ou même interdits par T ;
2/ T' explique le succès antérieur de
T, c'est-à-dire que tout le contenu non réfuté de
T est compris dans le contenu de T' (...) ; et
3/, une certaine partie supplémentaire de T' est
corroborée90(*) ».
La falsification ne s'opère plus en fonction des
prétendus énoncés de base ou produits d'observation.
selon Lakatos l'activité rationaliste ne devrait
même pas viser la falsification à tout prix. Depuis les travaux
des conventionnalistes, on sait qu'aucun résultat expérimental
n'élimine jamais une théorie parce que celle-ci peut être
préservée de contre-exemples soit par des hypothèses
auxiliaires, soit par une réinterprétation de ses termes. De
même, la version sophistiquée ne s'accroche nullement à la
falsification. Elle vise plutôt l'évaluation de chaque
théorie scientifique en même temps que ses hypothèses
auxiliaires, ses conditions initiales et surtout les théories qui sont
ses prédécesseurs afin de déceler le changement
qui a conduit à la nouvelle théorie.
Ici réside une des marques distinctives de la version
sophistiquée. Elle déplace le problème d'une
théorie isolée à évaluer, vers des séries de
théories. Ce sont les séries de théories qui sont
scientifiques ou ne le sont pas, et, souligne Lakatos, attribuer le
prédicat « scientifique » à une seule
théorie est une erreur de catégorie.
Dans ce sens, le progrès scientifique se mesure par la
progressivité des déplacements de problèmes (ou
déplacements progressifs), par la proportion de faits nouveaux que la
série de théories fait découvrir.
Réinterprétés en termes de « séries de
théories », les critères de démarcation et de
falsification peuvent s'énoncer en ces termes
« Nous dirons que cette série de
théories est théoriquement progressive ou qu'elle
« constitue un déplacement de problème
théoriquement progressif » si toute nouvelle
théorie possède un certain supplément de contenu empirique
par rapport à la précédente, c'est-à-dire si elle
prédit quelque fait inédit, inattendu jusqu'alors. Nous dirons
qu'une série de théories théoriquement progressive l'est
aussi empiriquement (ou qu'elle « constitue un déplacement
de problème empiriquement progressif ») si une partie de
ce supplément de contenu empirique est corroboré,
c'est-à-dire si chacune des théories nouvelles nous amène
à découvrir effectivement un fait nouveau. Enfin, nous
dirons qu'un déplacement de problème est progressif s'il
l'est à la fois théoriquement et empiriquement, et
dégénératif si ce n'est pas le cas91(*) ».
Les déplacements progressifs doivent l'être au
moins théoriquement. Dans ce cas ils sont acceptables. Dans le cas
contraire, ils sont rejetés comme pseudo-scientifiques. Le
progrès se définit par le degré de progressivité du
déplacement théorique du problème et par la proportion de
faits inédits corroborés dont la série de théorie
offre la possibilité.
Cette dernière version du falsificationnisme
méthodologique présente quelques traits dont il convient de faire
mention ici.
I.3.3.2. Traits nouveaux de la
version sophistiquée.
Primo, elle n'insiste pas sur une falsification
à tout prix, ni sur la souveraineté des résultats
expérimentaux. Pour elle, la falsification dépend de l'apparition
de théories meilleures prédisant des faits nouveaux. Dans ce
sens, la falsification n'est plus une simple relation entre une théorie
et un énoncé de base, mais une relation multiple entre des
théories concurrentes, la « base empirique »
originale et la croissance empirique résultant de cette
concurrence92(*). Aussi,
au lieu de rejeter les théories, Lakatos propose d'activer la critique
et la concurrence. La falsification revêt donc un caractère
historique.
Secundo, la version sophistiquée
réévalue le rôle de l'expérience. Ce sont
généralement les éléments de contre-preuve qui
occasionnent la réfutation des théories. Mais le concept
même d' «éléments de contre-preuve » entendu
comme un résultat expérimental, mérite d'être
revisité, voire redéfini. Car, d'après Lakatos, un
« élément de contre-preuve de
T1 » est un exemple corroborant de
T2 qui soit n'est pas compatible avec
T1 , soit est indépendant de T1.
Un élément de contre-preuve n'est un élément
crucial, pertinent qu'au coeur des anomalies, et sa crucialité est
déterminée avec un certain recul à la lumière de la
théorie qui a supplanté l'autre. Ainsi, la reconnaissance de la
crucialité d'une expérience est un processus de longue
durée et qui nécessite une relecture de l'histoire des
séries de théories en jeu.
Tertio, la corroboration supplémentaire est
un élément de grande importance dans la version
sophistiquée. Ce que cette version apprend des théories, ce n'est
ni le nombre d'éléments de preuve qui les confirment (puisque de
théories réfutées on n'apprend rien), ni de savoir si
elles sont réfutées ou non ; mais plutôt les faits
inédits que la théorie prévoit. Le seul
élément pertinent est celui prévu par la théorie
elle-même. Le caractère scientifique ne peut donc être
dissocié du progrès théorique93(*).
Enfin, la version sophistiquée présente de
nouvelles normes d'honnêteté intellectuelle94(*). Elle aborde les
théories à partir de points de vue divers et mise sur celles qui
sont capables des prédictions empiriques les plus puissantes. Cette
version est, pour cela, héritière de plusieurs traditions
épistémologiques dont elle retient les éléments les
plus pertinents :
« Des empiristes, il [le falsificationnisme
méthodologique sophistiqué]95(*) a hérité sa détermination
à apprendre d'abord de l'expérience. Il a pris de l'école
de Kant sa manière activiste d'aborder la théorie de la
connaissance. Les conventionnalistes lui ont enseigné l'importance des
décisions en méthodologie96(*) ».
Bien qu'héritière du conventionnalisme, la
version sophistiquée réduit sensiblement la part de convention
dans la méthodologie scientifique. Alors que la version
méthodologique naïve tient aux cinq décisions (deux portant
sur la détermination de la base empirique et trois sur la
réfutation), la version sophistiquée a besoin d'un nombre
très réduit. Elle considère comme redondantes les
décisions du quatrième et du cinquième type97(*). D'abord parce que c'est un
accroissement de contenu qui permet d'éliminer une théorie
complexe non concurrente, ensuite parce que l'essentiel de cette version ne
porte pas sur la réfutation des théories. Au contraire,
« Nous conservons une théorie syntaxiquement
métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas
problématiques en les modifiant de façon à augmenter le
contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont
attachées98(*) ».
En ce sens, la modification de ces hypothèses
auxiliaires peut opérer un déplacement théoriquement et
empiriquement progressif. Une théorie syntaxiquement métaphysique
peut donc être conservée comme noyau dur d'un programme de
recherche.
Il reste donc les trois premières décisions. Le
falsificationniste dogmatique y tient mordicus, la version sophistiquée
les retient mais en réduisant la part de convention dans les
décisions du deuxième et du troisième types99(*). Ces décisions sont
vitales pour déterminer la progressivité et la
dégénérescence empirique d'un déplacement de
problème. Cependant, l'élément conventionnel,
c'est-à-dire leur caractère arbitraire, peut être
attenué par ce que Lakatos appelle la procédure
d'appel.
I.3.4. Procédure d'appel et
pluralisme théorique
Le théoricien peut interjeter appel contre le verdict
de l'expérimentateur. Dans ce cas, la cour d'appel examine non pas
l'énoncé de base, mais la théorie interprétative
qui en établit la valeur de vérité. En pareille
circonstance, il est d'abord question de reconstruire et d'améliorer
l'articulation logico-déductive de la théorie. La question est
alors de savoir dans quelle circonstance on doit alors tenir à une
théorie en face de faits connus.
D'après Lakatos, l'affirmation de la contradiction
d'une théorie avec les faits est un langage propre à un
modèle déductif monothéorique. Au contraire, sachant que
la distinction entre « faits » et
« théorie » est de l'ordre d'une décision
méthodologique, le problème de la procédure d'appel fait
intervenir un modèle déductif pluraliste. Ce modèle
pluraliste a ceci de particulier que
« La contradiction ne se situe pas entre des
théories et de faits, mais entre deux théories de haut
niveau : une théorie interprétative qui fournit les
faits et une théorie explicative qui les explique ; et la
première peut se placer à un niveau tout aussi
élevé que la seconde100(*) ».
Le modèle monothéorique présuppose une
contradiction entre une théorie logiquement de niveau supérieur
et une hypothèse falsificatrice de niveau inférieur. Ce
modèle reconnaît le primat de la théorie explicative qui
doit être jugée et réfutée par les faits. Dans le
modèle pluraliste par contre, il n'est nullement question de valider la
réfutation d'une théorie. Le problème consiste
« à corriger une incompatibilité entre
la « théorie explicative » mise à
l'épreuve et les « théories
interprétatives » explicites ou cachées ; (...) le
problème est de savoir quelle théorie considérer comme
l'interprétative qui fournit les faits « durs » et
laquelle est l'explicative qui doit être jugée par les
faits101(*) ».
C'est dire que du point de vue déductif, le
modèle pluraliste de mise à l'épreuve met ensemble
plusieurs théories. Ainsi il peut décider d'accorder la
primauté à la théorie interprétative pour juger les
faits et, en cas de contradiction, réfuter les faits comme des
monstruosités. C'est là remettre en question le pouvoir de
l'expérimentation, c'est-à-dire celui d'un fait singulier,
à renverser une théorie universelle. Le chercheur devra au
contraire revisiter sa théorie interprétative. Dès lors,
la version sophistiquée déplace le problème du rejet des
théories, qui devient le problème de la résolution des
incompatibilités entre des théories étroitement
liées. Le falsificationnisme sophistiqué constitue en
réalité une avancée très significative par rapport
à la version dogmatique. Il s'impose alors de s'interroger sur sa
portée épistémologique ainsi que sur les objections
auxquelles il bute afin de souligner en quoi cette version contribue à
l'avancement de notre débat, celui de la rationalité
scientifique.
I.3.5 Limites et portée
épistémologique de la version sophistiquée.
En tant qu'elle prône la compétition, la
complexité et le pluralisme théorique, la version
sophistiquée est un processus de longue haleine qui retarde, sans
l'éviter, la décision concernant le rejet de la théorie en
cas de contre-verdict de l'expérimentateur. D'après Lakatos, la
version sophistiquée, - comme la version naïve -, se heurte au
problème crucial de la base empirique, car finalement le verdict de la
cour d'appel n'est pas infaillible. C'est dire, en définitive, que
l'expérience reste encore, au sens fort, l'arbitre impartial.
Plus substantiellement, la version sophistiquée se
heurte à ce que d'aucuns appellent le paradoxe d'adjonction dont la
résolution risque de faire une concession au simplisme de Duhem. Ce qui
est remis en question ici, c'est l'ajout de nouvelles hypothèses
auxiliaires qui opèrent le déplacement progressif. Au fur et
à mesure de l'ajout des hypothèses auxiliaires, on
s'éloigne du problème de départ à résoudre.
L'évaluation se complique dans la mesure où il s'impose de rendre
compte de la scientificité de chacune des hypothèses
ajoutées Pour Lakatos, l'élimination de déplacements
progressifs reste difficile. Ce qui importe, c'est l'exigence que les
assertions supplémentaires soient reliées à l'assertion
originale par un lien intimement plus simple. Ce simple lien intime assure la
continuité de la série des théories qui caractérise
le déplacement de problème.
Le mérite de la version sophistiquée est de
sauver le falsificationnisme de Popper contre les critiques de Kuhn et contre
l'irrationalisme qui, de l'intérieur, mine sa version dogmatique.
L'élément clé réside dans le fait que la version
sophistiquée considère des séries de théories,
ainsi que dans l'exigence de continuité qui les lie intimement à
la théorie-mère au fil des déplacements. Ceci
témoigne de la permanence d'une structure que le chercheur peut relire
à rebours afin de reconstruire l'histoire des sciences.
Sur la notion de continuité se fonde celle de logique
interne du développement des sciences. Cette exigence rappelle
également la science normale de Thomas Kuhn. Pour Lakatos, les
séries de théories - continues- sont fondues en un programme de
recherche. On peut donc comprendre que le développement de la science
est de l'ordre de la "tension essentielle" kuhnienne ou des emboîtements
successifs de Gaston Bachelard.
I.4. Conclusion partielle
La défense de la rationalité scientifique a
conduit Lakatos à falsifier le falsificationnisme afin de n'en retenir
que les éléments pertinents. La critique lakatosienne
débouche sur le rejet du justificationnisme en tant que théorie
de la rationalité. Nous savons dès lors que la connaissance
scientifique n'est ni prouvée ni probable. Elle est simplement
conjecturale. Ainsi, pris au sérieux, le critère
justificationniste fait s'écrouler, dans un irrationalisme creux toute
l'activité en même temps qu'il laisse droit de cité au
scepticisme.
Dans sa critique de Popper, Lakatos passe d'une version
dogmatique qui s'apparente au justificationnisme à une version
méthodologique du falsificationnisme. Ces deux volets du
falsificationnisme discutent à fond diverses questions liées
à l'activité scientifique, notamment le problème du
critère de démarcation, le statut des théories
scientifiques, le problème du progrès et la définition du
savoir scientifique lui-même.
Il appert clairement que c'est en dégageant une
version méthodologique sophistiquée au coeur du
falsificationnisme de Popper que Lakatos le sauve de l'irrationalisme et des
critiques de Kuhn. La version sophistiquée est une lecture plus subtile
que notre auteur fait de Popper qui, lui-même, n'en prend guerre
conscience. Elle se distingue des deux autres par des normes plus rigoureuses
d'acceptation et plus libérales de rejet des théories.
A vrai dire, le passage de la version naïve à la
version sophistiquée a apporté deux avancées
significatives. Il offre d'abord une conception dynamique du
développement de la science. Celle-ci n'évalue plus une
théorie isolée face à un fait, mais plutôt des
séries de théories fortement liées, voire incompatibles,
en termes de prédiction de faits inédits et de déplacement
théorique. Elle évalue ensuite le juste rôle de
l'expérimentation : la falsification n'entraîne pas
automatiquement le rejet des théories, à moins qu'une
prétendue expérience cruciale apparaisse comme un exemple de
confirmation d'une théorie nouvelle et meilleure.
Cette version sophistiquée détermine le vrai
problème que devrait affronter la science, celui de l'évaluation
objective des théories incompatibles. Ainsi se dégage l'exigence
de continuité des théories dans leurs liens intimes. Cette
exigence permet de reconstruire l'histoire. C'est cela que Lakatos aborde dans
la méthodologie des programmes de recherches scientifiques.
CHAP. II : LA METHODOLOGIE DE
PROGRAMMES DE RECHERCHE SCIENTIFIQUES
II.0. Introduction
Notre premier chapitre s'est penché sur la critique
lakatosienne du falsificationnisme de Karl R. Popper. Il a
démontré la difficulté de penser un quelconque
progrès rationnel de la science en termes de conjectures et
réfutations, en vertu de l'étroitesse du critère
falsificationniste102(*). Au terme de cette analyse, nous avons
dégagé, à la suite de Lakatos, une version
sophistiquée du falsificationnisme qui pose le problème
scientifique en termes d'évaluation objective des séries de
théories.
Sur quelles bases peut-on reconnaître le
caractère scientifique d'une nouvelle théorie? Quel rôle
les vérifications et anomalies jouent-elles dans la rationalité
scientifique? Comment le chercheur se positionne-t-il en face des anomalies? Si
la science ne progresse pas par accumulation des théories, en quels
termes doit-on penser le progrès chez Imre Lakatos? Telles sont les
questions que tentera de résoudre ce second chapitre. Il expose le coeur
de la méthodologie, fondée sur la dialectique entre une structure
théorique de base, (le noyau dur) et une double heuristique ou principes
méthodologiques orientant le travail théorique.
Notre chapitre se divise en trois grands moments. Dans un
premier moment, nous dégagerons l'exigence d'un développement
continu des séries des théories comme un principe majeur de la
méthodologie, car elle explique le mieux la dialectique qui
définit la science en termes de permanence et de continuité, en
lien avec l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard et de
la tension essentielle de Thomas Samuel Kuhn. Dans un second moment, nous
exposerons le concept et la structure du programme de recherche. Il s'agira ici
de préciser le rôle joué par chaque composante de la
méthodologie, et de clarifier la relation du chercheur face aux
anomalies auxquelles il peut se heurter tout au long du développement de
son programme. Enfin, le libéralisme et la tolérance
méthodologique sont un aspect non négligeable de la
méthodologie. Nous y répondons à la question de
l'existence d'un critère objectif d'élimination des programmes de
recherches. Tout au long de ce chapitre plusieurs exemples tirés de
l'histoire de la physique appuient la réflexion d'Imre Lakatos.
II.1. L'exigence d'une structure
continue.
La science ne connaît pas de modèle unique de
rationalité. Elle connaît plutôt des rationalités
multiples qui se diversifient suivant les disciplines, les époques, les
méthodes mises en jeu, les approches individuelles ainsi que selon les
contextes socio-culturels. On parlera ainsi des rationalités
mathématiques, ou des rationalités sociales. On peut dès
lors comprendre que la raison se dit de plusieurs manières.
La méthodologie de programme de recherche est en ce
sens une forme de rationalité scientifique. Elle intègre la
discussion et la critique rationnelle, l'histoire propre des sciences ainsi que
l'exigence d'une structure permanente. Seule cette structure continue peut
permettre la reconstruction rationnelle de l'histoire de sciences.
II.1.1. Lakatos : le
développement continu de la science à partir du noyau dur
Lakatos est aussi confronté au problème
épineux de l'évaluation objective des théories nouvelles
face à l'expérimentation et aux théories
déjà admises. En guise de solution, et contrairement à
Popper et à Kuhn, il intègre les théories dans une
compétition où la prédiction de faits nouveaux constitue
le critère de démarcation entre la science mature et la science
immature. En d'autres termes, en face des anomalies, la méthode
lakatosienne n'encourage pas une élimination immédiate du
programme de recherche. Celui-ci se maintient par la protection de la structure
de base et grâce à des hypothèses auxiliaires qui se
confrontent aux réfutations, et par l'adoption d'autres
hypothèses qui précisent le cadre formel du programme; ces
dernières hypothèses assureraient l'autonomie relative du
programme de recherche. L'adjonction des hypothèses est soumise au
critère de compatibilité avec la structure de base. Ainsi
s'assure une certaine continuité au coeur du programme. Sans cette
continuité, aucune reconstruction rationnelle n'est possible.
Lakatos récuse alors toute conception du
progrès scientifique en terme d'accumulation des théories. Le
progrès suppose une base permanente, le noyau dur, et une série
de changements au niveau des hypothèses auxiliaires. Ces changements
sont conçus en termes d'une augmentation de contenus théorique et
empirique, qui rend le programme compétitif. La méthodologie de
programmes de recherches joue donc sur cette dialectique entre
continuité et prédiction progressive de faits empiriques. Une
telle lecture dialectique des sciences trouve des échos chez Thomas Kuhn
et chez Gaston Bachelard.
II.1.2. Thomas Kuhn et la
structure tensionnelle des théories scientifiques.
La pertinence de cette exigence de continuité est l'un
des éléments marquants que Lakatos revalorise dans La
structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Il
y a, chez Kuhn, continuité au coeur d'un même paradigme, en temps
de science normale. Mais l'on se rappellera que pour Lakatos, cette
continuité n'est pas simplement psychologique : elle est d'abord
liée au cadre logico-formel, c'est-à-dire à des aspects
proprement internes du programme de recherche. Et la science ne connaît
pas les ruptures propres à la méthode par essais-erreurs.
Réagissant contre toutes les critiques qu'a
reçues son premier ouvrage, Kuhn écrit Tension
essentielle, ouvrage dans lequel s'affirme avec acuité l'exigence
d'un développement continu des théories scientifiques. Kuhn lie
le développement des théories scientifiques au
réajustement, c'est-à-dire à la réévaluation
de l'ancienne théorie par la nouvelle. La nouvelle théorie
récupère le passé réajusté de l'ancienne
théorie: ainsi la nouvelle théorie conserve la structure de
l'ancienne. La nouvelle théorie se transforme ainsi en un
"noumène" qui enveloppe les théories anciennes comme des cas
particuliers. Cette structure implique une certaine extension des
théories, ce qui fait de l'activité scientifique une
activité continue. Cette continuité suppose un
élément conservateur que la tradition peut offrir103(*). C'est ainsi que Kuhn
écrit ce qui suit :
« Les théories nouvelles, et de plus en plus,
les nouvelles découvertes dans les sciences mûres ne naissent pas
de novo. Au contraire, elles émergent à partir des
théories anciennes et à l'intérieur d'une matrice de
croyances anciennes concernant les phénomènes que le monde
contient et en même temps ne contient pas104(*). (...) Le savant productif
doit être un traditionaliste qui aime s'adonner à des jeux
complexes gouvernés par des règles préétablies,
pour être un innovateur efficace qui découvre de nouvelles
règles et de nouvelles pièces avec lesquelles il peut continuer
à jouer105(*) ».
Ce qui précède dégage la structure
tensionnelle des théories scientifiques. Ainsi que le rapporte Akenda,
toute innovation prend pour point de départ la maîtrise des acquis
et outils ayant émergé dans la tradition scientifique. Il y a une
sorte de conflit entre la convergence et la divergence des théories. La
révolution scientifique devient, en ce sens, l'émergence d'une
nouvelle façon de concevoir la nature et de manier les outils
conceptuels à l'aide d'une nouvelle méthode. Le progrès
scientifique n'est donc pas une simple addition de nouvelles théories
aux anciennes. Au contraire le progrès est compris comme une
assimilation de la théorie antérieure par la nouvelle. Cette
assimilation se comprend en termes de réorganisation et de
réévaluation de l'ancien. Dès lors, révolution et
progrès vont de pair, de même que continuité et
discontinuité cohabitent ou sont corrélatifs. Ce qui explique la
tension essentielle de l'activité scientifique.
II.1.3 Bachelard et
l'enveloppement dialectique des théories scientifiques.
D'après Bachelard, la science procède par
"induction amplifiante"106(*) ou par une dialectique enveloppante. En effet, la
connaissance scientifique ne croît ni par les "révolutions
scientifiques" de Thomas Kuhn, ni par le critère de
"falsifiabilité" cher à Popper, ni par l'anarchisme
épistémologique" de Feyerabend, et moins encore par le cumul des
théories scientifiques proposé par Rudolf Carnap. Le
progrès scientifique est de l'ordre d'une philosophie du Non.
Cette attitude de l'esprit signifie que
« La négation doit rester en contact avec la
formation première. Elle doit permettre une
généralisation dialectique. La
généralisation par le non doit inclure ce qu'elle nie. En fait,
tout l'essor de la pensée scientifique depuis un siècle provient
de telles généralisations dialectiques avec enveloppement de ce
qu'on nie. Ainsi, la géométrie non euclidienne enveloppe la
géométrie euclidienne; la mécanique non-newtonienne
enveloppe la mécanique newtonienne; la mécanique ondulatoire
enveloppe la mécanique relativiste107(*) ».
En outre, l'histoire des sciences démontre que chaque
nouvelle théorie qui se développe commence par nier la
précédente. Cette négation ne va pas dans le sens de
l'incommensurabilité de paradigmes kuhniens, elle est une
négation qui est à la fois continuité, car le nouveau
système théorique intègre les éléments
pertinents du programme qu'il nie. C'est là une des thèses
fondamentales de l'épistémologie de Bachelard. Il l'explicite
davantage en ces termes :
« si l'on prend une vue générale des
rapports épistémologiques de la science physique contemporaine et
de la science newtonienne, on voit qu'il n'y a pas développement des
anciennes doctrines vers les nouvelles, mais bien plutôt enveloppement
des anciennes pensées par des nouvelles. Les généralitions
spirituelles procèdent par emboîtements successifs. De la
pensée non-newtonienne à la pensée newtonienne, il n'y a
pas non plus de contradiction, il y a seulement contraction. C'est cette
contraction qui nous permet de trouver le phénomène restreint
à l'intérieur du noumène qui l'enveloppe, le cas
particulier dans le cas général, sans que jamais le particulier
puisse évoquer le général. Désormais l'étude
du phénomène relève d'une activité purement
nouménale; c'est la mathématique qui ouvre les voies à
l'expérience108(*) ».
J.C Akenda commente la thèse bachelardienne, en
soulignant que l'enveloppement est comparable à un "cas
général" qui subsume l'ancien programme comme un "cas
particulier", en éliminant les différences spécifiques et
les contingences particulières. Dès lors le noumène qui
enveloppe ne fait aucune référence au noumène
inconnaissable et inconditionné d'Emmanuel Kant. Il se
réfère au sens épistémologique que lui
confère le Théétète de Platon et est
comparable au "paradigme" de Kuhn, dépouillé de toute
prétention révolutionnaire. L'enveloppement est donc dit
"dialectique" : il est une négation dynamisante qui intègre les
acquis scientifiques antérieurs dans les acquis présents
considérés comme rectifiés et dont la rectification ouvre
à une matrice nouménale amplifiée qui fait de la science
une mémoire rationnelle109(*).
Bachelard précise clarifie la différence
évidente entre l'objet perçu est l'objet pensée. L'objet
pensé est donc à la fois phénomène et
noumène. Son caractère nouménal ouvre l'objet à un
avenir de perfectionnement, qui fait défaut à l'objet de la
connaissance commune. Voulant bien déterminer ce qu'est ce
noumène, Bachelard écrit ce qui suit :
« Le noumène scientifique n'est pas une
simple essence, il est un progrès de pensée. Il se
désigne, dans ses premiers traits, comme un progrès de
pensée, et il appelle d'autres progrès. Pour caractériser
un objet qui réalise une conquête théorique de la science,
il faudrait donc parler d'un noumène nougonal, d'une essence de
pensée qui engendre des pensées110(*) ».
Comme Kuhn et Lakatos, l'épistémologie
dialectique de Gaston Bachelard fait reposer le progrès scientifique sur
l'existence d'une structure qui persiste à travers la dialectique des
enveloppements. Cette continuité rationnelle de l'activité
scientifique peut aider à fonder la thèse structuraliste de
l'épistémologie.
II.2. Le concept de "programme de
recherche".
D'après Lakatos, un programme de recherche comporte
d'abord un ensemble théorique déterminant les principes de base
de tout le programme, ensuite un ensemble de règles
méthodologiques sur les voies de recherche à éviter ou une
heuristique négative; et enfin 'un ensemble d'hypothèses
déterminant les voies de recherche autorisées en vue de
l'avancement de toute la structure. Grosso modo, l'histoire des sciences est
loin d'être celle des théories isolées ; elle est au
contraire celle des cadres conceptuels embrassant plusieurs modèles
théoriques et chaque cadre ou langage scientifique se structure en un
noyau dur central, un glacis protecteur et en une double
heuristique111(*).
A en croire notre auteur, toute l'activité
scientifique apparaît comme un vaste programme de recherche dont la
tâche essentielle consiste à "imaginer des conjectures qui aient
plus de contenu empirique que les conjectures
précédentes"112(*). Le recours à ce schéma
théorique suprême de Karl Popper fait référence au
fait que l'essentiel de l'activité rationnelle dans la
méthodologie qui l'oriente. Ainsi, en tant qu'un vaste programme de
recherche, la science correspondrait à une méthodologie
universelle.
Cependant, parler de méthodologie de programme de
recherche, c'est faire allusion, non pas à la science du point de vue de
sa totalité, mais à des programmes de recherche particuliers
concurrents au coeur de la communauté et de l'histoire des sciences.
Lakatos le précise en ces termes :
« ce que j'ai avant tout à l'esprit n'est pas
la science dans son ensemble, mais des programmes de recherche particuliers,
tel celui qu'on connaît sous le nom de "métaphysique
cartésienne". La métaphysique cartésienne,
c'est-à-dire la théorie mécaniste selon laquelle l'univers
est un immense système d'horlogerie (et un système de
tourbillons) avec la poussée unique comme cause de mouvement, a
fonctionné comme un puissant principe heuristique113(*) ».
II.2.1. Le noyau dur et
l'heuristique négative.
Tout programme de recherche se caractérise par son
"noyau dur"114(*).
Celui-ci se constitue d'un ensemble de théories qui servent de base du
programme et qui précise son cadre conceptuel, voire son langage. Le
noyau dur est la base infalsifiable du programme. Aussi peut-on
déjà admettre qu'on programme dont la base est atteinte par la
réfutation est un programme qui dégénère. Mais
comment ce noyau dur est-il constitué? Quel est son contenu et
comment le chercheur le protège-t-il contre le contre-verdict de
l'expérimentateur? Telle est l'interrogation fondamentale à
laquelle nous allons répondre dans les pages qui suivent.
II.2.1.1. L'adoption et
l'irréfutabilité du Noyau dur
L'adoption du Noyau dur dépend de la
décision méthodologique des partisans du programme de
recherche115(*) et, par
la même décision, ce noyau est rendu infalsifiable. En effet, la
dite communauté de partisans détermine les voies et les
méthodes de recherche interdites ou à éviter afin de
garantir l'inattaquabilité de leur Noyau dur. Ces voies interdites
constituent l'heuristique négative qui empêche le chercheur de
diriger la réfutation contre ce noyau central. Ainsi, le chercheur
déploie toute son ingéniosité et toute son intelligence en
vue de la mise au point des hypothèses auxiliaires devant servir de
bouclier pour le Noyau dur. Cette tâche des chercheurs oeuvrant sur un
même programme de recherche, Lakatos l'énonce en ces termes :
« L'heuristique négative du programme nous
empêche de diriger le modus tollens contre ce "noyau dur". Nous
devons, au contraire mettre toute notre ingéniosité à
formuler ou même à inventer des "hypothèses auxiliaires"
formant un glacis protecteur autour de ce noyau; c'est contre elles que nous
devons réorienter le modus tollens, et ce sont elles qui
doivent soutenir le choc des mises à l'épreuve et être
adaptées, ou même remplacées de fond en comble pour
défendre ce noyau qu'on rend ainsi plus dur. Un programme de recherche
ne rencontre de succès que si tout cela conduit à un
déplacement de problème progressif; si le déplacement est
dégénératif, il ne réussit
pas »116(*).
C'est dire que l'adoption du Noyau dur ne se soucie
guère des anomalies auxquelles les théories qui le constituent
peuvent se heurter. Ce noyau est maintenu quand bien même il
émergerait d'un océan d'anomalies. Quitte aux hypothèses
auxiliaires de se confronter au donné expérimental et de fournir
les déplacements empiriques et conceptuels nécessaires en vue du
maintien de ce noyau et du progrès de la recherche.
Notre auteur voit dans le système newtonien, en
l'occurrence la théorie de la gravitation universelle, le modèle
par excellence d'un programme de recherche réussi. Son exemple nous
renseigne très bien sur l'irréfutabilité du Noyau dur.
D'après Lakatos, la théorie newtonienne de la gravitation,
à son départ, émerge d' un océan d'anomalies, en ce
sens qu'elle fut en contradiction avec les théories d'observation
régissant ces anomalies. Voyons en quoi Newton reste instructif dans
notre recherche.
Dans le système de Newton, l'heuristique
négative empêche le chercheur de réfuter les trois lois de
la dynamique ainsi que la loi de la gravitation. Ces quatre lois constituent le
noyau dur décidé irréfutable par les partisans.
Les anomalies ne peuvent opérer des changements qu'au niveau des
hypothèses d'observation et des conditions initiales formant le glacis
protecteur du noyau dur.117(*) A l'issue de son analyse, Lakatos situe le
caractère paradigmatique du système newtonien dans ce fait que
Chaque maillon (...) prédit un fait nouveau; chaque
étape représente une augmentation de contenu empirique :
l'exemple constitue un déplacement théorique
régulièrement progressif. Et chaque prédiction se
vérifie à la fin, bien qu'en trois occasions elles puissent
sembler momentanément "réfutées" »118(*).
L'ingéniosité de Newton et de ses partisans
consiste alors d'avoir tour à tour transformé ces anomalies et
contre-exemples en éléments de corroboration. Cet effort
nécessita le renversement des théories initiales d'observation
qui fondaient ces éléments de contre-preuve. Ainsi, chaque
difficulté devenait en réalité un triomphe.
Le critère de jonction d'hypothèses reste la
compatibilité et la prédiction de la nouveauté factuelle
en plus de la nouveauté théorique. Le progrès
théorique se discerne plus facilement et parait plus évident que
le progrès empirique. Les hypothèses assez fortes pouvant
apporter la nouveauté factuelle peuvent apparaître après
une longue série de réfutations. Elles exigent un certain recul
en vue de transformer la chaîne de défaites en brillants
succès, après que le chercheur eût corrigé les faits
erronés ou adoptés de nouvelles hypothèses.
Il est pour ce faire une impérieuse exigence que toute
nouvelle étape d'un programme de recherche opère un accroissement
régulier de contenu, surtout théoriquement. La croissance
empirique n'est exigée que par moments :
« « Le programme pris comme un tout doit
aussi présenter un déplacement empirique progressif par moments.
Nous n'exigeons pas que chaque étape d'un programme de recherche
produise immédiatement un fait observé qui soit nouveau. Notre
expression "par moments" laisse assez de marge rationnelle à
l'adhésion dogmatique à un programme confronté à
des "réfutations" prima facie »119(*).
Pour Lakatos, l'idée d'une heuristique négative
apporte une certaine rationalité ou simplement elle rationalise le
conventionnalisme dogmatique. Notre auteur soutient que les défenseurs
d'un programme de recherche peuvent rationnellement décider de ne pas
permettre aux réfutations de transmettre la fausseté au noyau
dur, tant que reste ouverte la possibilité d'accroître son contenu
empirique corroboré par le glacis protecteur. De cette
façon, la méthodologie de programme de recherche se
démarque du conventionnalisme justificationniste de Poincaré pour
s'allier avec Pierre Duhem. Pour le dire avec l'auteur lui-même :
« Notre démarche diffère du
conventionnalisme justificationniste de Poincaré en ce sens que,
contrairement à lui, nous soutenons que si et quand le programme cesse
de prédire des faits inédits, il se pourrait qu'on doive
abandonner son noyau dur : c'est-à-dire qu'à la différence
avec celui de Poincaré, notre noyau dur peut s'effondrer dans certaines
conditions. En ce sens, nous prenons le parti de Duhem120(*), qui pensait qu'il fallait
admettre cette possibilité ; mais la raison de cet effondrement est plus
esthétique chez lui, alors que pour nous elle est avant tout logique et
empirique »121(*).
En définitive, par un fiat, le noyau dur est
posé comme irréfutable, invulnérable. Et l'heuristique
négative décide d'interdire aux réfutations d'attaquer le
noyau. Le chercheur adopte alors des hypothèses auxiliaires servant de
protection contre ce noyau. Ces hypothèses doivent être
compatibles avec le noyau et répondre au critère de la
prédiction de la nouveauté factuelle. Le noyau dur, affaibli par
des hypothèses devenues incapables de prédiction, est un noyau
qui dégénère. A cette seule condition, le noyau dur peut
perdre son irréfutabilité et se voir abandonner par le chercheur.
Si le noyau dur est constitué de manière
conventionnelle, il convient de s'interroger sur son contenu.
II.2.1.2. Du contenu du "noyau
dur"
Le noyau dur est conventionnel, et d'une convention variable
d'un programme à l'autre. Toujours est-il que, du fait de ce
caractère conventionnel, le noyau dur se compose essentiellement des
propositions universelles. Dans le débat sur le conventionnalisme, Karl
Popper affirme avec une clarté éclatante que le conventionnalisme
ne peut porter que sur des propositions singulières ou propositions
d'observation constituant la base empirique. Lakatos, quoique proche de Popper,
se démarque d'une telle vision de choses pour épouser le point de
vue de Le Roy. Ainsi, pour notre auteur, le noyau dur ne peut être
constitué des seules propositions d'observations. La décision de
ne pas considérer les seules propositions d'observation n'est donc pas
la preuve d'un irrationalisme. Au contraire,
« Les hommes de science (ainsi que les
mathématiciens, comme je l'ai montré) ne font pas preuve
d'irrationalité quand ils sont enclins à ne pas tenir compte des
contre-exemples ou, comme ils préfèrent les appeler, des cas
"récalcitrants" ou "résiduels"; ils aiment à mieux suivre
la séquence de problèmes prescrits par l'heuristique positive et
leur programme et ils élaborent (...) leurs théories sans s'en
préoccuper. En opposition avec la morale falsificatrice de Popper, les
hommes de science soutiennent souvent, et rationnellement, "qu'on ne
peut se fier aux résultats expérimentaux ou que les divergences
qui existent prétendument entre ces derniers et la théorie ne
sont qu'apparentes et disparaîtront quand notre compréhension aura
progressé »122(*).
Lakatos propose de rester fidèle à une
théorie aussi longtemps que possible. La tolérance et la
fidélité évitent toute précipitation dans le rejet
des théories. Elles offrent aux théories la possibilité de
déployer toute leur force et de bien jouer leur rôle au coeur de
la compétition123(*).
Par ailleurs, le noyau dur d'un programme de recherche peut
comporter des propositions métaphysiques. Notre auteur épouse
donc le point de vue du falsificationnisme méthodologique
sophistiqué124(*). En effet, celui-ci apportait déjà une
solution évidente au problème de l'évaluation des
théories syntaxiquement métaphysique, d'après le
critère lakatosien de déplacement progressif. C'est ainsi qu'il
affirme :
« Nous conservons une théorie syntaxiquement
métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas
problématiques en les modifiant de façon à augmenter le
contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont
rattachées »125(*).
Voyons, à titre illustratif comment des propositions
métaphysiques sont intégrées dans le système
cartésien.
La base de la métaphysique cartésienne est une
proposition universelle : "il y a dans les processus de la nature un
mécanisme d'horlogerie réglé par des principes (a
priori) animateurs"126(*). Du point de vue de sa syntaxe, cette proposition
est irréfutable dans la mesure où elle ne contredit aucun
énoncé de base ou d'observation spatio-temporellement singulier.
Cependant, poursuit le Logicien hongrois, cette première proposition
pourrait contredire une théorie scientifique telle que "la gravitation
est une force égale à fm1m2/r² qui
s'exerce à distance"127(*). Il y aurait alors contradiction avec le premier
énoncé métaphysique au cas où l'expression "action
à distance" serait interprétée soit littéralement,
soit comme une vérité ultime représentant une cause
ultime, soit comme représentant une cause immédiate. Pour
Lakatos, ladite expression devra être interprétée au sens
figuré, c'est-à-dire "comme une manière
abrégée de désigner quelque mécanisme caché
d'action par contact". Dans ce sens, la proposition newtonienne (la
deuxième) pourrait trouver son explication en rapport avec la
première, qui est cartésienne. Dans ce cas, la question
réside de trouver une hypothèse auxiliaire capable de
réaliser cette explication ou cette réduction. Au cas où
une telle hypothèse produirait un déplacement empirique
progressif, la métaphysique cartésienne devra être
considérée comme bonne, scientifique, et capable de produire un
déplacement progressif. Au cas contraire, c'est-à-dire dans la
mesure où l'hypothèse auxiliaire devant réaliser la
réduction ou l'explication ne parvient pas à produire des faits
inédits, alors la réduction constitue un déplacement de
problème dégénératif ; la proposition
métaphysique est par conséquent un simple stratagème
linguistique. D'où la conclusion :
« Nous n'éliminons pas une théorie
(syntaxiquement) métaphysique quant elle entre en contradiction avec une
théorie scientifique bien corroborée, comme le falsificationnisme
naïf propose de le faire. Nous ne l'éliminons que si elle produit
un déplacement qui est dégénératif à long
terme et si une métaphysique rivale et meilleure est là pour la
remplacer. La méthodologie d'un programme de recherche à noyau
"métaphysique" n'est pas différente de celle à noyau
"réfutable", sauf peut-être quant au niveau logique des
incompatibilités qui sont la force motrice du programme128(*) ».
Après ce bref aperçu sur le contenu du noyau
dur, à savoir des propositions universelles du point de vue
spatio-temporel et métaphysiques, c'est-à-dire propositions
irréfutables en terme poppérien, il convient de s'interroger sur
ce qu'est l'heuristique positive dans un programme de recherche.
II.2.2. L'heuristique positive
d'un programme de recherche
L'heuristique positive définit le comportement des
scientifiques en face des éléments de contre-preuve ou anomalies.
Les anomalies ne s'épuisent guerre et n'empêchent en aucun cas le
développement d'un programme. En somme, l'heuristique positive oriente
le scientifique dans la constitution du glacis protecteur de son noyau dur.
Cela est loin d'être un fait du hasard, car le choix de ce qui constitue
une vraie anomalie et l'ordre à suivre dans la confrontation avec ces
anomalies dépendent essentiellement de la décision du
scientifique lui-même. L'heuristique positive facilite la construction du
glacis protecteur, et sert de construction de modèles orientant toute la
suite de la recherche au niveau des hypothèses auxiliaires protectrices.
II.2.2.1. L'heuristique positive
comme construction du glacis protecteur
Contrairement à l'heuristique négative qui
détermine le noyau dur par la décision méthodologique du
chercheur et précise les voies interdites afin de prévenir la
dégénérescence de ce noyau,
« l'heuristique positive consiste en un ensemble de
suggestions ou d'allusions partiellement articulé qui indique comment
changer et développer des "variantes réfutables" du programme de
recherche, comment modifier et raffiner le glacis protecteur
réfutable »129(*).
Cette heuristique examine les conditions de
réformabilité du glacis protecteur afin de l'amener à
pourvoir les faits nouveaux qui confèrent la scientificité
à tout le programme. Dans cette phase, le chercheur évite de se
perdre dans une marrée d'anomalies interminables. Son travail consiste
à construire des modèles complexes simulant la
réalité.
D'après Jean Ladrière, un modèle est un
objet complexe, de nature idéale, provisoirement considéré
comme une représentation schématique acceptable de l'objet
étudié. Il précise que la théorie est un corpus de
propositions qui décrivent les propriétés du modèle
et qui permettent de faire des raisonnements, de prédire les
comportements du modèle. C'est par l'intermédiaire du
modèle que la théorie se rapporte à l'expérience.
Celle-ci se situe dans la réalité concrète, alors que la
théorie est dans le monde idéal130(*).
Dans la construction de ces modèles, les
données d'observation et les anomalies réelles ne jouent aucun
rôle important. Au contraire, la science opère une
généralisation des conclusions issues de la
mathématisation de la réalité. Les modèles
mathématiques miniaturisés qui simulent la réalité
prévoient déjà les anomalies auxquelles se heurtera le
programme. Ce sont ces anomalies internes à la démarche qui
intéressent les scientifiques. Ce comportement de la science trouve
maintes illustrations dans le schéma newtonien, et ailleurs.
II.2.2.2. Le recours au
modèle mathématique chez Newton
Pour les auteurs de La nouvelle alliance, la force -
et aussi le mythe - du système de Newton réside dans la croyance
en la révélation définitive d'une vérité
unique sur la nature, et que les phénomènes naturels de tout
genre peuvent s'interpréter et par là se reproduire à
partir de quelques lois mathématiques du mouvement, à savoir
l'attraction et la répulsion. Newton est dès lors perçu
comme le symbole de la révolution scientifique moderne, dont la force
réside dans le fait d'avoir découvert des lois
mathématiques universelles qui expliquent les phénomènes
particuliers de l'univers. La mathématique légifère et
prédit et, grâce à elle, la science newtonienne a
surmonté tous les obstacles131(*).
Au commencement, rapporte Lakatos, le système
planétaire newtonien prenait pour modèle celui d'un soleil fixe,
avec une seule planète ponctuelle. Ce modèle contredisait la
troisième loi de la gravitation. Cette contradiction interne - et non
pas un contre-exemple d'observation- commanda un changement de modèle
newtonien, car la troisième loi de la gravitation nécessite un
modèle qui pose un centre de gravité commun autour duquel
graviteraient le soleil et la planète. Dans la suite, le programme de
Newton fut élaboré et élargi à un nombre plus grand
des planètes, selon l'hypothèse que seules existent les forces
héliocentriques et non pas interplanétaires. Il étudia
ensuite le cas où le soleil et les planètes étaient des
masses sphériques et non pas de masses ponctuelles. Mais, poursuit notre
auteur, une théorie non formulée contredisait le système
de base de Newton. Elle interdisait la densité infinie et
conférait une certaine étendue aux planètes. Cette
nouvelle modification posa d'énormes difficultés
mathématiques qui, une fois résolues, contraignirent Newton
à travailler sur les sphères ayant leur propre centre de
gravité et sur leurs oscillations. Il en vint à affirmer
l'existence des forces interplanétaires et à examiner le
problème de la perturbation. Et, finalement, à passer au cas des
planètes bombées132(*). Tous ces changements de modèles ne sont
commandés que par des contraintes mathématiques internes au
système. Newton illustre donc assez bien que l'heuristique positive d'un
programme de recherche se focalise sur la conception des modèles
théoriques et que seules les difficultés liées à
cette mathématisation peuvent occasionner un changement de perspective.
Ainsi, les anomalies, notamment contre-verdict de l'expérimentateur ou
les produits d'observation, ne jouent aucun rôle majeur pouvant entraver
le travail du chercheur.
En effet, seul compte le déplacement progressif
qu'opère un programme, nonobstant la foule d'anomalies, voire la
fausseté qui caractérise un programme de recherche à son
départ. Lakatos reste alors convaincu que Newton et ses successeurs
devaient certainement être conscients des anomalies et de la
fausseté de leur première version133(*). Fausseté et
anomalies, cela reste un facteur de second ordre. Continuer à
développer un programme en dépit des failles empiriques qu'il
présente est un aspect marquant de la méthodologie de programme
de recherche car, souligne Lakatos,
« Rien ne montre plus clairement qu'on programme de
recherche possède une heuristique positive que le fait de la prise de
conscience de la probabilité de fausseté que peut comporter un
programme à son adoption »134(*).
Un facteur non négligeable en sciences est la
construction des modèles. D'après notre auteur, un modèle
est essentiellement un ensemble de conditions initiales. Ces conditions, sans
exclure qu'elles soient accompagnées de certaines observations,
déterminent l'orientation principale du programme et disparaissent au
cours de l'évolution du programme. L'adoption précise de ces
conditions initiales prouve à suffisance que l'heuristique positive d'un
programme de recherche est une stratégie de prédiction et de
direction des réfutations135(*).
A dire vrai, avec la notion de modèles compris comme
conditions initiales, la science mathématise et formalise la
réalité en un système de lois de telle sorte que, ce qu'il
y a d'anomalie dans un programme, l'est plutôt mathématiquement
qu'empiriquement. Aussi pouvons-nous affirmer que les auteurs de Le nouvel
esprit scientifique s'inscrivent, à ce niveau, dans la même
perspective que Lakatos.
II.2.2.3. Bachelard :
l'expérience comme réalisation du mathématique
Illuminé par la relativité einsteinienne,
Bachelard démontre la complexité du réel contre la
simplicité des lois où l'enferme Newton, mais il insiste aussi
sur le fait que la pratique scientifique s'est métamorphosée :
elle recourt de plus en plus aux mathématiques pour décrire le
réel physique. Seules les mathématiques peuvent aider à
rendre compte de sa complexité.
Bien que différente de la logique de la
découverte scientifique défendue par Popper et soutenue par
Lakatos, la psychologie de l'esprit scientifique de Gaston Bachelard
présente des points de similitude. D'après Bachelard, le monde de
la science ne connaît ni un rationalisme, ni un réalisme purs.
Mais que l'ambiguïté de la science réside dans le fait
qu'elle s'interprète à la fois dans ces deux langages,
réaliste et rationaliste136(*). Là résiderait le dualisme de toute
l'activité scientifique qui vacille constamment entre le rationnel et le
réel, entre le théorique et l'expérimental.
Dès lors, cette base de la science suppose un mixage
du rationnel et de l'expérimental dans la mesure où
l'expérience nécessite le raisonnement, et vice-versa. La science
devient alors une explication et opère une synthèse du
rationalisme et du réalisme. Ainsi, précise Bachelard :
« le sens du vecteur épistémologique
nous paraît bien plus net. Il va sûrement du rationnel au
réel et non point, à l'inverse de la réalité au
général comme le professaient tous les philosophes depuis
Aristote jusqu'à Bacon. Autrement dit, l'application de la pensée
scientifique nous paraît essentiellement réalisante. Nous
essaierons donc de montrer ce que nous appellerons la réalisation du
rationnel ou plus généralement la réalisation du
mathématique »137(*).
Avant de prolonger notre réflexion, il convient de
s'interroger sur ce qui fait la spécificité des
mathématiques. Nous ne voulons pas ressusciter la querelle sur
"l'exactitude" qui fonde le dogmatisme mathématique. Nous savons
déjà avec Imre Lakatos que la méthode heuristique est la
mieux indiquée pour rendre compte de la logique de la découverte
mathématique. Elle nous permet de comprendre le schéma
mathématique sous la formule poppérienne de conjectures et
réfutation. La richesse d'une telle méthode réside
d'abord dans le fait qu'elle ramène les axiomes dans l'histoire de leur
adoption, une histoire teinte de querelles, de contradictions, de
contre-exemples, ou monstres, jusqu'à leur l'adoption provisoire. Les
axiomes sont adoptés provisoirement parce qu'ils ne sont pas de
vérités révélées. A un moment de
l'histoire, la communauté peut toujours éveiller les monstres
cachés et remettre en cause la vérité d'un axiome
déjà admis. Cette entreprise a ensuite le mérite de
traiter des mathématiques comme toute autre activité humaine et,
comme le dit Lakatos, les descendre du sanctuaire où les hissent les
dogmatiques d'inspiration euclidienne et platonicienne138(*).
Bachelard situe la spécificité des
mathématiques dans leur caractère formel139(*) : elles sont une
organisation formelle de schèmes favorisant l'abstraction ; et
aussi dans le fait que « toute idée pure est doublée
d'une application psychologique, d'un exemple qui fait office de
réalité »140(*)
.
Bachelard insiste que le travail du mathématicien provient de
l'extension d'une connaissance prise sur le réel et que, dans les
mathématiques même, la réalité se manifeste dans sa
fonction essentielle, celle de faire penser141(*).
Dès lors, l'avènement du mathématique
dans les sciences expérimentales fait de l'activité scientifique
une réalisation du rationnel, c'est-à-dire du mathématique
dans l'expérience physique. Cette réalisation correspond à
un réalisme technique que Bachelard définit en ces termes :
« il s'agit d'un réalisme de seconde
position, d'un réalisme en réaction contre la
réalité usuelle, en polémique contre l'immédiat,
d'un réalisme fait de raison réalisée, de raison
expérimentée. Le réel qui lui correspond n'est pas
rejeté dans le domaine de la chose en soi inconnaissable. Il a une tout
autre richesse nouménale. Alors que la chose en soi est un
noumène par exclusion des valeurs phénoménales, il nous
semble bien que le réel scientifique est fait d'une contexture
nouménale propre à indiquer les axes de l'expérimentation.
L'expérience scientifique est ainsi une raison confirmée »
142(*).
A notre avis, Lakatos ne contredirait pas le point de vue de
Bachelard qui, en définissant l'expérimentation comme une
confirmation de la raison, affirme que, par l'entremise des
mathématiques, s'opère une entrée du nouménal dans
le phénomène ; c'est-à-dire du normatif dans
l'expérience, du mathématique dans l'empirie. Car en
réalité, la nécessité de l'expérience est
déjà saisie dans la théorie avant d'être
découverte dans l'expérience. Lakatos renchérirait ce
point de vue en ajoutant qu'au niveau même de la théorie,
l'heuristique positive prévoit ce qu'il y aura comme anomalie et la
manière de prédire les inédits devant corroborer les
hypothèses. Ainsi, le chercheur s'investit de la mission d'épurer
le phénomène afin de dégager le noumène organique143(*).
Hormis sa mission de construction de modèles
orientant la recherche, l'heuristique positive d'un programme de recherche peut
également recevoir la forme d'un principe métaphysique144(*). Dans le système
newtonien, "Les planètes sont pour l'essentiel des toupies de forme
grossièrement sphérique soumises à la gravitation". C'est
un principe heuristique de type métaphysique. Ce principe, rapporte
notre auteur, n'a jamais été soutenu de manière rigoureuse
car les planètes sont à la fois soumises à la gravitation
et comportent des propriétés électromagnétiques
capables d'influencer leurs mouvements145(*).
L'heuristique positive est alors plus souple que
l'heuristique négative. Lorsqu'un programme est en phase de
dégénérescence, l'heuristique positive permet d'apporter
le déplacement progressif créateur au moyen d'une petite
révolution de modèles mis en jeu. Quel rapport l'heuristique
positive entretient-il avec les réfutations ou les vérifications?
II.2.2.4. Heuristique positive,
réfutations et vérifications
Il découle de la mathématisation du réel
une caractéristique non négligeable de l'heuristique positive
:
« L'heuristique positive d'un programme de recherche
va de l'avant en négligeant presque complètement les
"réfutations". Il peut sembler que ce soit les vérifications,
plutôt que les réfutations qui fournissent des points de contact
avec la réalité »146(*).
Une nette différence existe entre réfutation et
vérification. Les réfutations supposent le rejet du programme de
recherche lorsqu'il est frappé par le modus tollens, elles ne
sont pas pertinentes pour la méthodologie. Seules les
vérifications comptent. Celles-ci sont la corroboration du contenu
supplémentaire d'un programme en développement. La
vérification ne porte pas sur le contenu d'un programme, mais chaque
vérification de la prédiction d'un programme s'accompagne de la
réfutation de la version antérieure du même programme.
Ainsi, même après élimination des programmes
dégénérés, l'évaluation se fait
d'après le critère de leur pouvoir heuristique, autrement dit
d'après la capacité à expliquer les réfutations des
versions antérieures. Cette évaluation tient également
compte de la façon dont les programmes de recherche ont stimulé
les mathématiques. Car, les vraies difficultés auxquelles se
heurtent les programmes de recherche sont d'ordre mathématique et non
pas empirique147(*).
En somme, nous pouvons affirmer à la suite de Lakatos
que forte de l'heuristique positive, la méthodologie de programme de
recherche rend compte de l'autonomie relative de la science théorique
dans la mesure où cette heuristique détermine le choix rationnel
de problèmes. Pour reprendre les termes propres de Lakatos :
« Quels problèmes les hommes de science
engagés dans des puissants programmes de recherche choisissent-ils
rationnellement? Le choix est déterminé par l'heuristique
positive du programme de recherche plutôt que par des anomalies
embarrassantes d'un point de vue psychologique (ou pressantes d'un point de vue
technique). Ils font la liste des anomalies, mais en les écartant, dans
l'espoir qu'elles deviendront, le moment venu, des corroborations du programme.
Seuls les hommes de sciences engagés dans une étude par essais et
erreurs ont à s'attacher aux anomalies, ou encore ceux qui travaillent
sur une phase dégénérative d'un programme de recherche,
lorsque l'heuristique positive est à bout de
course »148(*).
Les problèmes scientifiques sont donc d'ordre interne.
A défaut d'une heuristique positive déterminant le choix
rationnel de problèmes, le falsificationnisme dogmatique est incapable
de rendre compte de la rationalité scientifique. Il
préfère au contraire faire la chasse aux anomalies et se propose
de rejeter -puis remplacer par une autre- une théorie qui ne sait
relever le défi de l'expérience.
Voyons, à titre illustratif, comment le programme de
Prout s'est comporté face aux anomalies.
II.2.2.5. Heuristique positive et
choix rationnel de problème.
Le cas de Prout illustre à suffisance comment un
programme de recherche peut évoluer au coeur de multiples anomalies. La
thèse principale de Prout se fonde sur l'idée que tous les atomes
sont composés de l'atome d'hydrogène149(*). Notre auteur rapporte
qu'à l'adoption de ce programme, Prout soutenait que les poids atomiques
de tous les éléments chimiques purs sont des nombres entiers.
Cette affirmation comportait des anomalies. Les défenseurs de ce
programme faisaient endosser la responsabilité de ces anomalies, non
pas à la théorie elle-même, mais aux techniques
expérimentales de référence. Autrement dit, les anomalies
étaient dues à la fausseté des théories
d'observation qui établissaient la vérité de ces
énoncés de bases. Ainsi s'imposait une révolution des
méthodes expérimentales, c'est-à-dire un renversement des
théories d'observation fournissant les contre-exemples à la
théorie de Prout. Aussi les défenseurs de Prout
optèrent-ils pour une révolution de la chimie analytique.
Bien que d'aucuns voyaient dans cette révolution une
entreprise sans fondement, elle connut un certain succès du fait qu'elle
réussit à vaincre l'une après l'autre les théories
admises sur la purification des substances chimiques. Ce succès
révélait l'existence d'un présupposé erroné,
caché fondamental, qui jusqu'alors faisait échouer les
chercheurs, à savoir :
« Deux éléments purs devaient
être séparables par des méthodes chimiques.
L'idée que deux éléments purs différents puissent
se conduire de façon identique dans toutes les réactions
chimiques, mais être séparables par des méthodes
physiques exigeait un changement (une élasticité du
concept d'"élément pur"), qui constituait aussi un changement
(par l'application de l'élasticité des concepts) pour le
programme de recherche lui-même »150(*).
Ce déplacement révolutionnaire, après un
bon nombre d'échecs confirma l'hypothèse préalablement
émise par Prout. La réussite fit de Prout une pierre angulaire
des théories modernes sur la structure des atomes.
En dépit des anomalies auxquelles se confrontait la
thèse de Prout, aucune raison rationnelle ne pouvait commander son
élimination. Ainsi se confirme la thèse lakatosienne qui stipule
qu'un programme de recherche se meut et se développe au coeur des
anomalies et de contre-exemples. Son heuristique positive lui confère la
liberté de choisir rationnellement ses difficultés et la
manière de les conduire. L'exemple de Prout, qui a opéré
un splendide déplacement progressif, confirme qu'un programme de
recherche peut défier un volume considérable de savoir
scientifique acquis. Ce savoir devient comme un environnement hostile que le
programme de recherche peut supplanter et transformer par étapes.
Si le maintien du programme de recherche nécessite
l'adjonction de nouvelles hypothèses, alors l'ajout de telles
hypothèses pose un autre aspect du problème, celui de la
compatibilité des hypothèses. Peut-on penser un programme de
recherche à fondements incompatibles?
II.2.2.6. Le problème de la
greffe des programmes de recherche.
La thèse de Niels Bohr illustre comment un programme
de recherche peut se développer à partir de fondements
incompatibles. Cette thèse postule que l'émission de la
lumière est due à des électrons qui sautent d'une orbite
à une autre à l'intérieur des atomes151(*).
La démarche de Bohr consistait à
résoudre le problème de la stabilité des minuscules
systèmes planétaires avec des électrons autour d'un noyau
positif. Ce problème est celui généralement
désigné sous l'expression "problème de Rutterford".
La théorie de Rutterford, quoique fortement
corroborée, était incompatible avec une autre théorie
corroborée : l'électromagnétisme de Maxwell et de Lorentz
qui postulait que les atomes de Rutterford sont instables et doivent, par
conséquent, s'effondrer. En reprenant à nouveaux frais ce
problème, Niels Bohr se proposait une mise en epoche provisoire
de l'incompatibilité reconnue entre Rutterford et Maxwell-Lorentz, afin
de mettre au point un programme de recherche dont les variantes
réfutables seraient compatibles avec le programme de Maxwell-Lorentz.
Le noyau dur de Bohr comportait cinq postulats152(*). Contrairement à
Prout, le programme de Bohr se distingue par sa richesse méthodologique.
Alors que l'heuristique positive de Prout fut conçue pour renverser et
remplacer la chimie analytique de son époque ainsi que ses
théories d'observation, l'heuristique positive de Bohr laissa
irrésolue l'incompatibilité entre les deux
programmes-mères. Son programme devient comme une greffe sur deux
programmes incompatibles.
En ce sens, loin d'être un échec
méthodologique, une telle manière de procéder
dégage l'innovation apportée par la méthodologie de
programme de recherche. Car, comme l'affirme notre Lakatos :
« A la vérité, certains de programmes
de recherches les plus importants de l'histoire des sciences ont
été greffés sur des programmes antérieurs avec
lesquels ils étaient ouvertement incompatibles. Par exemple,
l'astronomie de Copernic fut "greffée" sur la physique d'Aristote, et le
programme de Bohr sur celui de Maxwell »153(*).
Les justificationnistes et les falsificationnistes naïfs
pointent du doigt l'irrationalisme des greffes. A leur avis, une nouvelle
théorie, lorsqu'elle est incompatible avec une vieille théorie
admise et corroborée, est d'office réfutée et
rejetée. Ils considèrent toute greffe d'un programme nouveau, sur
un ancien qui lui est incompatible, comme un simple stratagème
linguistique, c'est-à-dire un stratagème conventionnel qui n'a
aucune pertinence dans le développement de la rationalité
scientifique154(*).
Au contraire, d'après la méthodologie
lakatosienne, en cas d'incompatibilité et lorsque le nouveau programme
greffé sur l'ancien prospère, le nouveau programme facilite une
coexistence pacifique de programmes de recherche. Cette symbiose devient, au
fil des jours, une concurrence qui poussera les partisans du nouveau programme
à finalement supplanter l'ancien. Une telle entreprise comportant
d'énormes difficultés, la greffe de programmes en cas
d'incompatibilité n'est pas monnaie courante dans la
méthodologie. Elle relève des exceptions. Car,
« La compatibilité - au sens fort-
doit rester un principe régulateur important (dominant de
très haut les exigences du changement progressif de problème); et
il faut considérer les incompatibilités (y compris les anomalies)
comme des problèmes »155(*).
L'adjonction des hypothèses auxiliaires protectrices et
celles constituant l'heuristique est commandée par l'exigence de
compatibilité afin de garantir la continuité au coeur de
l'activité scientifique. C'est dire que la méthodologie de
programme de recherche ne vise pas à cautionner l'anarchisme
méthodologique et l'incompatibilité. Elle ouvre cette
possibilité pour de raisons méthodologiques afin d'ouvrir les
programmes à la concurrence, en espérant qu'ils fourniront les
prédictions inédites devant servir de critère de
démarcation.
La compatibilité reste un principe heuristique hors de
toute discussion. D'abord, en vertu du fait que la science porte une
prétention à la vérité. Cette exigence s'accompagne
de celle de compatibilité à tel point qu'on ne peut renoncer
à l'une sans sacrifier l'autre. Ensuite, parce que la découverte
d'un incompatibilité ou d'une anomalie n'implique pas automatiquement
l'interruption immédiate du programme. En cas d'anomalie ou
d'incompatibilité, la solution lakatosienne - et cela est rationnel,
consiste de déplacer l'incompatibilité en quarantaine ad
hoc et de poursuivre l'heuristique positive du programme156(*). Contre ceux qui verraient
en cette position un crime contre la raison, notre auteur propose la
compatibilité et le libéralisme comme deux principes directeurs
de la méthodologie.
La solution lakatosienne ne pose-t-elle pas de
problèmes? Sachant que le comportement des chercheurs devant les
anomalies et les incompatibilités reste une de questions topiques de la
science, il sied à reconnaître que Lakatos se heurte ici au point
de vue des conservateurs et des anarchistes.
II.2.2.7. Le problème de
l'incompatibilité d'après les conservateurs
Le point de vue conservateur juge irrationnel de travailler
sur des fondements incompatibles. Aussi, doit-on suspendre le nouveau programme
jusqu'à ce que l'incompatibilité soit levée. Les
conservateurs se proposent alors d'éliminer l'incompatibilité en
traduisant les postulats du nouveau programme dans le langage de l'ancien
jusqu'à opérer une réduction réussie du nouveau
programme. 157(*)
Loin de faire une option pour l'élimination ou la
suspension du nouveau programme, les anarchistes élèvent
l'anarchie des fondements au rang d'une vertu et ils considèrent
l'incompatibilité soit comme une propriété essentielle de
la nature, soit comme une limitation de la connaissance.
A propos de programmes greffés, la position
rationnelle consiste à exploiter le pouvoir heuristique de ces
programmes, sans accorder une importance majeure au chaos de leur fondement.
D'après Lakatos, Newton apporte un exemple très probant de cette
dernière conception.
Notre auteur nous rapporte qu'à l'origine, le
programme de Newton s'est greffé sur la mécanique
cartésienne du choc. Mais que cette mécanique cartésienne
était incompatible avec la théorie newtonienne de la gravitation.
Newton performa son heuristique positive avec succès, ne réussit
pas à travailler sur un programme réductionniste. Il triompha
ainsi de ceux des cartésiens qui considéraient l'inutilité
de travailler sur un programme inintelligible, et de ceux qui relativisaient
l'incompatibilité158(*).
L'intérêt porté au débat sur
l'incompatibilité nous révèle que relativement peu
d'expérimentations comptent pour le chercheur. Dans la
méthodologie de programmes de recherche, les expérimentations et
les réfutations ne servent nullement à réfuter des
programmes, plutôt qu'à offrir une orientation heuristique ou
méthodologique. Même au coeur des anomalies, la
méthodologie lakatosienne encourage de travailler sur un programme, car
les faits inédits corroborants peuvent apparaître au terme d'un
long et laborieux travail théorique. En ce sens, Lakatos
écrit :
« Les mises à l'épreuve et les
"réfutations" fournissent d'ordinaire au physicien un guidage
heuristique si trivial que cela pourrait bien être une perte de temps que
de pratiquer une mise à l'épreuve à grande échelle
- ou même de trop se tracasser au sujet des données disponibles.
Dans la plupart des cas, nous n'avons pas besoin des réfutations pour
savoir que la théorie a grand besoin d'être remplacée :
l'heuristique positive du programme, de toute façon, nous entraîne
de l'avant. De plus, en donnant une "interprétation réfutable"
sérieuse à une version encore dans l'enfance d'un programme, on
fait preuve d'une dangereuse dureté méthodologique. Il se peut
même que les premières versions ne "s'appliquent" qu'à des
"idéals" inexistants; il faudra peut-être des dizaines
d'années de travail théorique pour atteindre les premiers faits
inédits et plus de temps encore pour parvenir à des versions des
programmes de recherche susceptibles d'une intéressante mise à
l'épreuve, arrivé au stade où il n'y a plus de
réfutations prévisible à la lumière du programme
lui-même »159(*).
II.2.2.8. La dialectique entre
l'heuristique positive et l'heuristique négative.
La dialectique entre les deux heuristiques d'un programme de
recherche n'est pas de l'ordre d'une succession naïve des conjectures et
réfutations. Au contraire, cette dialectique, entendue comme une
interaction entre le développement du programme et les contrôles
empiriques, revêt plusieurs formes et ne peut être décrite
par un schéma unique, du fait que le schéma par lequel
l'interaction se réalise est un simple accident de l'histoire160(*).
Lakatos dégage trois formes différentes que peut
recevoir cette dialectique.
- Primo, affirme-t-il, cette dialectique peut
recevoir l'aspect où le travail théorique va de pair avec le
travail expérimental, d'après le modèle poppérien
de conjectures et réfutations. Lakatos imagine le cas où, dans un
programme de recherche, chacune des versions consécutives
H1, H2, H3, prédirait avec
succès des faits inédits et où chacune serait
corroborée et non pas réfutée. Ceci conduit à
l'adoption de H4 qui prédit les faits et
résiste aux épreuves par le fait qu'elle opère des
déplacements progressifs. Il y a, selon ce modèle, une alternance
entre le travail théorique d'adoption de conjectures et celui,
expérimental, de mise au point des réfutations161(*).
- Secundo, la dialectique peut se présenter en
termes d'une avance que prend le théoricien par rapport à
l'expérimentateur. Cette avance correspond à une relative
autonomie du progrès théorique. Lakatos imagine Bohr comme un
théoricien qui s'isole de l'expérimentateur Balmer. Dans un
esprit critique envers lui-même, le théoricien élabore ses
hypothèses H1, H2, H3
et H4 et attend la mise à l'épreuve
avant de publier ses recherches. La mise à l'épreuve de
H4 révèle alors que tous les
éléments de preuve se transforment en éléments de
corroboration de H4. L'hypothèse
H4 sera alors l'unique et la première à
être publiée162(*).
- Tertio, la dialectique peut ressembler au cas
où le programme de recherche contredirait les faits déjà
disponibles. Dans ce cas, le théoricien revisite, démolit et
même remplace les techniques expérimentales et les théories
d'observation de l'expérimentateur. Il modifie les faits en vue de
produire de faits inédits. L'on se rappellera ici le cas de Prout dont
il a été question dans les lignes précédentes.
En somme, le débat sur la nature de la dialectique
entre les heuristiques négatives et positives met en lumière la
fermeté des chercheurs à travailler sur un programme bien qu'il
paraisse, au départ, incompatible ou en désaccord avec les
théories d'observation et les théories scientifiques
déjà admises. Il s'agit aussi bien de défendre la
compatibilité que de libéraliser les normes de recherche.
Ce libéralisme méthodologique pose pourtant
quelques questions fondamentales : jusqu'où et quand continuer
à travailler sur un programme de recherche ? La méthodologie
lakatosienne laisse-t-elle de la place à une quelconque
élimination de programmes de recherche ? Si oui, à quelles
conditions ? En d'autres termes, le libéralisme
méthodologique encourage la concurrence et la rivalité des
programmes de recherche ; il pose également le problème de
l'évaluation de la rationalité scientifique, c'est-à-dire
celui du moment où il s'agit de reconnaître un facteur corroborant
comme pertinent. Le débat débouche sur la question de
l'évaluation objective de la rationalité des programmes de
recherche.
II.3. Libéralisme et
méthodologie. Le problème de l'évaluation objective.
Le libéralisme méthodologique veut que
l'heuristique positive minimise l'anomalie ou le contre-exemple. Cependant,
prévient Lakatos, le chercheur devra se garder du danger de conserver un
programme jusqu'à l'épuisement total de son pouvoir heuristique.
Ainsi s'ouvre la possibilité d'adopter un programme rival avant que le
premier n'ait atteint le point de dégénérescence.
En ouvrant l'activité scientifique à la
compétition des programmes de recherche, le souci de notre auteur est
celui de prévenir contre le danger du dogmatisme : ce danger est la
tendance, chez certains programmes de recherche, à s'imposer comme une
norme unique de rationalité scientifique. Ainsi,
« On ne doit jamais permettre à un programme
de recherche de devenir une Weltanschauung ou une sorte de rigueur
scientifique se posant en arbitre entre l'explication et la
non-explication. Telle est malheureusement la position que Kuhn est enclin
à prôner : ce qu'il nomme "science normale" n'est rien d'autre,
à vrai dire, qu'un programme de recherche qui a établi son
monopole »163(*).
A quoi il ajoute :
« L'histoire des sciences a été et
devrait être celle de la rivalité entre programmes de recherche
(ou si l'on veut, entre "paradigmes"), mais elle n'a pas été et
ne doit pas devenir une succession de périodes de science normale : plus
la compétition commence tôt, mieux cela vaut pour le
progrès. Le "pluralisme théorique" est préférable
au "monisme théorique" »164(*).
L'histoire des sciences témoigne certes d'un monopole
de certains programmes de recherche, mais un monopole simplement passager. Elle
reste une histoire de programmes de recherche concurrents.
Au coeur de cette concurrence se pose le problème de
l'élimination de programmes non concurrents. Dès lors, la
question est de savoir s'il existe une raison objective, et non pas seulement
un critère psychologique, qui militerait en faveur du rejet total d'un
programme de recherche incapable à fournir les prédictions
nouvelles. Une telle question implique de reconnaître que le seul
déplacement dégénératif n'est pas pertinent pour
occasionner l'élimination totale d'un programme. Ainsi, en guise de
réponse à la quête d'un critère objectif, Lakatos
énonce ce qui suit :
« Notre réponse serait, dans les grandes
lignes, qu'une telle raison objective est fournie par un programme de recherche
rival qui explique la réussite antérieure du premier et le
supplante en déployant un pouvoir heuristique
supérieur »165(*).
Objectivement, le seul critère devant occasionner
l'élimination du noyau dur et de l'heuristique négative d'un
programme reste le faible pouvoir heuristique ou une capacité
explicative nulle.
Ce critère dépend cependant de la conception
que le chercheur se fait de la "nouveauté factuelle"166(*). Cette nouveauté
factuelle est souvent supposée comme apparaissant immédiatement
dans chaque programme. C'est aussi l'impression que peut donner la
méthodologie de programmes de recherche qui insiste tant sur cet aspect.
Lakatos affirme pourtant que la reconnaissance des prédictions
inédites est une entreprise qui ne réussit qu'après un bon
laps de temps. Ce qui importe, c'est l'élément
rétrospectif dans la reconnaissance de cette nouveauté. Ce n'est
qu'après une relecture critique que l'historiographe des sciences
discerne en quoi, en son temps, un déplacement a été
novateur; c'est-à-dire en quoi une découverte a été
une nouveauté et en quoi elle a contribué de manière
significative au développement du programme. Rien ne permet de discerner
immédiatement une telle nouveauté.
Il s'en suit que le libéralisme normatif vaut mieux
que la recherche des éléments pouvant éliminer un
programme de recherche. Il importe donc de laisser les programmes concourir,
car :
« Un nouveau programme de recherche qui vient
d'entrer dans la compétition, peut commencer par expliquer des "faits
anciens" de manière inédite, mais un très long intervalle
peut s'écouler avant qu'il soit considéré comme produisant
des faits "authentiquement inédits" »167(*).
Les expériences cruciales corroborant apparaissent
tardivement, et même retrospectivement. Ainsi, poursuit notre auteur,
« Nous ne devons pas écarter un programme de
recherche naissant parce qu'il n'est pas encore parvenu à supplanter un
puissant rival. Nous ne devrions pas l'abandonner s'il constituait un
déplacement progressif de problème, à supposer que son
rival n'existe pas. Et nous devrions contrairement considérer un fait
qui a reçu une interprétation nouvelle comme un fait nouveau, en
refusant de tenir compte de la priorité à laquelle
prétendent isolément les amateurs qui collectionnent les faits.
Tant qu'un programme de recherche naissant peut être reconstruit
rationnellement sous forme d'un déplacement progressif, il faut le
protéger contre un puissant rival bien
établi »168(*).
Ainsi, il reste difficile de vaincre totalement un programme
de recherche. Le chercheur peut toujours le protéger contre la
dégénérescence de son noyau dur par des hypothèses
auxiliaires ou en adoptant un autre version du même programme capable de
prédiction qui augmente son contenu.
Signalons enfin que ce libéralisme normatif est loin
de s'identifier à une quelconque forme de scepticisme ou d'anarchisme.
Il est essentiellement un principe de tolérance méthodologique.
Avec ce principe de tolérance, la question portant sur le critère
objectif d'élimination des programmes de recherche reste finalement sans
réponse169(*).
II.3.1. L'utopie de la
rationalité immédiate. Le cas de Michelson et Morley
Le problème des expériences cruciales se pose
aussi bien à l'intérieur d'un même programme de recherche,
qu'à l'extérieur, entre des programmes rivaux. A
l'intérieur, Lakatos reconnaît l'existence des expériences
cruciales mineures pouvant départager des versions successives mais
concurrentes d'un même programme. Même à ce niveau,
l'élimination de ces variantes est une affaire de routine. En ceci que,
d'abord l'expérimentation est assez forte pour juger entre une version
et celle qui la supplante, ensuite parce que la décision portant sur le
rejet des variantes d'un programme de recherche peut toujours injecter appel.
Cette procédure d'appel peut être source de
conflit entre deux programmes entiers du fait qu'elle remet en cause leurs
théories d'observation. Ce cas nécessite la présence
d'expériences cruciales majeures capables de trancher au sujet de la
rationalité. Mais un programme, quoique progressif, ne peut
générer les faits inédits qu'à la suite d'un long
développement de son heuristique positive. L'expérience de
Michelson et Morley tombe à propos pour illustrer, à la suite de
Lakatos, l'inexistence des expériences cruciales de rationalité
immédiate.
II.3.1.1. Michelson et le
problème de l'éther
Le progrès de la physique classique a
coïncidé avec le triomphe de la théorie ondulatoire de la
lumière, seule capable de rendre compte des phénomènes
comme la diffraction ou les interférences. Mais la notion d'onde,
entendue non pas comme matière ni comme corpuscule, mais comme
l'ébranlement d'un milieu se transmettant de proche en proche170(*), nécessite
l'existence d'un milieu qui ondule. Sachant que la lumière sa propage
à travers l'espace, le vide et les milieux transparents, l'éther
fut imaginé comme ce milieu hypothétique jouant le rôle
d'un continuum qui pénètre partout où il y a la
lumière171(*). La
conception de l'éther stationnaire semblait être en harmonie avec
la conception newtonienne d'un espace absolu172(*), qui serait comme un milieu immobile servant de
référence. Ainsi vint l'idée de vérifier le
mouvement de la Terre par rapport à ce milieu en vue d'affirmer
l'existence d'un vent d'éther. Plus concrètement,
« il s'agissait de déterminer si une
émission lumineuse, émise de la Terre et donc
entraînée par son déplacement dans l'espace, était
affectée par ce mouvement, ou si en d'autres termes, la vitesse de la
Terre pouvait s'ajouter à celle de la lumière déjà
connue »173(*).
C'est ce que tenta de réaliser Michelson en 1881.
Depuis lors, il répéta l'expérience plus d'une fois,
toujours avec le même résultat désastreux. Bien que
Michelson détermina avec précision la constance de la vitesse de
la lumière174(*),
l'expérience était négative : il n'y avait pas de vent
d'éther. Jean-Marie Aubert explique,
« Il n'y avait alors que trois
interprétations possibles : ou bien la Terre était immobile (et
c'était alors revenir au vieux système de
Ptolémée!); ou bien il fallait supposer gratuitement que
l'appareil de mesure se contractait sous l'effet du "vent d'éther",
compensant par là la différence qu'on aurait dû trouver
(Solution choisie par Lorentz, dont les calculs furent d'ailleurs
utilisés par Einstein, mais interprétés
différemment); ou bien les ondes électromagnétiques ou
lumineuses existaient sans support »175(*).
Il a fallu attendre l'ingéniosité de
Einstein176(*) pour
attendre la confirmation de l'inexistence de l'éther. Celui-ci reprit le
problème à la base mais en partant d'une idée lumineuse
que 'espace absolu ne pouvait pas être un milieu de
référence pour un mouvement quelconque, même celui de
vibration électromagnétique, car l'éther n'existe pas. La
suppression de l'éther et de l'espace absolu sonnait le glas de la
théorie classique de la lumière.
II.3.1.2. L'interprétation
lakatosienne de l'expérience de Michelson
D'après Lakatos, cette expérience est
pertinente pour la méthodologie de programme de recherches en ce sens
que l'expérience permet de mieux cerner l'essence d'une
expérience cruciale. Notre auteur affirme le but visé par
Michelson était de mettre en épreuve les théories
contradictoires de Fresnel et de Stokes sur l'influence du mouvement de la
terre sur l'éther :
« Selon la théorie de Fresnel, la Terre se
meut à travers un éther au repos, mais l'éther
intérieur à l'espace terrestre est pareillement emporté
par elle dans son mouvement; cela implique donc que la vitesse relative par
rapport à la Terre de l'éther extérieur est positive (Il
existe donc un vent d'éther). Selon la théorie de Stokes,
l'éther est entraîné par la Terre et, juste à a
surface terrestre, Terre et éther ont la même vitesse; la vitesse
relative de l'éther est donc nulle »177(*).
Bien que contradictoires, ces deux théories paraissent
similaires du point de vue de l'observation, en vertu de leur incapacité
à rendre compte de la propagation de la lumière. L'effort de
Michelson consiste, non seulement d'avoir départagé ces deux
théories, mais surtout d'avoir fourni une expérience cruciale
corroborant la théorie de Stokes. Ceci, parce que la vitesse de la terre
par rapport à l'éther est bien plus faible que ne le veut la
théorie de Fresnel. Cette conclusion conduit à infirmer
l'hypothèse de l'inexistence de l'éther. L'hypothèse de
Michelson fut contestée par Lorentz qui n'y voyait pas une
réfutation de la théorie de Fresnel. Pour Lorentz, la
théorie de Stokes et, par conséquent l'hypothèse de
l'inexistence de l'éther stationnaire, sont erronées.
La collaboration de Michelson et Morley leva le défi
lancé par Lorentz. Et dans un de ses articles, Michelson aboutit
à cette conclusion qu'il existe bel et bien un mouvement de la Terre par
rapport à l'éther. Ce mouvement, quoique faible, suffit pour
détruire la thèse de Fresnel178(*). Dans cet article, et face aux critiques d'autres
chercheurs, Michelson ne se prononce plus sur l'inexistence de l'éther.
Devant la résistance de Lorentz qui réussit à formuler un
déplacement progressif de Fresnel, et découragé par son
propre échec à prouver l'inexistence de l'éther que
prédisait la théorie de Stokes, Michelson conclut en la
fausseté de ses propres calculs et se résolut d'accorder son
crédit à la théorie de Fresnel179(*). Il s'avoua vaincu par les
défenseurs de l'éther.
Il a fallu Einstein pour mettre au point un programme nouveau
qui, finalement reconnut la pertinence de Michelson, programme dont Einstein
ignorait même les travaux. Son programme qui prédisait
l'expérience de Michelson et plusieurs autres faits qui n'étaient
pas prédits avant, des faits qui furent corroborés de
manière spectaculaire. L'important, souligne Lakatos,
« C'est alors seulement, après
vingt-cinq ans, que l'expérience de Michelson en vint à
être considérée comme "la plus grande expérience
cruciale négative de l'histoire des sciences" »180(*).
Cette expérience révèle clairement
l'utopie d'une rationalité immédiate entendue comme une
expérience qui réfute un programme de recherche. D'abord parce
que les déplacements progressifs peuvent apparaître ou être
reconnus comme tels avec un grand recul. Ensuite, parce que les
défenseurs d'un programme de recherche peuvent, à la longue,
développer des variantes satisfaisantes d'un même programme,
transformant ainsi les éléments de contre-preuve en
éléments de corroboration du programme
dégénéré. Ils transformeraient ainsi les
éléments corroborants du programme vainqueur en
éléments de sa défaite.
Fort malheureusement, les théories
justificationnistes181(*) se basent sur l'exigence d'une rationalité
immédiate. Pour Lakatos, toutes ces théories ont
échoué, car en science, la rationalité opère
beaucoup plus lentement, et elle est une rationalité faillible, qui
reste encore ouverte à la critique et à la discussion
rationnelle. La rationalité n'est jamais dogmatique182(*). Ce qui importe, c'est
l'exigence de continuité, la ténacité des théories.
La rationalité scientifique ne peut dès lors s'expliquer que si
la science est interprétée comme un vaste champ de bataille
où s'affrontent des programmes de recherche, et non pas des
théories isolées. Il faut alors sortir les théories de
leur isolement. Car on ne peut dire d'une théorie qui s'isole qu'elle
est rationnelle.
L'analyse lakatosienne implique un nouveau critère de
démarcation, en termes de science mature et science immature. La science
encore immature procède par essais-erreurs, alors que la science mature
consiste en programme de recherche et se distingue par la richesse de son
pouvoir heuristique. L'heuristique positive esquisse les modalités de
construction du glacis protecteur ; elle assure l'autonomie de la science
théorique.
Les grandes articulations de la méthodologie de
programme de recherche se présentent donc ainsi. Eu demeurant, à
titre illustratif, pouvons-nous nous demander en quoi le programme de Copernic
a-t-il supplanté celui de Ptolémée. Cette question
implique une relecture historico-critique de la révolution copernicienne
à la lumière de la méthodologie de programme de
recherche.
II.3.2. La révolution
copernicienne d'après la méthodologie de programme de recherche.
II.3.2.1. La révolution
copernicienne : Quid?
Le concept de révolution nous rappelle ici le
changement de paradigme entendu comme un modèle théorique admis
à une certaine époque, et qui oriente le travail des chercheurs.
Il s'agit donc de l'acception kuhnienne du concept de révolution.
Dès lors, laa question est de savoir comment le modèle
théorique ptoléméen dégénère devant
le modèle copernicien.
D'après Lakatos, la révolution copernicienne
est loin d'être la croyance populaire en l'héliocentrisme. La
révolution copernicienne est de l'ordre du "monde 3" de Karl
Popper (ou du monde de la connaissance objective). Elle se défait des
croyances et des états de l'esprit pour interroger les jugements et
leurs contenus. C'est dire que le changement opéré par Copernic
ne se ramène pas à une simple croyance. Elle est, comme dit Kuhn,
un événement multiple dont le noyau fut
« une transformation de l'astronomie
mathématique qui embrassait des changements d'ordre conceptuels en
cosmologie, en physique, aussi bien qu'en matière de
religion »183(*).
Pour Lakatos, cette révolution peut être
considérée comme :
« L'hypothèse que la terre se meut autour du
soleil plutôt que l'inverse, ou plus précisément, que le
cadre de référence fixe du mouvement des planètes est
formé par les étoiles, non pas la terre »184(*).
Lakatos poursuit que la définition de la
révolution copernicienne en terme de croyance en l'héliocentrisme
est largement soutenue par les théoriciens de rationalité
immédiate185(*).
Ceux-ci fondent leur évaluation non pas sur des programmes de recherche,
mais simplement sur des considérations empiriques. La
méthodologie de programmes de recherche rend mieux compte du
déplacement opéré par Copernic.
II.3.2.2. Du géocentrisme
à l'héliocentrisme. Cas d'un déplacement progressif
Pour notre auteur, le programme de Ptolémée et
celui de Ptolémée se réclament, à l'origine, de la
double paternité de Pythagore et de Platon. Les programmes pythagoricien
et platoniciens énoncent leur principe de base, c'est-à-dire leur
pierre angulaire heuristique en ces termes :
« Puisque les corps célestes sont parfaits,
il faut sauver tous les phénomènes astronomiques par la
combinaison d'un nombre aussi faible que possible de mouvements circulaires
uniformes »186(*).
Ce principe heuristique, dit-il, était primaire et
revêtait d'une importance supérieure au noyau dur qui
n'était que secondaire.
En effet, le débat sur le centre de l'univers est
contemporain à la prime enfance de la philosophie grecque. Pythagore
postulait déjà que le centre de l'univers est une boule de feu
invisible à partir de régions habitées de la terre. Pour
Platon, le soleil était le centre. Par contre, Eudoxe fait de la terre
le centre de l'univers. Cette première hypothèse
géocentrique se renforça en un noyau dur avec la
complexité qui caractérise la physique aristotélicienne.
Aristote postulait l'existence d'un mouvement naturel et violent qui
séparerait tous les phénomènes terrestres des
phénomènes célestes. Les phénomènes
chimiques terrestres sont constitués de quatre éléments,
alors que les phénomènes célestes se forment d'une
quinta essentia, un cinquième élément qui est une
essence pure. La première formulation rudimentaire de l'hypothèse
géocentrique affirmait l'existence des orbes concentriques entourant la
terre, avec un orbe pour chaque étoile, et un orbe propre pour chaque
corps céleste187(*).
Ce premier modèle comporte la limite d'être trop
idéal et, par conséquent, erroné. Il ne prédit
aucun fait inédit et échoue devant les anomalies aussi graves que
la variation de la luminosité des planètes. La solution fut
dès lors l'abandon, avec Ptolémée, du système des
planètes tournantes. Ce changement de perspective sonna le glas du
système géocentrique, car :
« Après l'abandon de ce système de
sphères tournantes, chaque modification du programme géostatique
l'écarta un peu plus de l'heuristique platonicienne. Avec les
excentriques, la Terre quitta le centre du cercle; avec les épicycles
d'Apollonius et d'Hipparque, les trajectoires réelles des
planètes autour de la Terre cessèrent d'être circulaires,
enfin, avec les équants de Ptolémée, même le
mouvement du centre vide de l'épicycle ne fut plus simultanément
uniforme et circulaire : (...) au lieu d'un mouvement circulaire uniforme, on
n'eut plus qu'un mouvement quasi circulaire, quasi
uniforme »188(*).
Ainsi, devant l'importance des anomalies auxquelles se
heurtait le géocentrisme, chaque effort pour l'amender l'écartait
réellement de l'hypothèse platonicienne originale.
Lakatos voit le mérite de Copernic dans le fait
d'avoir démontré que Ptolémée occasionna la
dégénérescence heuristique du programme platonicien,
notamment par le recours à des hypothèses ad hoc pour
expliquer le mouvement circulaire uniforme des planètes189(*).
Il précise que Copernic n'a pas inventé une
nouvelle heuristique. Son effort consista simplement à remettre en
honneur l'heuristique platonicienne, dont le noyau dur énonce que les
étoiles fournissent le cadre de référence primordial de la
physique.
D'après Lakatos, Copernic, mieux que son
prédécesseur, réussit à créer une
heuristique platonicienne authentique. L'heuristique platonicienne fait des
étoiles des corps parfaits, possédant un mouvement parfait : une
seule et unique rotation autour d'un axe. Dans la lignée de Platon,
Copernic fixa le mouvement des étoiles en les rendant immobiles. Il
transférait ainsi le mouvement de la terre aux étoiles. Copernic
fait donc de la Terre une planète, sachant que les planètes sont
moins parfaites que les étoiles, à cause de la
multiplicité du mouvement de leurs épicycles.
Bien qu'il se soit débarrassé de
l'équant ptoléméen, le système de Copernic comporte
encore autant de cercles que chez Ptolémée. On est alors en droit
de se demander ce qui fait la supériorité du système
copernicien.
II.3.2.3. La
supériorité heuristique de Copernic
La supériorité heuristique de Copernic sur
l'Almageste de Ptolémée paraît évidente, eu
égard à ce qui précède. Outre cette
supériorité méthodologique, la préséance de
Copernic réside dans le fait de s'être débarrassé
des équants et dans leur remplacement par les épicycles. En ce
sens, la théorie copernicienne de la Lune est un net progrès
empirique par le fait qu'elle lui permit non seulement de sauver les
phénomènes, mais aussi d'améliorer l'accord entre la
théorie et l'observation190(*).
Par rapport à Ptolémée, Copernic
opère un déplacement théoriquement progressif, notamment
avec la prédiction des phases de Venus et des parallaxes stellaires.
Mais la corroboration des phases de Venus n'est intervenue que tardivement en
1616.
Ainsi, lorsqu'il est interprété en rapport avec
le système de Galilée ou de Newton, on dira que Copernic n'a
été que partiellement corroboré. Mais Copernic
opère un déplacement progressif par rapport à
l'heuristique platonicienne. A vrai dire, la méthodologie de programme
de recherche ne reconnaît la révolution copernicienne comme une
révolution qu'à partir de la confirmation, en 1616, de
l'existence de phases de Vénus. Cette seule découverte corrobore,
avec recul, la rationalité copernicienne.
De son côté, Elie Zahar emboîte les pas
à Lakatos en reconnaissant la supériorité heuristique de
Copernic face à Ptolémée. Zahar ne partage cependant pas
la conception lakatosienne de "fait inédit". Lakatos voit dans un fait
inédit, une prédication neuve, sensationnelle ou spectaculaire,
incompatible avec les prévisions précédentes et le savoir
acquis indiscutable. Un fait inédit l'est effectivement s'il
prédit un fait interdit ou non prévu par son rival. On peut alors
comprendre pourquoi la prédiction empirique du programme de Copernic
n'intervient que tardivement191(*).
Elie Zahar, dans sa relecture modifiée de la
méthodologie lakatosienne pense qu'un fait inédit peut-être
une proposition déjà admise à l'intérieur d'un
programme. Ce fut notamment le cas, chez Einstein, avec le
périhélie de Mercure, dont l'explication fournit un soutien
empirique crucial à la théorie einsteinienne. Bien que
corroborant, la notion de périhélie de Mercure était
déjà prévue par le programme d'Einstein, mais sans y jouer
une importance majeure192(*).
Ainsi, d'après l'interprétation zaharienne de
la prédiction factuelle, le noyau dur de Copernic
s'énonçait en ces termes :
« Les planètes se meuvent uniformément
sur des cercles concentriques autour du soleil; le Lune se meut sur un
épicycle ayant la terre pour centre »193(*).
Cette affirmation signifie l'affirmation de plusieurs autres
faits qui constituent un progrès de Copernic par rapport à
Ptolémée. C'est dire qu'avec le modèle fondamental de
Copernic, doublé du présupposé selon lequel "les
planètes inférieures ont une période plus courte et les
planètes supérieures une période plus longue", plusieurs
prédictions nouvelles peuvent s'ouvrir avant toute observation dans le
système de Copernic.
Pour Zahar, Copernic réalise un déplacement
progressif, et supplante Ptolémée ; il opère une
révolution du fait de sa supériorité scientifique. Cette
supériorité repose sur son pouvoir heuristique bien
corroboré194(*).
II.4. Conclusion partielle
A l'aide des exemples historiques, nous avons tenté de
décrire la méthodologie de programmes de recherche. Contrairement
à ces prédécesseurs, Lakatos situe l'essentiel de
l'activité scientifique dans la dialectique entre une structure
permanente irréfutable par décision méthodologique, d'un
glacis protecteur fait d'hypothèses auxiliaires protégeant le
noyau central contre toute menace empirique extérieure, et d'une
heuristique positive qui détermine les règles relatives à
la construction du glacis protecteur.
L'activité rationaliste nous a paru essentiellement
comme une activité interne. Grâce à son heuristique
positive, le chercheur construit des modèles, choisit et ordonne les
anomalies théoriques que présente le programme. La
méthodologie minimise ainsi la recherche des contre-preuves servant de
rationalité immédiate en faveur de l'élimination d'un
programme de recherche incompatible avec les produits d'observation ou avec les
théories scientifiques ayant fait leur preuve au cours de l'histoire de
sciences. La fin de l'illusion de la rationalité immédiate ouvre
les programmes ou séries de théories dans une compétition
et un libéralisme normatif qui, non seulement écarte toute
prétention d'un programme à s'imposer comme une norme de
rationalité, mais aussi accorde à chaque programme la chance de
concourir sachant que les faits inédits corroborants apparaissent avec
un certain recul.
Lakatos propose ici un nouveau critère de
démarcation entre science immature (des conjectures et
réfutations), science mature faite des programmes de recherche. La
démarche repose sur une conception du progrès scientifique en
termes de prédiction de faits nouveaux qu'un programme apporterait par
rapport à l'ancien dont il explique également tout le contenu; et
sur un principe de tolérance qui invite à éviter la
précipitation lorsqu'il faut déclarer la
dégénérescence d'un programme. A vrai dire, rien ne nous
pousse à éliminer un programme de recherche tant que
l'ingéniosité de ses défenseurs est encore active.
Aussi Imre Lakatos se propose-t-il une reconstruction
rationnelle des programmes de recherche rivaux, avec la méthodologie de
programme comme étalon de mesure. C'est cela que tentera essentiellement
d'examiner notre dernier chapitre.
CHAP. III. : RECONSTRUCTION RATIONNELLE
ET EVALUATION DES METHODOLOGIES RIVALES
III.0. Introduction
Au terme de notre second chapitre qui a présenté
la constitution, le code d'honneur ainsi que les critères de
rationalité de la méthodologie des programmes de recherches
scientifiques, la rationalité scientifique nous est apparue non comme
une rationalité immédiate, mais comme une rationalité
construite, après de longues années du développement d'un
programme. Ainsi nous est apparue l'exigence d'une reconstruction rationnelle
de l'histoire des sciences et la pertinence de leur rationalité.
Dans ce troisième chapitre, nous voulons
présenter la méthodologie lakatosienne comme une
méthodologie des programmes historiographiques qui évaluent la
rationalité des programmes rivaux. En effet, il s'agit de
démontrer l'impact de la discussion critique dans toute entreprise
visant à rendre compte de la rationalité. Ceci exige de
dégager une relation étroite entre l'histoire des sciences,
entendue comme une mémoire de la science, et
l'épistémologie qui offre à la première les
principes ou le cadre permettant de critiquer ses prétentions à
la rationalité, à la vérité et à la
validité. L'épistémologie offre également le cadre
de la reconstruction rationnelle des séquences pertinentes et
éprouvées de l'histoire de science.
En outre, la notion de reconstruction rationnelle se comprend
dans la distinction et dans la relation de deux types d'histoires de sciences,
l'une normativo-interne et l'autre, socio-psychologique. L'histoire interne
offre le noyau dur, et l'histoire externe, les hypothèses auxiliaires
protectrices de ce noyau central. Dès lors, la méthodologie des
programmes historiographiques se présente comme un cadre propice qui
évalue, non pas seulement des théories à
l'intérieur d'un même programme de recherche, mais des
théories de rationalité tout entières.
Nous articulons ce débat en quatre points principaux.
Premièrement, nous dégagerons le rapport entre histoire des
sciences et philosophie des sciences, et le débat débouche sur la
distinction de deux sortes d'histoires. Le deuxième moment reconstruit
les noyaux durs de quelques grandes théories de rationalité et
montre l'urgence d'une relation dialectique entre l'histoire interne et
l'histoire externe. Le troisième point présente la
méthodologie comme un méta-critère d'évaluation et
montre comment l'histoire, alors qu'elle réfute les autres
méthodologies, la corrobore. Quatrièmement et enfin, nous
montrerons la nécessité d'une approche critique de la
pensée de Lakatos
III.1. Histoire, philosophie des
sciences et reconstruction rationnelle
III.1.1. Histoire des sciences
comme épistémologie
Le fil conducteur de toute la reconstruction lakatosienne de
l'histoire des sciences est l'affirmation kantienne selon laquelle :
« la philosophie des sciences sans l'histoire des sciences est vide,
l'histoire des sciences sans la philosophie des sciences est
aveugle »195(*). Pour une reconstruction adéquate de
l'histoire des sciences, il faudra que le philosophe des sciences se double de
l'historien, et vice-versa. En d'autres termes, - et c'est là une
conviction de notre auteur-, l'histoire des sciences et la philosophie des
sciences doivent se mettre l'une à l'école de l'autre. Cette
relation pose le problème du rapport entre ces deux domaines de la
connaissance. Un recours à Kuhn et Canguilhem peut aider à
clarifier cette problématique.
Il s'agit de se demander par qui et pourquoi l'histoire des
sciences doit être faite. En guise de réponse à la
première question, Georges Canguilhem, affirme que le philosophe est
l'historien de sciences par excellence196(*). Canguilhem explique :
« Quant aux philosophes, ils peuvent être
amenés à l'histoire des sciences, soit traditionnellement et
directement par l'histoire de la philosophie, dans la mesure où telle
philosophie a demandé, en son temps, à une science triomphante de
l'éclairer sur les voies et moyens de la connaissance militante, soit
plus directement par l'épistémologie, dans la mesure où
cette conscience critique des méthodes actuelles d'un savoir
adéquat à son objet se sent tenu d'en célébrer le
pouvoir par le rappel des embarras qui en ont retardé la
conquête »197(*).
La philosophie offre un cadre critique de lecture du parcours
historique des sciences, de leurs moments de triomphe ou de piétinement,
de la validité de leurs méthodes. En ce sens, conclut Canguilhem,
la philosophie des sciences - mieux que l'histoire et la science- entretient un
rapport plus direct avec l'histoire des sciences.
Répondant à la question
« pourquoi ?», Canguilhem évoque trois raisons pour
faire l'histoire des sciences198(*). La troisième, qui est la plus importante,
est la raison philosophique : l'histoire des sciences doit être
faite en rapport avec l'épistémologie, car :
« sans référence à
l'épistémologie, une théorie de la connaissance serait une
méditation sur le vide et que sans relation à l'histoire des
sciences une épistémologie serait un doublet parfaitement
superflu de la science dont elle prétendrait
discourir »199(*).
Ceci revient à affirmer, une fois de plus, un rapport
intrinsèque entre histoire des sciences et philosophie des sciences
entendue comme épistémologie. Canguilhem rejoint ici
l'affirmation kantienne qui fonde la pensée d'Imre Lakatos. Canguilhem
renchérit en affirmant que ce rapport entre interne et direct peut
s'exprimer en deux modes. L'histoire des sciences comme mémoire de la
science, peut d'abord être conçue comme le laboratoire de
l'épistémologie : faire l'histoire des sciences, c'est
« mettre l'esprit en expérience...faire une théorie
expérimentale de l'esprit humain »200(*). L'histoire des sciences est
donc ce laboratoire, cet ensemble de construction où s'exerce l'esprit
humain. En ce sens, l'histoire devient comme un « microscope
mental » qui opère le grossissement des découvertes
scientifiques et détecte la part du rationnel et de l'irrationnel dans
les faits déjà construits201(*).
Ensuite, l'épistémologie permet de
dégager la fonction et le sens de l'histoire. Ceci explique le recours
au « modèle du tribunal ». Le rôle de
l'épistémologie est alors
« de fournir le principe d'un jugement, en lui
enseignant de parler le langage dernier parlé par la science (...) et en
lui permettant ainsi de reculer dans le passé jusqu'au moment où
ce langage cesse d'être intelligible ou traduisible en quelque autre,
plus lâche ou plus vulgaire, antérieurement parlé. (...)
Sans l'épistémologie, il serait donc impossible de discerner deux
sortes d'histoires dites des sciences, celles des connaissances
périmées, celle des connaissances sanctionnées,
c'est-à-dire encore actuelles parce qu'agissantes »202(*).
L'épistémologie est alors une instance critique
de l'histoire de sciences. Par ailleurs, c'est la deuxième tâche
que lui assigne Hans Reichenbach, lorsqu'il parle de la fonction analytique de
l'épistémologie. Elle aide la science à opérer une
critique sérieuse de ses méthodologies, de sa connaissance et de
ses prétentions à la vérité et à la
validité. Cette critique conduit à dégager une structure
permanente de connaissances sanctionnées ou établies. Pour le
dire avec Thomas Kuhn, l'histoire des sciences s'intéresse à
l'évolution des idées, des méthodes et des techniques
scientifiques, c'est-à-dire au noyau central qui
détermine ce qui est proprement scientifique et qui constitue un
« savoir solide » qui fait l'objet de la philosophie des
sciences203(*).
L'histoire des sciences et la philosophies des sciences visent alors à
dégager les structures du savoir qui rendent compréhensibles et
plausibles les faits scientifiques. Ces structures sont à la fois une
source fiable pour une reconstruction rationnelle et même une
reconstruction rationnelle. L'histoire des sciences est donc et
déjà une épistémologie.
Lakatos conclut alors en affirmant la primauté de la
philosophie des sciences sur la psychologie. Car, la philosophie des sciences
fournit à l'historien des méthodologies qui l'aident à
reconstruire l'histoire interne et à produire une explication
rationnelle de la croissance interne. Si toutes les méthodologies
peuvent être évaluées à l'aide de l'histoire, toute
reconstruction rationnelle exige que l'histoire normativo-interne soit
complétée par l'histoire externe.
III.1.2. Histoire interne et
Histoire externe
La question qui nous préoccupe à ce niveau est
celle de savoir de quoi l'histoire des sciences est la science. Cette question
entraîne une autre : comment faire l'histoire des sciences ou comment
devrait-on la faire?204(*) La question revient à se demander si
l'histoire et le progrès des sciences tiennent essentiellement à
l'autonomie relative de la rationalité de leurs structures et de leurs
méthodologies ou s'ils dépendent des facteurs
extra-scientifiques, socio-psycologiques ou culturels. Pour Canguilhem, ce
débat est l'un des débats de l'heure qui range les philosophes
anglo-saxons selon qu'ils sont externalistes ou internalistes.
III.1.2.1. Externalisme : la
science comme un projet de sécurité sociale.
L'externalisme est une manière de lire l'histoire des
sciences en rapport avec les intérêts socio-économiques,
avec les idéologies politico-religieuses ainsi qu'avec les exigences et
les pratiques techniques. Il consiste à interpréter la science
comme un facteur culturel, mieux comme un produit de la culture; il analyse les
facteurs externes à la pratique scientifique proprement dite comme
exerçant une influence majeure sur le développement de la science
:
« l'externaliste voit l'histoire des sciences comme
une explication d'un phénomène de culture par le conditionnement
du milieu culturel global et par conséquent l'assimile à une
sociologie naturaliste d'institutions, en négligeant entièrement
l'interprétation d'un discours à prétention de
vérité »205(*).
Plus d'un historien de sciences épousent le point de
vue externaliste. Pour les auteurs de La nouvelle alliance par
exemple, à défaut de définir l'activité
scientifique comme un produit de la culture, Newton et les scientifiques
modernes ont conçu la science comme étrangère à la
culture. Il s'en est suivi la domination de la science - partant de l'homme
maître de la science- sur la culture. La science est perçue
surtout comme une menace de destruction des savoirs, des traditions, des
expériences les plus enracinées de la mémoire
culturelle. La science apparaît comme un corps étranger
à la culture, comme un cancer qui la détruit. Ce qui explique le
désenchantement actuel du monde : la science moderne provoque la crise
du monde par le fait qu'elle émet des lois universelles qui excluent
tout intérêt particulier. Cette exclusion du particulier est un
effet du progrès scientifique206(*).
D'après Thomas Kuhn, les tentatives à
comprendre la science dans son contexte culturel peuvent revêtir trois
formes différentes. Premièrement, dans sa forme la plus ancienne,
l'externalisme se présente comme une étude des institutions
scientifiques. Ces institutions varient et portent chacune une histoire. Cette
histoire est reprise dans les ouvrages (revues et périodiques) qui
jouent le rôle de sources pour l'historien de sciences.
Deuxièmement, l'étude du développement des sciences
s'accompagne de l'étude des établissements d'enseignement des
sciences. Ceux-ci peuvent contribuer à la promotion ou au frein du
progrès scientifique. Troisièmement, et enfin, l'externalisme
peut se présenter comme l'étude de la science dans une
région géographique précise et bien
délimitée. Ceci permet de se concentrer sur l'évolution
des spécialités techniques particulières et suffisamment
homogènes pour favoriser la compréhension du rôle et des
assises sociaux des sciences207(*). De ces trois formes, renchérit Kuhn, la
dernière est la plus récente et la plus novatrice en ce sens
qu'elle met en oeuvre une gamme plus étendue d'expériences et de
savoirs historiques et sociologiques.
Par ailleurs, Imre Lakatos, définit l'histoire externe
en ces termes :
« l'histoire externe, soit elle donne une
explication non rationnelle du rythme, de la localisation et de l'importance
des événements historiques, en tant que ceux-ci reçoivent
une interprétation en termes d'histoire interne; soit, lorsque
l'histoire diffère de sa reconstruction rationnelle, elle offre une
explication empirique d'une telle différence »208(*).
L'histoire externe se consacre donc aux facteurs
psychologiques ou subjectifs n'ayant qu'un intérêt mineur pour une
reconstruction rationnelle de l'histoire. Relire l'histoires des sciences en
fonction des besoins sociaux et des divers projets de sécurité
sociale qui l'influencent, c'est faire une histoire incomplète, voire
imparfaite des sciences. Akenda précise que le projet scientifique comme
projet de sécurité sociale n'est pas à vrai dire ce qui
fait la spécificité de l'histoire des sciences. Il ajoute que ce
qui la caractérise, c'est son projet de scientificité,
c'est-à-dire la manière de s'assurer et de réaliser un
dessein de vérité selon des règles de prégnance
d'intelligibilité par lesquelles elle décide de la
validité d'une explication et d'une théorie209(*). C'est là le
rôle de l'histoire interne.
III.1.2.2. Internalisme : la
science comme un discours à prétention de
vérité.
L'histoire des sciences peut également être faite
comme une recherche systématique des critères de
scientificité, par l'analyse des démarches par lesquelles
l'oeuvre scientifique cherche à satisfaire aux normes spécifiques
qui permettent de définir la science comme science. L'internalisme, dit
Canguilhem, consiste à penser l'histoire des sciences à
l'intérieur de la science elle-même, à examiner les
facteurs internes, en négligeant les idéologies qui commandent
les différentes communautés scientifiques. En ce sens,
l'internaliste adopte une attitude théorique à l'égard des
faits de théories; il se sert des hypothèses et des paradigmes
afin d'interpréter les faits. Aussi l'historien des sciences voit-il
dans les faits scientifiques des faits de découverte simultanés
qui nécessitent le recours à la théorie pour leur
interprétation210(*).
On peut alors affirmer avec Thomas Kuhn que l'internalisme
traite de la substance de la science en tant que connaissance et qu'il porte
son intérêt aux activités scientifiques
considérées comme un groupe social restreint à
l'intérieur d'une culture plus vaste211(*). Poussant l'investigation plus loin, Kuhn
s'interroge sur les canons de l'historiographie internaliste. Il
caractérise l'internaliste en ces termes :
« Dans la mesure du possible, l'historien doit
mettre de côté la science qu'il connaît (mais cela ne se
produit jamais, sinon on ne pourrait écrire l'histoire) La science dont
il s'occupe, il doit l'apprendre des manuels et des revues publiés dans
la période qu'il étudie. Il doit maîtriser cette science et
les traditions indigènes qu'elle met en oeuvre, avant de
s'intéresser aux innovations dont les découvertes ou inventions
ont infléchi la direction du progrès scientifique. Quand il
étudie les innovateurs, l'historien doit essayer de penser comme ils le
faisaient. Reconnaissant que les savants sont souvent célèbres
pour des résultats qu'ils ne visaient pas à atteindre, il doit se
demander sur quels problèmes s'est penché le savant qu'il
étudie et comment celui-ci en est venu à les considérer
comme des problèmes. Reconnaissant qu'une découverte historique
est rarement tout à fait celle qu'on attribue à son auteur dans
les manuels postérieurs (les visées pédagogiques
transforment nécessairement le récit), l'historien doit se
demander ce que son sujet croyait avoir découvert et ce qu'il a
considéré comme étant le fondement de sa
découverte. Et, dans ce processus de reconstruction, l'historien doit
accorder une attention particulière aux erreurs apparentes de son sujet,
non tant pour leur intérêt propre, que parce qu'elles sont bien
plus révélatrices de ce qu'est le travail de l'esprit que les
passages dans lesquels un savant semble enregistrer un résultat ou un
raisonnement qui sont toujours retenus pour la science
moderne »212(*).
Lakatos parle de l'histoire interne des sciences comme d'une
histoire normativo-interne. Faire une telle histoire, c'est déjà
entreprendre une reconstruction rationnelle. Ainsi, le sens de l'internalisme
se comprend, chez notre auteur, en rapport avec la notion de reconstruction
rationnelle. Faire l'historiographie des sciences en tant que connaissance,
s'imprégner de l'esprit des innovateurs, déceler les
problèmes qu'ils se sont proposés d'analyser, jeter un regard
critique sur les erreurs auxquelles ils ont buté et découvrir les
méthodes mises en jeu pour arriver aux résultats auxquels ils
sont parvenus, c'est faire aussi une reconstruction rationnelle de l'histoire
des sciences.
Convaincu que la rationalité scientifique est un
idéal toujours désiré mais jamais atteint, Lakatos
s'engage à purifier le passé et le présent des sciences de
toutes les accommodations qui, sous le regard complice de l'histoire et de la
philosophie, les encombrent et les dénaturent213(*). Ainsi, là où
d'aucuns se complaisent à présenter une histoire circonstancielle
des sciences, Lakatos préfère instaurer une "reconstruction
rationnelle" de l'histoire des sciences. Mais que veut-on entendre par
là?
III.1.3. L'histoire interne comme
reconstruction rationnelle.
Pour Luce Giard, le concept de "reconstruction rationnelle"
fait son apparition en philosophie des sciences au début du
XXème siècle, avec la publication de The Logical
Structure214(*) of the
World de Rudolf Carnap. A travers cette formule "construction as rational
reconstruction", Carnap fait de la reconstruction rationnelle la
démarche qui vise la description des processus d'inférence
fondateurs de la compréhension, loin de tout souci de réalisme
psychologique215(*). Ce
concept apparaît également chez Karl Popper. Celui-ci
établit une nette démarcation entre la psychologie empirique,
dont la tâche est de déterminer la manière de trouver une
inspiration, et l'épistémologie dont la tâche serait de
reconstruire logiquement les étapes d'une découverte
scientifique216(*).
Popper précise que la psychologie n'offre aucune possibilité de
reconstruction rationnelle car il n'existe aucune méthode logique pour
acquérir des idées neuves, ni pour reconstruire ce
processus217(*). C'est
le point de vue qu'adopte Lakatos quand il distingue les sciences
« matures » des sciences « immatures ».
Les sciences « mures » ou « matures »
sont celles qui sont capables de reconstruction rationnelle. Ce sont les
sciences de la nature. Les sciences humaines sont considérées
comme des sciences immatures parce qu'elles seraient indignes d'une
reconstruction, c'est-à-dire d'une histoire des sciences.
Il apparaît clairement chez ces deux auteurs que la
reconstruction consiste à revisiter la structure logique, le
donné normatif interne, d'une théorie scientifique. Pourtant, une
reconstruction qui se veut rationnelle ne devrait pas s'arrêter aux seuls
facteurs logiques. Elle intègre des aspects philosophiques, historiques,
scientifiques qui influencent l'histoire des théories scientifiques.
Elle nécessite la raison et l'expérience. En ce sens, la
reconstruction prend en compte tout le background dans lequel s'inscrit
l'histoire des théories scientifiques218(*).
Pour Imre Lakatos,
« une reconstruction rationnelle consiste à
substituer à l'histoire circonstancielle, toujours imparfaite, car elle
s'oblige à suivre le déroulement des faits dans leur confusion et
leur contradiction, une histoire pleinement rationnelle, l'histoire telle
qu'elle aurait dû être, si les hommes avaient pu se transformer, au
moins une fois en êtres purement rationnels »219(*).
Lakatos distingue donc deux types d'histoire. L'histoire
circonstancielle est imparfaite. Elle caractérise toute logique de la
découverte qui se base sur un progrès cumulatif des
théories isolées. Elle est, par conséquent, à la
traîne derrière les faits. Une telle histoire ne peut faire
l'objet d'une reconstruction : d'abord parce qu'elle présente une
histoire discontinue, pleine de réfutations; ensuite parce qu'elle
exalte les imperfections, les anomalies qui conduisent à la
réfutation des théories.
Lakatos se propose une nouvelle manière de faire
l'histoire des sciences. La reconstitution de "l'histoire telle qu'elle aurait
dû être" consiste à ne voir, dans le parcours historique des
sciences, qu'un enchaînement des raisons. Par souci de perfection, cette
histoire minimise les imperfections, les fautes de l'histoire circonstancielle
et réelle. Elle établit une parfaite cohérence logique
dans la réalité scientifique, là où les erreurs et
les anomalies ont créé des ruptures. La nouvelle manière
offre une lecture rétrospective de l'histoire de science en tant qu'une
histoire de la rationalité continue. De même que l'histoire
hégélienne est une série des manifestations de la raison,
de même la raison s'incarne dans la science. C'est cette histoire
idéale, rationnelle qu'il s'agit de reconstruire partant et en prenant
distance de la médiocrité de l'histoire réelle.
D'où la nécessité d'épurer l'histoire réelle
pour faire briller l'histoire rationnelle220(*).
Plus précisément, la reconstruction rationnelle
est l'utilisation des prémisses du monde 3221(*) de Karl Popper pour
expliquer le progrès et le changement en science. C'est là, dit
Lakatos, une exigence qui s'impose à tout historien des sciences qui
fait la distinction entre progrès et
dégénérescence, entre science et pseudo-science.
En effet, poursuit Lakatos, les problèmes de
l'historien de science sont déterminés par sa
méthodologie, c'est-à-dire par sa théorie
d'évaluation. En ce sens, plusieurs reconstructions reposent sur les
seuls aspects purement internes, du fait qu'elles recherchent la
réfutation des théories. Pourtant, la méthodologie de
programmes de recherche va plus loin : elle intègre les facteurs
extra-méthodologiques ou facteurs externes dans la reconstruction. Mais
ces facteurs psychologiques sont seconds et varient en fonction de la
théorie d'évaluation. Toute reconstruction rationnelle se joue
sur ce rapport entre les facteurs internes et externes. Les facteurs internes
sont premiers et prioritaires et déterminent, en les soumettant, les
facteurs externes qui sont pertinents dans la reconstruction. On comprend alors
que les reconstructions rationnelles sont des programmes faits d'une
évaluation normative ou d'une histoire normativo-interne qui constitue
leurs noyaux durs, et des hypothèses psychologiques servant de glacis
protecteurs. En ce sens, écrit Lakatos,
« Il faut (...) relativiser la distinction entre ce
qui est interne et ce qui est externe dans la méthodologie, car un
critère d'évaluation ne peut à lui seul rendre compte de
l'histoire réelle des sciences »222(*).
Ainsi, toute reconstruction rationnelle, bien
qu'essentiellement internaliste, doit être complétée par
une histoire empirique socio-rationnelle, externe. Car
« Chaque reconstruction rationnelle conduit à
une structure caractéristique pour la croissance rationnelle de la
connaissance scientifique. Mais toutes ces reconstructions normatives peuvent
avoir à être complétées par des théories
empiriques externes, afin d'expliquer les facteurs non rationnels
résiduels. L'histoire des sciences est toujours plus riche que sa
reconstruction rationnelle. Mais la reconstruction rationnelle, ou histoire
interne, est première, tandis que l'histoire externe est seulement
seconde, puisque les problèmes les plus importants de l'histoire externe
sont définis par l'histoire interne »223(*).
Il appert clairement que la distinction entre une histoire
empirico-externe et une histoire normativo-interne constituent deux grandes
orientations de la science. Leur jonction, en vue de la cohérence de
l'histoire des sciences, est un des défis majeurs de toute
méthodologie. La démarcation est évidente dans la
méthodologie de programmes de recherche scientifiques. La
particularité de Lakatos réside en ceci que l'histoire interne,
entendue comme une histoire proprement intellectuelle, peut correspondre au
noyau dur du programme; et l'historie externe faite de conceptions
psycho-sociologiques, reste déterminée par la première et
offre les hypothèses auxiliaires devant protéger le noyau dur.
Sur base de cette nouvelle conception de l'histoire interne et externe, on peut
donc reconstruire l'histoire des différentes théories de la
rationalité et juger de leur capacité à rendre compte de
la rationalité et du progrès scientifique.
III.2. Les théories de la
rationalité au tribunal de l'histoire.
La méthodologie des programmes de recherche offre un
cadre plus large d'évaluation des diverses théories de la
rationalité en fonction de la nouvelle démarcation lakatosienne
entre histoire interne et histoire externe. Un programme de recherche qui se
dit capable de rendre compte du progrès scientifique devra
compléter son histoire normativo-interne, prioritaire, par une histoire
empirique externe, car un critère ne peut à lui seul rendre
compte de l'histoire rationnelle des sciences. Cette séquence
reconstruit essentiellement l'histoire interne ou noyaux durs de quatre
théories de la rationalité et démontre l'urgence de
compléter cette lecture par des hypothèses socio-psychologiques
devant servir de glacis protecteur. Il s'agit de faire une reconstruction
rationnelle du falsificationnisme, de l'inductivisme, du conventionnalisme et
de la méthodologie de programme de recherche. Chacune de ces
théories de la rationalité dispose de ses règles
d'acceptation et de rejet des théories. Ces règles sont un code
d'honnêteté intellectuelle et servent de noyau dur du
programme.
III.2.1. Le programme
inductiviste
Chez l'inductiviste, le noyau dur ou le critère
d'acceptation des théories est constitué des théories
devant décrire des faits durs et de celles capables de
généralisations inductives infaillibles à partir de ces
faits durs. Dès lors une théorie est acceptée si elle est
prouvée, ou si elle est dérivée, par déduction ou
par induction, d'autres propositions déjà
prouvées224(*).
Notre auteur ajoute :
« La critique inductive est avant tout sceptique :
elle consiste à plus montrer qu'une proposition est non prouvée,
c'est-à-dire qu'elle est pseudo-scientifique, qu'à
démontrer sa fausseté »225(*).
Seules les propositions portant sur des faits durs et sur des
généralisations empiriques sont de vraies découvertes
scientifiques et constituent le noyau dur ou l'histoire interne de
l'inductiviste. Chez ce dernier, les révolutions visent à
démasquer les erreurs ou les moments d'irrationalité qui,
d'ailleurs, sont considérés comme relevant de l'histoire externe
des sciences. Ces moments d'irrationalité tombent alors dans la
pseudo-science, ou dans l'histoire des croyances, des facteurs de la
psychologie sociale. Dans le système inductif, le progrès des
sciences commence avec une certaine révolution226(*).
Cependant, l'histoire interne ou le noyau dur inductiviste
présente quelques difficultés. L'inductivisme est d'abord
incapable de fournir une explication rationnelle interne des motifs ayant
conduit à la sélection initiale de certains faits plutôt
que d'autres. Cette sélection est de l'ordre d'un problème non
rationnel, c'est-à-dire externe ou empirique. Ensuite, en tant que
théorie interne de rationalité, il est compatible avec plusieurs
théories complémentaires, externes ou empiriques. Il est
notamment compatible avec la conception marxiste qui affirme que le choix des
problèmes tient aux besoins sociaux227(*). Il est également compatible avec la
théorie externe qui voit le choix de problème
déterminé d'abord par des cadres innés ou par des cadres
théoriques métaphysiques choisis arbitrairement ou selon la
tradition.
D'après Lakatos, l'inductivisme radical accepte
seulement une sélection faite au hasard par un esprit vide. Une telle
conception relève d'un internalisme radical selon lequel :
« Une fois établie l'existence d'influences
externes sur l'acceptation d'une théorie (ou d'une proposition
factuelle), il faut retirer cette acceptation : la preuve de l'existence d'une
influence externe équivaut à une
invalidation »228(*).
Lakatos conclut que l'internalisme radical reste une utopie
car les influences externes existent toujours. L'internalisme radical est donc
autodestructeur comme théorie de la rationalité.
III.2.2. Le programme
conventionnaliste
Le conventionnalisme229(*) permet à tout système de classement
d'organiser les faits en une totalité cohérente et décide
de garder intact le centre de cette totalité aussi longtemps que cela
est possible, pour ne modifier, en cas d'anomalies, que les
périphéries. Dès lors,
« Le conventionnalisme ne considère aucun
système de classement comme vrai d'une vérité
prouvée, mais seulement comme "vrai par convention" (ou même comme
ni vrai ni faux »230(*).
Il ne professe pas l'adhésion définitive
à un système de classement. Tout système de classement
peut être abandonné et remplacé par un autre, s'il devient
malcommode ou si un autre plus simple se présente231(*). Le conventionnalisme
promeut alors la liberté de la volonté et la
créativité. Son code d'honneur, moins rigoureux que celui de
l'inductivisme, autorise la construction d'un système de classement
autour de n'importe quoi, mais ne proclame pas non-scientifiques les
systèmes écartés. De même, il tient pour rationnelle
(interne) une part beaucoup plus large des théories scientifiques. Par
conséquent, les découvertes majeures qui comptent pour le
conventionnaliste sont essentiellement des inventions de systèmes de
classement plus simples. Le conventionnaliste compare ces systèmes
d'après leur degré de simplicité. Car,
La complication des systèmes de classement et leur
remplacement révolutionnaire par des plus simples constitue
l'épine dorsale de son histoire interne232(*).
Le conventionnalisme reste cependant incapable d'offrir une
explication rationnelle des motifs ayant conduit à la sélection
initiale de certains faits et pas d'autres, et au choix de tel ou tel autre
système de classement. A l'instar de l'inductivisme, le
conventionnalisme reste compatible avec des programmes complémentaires
externalistes. Il se heurte à ce que Lakatos appelle le problème
de la fausse conscience, mais le conventionnaliste renvoie ce problème
à l'externaliste. D'après Lakatos, le type de reconstruction
rationnelle du conventionnalisme est aux antipodes de celle proposée par
les hommes de science eux-mêmes233(*).
III.2.3. Le programme
falsificationniste méthodologique
D'après Imre Lakatos, le falsisficationnisme
méthodologique est une variante du conventionnalisme
révolutionnaire, à la seule différence qu'il accepte, par
convention, des énoncés de base factuels, spatio-temporellement
singuliers, plutôt que des théories universelles. Son code
d'honneur veut d'abord qu'une théorie scientifique offre la
possibilité de sa mise en conflit avec un énoncé de base
(empirique), c'est-à-dire l'élimination de la théorie en
cas de conflit avec un énoncé de base accepté par
l'élite scientifique. Ensuite, ladite théorie doit prédire
des faits inédits, inattendus à la lumière des
connaissances antérieures. Le modus tollens reste son arme de
la critique.
L'histoire interne du falsificationnisme234(*) est faite en premier lieu de
grandes théories audacieuses et, ensuite, des grandes expériences
cruciales négatives. Mais notre auteur affirme que l'histoire interne de
Popper peut être reconstruite et complétée par l'histoire
externe. Popper lui-même propose deux thèses qui sont le fondement
de la psychologie de la découverte. Premièrement, les principaux
stimulants des théories scientifiques sont issus de la
métaphysique non-scientifique, et même des mythes.
Deuxièmement, les faits ne sont pas de stimulants externes, mais les
faits entendus comme découvertes factuelles relèvent de
l'histoire interne, en ce sens qu'elles émergent à titre de
réfutations d'une théorie scientifique, en sorte que les faits ne
sont remarqués que s'ils entrent en conflit avec une certitude
antérieure235(*).
Lakatos conclut qu'à l'inductivisme, le
falsificationnisme est compatible avec une conception marxiste vulgaire du
progrès scientifique, à la seule différence que
l'inductivisme fait appel au marxisme pour expliquer la découverte des
faits, alors le falsificationnisme recourt au marxisme pour expliquer
l'invention des théories scientifiques, tandis que le choix des faits
(ou choix d'indicateurs potentiels de fausseté) est essentiellement
déterminé de manière interne par les
théories236(*).
Le falsificationnisme ouvre donc la voie à la distinction lakatosienne
entre histoire interne et histoire externe.
III.2.4. Le programme de la
méthodologie de programme de recherches
La méthodologie lakatosienne évalue le
progrès scientifique en termes de changements de problèmes
progressifs ou dégénératifs et reconnaît la
révolution scientifique lorsqu'un programme supplante un autre. Elle
propose une nouvelle reconstruction rationnelle de la science,
héritière du conventionnalisme et du falsificationnisme.
Au conventionnalisme, elle emprunte la possibilité
d'accepter rationnellement, par convention, aussi bien des
énoncés spatio-temporellement singuliers, que des théories
universelles. C'est, poursuit Lakatos, ce facteur qui devient l'indice le plus
important du progrès scientifique237(*). En ce sens, la méthodologie lakatosienne
prend comme unité de base de la reconstruction, non pas une
théorie isolée, mais une série de théories ou un
programme de recherche. Ce dernier contient un noyau dur conventionnel et
provisoirement irréfutable et une heuristique qui définit le
choix rationnel de problèmes ; il esquisse la construction des
hypothèses servant de glacis protecteur et prévoit les anomalies,
tout en les transformant en exemples de corroboration. Par conséquent,
la méthodologie des programmes de recherche scientifiques
présente l'avantage de transformer en aspects internes plusieurs
facteurs que Popper considère comme externes. Ces facteurs constituent
le noyau dur.
Cette méthodologie offre par ailleurs un tableau
très différent du jeu scientifique : son point de départ
est un programme de recherche, et non pas une hypothèse
singulière falsifiable ; et la falsification n'implique pas le
rejet des théories. En plus, cette méthodologie fait
disparaître les "expérience cruciales" : ce concept devient un
titre d'honneur conféré à certaines anomalies plusieurs
années après, lorsqu'un programme a supplanté un autre.
La méthodologie de Programmes de recherche
diffère pourtant du conventionnalisme dans sa version simpliste, par le
fait qu'elle est plus complexe et plus inclusive. La preuve en est qu'elle
intègre certains éléments pertinents du
falsificationnisme.
Il convient alors de s'interroger sur les que
éléments Lakatos emprunte de Karl Popper. Lakatos affirme
emprunter à Popper les critères de progression et de stagnation
des théories à l'intérieur d'un programme de recherche, et
des critères d'élimination des programmes tout entier. Ainsi il
écrit :
« Un programme de recherche est en progression tant
que sa croissance théorique anticipe sa croissance empirique,
c'est-à-dire tant qu'il continue à prédire des faits avec
succès (...) ; il stagne si sa croissance théorique est à
la remorque de sa croissance empirique, c'est-à-dire lorsqu'il se
contente de donner une explication post hoc, soit pour des
découvertes faites par hasard, soit pour des faits découverts
dans le cadre d'un programme rival et anticipés par
celui-ci »238(*).
Ainsi, un programme peut être
dégénératif même s'il anticipe des faits
inédits, c'est-à-dire si, au lieu de le faire à l'aide
d'une heuristique positive cohérente et planifiée d'avance, il
découvre les faits simplement à partir des hypothèses ad
hoc.
Quant aux critères d'élimination, notre auteur
reconnaît qu'à l'intérieur d'un même programme, une
théorie peut être remplacée par une meilleure (celle qui a
un contenu empirique excédentaire) sans que la théorie faible ne
soit falsifiée ou réfutée, au sens poppérien. En
effet,
« Le progrès se marque par des exemples qui
vérifient le contenu excédentaire, plutôt que par des
exemples qui réfutent; "falsification" empirique et rejet effectif
deviennent indépendant »239(*).
Avant la modification d'une théorie, on ne peut pas
savoir comment elle a été réfutée. Les
modifications les plus importantes sont déterminées par
l'heuristique positive et non pas par les anomalies. Cette différence,
précise Lakatos, a des conséquences graves et importantes pour la
reconstruction rationnelle : car il s'agit d'intégrer, comme internes,
certains facteurs que Popper considère comme des catalyseurs externes.
Une théorie catalyseur externe ne peut être rejetée, elle
demeure à l'intérieur de l'histoire interne.
De même qu'on ne peut exiger un progrès imminent
à chaque étape d'un programme de recherche, de même on ne
peut décider du moment de dégénérescence, ou de la
victoire décisive d'un programme sur un rival pour la simple raison que
:
« il ne saurait y avoir de rationalité dans
l'instant et moins encore de rationalité mécanique. Ni la preuve
d'incompatibilité due au logicien, ni le verdict d'anomalie
établi par l'expérimentateur scientifique ne peuvent assurer la
défaite d'un programme d'un seul coup. Il n'est possible d'être
avisé qu'après l'événement. (...) Le triomphe d'un
programme de recherche n'a rien d'inévitable. De même sa
défaite n'a jamais rien d'inévitable non
plus »240(*).
En face d'une telle situation, le code d'honneur est non
simplement la tolérance méthodologique, mais la modestie et
l'obstination devant la défaite et la victoire d'un programme de
recherche.
Après une reconstruction de l'histoire interne ou
noyaux durs de quatre grandes théories de la rationalité, Lakatos
souligne l'urgence, pour une reconstruction rationnelle, d'adjoindre une
histoire externe à l'histoire interne à cause de la relation
dialectique existant entre l'internalisme et l'externalisme.
III.2.5. Dialectique entre
Histoire interne et histoire externe
Cette relation dialectique se fonde sur le fait que
l'historiographie des sciences nécessite que l'histoire interne ou noyau
dur, soit complété et protégé par l'histoire
externe (qui est seconde alors que l'autre est première et la
détermine) afin d'expliquer certains facteurs non rationnels
résiduels de l'histoire des sciences. Les facteurs externes à la
science ont un rôle - second, certes, mais non négligeable-
à jouer dans l'explication du progrès scientifique.
Sachant que la philosophie propre du programme
détermine le choix rationnel des problèmes, toute reconstruction
commence par reconstruire le fragment pertinent, les moments rationnels de
l'histoire interne241(*). A première vue, les facteurs psychologiques
subjectifs n'ont pas d'intérêt pour l'histoire interne. Au
contraire, une reconstruction qui se borne à l'internalisme n'est pas
une reconstruction rationnelle. Car,
« Non seulement le succès ("interne") ou
la défaite ("interne") d'un programme ne peuvent être jugés
que d'un point de vue rétrospectif, mais très souvent il en est
de même pour son contenu. L'histoire interne ne se réduit pas
à la sélection de faits méthodologiquement
interprétée : à l'occasion, elle peut aussi en
présenter une version radicalement
améliorée »242(*).
En effet, chaque programme de recherche est marqué par
un parti pris théorique, à tel point que l'histoire sans "parti
pris théorique" est impossible243(*). Ce qui rend utopique la seule reconstruction
interne. En effet, rapporte Lakatos, qu'ils recherchent des faits durs ou des
généralisations inductives, qu'ils soient chasseurs
d'expériences cruciales négatives ou de changements de
problèmes progressifs ou dégénératifs, les
chercheurs sont tous marqués par ce parti pris
théorique244(*).
C'est dire que ceux qu'un historien considère comme des facteurs
externes constituent souvent un bon fil conducteur pour la méthodologie.
Ces facteurs orientent de manière implicite et inavouée le
travail du chercheur245(*).
En définitive, le falsificationnisme, l'inductivisme,
le conventionnalisme doivent être complétés par leur
histoire externe, s'ils veulent rendre compte du progrès des sciences.
Le débat sur la conjonction de l'externalisme et de l'internalisme pour
la définition du progrès scientifique débouche sur celle
de l'évaluation des logiques rivales et des reconstructions concurrentes
au sein de l'histoire des sciences.
Ainsi, le problème de la rationalité
scientifique se comprend en relation avec la méthodologie de la
reconstruction rationnelle, comme discussion critico-historique et des
méthodologies par l'élite scientifique, et comme exigence
d'intégration des acquis scientifiques précédents dans les
nouvelles théories.
II.3. Rationalité et
reconstruction rationnelle
III.3.1. Rationalité et
évaluation critico-historique des programmes
Lakatos pense qu'il n'existe aucun critère
évident permettant de critiquer le principe d'induction qui fonde
certaines théories de rationalité, ce qui rend difficile leur
évaluation. Ainsi, notre auteur affirme que la critique est fructueuse
sans recours à une quelconque théorie de la rationalité et
hors de tout cadre logico-épistémologique. L'idée de base
de la critique s'énonce alors en ces termes :
« toutes les méthodologies fonctionnent
comme des théories (ou comme programmes de recherche) historiographiques
(ou méta-historiques), elles peuvent être critiquées en
critiquant les reconstructions historiques rationnelles auxquelles elles
conduisent »246(*).
La rationalité scientifique exige d'appliquer à
la reconstruction de chaque théorie de la rationalité ses propres
critères de rationalité. Les critères deviennent donc une
sorte de méta-critères qui opèrent une
auto-évaluation critique des méthodologies. Cette entreprise
aboutit à la conclusion que l'histoire, en se servant de ses propres
critères, réfute les historiographies justificationnistes,
inductivistes et conventionnalistes. On peut dès lors user de la
méthodologie de programmes de recherches, qui conçoit l'histoire
de sciences comme une mise en épreuve des reconstructions rationnelles,
et offre par conséquent un cadre plus large de critique et de lecture
comparative des méthodologies. Plus concrètement,
« Cette version normativo-historique de la
méthodologie de programmes de recherches scientifiques fournit une
théorie générale sur la manière de comparer des
logiques rivales de la découverte, théorie dans laquelle (...)
l'histoire peut être conçue comme une mise à
l'épreuve de ses reconstructions rationnelles »247(*).
En effet, Lakatos reconnaît l'existence des cadres
universels cohérents au sein desquels chaque théorie de la
rationalité organise les jugements de valeurs de base. Ce qui
caractérise cette nouvelle méthode lakatosienne, c'est l'exigence
que :
Une bonne théorie de la rationalité anticipe
d'autres jugements de valeur de base, qui sont inattendus à la
lumière de ses devancières, ou qu'elle conduise à la
révision de jugements de valeur de base qu'on soutenait auparavant. Nous
ne rejetons alors une théorie de la rationalité qu'au profit
d'une meilleure théorie, d'une théorie qui, dans ce sens, "quasi
empirique", représente un changement progressif dans la séquence
de programmes de recherche des reconstructions rationnelles248(*).
III.3.2. Rationalité
comme reconstruction des séquences sanctionnées du savoir
Toute découverte majeure est liée à la
méthodologie mise en jeu. Pour Lakatos, le caractère rationnel
et continu du jeu scientifique est très perceptible à travers la
procédure de la reconstruction rationnelle. Il n'y a, dit-il, pas
d'unanimité au sein de l'élite scientifique sur le
caractère rationnel de toute une théorie de la
rationalité. Cependant, l'histoire de chaque programme
révèle l'existence de séquences ou moments de
rationalité qui reçoivent l'unanimité de la
communauté scientifique.
Dès lors, la reconstruction rationnelle devient un
processus de sélection, un inventaire des segments réussis et
rationnels d'un programme. En d'autres termes, le progrès scientifique
ne se réalise pas par une sorte de tabula rasa des
évidences antérieures. Chaque nouvelle étape d'un
programme inventorie les moments de rationalité de l'ancien programme
pour les intégrer comme un acquis, dans le nouveau corpus
théorique. La rationalité scientifique repose alors sur la
reconstruction de ces acquis antérieurs susceptibles d'être
intégrés comme des facteurs pertinents du jeu scientifique.
La méthodologie lakatosienne consiste alors en un
méta-critère qui favorise la lecture des historiographies rivales
et de la croissance de la connaissance méthodologique qu'elles
apportent. Lakatos redéfinit alors les critères de progrès
dans la reconstruction d'une théorie de la rationalité.
"Le progrès de la théorie de la
rationalité scientifique se marque par des découvertes des faits
historiques inédits, par la reconstruction comme rationnelle d'une masse
croissante d'histoire chargée de valeur. En d'autres termes, la
théorie de la reconstruction rationnelle progresse si elle constitue un
programme de recherche historiographique progressif. (...) les
reconstructions rationnelles restent à jamais submergées dans un
océan d'anomalies. Le cas échéant, ces anomalies auront
à être expliquées par une meilleure reconstruction
rationnelle ou par une théorie empirique "externe""249(*).
C'est dire qu'un programme de recherche ne peut expliquer
toute l'histoire de science comme une histoire rationnelle, car les erreurs
sont monnaie courante. Au contraire, la reconstruction de l'histoire interne du
programme ignore les anomalies et les transforme en problèmes
externalistes, tant que l'historiographie internaliste est encore progressive
ou lorsque l'historiographie externaliste peut être
intégrée progressivement. La prolifération des
historiographies, loin d'être un signe d'irrationalité, est au
contraire une innovation et un point fort de la méthodologie
lakatosienne250(*).
Une telle manière de reconstruire les théories
de la rationalité permet de maintenir les théories de
rationalité poppérienne, les théories inductives et
conventionnalistes, au lieu de les rejeter tout simplement parce qu'elles ont
été falsifiées par des énoncés de base
réels de la communauté scientifique. La reconstruction
intègre la masse pertinente de connaissances sanctionnées ou de
connaissances chargées de valeurs que ces théories ont
accumulées au courant de l'histoire. La reconstruction vise donc
à récupérer une grande partie de véritables
jugements de valeur de base prononcés en histoire des sciences251(*).
En ce sens, le point de vue de Lakatos rejoint la
thèse de l'englobement ou de l'enveloppement dialectique des
théories scientifiques. Le Père de l'épistémologie
dialectique, Gaston Bachelard, affirme à juste titre que les nouvelles
théories englobent les éléments essentiels des anciennes.
Ainsi, bien qu'il n'y ait pas de suite logique entre deux théories
scientifiques, on peut retrouver l'ancienne théorie par simplification
ou par contraction de la nouvelle. C'est notamment le cas de la
mécanique relativiste par rapport à la mécanique
classique. À son origine, la mécanique relativiste opère
une révolution, elle constitue une grande nouveauté. C'est a
posteriori que les scientifiques découvriront que la
mécanique classique est un cas particulier de la mécanique
relativiste252(*).
L'affirmation selon laquelle la rationalité scientifique
nécessite l'intégration des éléments pertinents des
anciennes théories dans les nouvelles a largement été
développée par Edmond Husserl.
Dans L'origine de la Géométrie253(*), Husserl
développe la problématique de l'exploration des évidences
donatrices de sens. C'est là, une des deux tâches qu'il s'assigne
aussi dans Logique formelle et logique transcendantale. Husserl reste
alors convaincu de la présence, dans la subjectivité
transcendantale, des productions de sens enfouies dans le corps de
théories scientifiques actuelles. La tâche de
l'épistémologie est donc de réactiver ces
évidences, en vue de rendre compte des connexions internes qui ont
conduit à la production de la géométrie actuelle.
L'entreprise husserlienne consiste alors à réactiver les
évidences proto-fondatrices du sens à partir desquelles la
connaissance scientifique se structure et se constitue en une tradition. Il
s'agit donc de dégager le caractère dialectico-enveloppant des
théories scientifiques.
Dès lors, Husserl clarifie la mission de
l'épistémologue en ces termes :
« notre préoccupation doit aller plutôt
vers une question en retour sur le sens le plus originaire selon lequel la
géométrie est née un jour <et,> dès lors, est
restée présente comme tradition millénaire, le reste
encore pour nous et se tient dans le vif d'une élaboration incessante;
nous questionnons sur ce sens selon lequel, pour la première fois, elle
est entrée dans l'histoire (...). A partir de ce que nous savons,
à partir de notre géométrie, c'est-à-dire des
formes anciennes et transmises (telle la géométrie euclidienne),
une question en retour est possible sur les commencements originaires et
engloutis de la géométrie tels qu'ils doivent
nécessairement avoir été, en tant que
"proto-fondateurs »254(*)
L'épistémologie opère un questionnement
à rebours, une reconstruction de l'histoire des sciences en
général, et de la géométrie en particulier,
à partir des données historiques afin de remonter jusqu'aux
évidences premières donatrices de sens. Cette "question en
retour" porte sur les généralités, en tant qu'elles
offrent une explication féconde et qu'elles ouvrent la
possibilité d'une séries de questions singulieres et des
réponses évidentes.
L'existence humaine invente des traditions dans lesquelles
elle se déploie. La géométrie toute prête qui fonde
la question en retour est une tradition. Et comme toute tradition, elle est
inventée par une activité humaine spirituelle dont on ne
connaît pas la nature. Cette activité spirituelle est, pour
Husserl, comme un non-savoir implicite mais d'une évidence
irrécusable255(*).
La question « en retour » part des
vérités allant de soi. Ces vérités permettent
à la géométrie actuelle de se constituer comme une
tradition et comme un acquis total de productions spirituelles. Un processus
d'élaboration permet aux anciennes théories et productions
spirituelles de s'étendre en de nouveaux actes spirituels, grâce
à de nouvelles acquisitions. En d'autres termes, le progrès et la
rationalité scientifique stiennent à ce fait qu'en science,
chaque nouvelle théorie opère une reprise des acquis
théoriques anciens; cette reprise devient une appropriation du sens. Les
productions pertinentes antérieures se transmettent dans les nouvelles
et, inversement, chaque nouvelle production renvoie à l'ancienne dont
elle intègre la réussite. En ce sens, la nouvelle théorie
est une nouvelle synthèse. Cette reprise garantit la continuité
de l'activité scientifique, par le fait que l'histoire devient celle des
emboîtements dialectiques des moments de rationalité. A ce sujet,
Husserl écrit :
« Nous comprenons notre géométrie, qui
nous est transmise à partir de la tradition (nous l'avons apprise et nos
maîtres en ont fait de même), comme un acquis total de productions
spirituelles qui, dans le procès d'une élaboration,
s'étend par de nouveaux acquis en de nouveaux actes spirituels. Nous
savons à partir de ces formes antérieures et transmises, en tant
qu'elles constituent son origine (...) que manifestement la
géométrie doit être née à partir d'un
premier acquis, d'activités créatrices premières.
Nous comprenons ainsi son mode d'être persistant : il ne s'agit pas
seulement d'un mouvement procédant sans cesse d'acquis en acquis, mais
d'une synthèse continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans
leur valeur, forment tous une totalité, de telle sorte qu'en chaque
présent l'acquis total est, pourrait-on dire, une prémisse totale
pour les acquis de l'étape suivante (...) Et de la même
façon, [on a la certitude] que la science est rapportée à
une chaîne ouverte de générations de chercheurs connus ou
inconnus, travaillant les uns ave les autres et les uns pour les autres, en
tant qu'ils constituent, pour la totalité de la science vivante, la
subjectivité productrice »256(*).
Pour Husserl, la question « en retour »
devrait remonter la chaîne des acquis scientifiques jusqu'à
exhumer un acte proto-fondateur ayant servi de tremplin pour le
développement des idéalités scientifiques257(*). Ce questionnement en retour
correspond ainsi à ce que Lakatos appelle la reconstruction rationnelle.
Celle-ci inventorie et sélectionne toutes les séquences
sanctionnées et reconnus comme rationnelle au long de l'histoire des
sciences pour les intégrer dans un projet commun de rationalité.
Par conséquent, la Raison scientifique devient alors
une instance d'unification du savoir ; la croissance de la connaissance
devient alors une croissance méta-scientifique ou
méthodologique258(*). Car seule une meilleure méthodologie permet
de reconstituer comme rationnelle une large part de la science
véritable.
III.4. Regards critiques sur la
méthodologie de programme de recherche.
III.4.1. La méthodologie
lakatosienne vue par Lakatos lui-même.
Il est clairement apparu tout au long de ce travail que
Lakatos reconnaît la supériorité de la méthodologie
des programmes de recherches ainsi que les critères de
rationalité qu'elle propose face aux méthodologies
précédentes. Pour lui, sa méthodologie offre un cadre plus
large d'évaluation des théories et rend mieux compte de la
démarcation et du progrès scientifique.
Lakatos reconnaît également que l'activité
scientifique est un champ de bataille de plusieurs méthodologies
rivales, chacune avec son propre noyau dur et ses principes heuristiques qui
déterminent le choix rationnel de problèmes. Cependant, certaines
méthodologies sont faibles car elles aboutissent à une
reconstruction rationnelle faible, qui falsifie (pas au sens poppérien)
l'histoire des sciences. Ainsi, sans prétendre à un monopole de
rationalité, la méthodologie de programmes de recherche est
reconnue par son auteur comme une historiographie forte capable de rendre
compte de l'histoire de sciences et d'interpréter les autres
historiographies comme rationnelles.
Bien que notre auteur affirme la cohérence logique de
sa théorie de la rationalité, il en avoue les limites
épistémologiques : le danger de la méthodologie de
programmes de recherches est d'être une variante radicale du
conventionnalisme. A ce titre, elle nécessite l'intervention d'un
principe extra-méthodologique pour mettre en rapport le gambit
scientifique des acceptations et des rejets pragmatiques d'une part, et la
vérisimilitude, d'autre part259(*).
Mais quelle lecture d'autres auteurs font-ils de l'ouvrage
d'Imre Lakatos? Signalons, que parmi les grands critiques de Lakatos, on peut
citer Paul Feyerabend, Chalmers, Anderson, et Alan Musgrave. Julie Tixier et
Thomas Jeanjean rassemblent les grandes critiques en deux parties, selon
qu'elles sont adressées aux programmes de recherche comme guide ou comme
reconstruction rationnelle260(*).
III.4.2. Paul Feyerabend :
Lakatos, un anarchiste déguisé.
L'essentiel de la critique que l'auteur de Contre la
Méthode261(*) adresse à Lakatos se ramène à
ce paragraphe :
« Même l'ingénieuse tentative de
Lakatos pour construire une méthodologie qui a) ne donne pas de
directive, et b) impose cependant des restrictions aux activités visant
l'extension du savoir n'échappe pas à la conclusion
précédente262(*). Car la philosophie de Lakatos ne semble
libérale que parce que c'est un anarchisme déguisé. Et les
critères qu'il dégage de la science moderne ne peuvent pas
être considérés comme des arbitres neutres dans la lutte
entre celle-ci et la science d'Aristote, le mythe, la magie, la religion,
etc »263(*).
Feyerabend reconnaît les mérites et les failles
de celui qu'il considère comme "ami et frère en anarchisme".
En effet, Feyerabend voit en Lakatos un nouveau champion de la
quête de l'Ordre et de la Loi en science et en philosophie. Le
mérite principal de Lakatos est d'avoir voulu défendre la
position rationaliste. Ou, comme dit Feyerabend, Lakatos s'est assigné
la mission d'accroître le nombre de défenseurs de la Raison, et
par le fait qu'il a étendu à d'autres méthodologies ses
principes du rationalisme critique, Lakatos a aidé à revigorer
des rationalistes inquiets et troublés et à redorer le blason
d'une Raison qui voulait déjà rendre l'âme264(*). A ce titre, Lakatos
« Est l'un des rares penseurs qui ont
remarqué le gouffre immense existant entre différentes images de
la science et la "chose réelle"; et il a même compris qu'essayer
de réformer les sciences en les rapprochant de leur image,
c'était leur faire du tort, peut-être même les
détruire »265(*).
Lakatos et Feyerabend sont d'accord que les critères
justificationnistes (inductivistes et empiriques) faussent l'image
réelle de la science, en offrant une histoire des théories
inarticulées. Aussi Feyerabend approuve-t-il deux suggestions
essentielles de la méthodologie lakatosienne :
« La première, c'est que la
méthodologie doit accorder chaque fois un "espace vital minimal" aux
idées que nous décidons de considérer. Une nouvelle
théorie étant donnée, nous ne devons pas nous servir
immédiatement des critères habituels pour décider de sa
survie. (...) La deuxième, Lakatos suggère que les
critères méthodologiques ne sont pas eux-mêmes à
l'abri de toute critique. Ils peuvent être examinés,
améliorés, remplacés par des meilleurs. Cet examen n'est
pas abstrait, il fait usage des données historiques : ces
dernières jouent un rôle décisif dans le débat entre
méthodologies rivales »266(*).
La première suggestion signifie que Feyerabend approuve
la démarche lakatosienne qui minimise les falsifications et les
expériences cruciales négatives, et encourage d'intégrer
les erreurs dans la démarche rationnelle. Car, ni les
incohérences internes, ni les conflits face aux résultats
expérimentaux, rien n'empêche le développement d'un
programme. Il faudra alors laisser à la théorie le temps
nécessaire avant de lui appliquer des appréciations
méthodologiques. La deuxième suggestion allie Lakatos et
Feyerabend le combat contre les logiciens qui minimisent la
référence à l'histoire dans la méthodologie, et qui
font reposer toute la méthodologie sur des modèles
simples267(*).
Cependant, Feyerabend précise que sa querelle avec
Lakatos porte sur les critères d'évaluation de la science
moderne, sur la prétention lakatosienne de procéder
rationnellement, et enfin sur les données historiques dont Lakatos se
sert dans l'évaluation des méthodologies.
D'abord, pour lui, les critères lakatosiens268(*) de progrès et de
dégénérescence des programmes décrivent certes la
situation dans laquelle le chercheur se trouve, mais ne lui disent pas comment
il faut procéder. C'est dire qu'il devient également
légitime d'abandonner, en le remplaçant, un programme qui
dégénère, comme de le retenir par ce qu'il lui faut un
espace vital. Feyerabend tire alors cette conclusion : chez Lakatos, il
est rationnellement impossible de critiquer un scientifique qui s'investit dans
un programme en pleine dégénérescence, et qu'on ne peut,
par aucun moyen rationnel, démontrer le caractère
déraisonnable de ses actions269(*).
A la différence des inductivistes et des
falsificationnistes qui proposent de rejeter carrément les
théories qui n'obéissent pas aux normes ? Lakatos ne fournit
pas de règles concrètes et ne donne aucune exigence pratique. A
la place, Lakatos milite en faveur de critères plus libéraux et
un espace vital minimum. Avec ces critères, Feyerabend tire la
conclusion qu'il devient
« impossible de spécifier dans quelles
conditions il faut qu'un programme de recherche soit abandonné, ou quand
il devient irrationnel de continuer à le soutenir. N'importe quel choix
fait par le scientifique est rationnel, car il est toujours compatible avec les
critères. "La raison" n'influence plus directement l'activité
scientifique »270(*).
Avec les critères lakatosiens, la raison n'est plus
directement guide de l'activité scientifique. N'importe quelle attitude
est bonne. C'est ainsi que Feyerabend peut voir en Lakatos, un partenaire
déguisé en anarchisme. Il écrit à cet effet,
« dans la mesure où la méthodologie
des programmes de recherche est "rationnelle", elle ne diffère pas de
l'anarchisme; et dans la mesure où elle en diffère, elle n'est
pas "rationnelle »271(*).
De même, poursuit notre anarchiste, Lakatos est
incapable d'expliquer ce qui constitue un changement rationnel devant
l'irrationalisme. Ses normes libérales reviennent à dire qu'on ne
peut rien dire sur la rationalité ou sur l'irrationalité. Sachant
que le changement peut être motivé par des luttes de pouvoirs ou
de controverses personnelles, Feyerabend conclut que la rationalité
à la Lakatos relève d'une ambiguïté conceptuelle.
Ceci parce que Lakatos, ne rendant pas au maximum la richesse du concept de
"rationnel", pose des normes plus libérales et les considère de
manière conservatrice. Et dans les deux cas, Lakatos espère
être reconnu comme un rationaliste. Mais pour l'auteur de Contre la
Méthode, "Lakatos est un allié précieux contre la
raison". Sa philosophie est un anarchisme déguisé, un gigantesque
Cheval de Troie qui aide à faire passer en fraude dans l'esprit des
rationalistes les plus durs un anarchisme franc et honnête272(*).
Enfin, Feyerabend procède par une remise en question
totale des critères historiques qui orientent l'évaluation des
méthodologies rivales et leurs reconstructions rationnelles. Pour
Lakatos, ces critères sont des jugements de valeur fondamentaux
décidés par l'élite scientifique. La communauté de
savants ne reste pas unanime sur un critère universel de progrès,
mais s'accorde sur la valeur des progrès particuliers au cours de
l'histoire des sciences. En d'autres termes, cet accord repose sur des
jugements uniformes.
Pour Feyerabend, la méthodologie lakatosienne
opère une confusion générale entre la norme critique
méthodologique et le meilleur programme de recherches historiographique.
La méthodologie lakatosienne rejette ainsi d'abord le caractère
non uniforme des jugements de valeurs fondamentaux sur la science, qui en
réalité est divisée en de nombreuses disciplines qui
peuvent adopter une attitude différente envers une théorie
donnée273(*).
Ensuite, elle méconnaît cette autre réalité que les
jugements de valeur fondamentaux ne sont avancés que très
rarement. Ainsi, pour Feyerabend, la sagesse scientifique commune que professe
Lakatos n'est ni commune ni sage274(*). A la place de la rationalité, Lakatos
réhabilite la force conservatrice et idéologique des
institutions. Cette force est irrationnelle
Enfin, souligne Feyerabend, la méthodologie des
programmes de recherche, parée du manteau de la rationalité,
n'est qu'un anarchisme déguisé, nonobstant sa rhétorique.
Le progrès et le mérite de Lakatos sont simplement apparents, et
sa méthodologie s'avère encore plus opportuniste que l'anarchisme
théorique. Bref, le phénomène de
l'incommensurabilité s'il est accepté, ébranle toute
théorie lakatosienne de la rationalité275(*).
III.4.3. Larry Laudan: six
reproches faits à Imre Lakatos
Dans son ouvrage intitulé La dynamique de la
science276(*),
Larry Laudan développe une nouvelle approche du progrès
scientifique, en termes de traditions de recherche. Il veut, en fait offrir une
autre lecture du jeu scientifique dont l'activité principale consiste en
la résolution de problèmes, là où Kuhn et Lakatos
ne peuvent en rendre la pertinence. Il adresse à cet effet quelques
critiques à Kuhn et à Lakatos.
Laudan relève six grandes insuffisances de la
méthodologie de programmes de recherche. Premièrement, il pense
que Lakatos offre une conception empirique du progrès scientifique, de
la même manière que Thomas Kuhn, par le fait que Lakatos fait
reposer le progrès sur la prédiction des faits inédits.
Ces faits ne visent, pour Laudan, qu'à accroître l'éventail
des énoncés empiriques277(*). Deuxièmement, il fustige le caractère
limité des types de changements qu'autorise la méthodologie de
programme de recherche278(*). A cet effet, Laudan écrit que la seule
relation que Lakatos autorise entre deux théories est "l'addition d'un
nouveau postulat ou la réinterprétation sémantique de
certains termes de la théorie précédente"279(*). Dans ce sens, poursuit-il,
l'existence de deux théories dans un même programme de recherche
n'est possible que si l'une implique l'autre.
Troisièmement, Laudan porte un coup fatal à
Lakatos quand il affirme que toue la méthodologie lakatosienne reste
encore dépendante des notions tarskienne et poppérienne de
contenu empirique et de logique. C'est la comparaison des contenus empiriques
qui détermine le progrès chez Lakatos. Celui-ci ne
spécifie donc pas de techniques de mesure du contenu des théories
scientifiques280(*).
Ensuite, se ralliant sans doute à la critique déjà faite
par Feyerabend, Laudan affirme que, chez Lakatos, l'acceptation des
théories n'est pas rationnelle; ce qui implique l'inexistence d'un lien
interne entre une théorie du progrès scientifique et une
théorie de l'acceptation rationnelle281(*). Cinquièmement, la faiblesse de Lakatos
réside dans l'affirmation que l'accumulation des anomalies n'a aucun
impact sur l'évaluation d'un programme de recherche. Laudan rapporte que
l'histoire des sciences dément une telle manière de
procéder. Enfin, une de grandes faiblesses de la méthodologie de
programmes de recherche est la rigidité de son noyau dur
irréfutable, qui ne permet aucun changement fondamental282(*). Bien que reconnaissant la
pertinence des analyses de ses prédécesseurs, Laudan se propose
d'oser une nouvelle acception du jeu rationnel et du progrès
scientifique.
Thomas Lepeltier à son tour reste sceptique sur la
pertinence des critères lakatosiens de rejet et d'acceptation des
théories et de programmes de recherche283(*).
Ces critiques paraissent certes fondées. D'ailleurs,
Lakatos parle d'une relation dialectique entre les deux formes d'heuristique,
mais il ne précise pas les termes de cette relation. Pourtant, c'est
dans ce rapport que se joue l'essentiel de l'activité scientifique. En
plus, poussant la critique à l'extrême, Lakatos relit Popper afin
de l'adapter à ses nouvelles thèses. La version
sophistiquée du falsificationnisme méthodologique est une
invention purement lakatosienne dans le système de Popper. Cette version
n'est pas vraiment différente de la méthodologie de programmes de
recherche scientifiques.
Cependant, en dépit de toutes ces critiques, l'oeuvre
épistémologique de Lakatos vaut son pesant d'or. Non seulement
elle sauve l'activité scientifique du scepticisme, de l'irrationalisme
et de la discontinuité, mais aussi elle développe une nouvelle
manière de faire l'histoire des sciences en reconnaissant le rôle
joué par l'erreur, l'anomalie au coeur de la rationalité
scientifique. Ensemble, l'erreur et le progrès font un bout de chemin,
qu'il s'agisse des sciences expérimentales ou des mathématiques.
De même, la démarche lakatosienne vise à
mettre la Raison au coeur de l'activité scientifique. Ce domaine du
savoir est rationnel dans la mesure où il s'ouvre à la critique
et à la discussion rationnelle. La rationalité scientifique exige
alors de mettre à l'épreuve les théories scientifiques,
ainsi que les critères qui les fondent. En outre, la critique embrasse
même les critères d'évaluation eux-mêmes. Ce retour
à un fondement rationnel de la science est, en mon sens, un des
mérites indéniables d'Imre Lakatos. Il s'agit donc de revenir
à cette instance régulatrice et d'y fonder toute l'entreprise de
la connaissance, car sans fondement rationnel la science serait anarchique et
ne différerait pas du mythe et de la religion.
Enfin, en tant que chantre du libéralisme normatif et
du pluralisme théorique, Lakatos rend, mieux compte que Popper et Kuhn,
de la complexité, de la diversité du réel, du monde et de
diverses méthodes d'approche de cette réalité. Aussi
prévient-il contre tout dogmatisme tendant à ériger en
norme de rationalité un principe méthodologique. Les
méthodologies ne se valent peut-être pas, chacune offre une grille
de lecture de la réalité. Les prétentions et le pouvoir
explicatif de chaque méthodologie doivent être
évalués dans la critique, mais il reste évident qu'il
n'existe aucun critère universel de rationalité. Ainsi, on peut
conclure qu'il n'existe pas de vérités
révélées dans les sciences. Sachant que
l'expérience est une construction, chaque méthodologie, qui se
veut scientifique voudrait offrir une explication de l'univers, ou d'un
phénomène de l'univers, devra d'abord agencer l'aspect conceptuel
et l'aspect théorique, et se convaincre qu'elle n'offre qu'une
explication et non pas l'explication de ce phénomène. La
promotion du pluralisme méthodologique et théorique est, à
notre avis, un point fort du système lakatosien. Ce pluralisme peut
être élargi hors du champ épistémologique, pour
embrasser les domaines culturels, les relations interpersonnelles, les
attitudes et comportements, bref, toute l'anthropologie. Il s'agit donc de
reconnaître la richesse qui réside dans la diversité. Le
pluralisme permet l'établissement d'un dialogue interculturel ainsi que
le respect de la différence, la multiplicité de la pensée,
la pluralité des visions du monde, la diversité des modes de vie,
vie menacée par une uniformisation planétaire largement
fondée sur la domination de la technoscience et sur les lois du
marché. Ainsi, la vérité peut être comprise comme un
idéal qui se dit dans une pluralité de voies contingentes. Il n'y
a donc pas de via sacra ou de voie royale, unique et universelle vers
la vérité (ou vers la rationalité). Lakatos nous aura donc
servi de tremplin pour clamer notre credo dans le respect de la
différence de nos jugements qui, en somme, constituent une richesse
indéniable.
III.5. Conclusion partielle
La méthodologie lakatosienne s`inspire de la tradition
kantienne qui établit une relation directe entre l'histoire de sciences
et la philosophie de sciences. L'histoire fournit les faits et la philosophie
des sciences sert d'instance critique qui permet de détecter, comment en
leurs temps certaines séquences de la science ont été de
séquences rationnelles. Dans ce sens, l'histoire des sciences est
déjà une épistémologie, et sert déjà
de cadre pour une reconstruction rationnelle.
Toute reconstruction rationnelle substitue l'histoire
telle qu'elle aurait due être à l'histoire circonstancielle,
imparfaite, discontinue. L'histoire des sciences est alors, pour ce faire, une
histoire rationnelle. Elle se reconstruit, d'abord, en prenant l'histoire
réelle à témoin. Ensuite, la reconstruction repose sur une
relation complémentaire entre l'histoire interne et l'histoire externe.
L'histoire interne est prioritaire dans la reconstruction, mais elle
détermine les facteurs socio-psychologiques qui constituent l'histoire
externe. Sachant qu'un critère -interne ou externe- ne peut à lui
seul rendre compte de toute l'histoire rationnelle d'une théorie de
rationalité, nous avons vu, avec Lakatos, l'urgence de compléter
l'internalisme par l'externalisme. Lakatos se démarque ici des autres
théories de la rationalité qui font reposer la reconstruction sur
des aspects purement normatifs et qui, par conséquent, relèguent
l'externalisme dans le rang du pseudo-scientifique.
Forte de cette relation dialectique, la méthodologie
lakatosienne se veut une méthodologie qui évalue la
rationalité des théories tout entières, de la
validité de leurs critères de démarcation et de leurs
codes d'honneur. Le noyau dur de chaque théorie de la rationalité
est alors constitué de ses critères de démarcation et de
son code d'honneur, alors que son glacis protecteur est formé des
hypothèses ad hoc externes déterminées par le
noyau dur. C'est dire que la méthodologie des programmes de recherche
évalue la pertinence des critères de chaque théorie
d'après les jugements de valeur base posés par l'élite
scientifique. Le progrès scientifique se marque alors par la
capacité qu'offre le programme à offrir des faits historiques et
à reconstruire comme rationnelle une masse importante de la croissance
des séquences historiques chargées de valeur.
La méthodologie lakatosienne est une
méthodologie historiographique. Elle nous enseigne que les programmes de
recherche peuvent expliquer l'histoire des sciences comme une histoire
rationnelle. Pour ce faire, les programmes progressent, même au coeur des
anomalies. Ainsi, la méthodologie de programmes historiographiques,
puisqu'elle ne milite pas en faveur de l'élimination automatique des
programmes non concurrents, ouvre une large possibilité de reconstruire
comme rationnelles, les autres théories de la
rationalité alors que l'histoire réfute leurs
critères.
La rationalité est un idéal qui peut être
approché à l'aide d'une historiographie puissante. Elle
caractérise la procédure de reconstruction rationnelle en tant
que celle-ci rassemble les séquences de connaissance chargée de
valeur au sein de l'histoire des sciences. La reconstruction rationnelle est
alors une synthèse des connaissances sanctionnées ; elle est
une instance d'unification du savoir scientifique.
IV. CONCLUSION GENERALE
Nous avons voulu, dans ce travail soutenir, avec Imre Lakatos,
la thèse selon laquelle l'histoire des sciences est rationnelle et
continue. Il a été question de sauver la rationalité
scientifique contre toute tendance au scepticisme et à l'irrationalisme,
et contre ceux qui professent un progrès discontinu de
l'activité scientifique. A la suite d'Imre Lakatos, nous avons
engagé le débat pour ou contre plusieurs théories de la
rationalité scientifique qui, en leur manière, énoncent
des critères de démarcation entre la science et la
pseudo-science, c'est-à-dire une certaine définition de la
science, ainsi que des critères d'acceptation et de rejet des
théories scientifiques. De manière plus directe, nous avons,
à la suite de Lakatos, engagé une discussion critique avec La
logique de la découverte scientifique de Karl Popper et la
Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Il s'y
agit, non pas de les réconcilier, mais d'offrir une lecture plus
approfondie de Popper afin de le sauver des attaques de Kuhn, et
d'épurer Popper en y intégrant les éléments
pertinents de Kuhn, pour une compréhension plus adéquate du jeu
scientifique. On peut alors faire les points.
Si l'on demandait à Lakatos de dire ce que sont la
science, le progrès et la rationalité scientifique, il aurait
répondu dans les termes suivants. La science n'est pas un type de
connaissance prouvée ni probable, car les théories scientifiques
les plus établies ne sont toujours pas à même de prouver
leur connaissance. La science n'est pas non plus un ensemble discontinu de
conjectures, qui seraient sorties victorieuses face au modus tollendo
expérimental ; ceci du fait de l'utopie de l'évidence de la
base empirique factuelle sur laquelle repose toute vérification. La
science n'est pas non plus un ensemble de théories admises par une
simple convention : l'arbitraire, le relativisme et le danger
d'élever au rang de science n'importe quelle théorie, minent de
l'intérieur le conventionnalisme pur et simple. Il s'en suit que le
progrès scientifique ne suit pas les codes d'honneur qui ont
été remises en question, c'est-à-dire que la science et le
progrès scientifique ne peuvent se dire d'après les
critères falsificationnistes, justificationnistes et conventionnalistes.
Ce progrès n'est pas cumulatif, et moins encore discontinu.
Ainsi, reprenant les éléments pertinents de ces
théories de rationalité, Lakatos opère un
dépassement. A ses yeux, l'activité scientifique n'opère
nullement avec des théories isolées. Elle engage des
séries de théories, organisées en un système
cohérent, c'est-à-dire en un programme de recherche. Dans sa
constitution, un programme de recherche comporte une structure normative
permanente, conventionnelle et conventionnellement irréfutable. Ce cadre
normatif détermine l'esprit général ainsi que les
idées directrices de la recherche. Pour garantir
l'inattaquabilité de ce noyau dur, le scientifique adopte de nouvelles
auxiliaires qui lui servent bouclier ou de glacis protecteur. Ces
hypothèses affrontent les réfutations, et si celles-ci sont plus
victorieuses, le chercheur remplace ces hypothèses auxiliaires par
d'autres, capables d'assurer la survie du programme. Ce remplacement est
déterminé par l'heuristique positive et obéit à
l'exigence de compatibilité.
L'heuristique positive, par sa relation dialectique avec
l'heuristique négative, offre l'essentiel de l'activité
scientifique. Elle nous a apparu d'abord comme un travail théorique
consistant à fournir les principes nécessaires dans l'adoption du
glacis protecteur ; ensuite elle est une entreprise de construction des
modèles mathématiques miniaturisés d'interprétation
de la réalité. Ainsi, l'heuristique positive assure une autonomie
relative de l'activité scientifique.
On parle d'autonomie par le fait que l'attitude du chercheur
en face des anomalies se modifie radicalement dans la méthodologie
lakatosienne. Ce qui compte comme anomalie ne provient nullement de
l'extérieur du programme : l'heuristique positive prévoit
déjà les anomalies auxquelles le chercheur va se confronter ainsi
leur importance, et l'ordre dans lequel le chercheur devra les aborder. Ainsi,
l'heuristique positive offre au chercheur une plus grande marge de
liberté en face des anomalies. Au lieu d'arrêter le travail
théorique lorsque émerge un contre-exemple, le chercheur choisit
de minimiser l'anomalie et de continuer librement sa recherche, dans l'espoir
que il parviendra ultérieurement à transformer les exemples
récalcitrants en exemples de corroboration du programme de recherche.
C'est là dire que Lakatos rompt avec la
procédure par conjecture et réfutation. Un fait singulier ne peut
faire s'écrouler une théorie universelle. L'activité
scientifique ne s'arrête pas en lorsque surgissent des anomalies, elle
poursuit courageusement son chemin. Minimiser les erreurs dans la pratique
scientifique, c'est la manière commune d'agir de tous les scientifiques,
c'est aussi une grande marge de rationalité. On sait d'ailleurs avec la
thèse dite Duhem-Quine, qu'en cas de contre-verdict expérimental,
au lieu de rejeter la nouvelle théorie, le chercheur
réévalue sa théorie interprétative : il modifie les
faits pour laisser vivre la théorie.
Il appert ainsi que la méthodologie de programmes de
recherche repose sur un vaste travail d'adjonction de nouvelles
hypothèses qui, du reste doit obéir à un principe majeur
de scientificité : la capacité de nouvelles
hypothèses à opérer un déplacement progressif. Une
série de théories qui se veut scientifique doit apporter un
double progrès, théorique et empirique. Elle devra, d'abord
être théoriquement capable d'expliquer tout le contenu de
connaissance fournie par sa rivale ; ensuite, elle devra prédire
des faits inédits ou nouveaux inattendus ou impossibles à partir
de la théorie rivale ; et enfin, une partie de ces faits
inédits doit être corroborés par l'expérience. Le
déplacement progressif, entendu comme prédiction de la
nouveauté factuelle est critère de scientificité et
condition de progrès d'une série de théories à
l'intérieur d'un même programme. Une théorie qui
opère un tel déplacement supplante sa rivale, elle est alors une
théorie mature. Au cas contraire, elle est immature et elle
dégénère. On comprend alors que l'évaluation ne
consiste pas en un schémas binaire qui engage une théorie face
à un fait, mais qu'elle est une évaluation triviale ou une
relation triangulaire entre deux théories de même niveau et
l'expérimentation.
Lakatos prévient cependant que la nouveauté
théorique paraît évidente pour plus d'une théorie.
Elle est immédiate. Ce qui n'est pas le cas pour la nouveauté
empirique. Une théorie qui entre en jeu n'est pas toujours capable
d'offrir une prédiction factuelle immédiate. Celle-ci
apparaît après un long moment de son développement. De
même que la réfutation d'une théorie n'implique pas
automatiquement son rejet, de même il revient d'éviter la
précipitation dans la déclaration de la
dégénérescence d'un programme de recherche. En raison du
fait que les adeptes d'un programme en dégénérescence
peuvent adopter une variante progressive d'un même programme de recherche
et fournir les hypothèses auxiliaires corroborants dont le programme a
besoin pour son succès. Il n'est donc pas irrationnel de travailler sur
un programme qui dégénère, ni de greffer un nouveau
programmes sur deux anciens programmes à fondements incompatibles. Les
canons de la rationalité scientifiques se définissent alors en
termes de concurrence et de tolérance méthodologique.
Lakatos milite en faveur d'un libéralisme normatif qui encourage les
programmes à s'insérer dans une lutte pour la survie. Il faudra
laisser un espace vital minimum aux programmes, puisque la rationalité
immédiate - conçue comme l'existence d'une série
d'expériences factuelles cruciales qui renversent les théories-
n'existe pas en science. Elle est même utopique. Le libéralisme
méthodologique devient donc un challenge au dogmatisme et à la
tendance qu'ont certaines méthodologies à s'imposer comme une
norme -unique et universelle- de rationalité scientifique.
Si la rationalité immédiate est utopique, la
rationalité scientifique est une reconstruction rationnelle qui
intègre, dans une discussion critique, l'histoire propre des
théories de la rationalité ou programmes de recherches
scientifiques.
D'après Imre Lakatos, la reconstruction rationnelle est
une lecture de l'histoire idéale des théories de la
rationalité. L'outil de cette critique est fourni par
l'épistémologue qui se charge de dégager les
séquences rationnelles de chaque programme de recherche. Si l'histoire
des sciences distingue généralement l'histoire interne de
l'histoire externe, la reconstruction rationnelle nécessite que
l'histoire interne de chaque théorie de la rationalité soit
complétée par son histoire externe. A ce sujet, il revient
à dire que Lakatos propose une nouvelle démarcation entre ces
deux formes d'histoire. L'histoire interne, entendue comme l'évolution
de la structure normative et intelligible qui définit la
scientificité d'une science, est première dans la reconstruction.
L'histoire externe est seconde et reste déterminée et
précisée par l'histoire externe. L'histoire externe regroupe
alors un ensemble de facteurs socio-psychologiques que nécessite et
prévoit l'histoire interne. Ces facteurs ont un rôle à
jouer dans la rationalité et doivent y être
intégrés. Lakatos peut ainsi reconstruire l'histoire de toutes
les méthodologies : leurs critères de démarcation ou code
d'honneur leur sert de noyau dur, et les facteurs externes jouent le rôle
d'hypothèses auxiliaires constituant l'heuristique positive.
Dans la dernière section, la méthodologie
lakatosienne entend soumettre au crible de la raison toutes les théories
de la rationalité et leurs critères de démarcation.
Lakatos se préoccupe alors de savoir jusqu'où ces critères
sont rationnels et rendent compte de la spécificité de
l'activité scientifique. Ces critères sont évalués
en rapport avec les jugements de valeur de base de l'élite scientifique,
c'est-à-dire par la capacité de ses critères à
opérer, au cours de leur histoire, un déplacement
théoriquement et empiriquement progressif. Il s'agit, en d'autres
termes, d'appliquer à chaque théorie de rationalité ses
propres critères de démarcation, d'acceptation et de rejet. La
méthodologie de programmes de recherches est donc une historiographie.
Elle atteste que l'histoire des sciences est un champ de bataille des
théories scientifiques et des programmes rivaux. Les théories
vivent et meurent à l'intérieur des programmes qui les
hébergent. Les programmes rivaux se livrent à une lutte pour la
survie dans laquelle l'épistémologie joue le rôle
d'arbitre. Il reconstruit l'histoire rationnelle, c'est-à-dire les
séquences de connaissances chargées de valeur (reconnus par
l'élite scientifique). La rationalité scientifique, en tant
qu'elle est normative, exige l'intégration de toutes les phases de
succès des programmes de recherche, en vue de la reconstruction
rationnelle de sciences. La méthodologie des programmes de recherche
apparaît alors comme un méta-critère qui, non seulement
énonce des principes heuristiques supérieurs, mais aussi offre la
possibilité d'intégrer et de comprendre les autres programmes de
recherche comme rationnels. C'est, ce qui, d'après notre auteur,
explique la supériorité de la méthodologie des programmes
de recherche. On comprend alors que l'histoire réfute les
critères falsificationnistes, justificationnistes et inductivistes, et
que le progrès scientifique ne peut être pensé dans de tels
canons.
La théorie de la rationalité lakatosienne telle
qu'exposée, a reçu d'énormes critiques déjà
du vivant de Lakatos qui peuvent paraître fondées. En
réalité, elle ne prétend pas proposer une sinécure
de rationalité scientifique. C'est dire pour finir que, même
après la méthodologie de programmes de recherche, l'investigation
sur la spécificité de la science et sur la rationalité des
critères de démarcation doit continuer son chemin.
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http://revue.de.livres.free.fr/cr/lakatos.html.
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http://cer1se.free.fr/principia/index.php/les-programmes-de-recherche-de-Lakatos/
V.I. TABLE DES MATIERES
0. INTRODUCTION
1
0.1. Problématique
4
0.2. Plan du travail
8
CHAP. I : FALSIFIER LE
FALSIFICATEUR : LA CRITIQUE LAKATOSIENNE DU FALSIFICATIONNISME DE K.R.
POPPER
8
I.0. Introduction
8
I.1. Le justificationnisme et l'idée
d'une connaissance prouvée
8
I.1.1. Le problème de la vérification
dans les sciences
8
I.1.1.a. Le concept de vérification
8
I.1.1.b. Vérification et
vérité
8
I.1.1.c. La vérification dans les sciences
formelles
8
I.1.1.d. La vérification comme auxiliaire de
la démonstration
8
I.1.1.e. La vérification dans les sciences
expérimentales
8
I.1.2. Le positivisme logique et le critère
de signification
8
I.1.3. Des critiques de la thèse
justificationniste
8
I.1.4. L'avènement de la thèse
probabiliste
8
I.2. Le débat Popper vs Kuhn : le
rationalisme contre l'irrationalisme ?
8
I.2.1. Le problème de Karl Popper
8
I.2.2. Thomas Kuhn, l'idée d'un
progrès irrationnel de la science
8
I.3. Imre Lakatos et le Falsificationnisme de
Popper
8
I.3.1. Le falsificationnisme dogmatique
8
I.3.2. Le falsificationnisme
méthodologique
8
I.3.2.1. Le falsificationnisme
méthodologique naïf
8
I.3.3. La version sophistiquée du
falsificationnisme méthodologique
8
I.3.3.1. Règles d'acceptation et de
réfutation.
8
I.3.3.2. Traits nouveaux de la version
sophistiquée.
8
I.3.4. Procédure d'appel et pluralisme
théorique
8
I.3.5 Limites et portée
épistémologique de la version sophistiquée.
8
I.4. Conclusion partielle
8
CHAP. II : LA METHODOLOGIE DE
PROGRAMMES DE RECHERCHE SCIENTIFIQUES
8
II.0. Introduction
8
II.1. L'exigence d'une structure
continue.
8
II.1.1. Lakatos : le développement continu
la science à partir du noyau dur
8
II.1.2. Thomas Kuhn et la structure tensionnelle
des théories scientifiques.
8
II.1.3 Bachelard et l'enveloppement dialectique des
théories scientifiques.
8
II.2. Le concept de "programme de
recherche".
8
II.2.1. Le noyau dur et l'heuristique
négative.
8
II.2.1.1. L'adoption et
l'irréfutabilité du Noyau dur
8
II.2.1.2. Du contenu du "noyau dur"
8
II.2.2. L'heuristique positive d'un programme de
recherche
8
II.2.2.1. L'heuristique positive comme construction
du glacis protecteur
8
II.2.2.2. Le recours au modèle
mathématique chez Newton
8
II.2.2.3. Bachelard : l'expérience comme
réalisation du mathématique
8
II.2.2.4. Heuristique positive, réfutations
et vérifications
8
II.2.2.5. Heuristique positive et choix rationnel
de problème.
8
II.2.2.6. Le problème de la greffe des
programmes de recherche.
8
II.2.2.7. Le problème de
l'incompatibilité d'après les conservateurs
8
II.2.2.8. La dialectique entre l'heuristique
positive et l'heuristique négative.
8
II.3. Libéralisme et
méthodologie. Le problème de l'évaluation
objective.
8
II.3.1. L'utopie de la rationalité
immédiate. Le cas de Michelson et Morley
8
II.3.1.1. Michelson et le problème de
l'éther
8
II.3.1.2. L'interprétation lakatosienne de
l'expérience de Michelson
8
II.3.2. La révolution copernicienne
d'après la méthodologie de programme de recherche.
8
II.3.2.1. La révolution copernicienne.
Quid?
8
II.3.2.2. Du géocentrisme à
l'héliocentrisme. Cas d'un déplacement progressif
8
II.3.2.3. La supériorité heuristique
de Copernic
8
II.4. Peut-on conclure?
8
CHAP. III. : RECONSTRUCTION
RATIONNELLE ET EVALUATION DES METHODOLOGIES RIVALES
8
III.0. Introduction
8
III.1. Histoire, philosophie des sciences et
reconstruction rationnelle
8
III.1.1. Histoire de science comme
épistémologie
8
III.1.2. Histoire interne et Histoire externe
8
III.1.2.1. Externalisme : la science comme un
projet de sécurité sociale.
8
III.1.2.2. Internalisme : la science comme un
discours à prétention de vérité.
8
III.1.3. L'histoire interne comme reconstruction
rationnelle.
8
III.2. Les théories de la
rationalité au tribunal de l'histoire.
8
III.2.1. Le programme inductiviste
8
III.2.2. Le programme conventionnaliste
8
III.2.3. Le programme falsificationniste
méthodologique
8
III.2.4. Le programme de la méthodologie de
programme de recherches
8
III.2.5. Dialectique entre Histoire interne et
histoire externe
8
II.3. Rationalité et reconstruction
rationnelle
8
III.3.1. Rationalité et évaluation
critico-historique des programmes
8
III.3.2. Rationalité comme reconstruction
des séquences sanctionnées du savoir
8
III.4. Regards critiques sur la
méthodologie de programme de recherche.
8
III.4.1. La méthodologie lakatosienne lue
par Lakatos lui-même.
8
III.4.2. Paul Feyerabend : Lakatos, un anarchiste
déguisé.
8
III.4.3. Larry Laudan: six reproches à Imre
Lakatos
8
III.5. Peut-on conclure ?
8
IV. CONCLUSION GENERALE
8
V. BIBLIOGRAPHIE
8
V.I. TABLE DES MATIERES
8
* 1 LAKATOS, I., Histoire
et Méthodologie des sciences. Programmes de recherches et
reconstructions rationnelles, PUF, Paris, 1994, p. 128.
* 2 Idem, p. 131, note 1.
* 3 Idem, p. 98.
* 4 LAKATOS, I., Histoire
et Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction
rationnelle, 1994, p. 2.
* 5 LEPELTIER, Th., `'A
propos de Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de
Recherche et reconstruction rationnelle d'Imre Lakatos'', Novembre 1999,
in http://assoc.wanadoo.fr/revue.de.livres/
* 6 LAKATOS, I., op.
cit., p 3.
* 7 LAKATOS,
op.cit, p. 62.
* 8 Idem, p. 41.
* 9 Ibidem, p.
124.
* 10 LEPELTIER, Th.,
Op.cit., p. 7.
* 11 Cfr. CANGUILHEM, G.,
Etude d'histoire et de philosophie de sciences, 3ème
édition, Vrin, Paris, 1975, p. 12.
* 12 Idem, p. 17.
* 13 Depuis les origines, la
philosophie et les mathématiques entretiennent des rapports de
proximité. Ayant peu à peu coupé le cordon ombilical qui
les rattachait à la philosophie, les mathématiques ont
affirmé leur autonomie en tant que domaine précis du savoir.
Quoique le champ mathématique n'échappe pas totalement à
l'investigation et à l'intrusion philosophiques, mathématiciens
et philosophes ont ainsi cherché une systématisation propre de
leur raisonnement afin d'aboutir à la vérité. Dans ce but,
les mathématiciens ont tour à tour précisé leur
objet, leur démarche ainsi que les outils de leur analyse ;
l'entreprise connaît l'apport de personnes illustres (Pythagore, Euclide,
Archimède, etc.) qui en déterminèrent les principales
orientations. Plusieurs de leurs successeurs font appel à la logique
afin d'asseoir le raisonnement mathématique
* 14 BRUNSCHVICG, L.,
Les étapes de la philosophie mathématique,
3ème édition, PUF, Paris, 1947, p. 240.
* 15 LAKATOS, I.,
Histoire et Méthodologie des sciences. Programmes de recherches et
reconstructions rationnelles, PUF, Paris, 1994, p. viii.
* 16 Le
XIXème siècle fut celui d'un grand effort de
systématisation de la Logique, notamment avec les travaux sur les
fondements des mathématiques. Hilbert et le courant logiciste
tentèrent de reconstruire la géométrie euclidienne en un
système formel. Ils formalisèrent, c'est-à-dire
traduisirent les raisonnements mathématiques « dans un
système de langages symboliques conventionnels et univoques, qui n'ont
de compte à rendre qu'à leur exigence de rigueur et de
cohérence »( MUTUNDA, M., Eléments de logique,
1ère Edition, Cerdaf, 2001, p. 49). Hilbert, Frege,
Russel, et Whitehead prirent alors le soin d'affiner le calcul
logico-mathématique en un système opérationnel doté
d'un point de départ admis comme valide. Ils en
précisèrent également les règles de formation, les
règles de transformations, les définitions et un ensemble
d'axiomes garantissant la démonstration mathématique. Fortes d'un
langage formalisé, les mathématiques ont une prétention
à la vérité, grâce à la cohérence de
la démonstration. Les mathématiques sont donc essentiellement un
édifice géant construit sur l'idée de preuve,
véhiculée par celle de démonstration. Les gigantesques
travaux sur les fondements des mathématiques et la tendance à
élever les mathématiques au plus haut degré du savoir ne
passent cependant pas inaperçus chez plusieurs philosophes et logiciens
qui trouvent à redire sur les prétentions mathématiques.
Ainsi, invitant la formalisation à la barre, G.F. Hegel s'attaquait
déjà aux formalistes Euler, Lambert, à son maître
Ploucquet (DUBARLE, D. ; DOZA, Logique et dialectique, Paris
Larousse,...) , et même le projet leibnizien d'une caractéristique
universelle univoque pouvant prévenir la logique contre les
polysémies, les paradoxes et les abus du langage ordinaire. Gilbert Ryle
à son tour, voit dans le formalisme mathématique un
agrégat de « constructions sèches, figées,
arides, d'accès difficile » (MUTUNDA, M., op. cit.,
p. 95); il prône simplement un retour au langage ordinaire.
Plus grave encore le formalisme de Hilbert, Frege, de Russel
et de Whitehead se heurte à de nombreux paradoxes et à la
question de la décidabilité. Qu'est-ce qui, dans un calcul
logico-mathématique par exemple, nous garantit la validité du
raisonnement ? Sur quelles bases fonder la légitimité d'une
déduction et la consistance d'un système formel ? Comment
rendre compte de l'appartenance d'un énoncé à un ensemble
de formules vraies ou fausses ? La démonstration
mathématique elle-même, est-elle aussi rigoureuse que le croient
les mathématiciens ? Peut-elle rendre réellement compte de
la vérité des théorèmes et axiomes qu'elle est
destinée à prouver ou à justifier ? C'est dire,
à la suite de Fermat, de Motowski, de Kleen, de Turing, de Curry, de
Church, de Lovenheim, de Tarski, de Skolem, de Wang, de Post, etc... qu'il
existe des problèmes indécidables en logique et en
mathématique. Kurt Gödel ne démontre-t-il pas
l'existence de questions insolubles - ou de limitations internes d'après
Jean Ladrière - et de propositions indémontrables dans les
mathématiques formalisées ? Par conséquent,
Gödel ébranlela toute puissance des procédures de
décision mathématiques, épurant ainsi la prétention
des formalistes à une vérité absolue.
* 17 Cfr. MOTTERLINI, M.,
«'Reconstructing Lakatos: a reassessment of Lakatos' epistemological
project in the light of the Lakatos Archive», in Studies in History
and Philosophy of Science, London, 2002, p. 490.
* 18 Ibidem.
* 19 LAKATOS, I.,
Preuves et réfutations, p.
* 20 Cfr. MOTTERLINI., M.,
Idem, p. 491.
* 21 LAKATOS. I.,
Preuves et réfutations, p. xviii.
* 22 LAKATOS, I.,
Histoire et Méthodologie de sciences. Programmes de recherche et
reconstruction rationnelle, trad. franç. MALAMOUD, C. & SPITZ,
J. F., Paris, PUF, 1994, p. 1.
* 23 AKENDA K., J. C.,
Epistémologie structuraliste et comparée. Les sciences de la
culture, tome I, Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2004,
p. 237.
* 24 Tel est notamment le
point de vue défendu par le courant analytique, plus
précisément par le Tractatus logico-philosophicus de
Ludwig Wittgenstein.
* 25 Cfr.
Ibidem.
* 26 L'un des objectifs des
mathématiques est, d'après Jean Chrysostome AKENDA , « de
reconnaître avec exactitude les conditions sous lesquelles un
énoncé peut être démontré. Les
vérités arithmétiques sont des vérités
éternelles au même titre que les vérités
géométriques. Le théorème sur la somme des angles
du triangle est éternellement véridique dans l'espace euclidien
et les propriétés du triangle riemannien n'en infirment en rien
la valeur ». AKENDA, J.C., op. cit., p. 239.
* 27 Ibidem.
* 28 Idem, p.
240.
* 29 La typologie de la
vérification dans la rationalité mathématique distingue
trois nivaux :
a) La vérification d'un résultat
d'opération simple
C'est le type de vérification courant dans les
énoncés de l'arithmétique élémentaire. Gille
Gaston Granger définit cette forme de vérification de deux
manières. Elle est d'abord : « la projection des
abstraits dans l'empirie et le constat empirique d'un résultat qui
contraigne et qui est indépendant de la spécificité
matérielle, sensible des objets choisis comme projection des
abstraits » (GRANGER, G. G., La
vérification, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 89). Autrement dit,
vérifier une opération arithmétique, c'est projeter des
nombres abstraits dans l'expérience. Ces nombres sont abstraits mais
doués à la fois du statut d'objet et du statut opératoire.
La vérification arithmétique est, d'après J.C. Akenda,
l'adéquation d'un schème abstrait aux opérations
empiriques (Cfr. AKENDA K., J. C., op. cit., p. 243). Vérifier,
c'est aussi, « Appliquer dans l'univers abstrait des nombres, des
définitions et des axiomes, non pas dans un esprit déductif, mais
en itérant, en conformité avec définitions et axiomes, une
opération un nombre fini de fois » (GRANGER, G. G., op.
cit., p. 90). La vérification renvoie ici à la
capacité de compter des résultats d'opérations abstraites
effectives avec les définitions des objets abstraits. D'après
Granger, cette première forme de vérification réussit
grâce à une sorte de contrainte interne propre au système
d'objets de pensée. Un privilège de l'arithmétique
consiste à constater l'immédiateté de l'adéquation
des schèmes opératoires aux objets dont elle détermine les
propriétés comme pertinentes. Aussi est-on en droit de dire
à propos de la première forme de vérification qu'elle est
l'itération finie d'une opération élémentaire sur
les objets et la reconnaissance de ces objets ainsi corrélativement
produits (Idem, p. 245).
b)La vérification comme calcul
En tant que calcul, la vérification se
caractérise par la complexité des opérations.
Vérifier consiste soit à effectuer ou à simplifier un
énoncé qui se présente comme une formule afin d'aboutir
à un résultat, soit en l'assertion d'une valeur à ce
résultat. Ce calcul vérificateur vise à attribuer la
valeur « vrai » ou « faux » à
l'énoncé.
Cette forme de vérification possède la double
caractéristique de faire apparaître l'aspect technique et de faire
ressortir la nécessité d'examiner sa dépendance
relativement à la nature même des objets sur lesquels portent les
énoncés à vérifier (Idem, p. 245).
c) La vérification des énoncés
géométriques
Les énoncés géométriques sont
représentés dans une figure : un triangle, un
polyèdre, par exemple. La vérification de tels
énoncés consiste à projeter dans l'empirie des concepts
abstraits et des opérations sur ces concepts. Le résultat de ces
opérations dépend en général du contenu intuitif
lié à l'empirie. Ici la vérification traite avec des
objets que Husserl appelle des objets idéaux. Ces objets
géométriques n'ont pas la netteté et le caractère
décisoire des objets des deux premières formes de
vérification mathématique.
* 30 Ibidem, p.
247.
* 31 Cfr. GRANGER, G. G.,
op. cit., p. 97.
* 32 AKENDA K., J. C.,
op. cit., p. 248.
* 33 LAKATOS, I., Preuve
et réfutations. Essai sur la logique de la découverte
mathématique, p. xvi.
* 34 Cfr. Idem, p.
5.
* 35 AKENDA K., J.C.,
op. cit., p. 256.
* 36 Dans de l'introduction
de son Etude d'histoire et de philosophise de sciences, Georges
Canguilhem utilise l'image de cristaux pour peindre le portrait de l'objet des
sciences expérimentales. De même que la science des cristaux
interroge la nature des cristaux, de même la science est un discours sur
les objets naturels. Ce discours est un exposé de propositions
objectives constituées par un ensemble d'hypothèses et de
vérifications. Les hypothèses et la méthode de
vérification n'ont pas plus d'importance que le résultat
escompté. Les sciences ne traitent donc pas des objets naturels,
factuels ou donnés dans l'expérience. En effet, l'objet est
indépendant du discours, mais les hypothèses prescrivent un cadre
d'interprétation qui force la nature à couler dans le moule de la
méthode expérimentale. L'objet naturel n'est donc pas l'objet
scientifique. Ce dernier est construit par la science elle-même à
partir du moment où elle met au point des méthodes capables de
constituer une théorie. L'objet scientifique n'est pas le cristal
lui-même, mais une série d'hypothèses, de discours, des
élaborations conceptuels sur la nature des cristaux. Il est pour ainsi
dire construit et culturel. Cfr. GANGUILHEM, G., op. cit., pp.
16-17.
* 37 D'après La
nouvelle alliance D'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, l'activité
scientifique est une activité de construction et de
mathématisation de la réalité grâce à la
méthode expérimentale. Cette méthode qui, elle-même
a fait la force de la science moderne inaugurée par Newton,
Galilée et leurs successeurs. La force de cette méthode
réside dans la rencontre qu'elle réalise entre la théorie
et la technique. Ce que nos deux auteurs appellent le dialogue
expérimental suppose une pratique de manipulation et de
préparation du fait physique afin de le faire correspondre à la
description théorique. Cette pratique est une relation entre la
théorie et l'expérience, relation qui s'explique par le fait que
l'expérimentation interroge les processus naturels en
référence à des hypothèses qui énoncent les
principes généraux auxquels obéissent les processus
naturels. Dans la mesure où l'expérimentation vise à
décrire avec précision des situations idéales ou des
relations de « causes-effets » reproductibles,
l'expérimentation juge et interroge la nature. La réponse de la
nature est enregistrée avec précision, mais la nature même
de la réponse dépend de l'hypothèse idéale qui
oriente l'expérience Cfr. PROGOGINE, I. & STENGERS, I., La
nouvelle alliance, Paris, Folio-Essai, 1980, pp. 76-77.
* 38 Cfr. AKENDA K., J. C.,
op. cit., p. 268.
* 39 Idem, pp.
268-269. Avec Imre Lakatos, il appert clairement que le progrès
théorique d'une science est vérifié par la
possibilité de prédiction de faits nouveaux ou de faits
inédits que la théorie ouvre par rapport à celle qu'elle
supplante. C'est ce qui ressort de la version sophistiquée du
Falsificationnisme méthodologique que Lakatos discerne dans le
système poppérien.
* 40 Ce Cercle fut
fondé par Moritz Schlick, un ancien élève de Max Planck.
Il réunit des personnes de grande notoriété dont Gustave
Bermann, Kurt Goëdel, Hans Hahn, Otto Neurath, Karl Menger, Victor Kraft,
Herbert Feigl, Friedrich Waïsemann et Rudolf Carnap. A côté
de ces membres permanents, le Cercle connaît l'estime de quelques amis
dont Albert Einstein, Bertrand Russel, Karl Popper, Hans Reichenbach, Carl
Hempel, etc. Cfr. MALHERBE, J. F., Epistémologies
anglo-saxonnes, Paris, PUF, 1981, p. 47.
* 41 Idem, p.
50.
* 42 Idem, p.
50-51.
* 43 Le critère de
signification dans le positivisme logique visait également à
éliminer la métaphysique comme science dans la mesure où
métaphysique et philosophie n'offrent rien de vérifiable
empiriquement. C'est ce que Popper dégage des aphorismes 5, 6.53, 6.54
du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. D'après
l'auteur de Conjectures et réfutations, Wittgenstein
était convaincu que les propositions philosophiques et
métaphysiques sont des pseudo-propositions, dénuées de
toute signification. Cfr. POPPER, K., Conjectures et
réfutations, p. 39.
* 44 Le Cercle de Vienne est
très fortement influencé par le logicisme de Frege et de Russell
ainsi que par l'analyse logique du monde de Ludwig Wittgenstein.
* 45 Pour Wittgenstein, les
propositions significatives sont fonction de la vérité des
propositions élémentaires ou atomiques qui décrivent des
faits atomiques. Ces faits sont en principe attestés par
l'expérience ou par l'observation.
* 46 MALHERBE, J. F.,
op. cit., p. 52.
* 47 BOYER, A.,
Introduction à la lecture de Karl Popper, Paris, Presse de l'Ecole
Normale Supérieure, 1994, p. 15.
* 48 Cfr. POPPER, K.,
Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1982, p.
317.
* 49 Idem, p.
318.
* 50 QUINE, W.V.O., Les
deux dogmes de l'empirisme, in JACOB, P., (Sous la direction de), De
Vienne à Cambridge. L'héritage du positivisme logique de 1950
à nos jours, Paris, Gallimard, 1980, p. 87.
* 51 LAKATOS, I., op.
cit, pp. 4-5.
* 52 D'après Imre
Lakatos, les justificationnistes sont arrivés à cette
conviction : les intellectualistes ou les kantiens, par le succès
de la géométrie euclidienne et par l'émergence de la
physique non-newtonienne. Les empiristes classiques en sont convaincus par
l'incapacité de la logique inductive à constituer une base
empirique fiable et garantissant la rationalité et le progrès
scientifique. Nous reviendrons plus loin sur le débat portant sur la
base empirique, dans la critique que Lakatos fait du falsificationnisme de son
maître, Karl Popper. Cfr. LAKATOS, op. cit., p. 6.
* 53 Cfr. MALHERBE, J. F.,
op. cit., p. 139.
* 54 LAKATOS, op.
cit., p. 6.
* 55 C'est également
ce qu'affirme l'aphorisme 5.153 du Tractatus, à savoir :
une proposition n'est en soi ni probable ni improbable. Cfr. WITTGENSTEIN, L.,
Tractatus-Logico-philosophicus, trad. franç. de KLOSSOWSKI, P.,
Paris, Gallimard, 1961, p. 110.
* 56 Cfr. MALHERBE J. F.,
op. cit., p. 139.
* 57 POPPER, K. R.,
Logique de la découverte scientifique. p. 31.
* 58 Idem, pp.
36-37.
* 59 MALHERBE J.F., op.
cit., p.141.
* 60 Cfr. BWANGILA, C.,
Progrès et rationalité dans le développement des
sciences empiriques : une lecture critique de T.S. Kuhn et d'I.
Lakatos, (Inédit). Mémoire présenté et soutenu
en vue de l'obtention du diplôme d'études approfondies en
philosophie, Université de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 12.
* 61 KUHN, T. S., La
structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983,
p. 24.
* 62 Cfr. Cfr. KUHN, T. S.,
Tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, Paris,
Gallimard, 1990, pp. 304-322.
* 63 Ilya Prigogine et
Isabelle Stengers reprocheraientt à Kuhn d'isoler la science de la
culture (des traditions, des coutumes, des institutions et des exigences
réelles du monde de la vie où se déploient les hommes et
leurs sociétés), en en faisant la propriété d'un
groupe de chercheurs, c'est-à-dire de la seule communauté
scientifique. La démarche kuhnienne cautionne une rupture entre la
science et la culture qu'elle assujettit et domine. Cette rupture et cette
domination de la science qui se prétend universelle sont les causes du
désenchantement du monde. Pour Stengers et Prigogine, la science est un
produit de la culture. C'est au coeur d'un dialogue entre les hommes de science
et d'autres domaines qui étudient l'homme et le monde dans sa
complexité, que se situe la clé de solution de la crise actuelle
du monde. Ce dialogue est ce que ces deux auteurs entendent par la
troisième culture. Cfr. PRIGOGINE, I. & STENGERS, I., op.
cit., pp. 62-69.
* 64 LAKATOS, I.,
Idem, p. 4.
* 65 Cfr. GIARD, L.,
L'impossible désir du rationnel, in LAKATOS,
Histoire et méthodologie des sciences..., p. XXXVI.
* 66 Popper accepte
d'ailleurs ce qu'il appelle un scepticisme dynamique.
* 67 Ibidem
* 68 LAKATOS, I., op.
cit., p. 8.
* 69 Ibidem.
* 70 Le falsificationnisme
dogmatique s'enrichit des thèses de Hermann Weyl et de Braithwaite qui
défendent l'incorrigibilité des faits observés. Les faits
sont durs et têtus, et le théoricien doit s'apprêter
à encaisser le NON de la nature (Cfr. LAKATOS, I., op. cit.,p.
9). L'expérimentateur, en ce sens, est le témoin
privilégié de cette incorrigibilité des faits naturels.
* 71 Idem, p.
10.
* 72 Ibidem.
* 73 Cfr. Idem, p.
13.
* 74 Cfr. Idem, p.
19.
* 75 La Thèse dite de
Duhem-Quine remarquait déjà qu'en cas de divergence entre la
théorie et l'observation, la méthode d'observation peut
être revisitée, discutée et non pas seulement la
théorie.
* 76 LAKATOS, I., op.
cit, p. 18.
* 77 Cfr. Idem, p. 21.
* 78 Ibidem.
* 79 Idem, p.
22.
* 80 Ibidem, 23.
* 81 Ibidem, p.
23.
* 82 Cfr. Idem, p.
26.
* 83 Ibidem.
* 84 Cfr. Idem, pp.
32-33.
* 85 Cfr. Idem, p.
34.
* 86 Cfr. Idem, p.
36.
* 87 Ibidem.
* 88 Ibidem.
* 89 Idem, p.
38.
* 90 Ibidem.
* 91 Idem, p.
41.
* 92 Cfr. Idem, pp.
43-44.
* 93 Cfr. Idem, p.
48. Une théorie qui prédit des faits nouveaux est une
théorie qui progresse si une partie de ces faits sont corroborés
par l'expérience. Le lien entre progrès empirique et
progrès théorique est déjà présent chez
Leibniz et chez d'autres chercheurs. Mais pour Lakatos, le point de vue de
Leibniz est encore loin de la forme achevée du falsificationnisme
méthodologique sophistiqué.
* 94 Rappelons que le code
d'honneur du justificationnisme exigeait que rien de non prouvé ne
fût accepté comme scientifique. Le probabilisme ou
néo-justificationnisme voulait qu'on spécifiât la
probabilité des hypothèses à la lumière des
éléments de preuve empirique dont on dispose. Dans le
falsificationnisme dogmatique, l'activité scientifique consiste à
tester toutes les théories par rapport à la base empirique
certaine, évidente et faite des lois de la nature. Pour le
falsificationnisme méthodologique naïf, l'important est la mise
à l'épreuve des théories falsifiables afin de
décider du rejet de celles qui sont infalsifiables.
* 95 Le texte entre crochets
est ajouté par nous.
* 96 LAKATOS, I.,
Histoire et méthodologie de sciences. Programmes de recherche et
reconstruction rationnelle, p. 48.
* 97 La décision du
quatrième type est redondante, car dans le cas d'une théorie avec
clause ceteris paribus qui entre en conflit avec les
énoncés de base, le chercheur ne peut décider de la partie
de la théorie à remplacer. Ce n'est que par un accroissement de
contenu expliquant l'anomalie, et que la nature corrobore, qu'on peut
éliminer et réfuter une théorie complexe. De même,
la cinquième décision méthodologique portant sur
l'évaluation, la conservation et l'élimination des
théories métaphysiques est également superflue et sans
utilité dans la mesure où ces théories peuvent servir de
base d'un programme de recherche. Cfr. Idem, pp. 51-52.
* 98 Idem, p.
52.
* 99 La deuxième
porte sur la distinction entre propositions
d' « observation » et propositions
« théoriques ». La troisième concerne la
valeur de vérité des propositions
d' « observation ».
* 100 Idem, pp.
57-58.
* 101 Ibidem.
* 102 Nous avons
élargi la critique aux théories justificationnistes et
conventionnalistes.
* 103 Cfr. AKENDA K, J. C.,
Science comme mémoire de la raison. Introduction à
l'histoire des sciences. Cours de Philosophie des sciences
(Inédit), Kinshasa, St Pierre Canisius, 2006-2007, p. 36.
* 104 KUHN, T. S.,
Tension essentielle, Paris, Gallimard, 1990, p. 316.
* 105 Idem, p.
320.
* 106 BACHELARD, G., Le
nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1991, p. 42.
* 107 Idem, La
philosophie du non, Paris, PUF, 1994, p. 137.
* 108 Idem, Le
nouvel esprit scientifique, p. 62. Dans le second chapitre de cet ouvrage,
Bachelard dégage les caractéristiques générales de
l'esprit scientifique newtonien et celles de l'esprit scientifique einsteinien.
L'assomption fondamentale de ce chapitre est que la mécanique
relativiste n'émerge pas comme un prolongement ou une suite logique
partant d'une accumulation des connaissances et un raffinement de la
mécanique classique. A son origine, la mécanique relativiste
opère une révolution, une grande nouveauté. C'est a
posteriori que les scientifiques découvriront que la
mécanique classique est un cas particulier de la mécanique
relativiste qui, elle, est générale.
* 109 AKENDA K, J. C.,
Science comme mémoire de la raison. Introduction à
l'histoire des sciences. Cours de Philosophie des sciences
(Inédit), Kinshasa, St Pierre Canisius, 2006-2007, p. 33.
* 110 BACHELARD, G., Le
rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1986, pp. 109-110.
* 111 D'après le
Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André
LALANDE, l'heuristique est ce qui aide à la découverte. Le terme
se dit d'une hypothèse dont on ne cherche pas à savoir si elle
est vraie ou si elle est fausse, mais qu'on adopte à titre provisoire
comme une idée directrice dans la recherche des faits. (Cfr. LALANDE,
A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF,
1991, p. 412.
* 112 LAKATOS, I.,
Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherche et
reconstructions rationnelles, p. 63. La prédiction des faits
inédits corroborés, jointe à l'exigence de
déplacement théorique, est la condition de progrès d'un
programme de recherche.
* 113 Idem, pp.
62-63.
* 114 Idem, p.
63.
* 115 Cfr. Idem ,
p. 64.
* 116 Idem, p.
63.
* 117 Lakatos imagine par
un micro-exemple fictif d'après le schéma de Newton, ce qu'il
appelle l'histoire d'un écart de conduite planétaire. Le cas est
celui d'un physicien qui se sert de la mécanique newtonienne, de sa loi
de la gravitation (N) et des conditions initiales (I) pour calculer la
trajectoire d'une planète p récemment découverte.
Le premier résultat montre que la planète dévie la
trajectoire calculée. Au lieu de considérer que la
déviation est proscrite par le programme newtonien et, que si elle est
établie, la théorie de la déviation réfute la loi
de la gravitation, le chercheur postule l'existence d'une autre planète
p' encore non découverte qui dévie la trajectoire de
p. Ses calculs lui offrent les données correspondant à
cette planète (sa masse et son orbite) et le physicien recourt à
l'expérimentateur (un astronome) pour vérifier son
hypothèse. Mais à cause de sa petitesse extrême, la
planète ne peut être observée. Après l'adaptation
des instruments, si l'observation atteste l'existence de cette planète,
cela constituerait alors, une nouvelle victoire ou un déplacement
progressif du programme de Newton. Pourtant, ce n'est pas le cas. Quoique la
planète p' n'est pas observée, le physicien n'abandonne
pas l'hypothèse d'une planète perturbatrice. Il avance alors
l'hypothèse de la poudre cosmique qui cacherait la planète
p, la rendant ainsi invisible. Malheureusement, les satellites
n'attestent pas cette nouvelle hypothèse. L'infatigable chercheur alors
atteste l'hypothèse d'un champ magnétique perturbateur dans la
région de l'univers où se situe la planète p et
qui perturberait le fonctionnement des outils d'observation. Le succès
empirique de cette hypothèse concourt à une victoire
éclatante du système de Newton. L'échec de
l'hypothèse ne signifie pas la réfutation du système
newtonien, par ce que le chercheur peut l'amender avec des hypothèses
auxiliaires, ou simplement abandonner le problème de la planète
p, et continuer à développer le programme dans une autre
direction. (Cfr. Idem, pp. 14-15)
* 118 Idem, p.
64.
* 119 Idem, p.
65.
* 120 Lakatos voit dans le
critère de simplicité cher à Duhem un critère
purement esthétique. Pour plus d'informations, à ce sujet, le
lecteur peut se référer à la critique que nous faisons du
falsificationnisme et du conventionnalisme dans notre premier chapitre.
* 121
* 122 Idem, p.
127.
* 123 Cfr.
Ibidem.
* 124 La version dogmatique
du falsificationnisme renvoie ad patres les propositions
métaphysiques du fait de leur irréfutabilité, en ce sens
qu'elles n'offrent pas la possibilité de leur
réfutation/vérification par rapport à une base empirique
(des propositions factuels) que le chercheur suppose claire et évidente.
La version naïve du falsificationnisme méthodologique a
révélé le caractère conventionnel - et jamais
factuel - des propositions d'observations constituant la base empirique. C'est
avec la version sophistiquée qu'il apparaît clairement que les
propositions métaphysiques sont intégrées, non pas
seulement comme savoir acquis non problématique, mais plutôt comme
noyau dur d'un programme de recherche.
* 125 Idem, p. 52.
La deuxième note infrapaginale indique clairement que les
théories métaphysiques ne doivent pas être
écartées de la science. Elles ont leur rôle à jouer
en tant que noyau dur conventionnel d'un programme de recherche.
* 126 Idem, p.
53.
* 127 Ibidem.
* 128 Idem, p. 54.
Pour Lakatos, le choix même de la forme logique dans laquelle se formule
une proposition métaphysique est fonction de la décision
méthodologique du chercheur, de l'état de ses connaissances.
Bref, ce choix rationnel dépend de l'évaluation critique du
programme de recherche qui héberge cette métaphysique.
* 129 Idem, p.
66.
* 130 Cfr. LADRIERE, J.,
Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science
et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p.
44.
* 131 PRIGOGINE, I., &
STENGERS, I., op. cit., pp. 58-59.
* 132 Ibidem.
* 133 Idem, p.
68.
* 134 Ibidem.
* 135 Ibidem.
* 136 BACHELARD, G., Le
nouvel esprit scientifique, p. 7.
* 137 Idem, p.
8.
* 138 C'est là toute
la problématique de Preuve et Réfutations d'Imre
Lakatos. Celui-ci y distingue deux méthodologies propres aux
mathématiques : la méthode déductive qui consiste à
poser au fondement des maths des systèmes indiscutables, posés
comme vrais et nécessaire pour l'établissement des preuves ou des
démonstrations. Il ajoute que le dogmatisme mathématique qui
identifie le concept de mathématique à ceux de
vérité, d'exactitude et de pureté s'est fortement nourri
de la méthode déductive. L'autre est la méthode
heuristique du développement et de l'enseignement des
mathématiques. Ce modèle situe les mathématiques dans le
contexte culturel de leur développement et dégage l'histoire
vraie du cheminement des théorèmes mathématiques avant
leur adoption provisoire. Une telle manière de voir la logique de la
découverte mathématique essaie de comprendre cette discipline
comme une suite de constructions humaines dans lesquelles l'erreur, la
contradiction, les déséquilibres sont des facteurs non
négligeables de la croissance de la connaissance. (Cfr. LAKATOS, I.,
Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte
mathématique, p. xvii). Plus précisément, Lakatos
montre l'avantage à introduire des éléments heuristiques,
méthodologiques dans le style mathématique. L'approche
déductiviste se concentre sur le théorème qui n'est qu'un
résultat final, il cache le contre-exemple global qui favorise la
découverte du théorème dans sa version
quasi-achevée et arrache la définition-éprouvette à
sa preuve-mère pour la faire tomber du ciel de façon artificielle
et autoritaire. Le modèle heuristique, lui, remet en valeur ces aspects.
Il met en valeur ce que Lakatos appelle la situation-problème,
c'est-à-dire la logique, l'histoire des contradictions qui ont conduit
à la définition d'un concept. (Cfr. LAKATOS, I., op.
cit., pp. 185-186).
* 139 Lakatos reproche
à Popper et à Bachelard d'avoir renforcé le dogmatisme
mathématique. L'histoire des mathématiques, rapporte Bachelard,
est une merveille de régularité. Elle connaît des
périodes d'arrêts. Elle ne connaît pas des périodes
d'erreurs. Aucune des thèses défendues dans La formation de
l'esprit scientifique ne vise donc la connaissance mathématique.
Elles ne traitent que de la connaissance du monde scientifique. (BACHELARD, G.,
La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1977, p. 22, Voir
aussi LAKATOS, I, Preuves et réfutations. Essai sur la Logique de la
découverte mathématique, p. xiii.) Et notre auteur poursuit
que Popper aussi situe les mathématiques hors de la portée de la
critique du fait qu'elles sont infalsifiables. C'est ce que Popper affirme
lorsqu'il écrit : "le problème de Fermat, comme les rapports sur
les monstres de Lochness, est un exemple d'"assertion qui ne peut être
soumise à des tests en raison de sa forme logique" (POPPER, K. R.,
Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, p. 99,
in LAKATOS, I., Op. cit., p. xiii.) Il appert ainsi
clairement que nos deux auteurs sont défenseurs du dogmatisme
mathématique.
* 140 Idem, p.
8.
* 141 Idem, pp.
8-9.
* 142 Idem, p.
9.
* 143 Cfr. Idem,
pp. 9-10.
* 144 Cfr. Lakatos,
Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherches et
reconstruction rationnelle, p. 68.
* 145 Idem, pp.
68-69.
* 146 Idem, p.
69.
* 147 Idem, pp.
69-70.
* 148 Idem, p.
70.
* 149 Ibidem.
* 150 Idem, p.
73
* 151 Idem, pp.
70-71.
* 152 Cfr., LAKATOS, I.,
op. Cit., pp. 75-76
* 153 Idem, p. 76.
La physique aristotélicienne est géocentrique. Elle atteste
l'hypothèse de la fixité de la terre comme centre immobile de
l'univers autour duquel gravitent les planètes. Copernic par contre,
renforcera la thèse héliocentrique, en transférant au
soleil le statut de référence du système
planétaire.
* 154 Cfr. Idem,
pp. 76-77.
* 155 Idem, p.
78.
* 156 Cfr. Idem,
p. 79.
* 157 Cfr. Idem,
p. 80.
* 158 Cfr. Idem,
p. 81.
* 159 Idem, p.
90.
* 160 Ibidem.
* 161 Idem, pp.
90-91.
* 162 Cfr. Idem,
p. 91.
* 163 Idem, p. 95.
On comprend alors pourquoi Lakatos qualifie de dogmatique le point de vue
kuhnien.
* 164 Ibidem.
* 165 Idem, p.
96.
* 166 Ibidem.
* 167 Idem, p.
98.
* 168 Ibidem.
* 169 Idem, p.
99.
* 170 Cfr. AUBERT, J. M.,
Philosophie de la nature. Propédeutique à la vision
chrétienne du monde, Paris, Ed. Beauchesne et ses fils, 1965, p.
142.
* 171 Cet éther
possédait des propriétés contradictoires: "il devrait
être subtil et indiscernable, car il n'oppose aucun obstacle au
déplacement de la Terre dans l'espace; d'autre part il devrait avoir une
rigidité incommensurablement plus grande que celle du meilleur acier, en
raison de l'énorme vitesse (...) de propagation des vibrations dont il
serait le siège. Cfr. AUBERT, J. M., op.cit, p.
142.
* 172 Newton conçoit
l'espace absolu comme un cadre de référence éternel et
immuable, responsable des forces d'inertie. C'est par rapport à cet
espace qu'on pourrait mettre en évidence les mouvements
accélérés puisque ces mouvements sont justement assujettis
à de telles forces. Finalement c'est par rapport à cet espace
absolu qu'on pourrait affirmer qu'un corps tourne où
accélère. Cfr.
http://www.relativite.info/RG.htm#Introduction.
* 173 Ibidem.
* 174 Idem, p.
144.
* 175 Idem, note
infrapaginale 21. La dernière solution fut celle choisie par Einstein.
Mais elle exige un changement de modèle explicatif de la lumière
car on ne peut imaginer des ondes sans un milieu qui ondule.
* 176 En effet le principe
de la relativité galiléenne se limite aux mouvements
mécaniques. Einstein le reprit et l'étendit aux ondes
magnétiques. Ensuite, il se sert, en électromagnétique, de
l'expérience de la constante de la lumière de Michelson de la
même manière que Galilée s'est servi de l'évidence
du principe d'inertie en relativité mécanique. Avec la constance
de la vitesse de la lumière, on ne peut plus penser l'existence des
mouvements rectilignes uniformes. Einstein élargit la relativité
à tous les autres mouvements physiques, mécaniques et
électromagnétiques. A ce stade, la relativité est encore
dite restreinte, car elle ne concerne pas les mouvements non-rectilignes et
non-uniformes. Le principe suprême de cette relativité restreinte
professe l'identité des lois de la Nature pour tous les systèmes
en mouvements rectilignes uniformes. Il s'en suit d'abord, une variation du
concept de la vitesse. La vitesse de la lumière devient la vitesse
limite, invariante à travers tout l'univers, du fait qu'elle n'est pas
affectée par le mouvement de la source ou par l'observateur. Ensuite, la
relativité restreinte rompt avec la notion d'espace absolu qui
serait une référence fixe de mouvement. Chaque mouvement a sa
vérité propre, nul n'étant plus vrai que l'autre. Seule,
l'appréciation de ce mouvement est relative. Enfin, la relativité
restreinte récupère quelque chose d'absolu : l'invariance des
lois de la Nature, indépendamment de tout système. Cette harmonie
de la nature est assurée par deux constantes, l'inertie et la vitesse de
la lumière. (Cfr. Idem, pp. 144-145).
* 177 Lakatos, Histoire
et Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction
rationnelle, pp. 102-103.
* 178 Idem, p.
104.
* 179 Cfr. Idem,
pp. 105-106.
* 180 Idem, pp.
106-107.
* 181 Cette
catégorie comprend les empiristes qui fondent la rationalité sur
l'évidence de la preuve, les probabilistes qui recherchent le
degré de prouvabilité d'une théorie en fonction des
éléments de preuve dont on dispose, et le falsificationniste
naïf qui milite en faveur de l'élimination immédiate des
théories, en face du verdict de l'expérience.
* 182 Idem, p.
124.
* 183 KUHN, T. S., La
révolution copernicienne, trad. franc. de HAYLI., A., Paris,
Fayard, 1973, p. v.
* 184 LAKATOS, I.,
Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherche et
reconstructions rationnelles, p. 150.
* 185 Lakatos critique
sérieusement le point de vue des positivistes entendus comme
inductivistes et falsificationnistes, celui des conventionnalistes, et
même l'interprétation de Kuhn et de Polanyi. Tous échouent
à rendre compte de l'essence de la révolution copernicienne,
parce qu'ils se basent sur la recherche des faits simplement empiriques
La première catégorie que critique notre auteur
est celle des positivistes. Ceux-ci se distinguent selon qu'ils sont
inductivistes ou falsificationnistes. Les inductivistes stricts énoncent
leur critère d'évaluation en ces termes : "une théorie est
meilleure à une autre si, contrairement à sa rivale, elle a
été déduite des faits" (LAKATOS, I, op. cit.,
p. 50.) Mais sachant que rien ne conduit à prouver que
l'héliocentrisme de Copernic (et Aristarque, son
prédécesseur) est déduit des faits, les inductivistes se
gardent d'appliquer leur critère à la révolution
copernicienne, car du point de vue des observations connues, il y a
compatibilité entre les théories ptoléméenne et
copernicienne. A vrai dire, le critère inductiviste, largement
critiqué, ne tient pas debout. Car, "si une révolution
scientifique consiste à découvrir des faits nouveaux et
établir des généralisations valides à partir de
ceux-ci, alors, il n'y a pas eu révolution (scientifique) copernicienne"
(Cfr. LAKATOS, I., op. cit, p. 15)1.
Pour les inductivistes probabilistes, la
supériorité d'une théorie tient à la grandeur de la
probabilité qu'elle apporte par rapport à l'ensemble
d'éléments de preuve disponibles. Mais, poursuit Lakatos, tous
les efforts à prouver la probabilité des théories
scientifiques se sont révélés vains et stériles.
Ainsi, partant du critère probabiliste, on ne peut soutenir
l'idée d'une révolution scientifique.
Les falsificationnistes défendent un double
critère de reconnaissance de la supériorité
théorique. La théorie supérieure devra être
réfutable. En ce sens, la révolution copernicienne signifierait
que Copernic est empiriquement réfutable, c'est-à-dire
scientifique et Ptolémée, irréfutable,
pseudo-scientifique. Une autre variante du falsificationnisme voit dans les
deux programmes deux théories potentiellement réfutables, et que
des expériences cruciales tardives auraient réfuté
Ptolémée pour corroborer Copernic. Tel, dit Lakatos, est le point
de vue de Popper qui affirme que Copernic adopta son programme alors que celui
de Ptolémée n'était pas encore réfuté. Ce
qui n'est pas le cas, pense notre auteur, car déjà avant
Copernic, le programme de Ptolémée était
réfuté et infesté d'anomalies. Ainsi, on ne peut soutenir
le point de vue falsificationniste en vertu de sa contradiction avec l'histoire
réelle des sciences : une trop large partie de l'histoire de sciences
serait irrationnelle, si la rationalité scientifique suivait le
modèle falsificationniste. Lakatos conclut que si une révolution
scientifique consiste en la réfutation d'une théorie majeure et
en son remplacement par une théorie rivale, alors la révolution
copernicienne ne s'est jamais produite en 1838.
* 186 Idem, p.
166.
* 187 Cfr. Idem,
p. 167.
* 188 Ibidem.
* 189 D'après
Lakatos, Copernic adresse trois grands reproches au système de
Ptolémée. Primo, l'introduction de l'équant viole
l'heuristique propre de Ptolémée. Du point de vue heuristique,
elle est simple adaptation empirique relevant de la psychologie scientifique.
Secundo, il reproche à Ptolémée d'attribuer deux
mouvements distincts à la sphère des étoiles, à
savoir la rotation journalière et une autre rotation autour de l'axe
écliptique. C'est là, dit-il, un défaut majeur du
système parce que les étoiles, en tant que corps parfaits,
doivent avoir un mouvement uniforme et unique. Copernic épouse ici le
point de vue de Ravetz qui affirme que Ptolémée serait parti des
présupposés erronés pour arriver à conclure que la
différence entre l'année solaire et l'année
sidérale varie de manière irrégulière. La
sphère des étoiles tournerait ainsi de façon
irrégulière autour de la sphère écliptique. Par
conséquent, le Soleil ne se meut pas uniformément autour de la
Terre. C'est là, conclut Ravetz, une grave violation de l'heuristique
platonicienne. Tertio, le programme de Ptolémée
lui-même est à la traîne derrière les faits. Il est
une simple adaptation empirique psychologique (Cfr. Idem, pp.
168-169).
* 190
Ptolémée, se servant de la Terre comme point équant,
réussit à décrire le mouvement angulaire de la Lune.
Copernic démontra par contre qu'à certains points, de sa course,
la Lune devait avoir le double de son diamètre observable. En
dépit de ce succès, le système copernicien reste
infesté d'anomalies, notamment son incapacité à rendre
compte du mouvement de comètes. Ce mouvement, pense Tycho, ne peut
être expliqué par la notion copernicienne de mouvement circulaire
(Cfr. Idem, p. 170, note infrapaginale 2.).
* 191 Cfr. Idem,
pp. 172-173
* 192 Idem, p.
173.
* 193 Ibidem.
* 194 Comme Lakatos, Zahar
se démarque des théoriciens de la rationalité
immédiate qui interprètent cette révolution simplement sur
base de fiats empiriques, et des anarchistes comme Feyerabend qui pensent que
Copernic opère un changement par le fait qu'il offre une vision
révolutionnaire de la place que l'homme occupe dans le monde. Ces
facteurs simplement psychologiques ne peuvent non plus rendre compte de la
vraie essence de la révolution copernicienne.
* 195 LAKATOS, I., Histoire et
méthodologie des sciences..., p. 185.
* 196 Pour Canguilhem, la question
« qui ? » entraîne une deuxième question,
à savoir : « où faire l'histoire des
sciences ? » D'abord, du point de vue de la destination, c'est
à la faculté des sciences que se fait l'histoire des sciences,
ensuite à la faculté de philosophie, du point de vue de la
méthode et, enfin, à la faculté d'histoire. Il
précise que la faculté de philosophie est le lieu par excellence
d'apprentissage de l'histoire des sciences, par le fait que le savant et
l'historien ne s'intéressent à l'histoire de science que par
voie latérale. Il leur faut un minimum de philosophie pour aborder
l'histoire des sciences. (Cfr. CANGUILHEM, G., Etudes d'histoire et de
philosophie de science, p. 10.
* 197 Idem, p.
11.
* 198 La première
est une raison historique qui consiste à faire l'histoire des sciences
comme un discours visant d'abord à vérifier un secteur
délimité de l'expérience ; ensuite - une raison
purement académique- à dégager la paternité
intellectuelle d'une découverte scientifique. La deuxième raison
est scientifique : pour établir l'originalité et
l'objectivité d'une découverte scientifique. Au demeurant, que
le savant qui aboutit à une découverte expérimentale doit
interroger les sciences pour savoir si l'expérience n'a pas
été tentée par des prédécesseurs, et par
conséquent, si sa découverte en est vraiment une, et originale.
Ibidem.
* 199 Idem, pp.
11-12.
* 200 Ibidem.
* 201 Idem, pp.
12-13. L'expression « microscope mental » provient de
Lafitte.
* 202 Idem, p. 13.
La distinction de deux types d'histoire de sciences relève de
l'épistémologie dialectique de Gaston Bachelard. Koyré
épouse ce point de vue. Cependant, sans s'investir dans l'aspect
dialectique, Koyré et Meyerson insistent sur la continuité de
l'histoire sanctionnée des sciences, car c'est en fonction de la
permanence d'une structure continue qu'on parle de rationalité
scientifique. Cfr. Idem, pp. 1-14.
* 203 Cfr. KUHN, T. S.,
Tension essentielle, pp. 44-45.
* 204 CANGUILHEM, G.,
op. cit., p. 15.
* 205 Ibidem.
* 206 PRIGOGINE, I., &
STENGERS, I., op. cit., p. 62
* 207 Cfr. KUHN, T. S.,
Tension essentielle, pp. 167-168.
* 208 LAKATOS, I., Histoire
et méthodologie des sciences, p. 210.
* 209 Cfr. AKENDA, J C.,
Science comme mémoire de la raison, p. 1.
* 210 CANGUILHEM, G.,
op. cit., p. 15.
* 211 Cfr. KUHN, T.S.,
Tension essentielle, p. 163.
* 212 Idem, pp.
163-164.
* 213 Cfr. GIARD, L.,
op. cit., p. xxvii.
* 214 Dans sa version
allemande, l'ouvrage s'intitule Der logische AufbanderWelt.
Littéralement, la construction logique du monde (et non pas la structure
logique du monde).
* 215 Cfr. CARNAP, R.,
The Logical Structure of the World, Berkeley, University of California
Press, 1969, § 100, cite par LAKATOS, I. Histoire et
Méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruction
rationnelle, p. xxiii.
* 216 Ibidem
* 217 POPPER, K. R.,
Logique de la découverte scientifique, p. 32.
* 218 Cfr. DEWEY, J.,
Reconstruction in philosophy, Boston, The Beacon Press, 1964, p. vii.
* 219 GIARD, L., op.
cit., p. xxiii. Le projet de Lakatos visant à comprendre la science
dans sa structure interne semble correspondre avec la première des trois
tâches que Hans Reichenbach assigne à
l'épistémologie, à savoir une tâche descriptive de
la structure interne propre à la science, de ses normes de
validité. Cette tâche est elle-même déjà une
reconstruction rationnelle.
* 220 Idem, p.
xxxiv.
* 221 Théorie des
trois mondes chez Popper, dans le processus de la constitution de la
connaissance objective
* 222 LAKATOS, I.,
Histoire et méthodologie des sciences..., p. 185.
* 223 Idem, p.
210.
* 224 Idem, p.
187. Chaque méthodologie comporte ses propres problèmes logiques
et épistémologiques. Lakatos rapporte que le problème de
l'inductiviste consiste à prouver la certitude de la base empirique
ainsi que la validité des généralisations inductives.
* 225 Idem, p.
188.
* 226 Ibidem. A
titre illustratif, Lakatos cite quelques paradigmes du modèle inductif :
la généralisation de Kepler à partir des observations de
Tycho Brahe, la découverte de la gravité newtonienne partant de
la généralisation des phénomènes de Kepler et du
mouvement planétaire, etc.
* 227 Cfr. Idem,
p. 189. Lakatos ne conçoit pas cependant les facteurs externes en termes
de besoins sociaux. Pour lui, ces facteurs sont déterminés par
les facteurs internes. Ce sont au contraire des influences externes
extra-scientifiques.
* 228 Idem, pp.
189-190.
* 229 Le lecteur fera ici
référence au débat amorcé dans notre premier
chapitre autour du conventionnalisme et de ses deux orientations : le
conventionnalisme conservateur avec Henri Poincaré et le
conventionnalisme révolutionnaire incarné par Popper et Duhem.
Cette séquence ne concerne que la branche révolutionnaire du
conventionnalisme, plus précisément, le simplisme de Pierre
Duhem.
* 230 Idem, p.
190.
* 231 Du point de vue
logique et épistémologique, affirme Lakatos, la variante
révolutionnaire du conventionnalisme est plus simple que l'inductivisme.
En effet, elle n'exige pas d'inférences inductives valides et fait de la
commodité ou de la simplicité et non pas de la
vérité, un critère de démarcation. Elle
conçoit le progrès comme un progrès cumulatif des
énoncés de base attestant les faits. Les énoncés ne
changent pas, seuls changent les instruments d'observation de ces faits. Il y a
donc une possibilité d'appliquer le conventionnalisme
révolutionnaire aux propositions factuelles, c'est-à-dire
à accepter ces propositions par décision plutôt que sur
base des preuves expérimentales. Mais dans ce cas, pour conserver
l'idée que la croissance de la science factuelle est en rapport avec la
vérité objective, il faut l'intervention d'un principe
métaphysique qui se superpose aux règles gouvernant la science.
Au cas échant, dit Lakatos, le conventionnalisme révolutionnaire
risque de verser dans le scepticisme (Cfr. Idem, p. 191).
* 232 Idem, pp.
192-193
* 233 Idem, p.
193.
* 234 Pour Lakatos, le
falsificationnisme est sans faille du point de vue logique. Il séduit
par sa clarté et par sa forme. En effet, dans sa version
méthodologique, Popper se sert des propositions universelles quant
à l'espace et au temps, et à la fois empiriquement falsifiables
ainsi que leurs conditions initiales. Ces théories sont le centre du
modèle déductif de la critique des théories que Popper
propose. C'est dans son aspect épistémologique que le
falsificationnisme de Popper présente quelques difficultés.
D'abord, la version dogmatique repose sur un faux présupposé,
selon lequel on peut prouver des propositions à partir des faits, et par
conséquent prouver la fausseté de certaines théories. Le
lecteur trouvera une explication plus ample dans le premier chapitre de ce
travail. Ensuite, la version méthodologique naïve (ou
conventionnaliste) a besoin d'un principe inductif extra-méthodologique
pour donner du poids épistémologique à sa décision
d'accepter les énoncés de base, et de relier à la
vérisimilitude les règles que Popper assigne au jeu scientifique
(Idem, p. 195)
* 235 Cfr. Idem,
p. 197. Feyerabend conçoit la psychologie de la découverte en ce
sens que la prolifération des théories rivales peut
accélérer, d'un point de vue externe, la falsification
poppérienne interne. Mais Lakatos pense que Popper et Feyerabend sont
d'avis que les théories rivales jouent le rôle de catalyseur dans
l'élaboration des expériences cruciales. Ils sont donc des
éléments nécessaires à la falsification
(Idem, p. 197, note n°1).
* 236 Ibidem.
* 237 Cfr. Idem,
p. 198 Lakatos précise que Karl Popper ne serait pas de cet avis, car
pour ce dernier, les conventions déterminent l'acceptation des
énoncés singuliers et non pas des énoncés
universels. Cfr. P. 198, note n° 2.
* 238 Idem, p.
200.
* 239 Idem, p.
201. La rivalité entre deux programmes de recherches est un processus de
très longue haleine, et pour Imre Lakatos, il est rationnel de
travailler sur les deux programmes rivaux.
* 240 Idem, p.
202.
* 241 Cfr. Lakatos,
Histoire et méthodologie de sciences..., p. 210. Telle est la
tendance de bon nombre des théories de la croissance de la connaissance,
à se baser simplement sur l'histoire interne. D'où le danger
d'une épistémologie désincarnée. Dans une telle
manière de procéder, l'historien opère une
sélection qui laisse de côté tout ce qu'il y a
d'irrationnel dans le développement du programme. Idem, p.
211.
* 242 Idem, p.
212.
* 243 Cfr. Idem,
p. 213.
* 244 Ibidem.
* 245 Lakatos
reconnaît aussi que le problème majeur de l'histoire externe
consiste à déterminer, à préciser les conditions
psychologiques nécessaires pour rendre possible le progrès
scientifique. Ce problème lui-même exige déjà une
méthodologie.
* 246 Idem, p.
217.
* 247 Ibidem.
* 248 Ibidem.
* 249 Idem, p.
234.
* 250 Cfr. Idem,
p. 235.
* 251 Cfr. Idem,
p. 232.
* 252 Bachelard
écrit à ce sujet : «Il n'y a donc pas de transition entre le
système de Newton et le système d'Einstein. On ne va pas du
premier au second en ammassant des connaissances, en redoublant de soins dans
les mesures, en rectifiant légèrement les principes. Il faut au
contraire un effort de nouveauté totale. On suit donc une induction
transcendante et non pas une induction amplifiante en allant de la
pensée classique à la pensée relativiste. Naturellement,
on peut, après cette induction, par réduction, obtenir la
sciencenewtonienne. Cfr. BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique,
p. 46.
* 253 HUSSERL, E.,
L'origine de la géométrie, trad. franç. de
Jacques DERRIDA, Paris, P.U.F., 1974.
* 254 Idem, p.
175.
* 255 Cfr. Ibidem.
* 256 Idem, p.
178-179.
* 257 Cfr. Idem, p.
209.
* 258 Cfr. LAKATOS, I.,
Histoire et méthodologies des sciences..., p. 231.
* 259 Cfr. Idem,
p. 203.
* 260 Cfr. TIXIER, J. &
JEANJEAN, th, La méthodologie des programmes de recherche :
présentation, évaluation et pertinence pour les sciences de
gestion, in Cahier de recherche, n° 65. Cfr. :
http://vdrp.chez-alice.fr/Lakatos.pdf
* 261 L'auteur de
Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste
de la connaissance, est un ami et un contemporain de Lakatos. Il a
entretenu avec ce dernier une correspondance assez riche. Feyerabend
écrit même que son ouvrage est la première partie d'un
livre consacré au rationalisme qui devait être écrit par
Lakatos et lui-même. La deuxième partie serait constituée
de la réaction de Lakatos à la critique de son ami.
Réaction que Lakatos n'aura pas le temps de mettre au point. C'est donc
comme un témoignage de la forte et exaltante influence exercée
par Lakatos sur lui que Paul Feyerabend écrit Conte la
Méthode. Il le dédie même à Lakatos, qu'il
traite comme son "ami, et frère en anarchisme"(FEYERABEND, P.,
Contre la Méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste
de la connaissance, trad. franç. JURDANT & SCHLUMBERGER, A.,
Paris, Seuil, 1979, pp. 4-5.)
* 262 A cette forte
conviction de l'anarchisme d'après lequel : "Nous devons conclure donc
que même à l'intérieur de la science, la raison ne peut
pas, et ne doit pas avoir une portée universelle; qu'elle doit souvent
être outrepassée, ou éliminée, en faveur d'autres
instances. Il n'y a pas une règle qui reste valide pour toutes les
circonstances, et pas une seule instance à laquelle on puisse toujours
faire appel. (...) La science étant donnée, le rationnel ne peut
pas être universel ; ce caractère particulier du
développement de la science est un argument très fort en faveur
d'une épistémologie anarchiste. Mais la science n'est pas
sacro-sainte. Les restrictions qu'elle impose (...) ne sont pas
nécessaires pour avoir sur le monde des vues générales,
cohérentes et adéquates. Il y a les mythes, les dogmes de la
théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de
construire une conception du monde. Il es clair qu'un échange fructueux
entre la science et de telles conceptions non scientifiques du monde aura
encore plus besoin d'anarchisme que la science elle-même. Ainsi,
l'anarchisme n'est pas seulement une possibilité, mais une
nécessité, à la fois pour faire le progrès interne
de la science et pour le développement de la culture en
général. Et la Raison, pour finir, rejoint tous ces monstres
abstraits - l'Obligation, le Devoir, la Moralité, la
Vérité- et leurs prédécesseurs plus concrets - les
Dieux- qui ont jadis servi à intimider les hommes et à
restreindre un développement heureux et libre; elle
dépérit". (FEYERABEND, P., op. cit., pp. 196-197). Il
précise qu'il en arrive à la conclusion du
dépérissement de la Raison que partant des prémisses selon
lesquelles la science telle que connue aujourd'hui reste inchangée et
que les procédés qu'elle utilise doivent déterminer son
développement futur. (Cfr. Idem, p. 196).
* 263 Idem, p.
198
* 264 Cfr. Idem,
pp. 198-199.
* 265 Idem, pp.
199-200.
* 266 Idem, p.
200.
* 267 Ibidem.
* 268 Rappelons que pour
Lakatos, un programme de recherche progresse aussi longtemps que sa croissance
théorique anticipe sa croissance empirique; en d'autres termes, s'il
continue à prédire des faits inédits. Il stagne ou
dégénère si sa croissance théorique ne peut rendre
compte de la croissance empirique, ou s'il se contente de fournir des
explications post hoc des découvertes faites par hasard ou
prédites par un programme rival.
* 269 Idem, pp.
202-203.
* 270 Idem, p.
204.
* 271 Idem, p.
219.
* 272 Cfr. Idem,
p. 219-221.
* 273 Cfr. Idem,
p. 223.
* 274 Cfr. Idem, p. 224. La
plupart des scientifiques souscrivent à une théorie parce qu'ils
en ignorent les difficultés. Ils y adhèrent soit par
ouï-dire, soit par conformisme, ou encore par intérêt. Aussi
Feyerabend conclut-il que Lakatos n'est pas différent des autres
épistémologues traditionnels, et d'une manière
voilée, il redonne droit de cité au falsificationnisme et
à l'inductivisme auxquels il a nié toute capacité de
rendre compte du progrès rationnel de la science. Et même si la
communauté scientifique était unanime à un certain moment,
rien ne pousse à affirmer que sa " raison " n'est pas
erronée.
* 275 Idem, pp.
236-237.
* 276 Dans sa version
d'origine, l'ouvrage s'intitule Progress and its Problems. Towards a Theory
of Scientific Growth. Il a été traduit en français
par Philip Miller sous le titre de La dynamique de la science,
Bruxelles, Mardaga, 1987.
* 277 Cfr. BWANGILA, C.,
op. cit., p. 64.
* 278 Ibidem.
* 279 LAUDAN, L. La
dynamique de la science, p. 91, cité par BWANGILA, C., op.
cit., p. 64.
* 280 Ibidem.
* 281 Cfr. BWANGILA,
op. cit, pp. 64-65.
* 282 Cfr. Idem,
p. 65.
* 283 On ne peut toutefois
que rester dubitatif sur la pertinence de ce critère d'acceptation et de
rejet des programmes de recherche -- et donc des activités cognitives --
puisqu'il présente un aspect temporel. Combien de temps doit-il
s'écouler avant que l'on puisse décider qu'un programme de
recherche a dégénéré et qu'il est incapable de
conduire à la découverte de phénomènes nouveaux ?
Les faits corroborants peuvent apparaître avec un grand recul. Ce qui
revient à dire qu'un programme de recherche qui
dégénère en un moment garde la possibilité de
devenir fécond dans l'avenir. On ne peut donc proposer un
véritable critère de démarcation entre science et
pseudo-science qui consiste à proposer une démarche à
suivre dans le choix de théories. En d'autres termes rien ne peut
garantir pour l'avenir la supériorité heuristique de telle ou
telle théorie par rapport à telle autre. Par conséquent,
pense Lepeltier, le système de Lakatos ne permet pas de distinguer la
science des autres activités cognitives. Ainsi, conclut-il, en
dépit de la pertinence de ses critiques, Lakatos n'est pas
arrivé à caractériser de façon complètement
satisfaisante la spécificité de l'activité scientifique.
La tentation reste grande de ne voir dans la notion de programme de recherche
qu'un mot sans référent, de la même manière que le
concept de rationalité reste un concept vide de sens. Cfr. LEPELTIER,
Th., op. cit, in
http://revue.de.livres.free.fr/cr/lakatos.html.
D'autres lecteurs de Lakatos reconnaissent la pertinence de ses critiques et la
cohérence logique de son raisonnement. C'est ainsi qu'un commentateur de
Alan Chalmers reconnaît le mérite de Lakatos de
réintroduire une dimension plus humaine dans la science, là
où le falsificationnisme verse dans le scepticisme. Il reproche
cependant le manque de pragmatisme de sa méthodologie des programmes de
recherche : celle-ci est inutile du point de vue pratique, pour les
scientifiques ; car pour enseigner que la seule manière de
procéder dans l'évaluation d'un programme qui
dégénère, est d'attendre que le temps passe. On conclut
alors que la méthodologie lakatosienne est une fausse
méthodologie dont le scientifique ne peut se servir en pratique. (Cfr.
CHALMERS, A. F., Qu'est-ce que la science ?, Paris, La
Découverte, 1987, in
http://cer1se.free.fr/principia/index.php/les-programmes-de-recherche-de-Lakatos/
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