IV. CONCLUSION GENERALE
Nous avons voulu, dans ce travail soutenir, avec Imre Lakatos,
la thèse selon laquelle l'histoire des sciences est rationnelle et
continue. Il a été question de sauver la rationalité
scientifique contre toute tendance au scepticisme et à l'irrationalisme,
et contre ceux qui professent un progrès discontinu de
l'activité scientifique. A la suite d'Imre Lakatos, nous avons
engagé le débat pour ou contre plusieurs théories de la
rationalité scientifique qui, en leur manière, énoncent
des critères de démarcation entre la science et la
pseudo-science, c'est-à-dire une certaine définition de la
science, ainsi que des critères d'acceptation et de rejet des
théories scientifiques. De manière plus directe, nous avons,
à la suite de Lakatos, engagé une discussion critique avec La
logique de la découverte scientifique de Karl Popper et la
Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Il s'y
agit, non pas de les réconcilier, mais d'offrir une lecture plus
approfondie de Popper afin de le sauver des attaques de Kuhn, et
d'épurer Popper en y intégrant les éléments
pertinents de Kuhn, pour une compréhension plus adéquate du jeu
scientifique. On peut alors faire les points.
Si l'on demandait à Lakatos de dire ce que sont la
science, le progrès et la rationalité scientifique, il aurait
répondu dans les termes suivants. La science n'est pas un type de
connaissance prouvée ni probable, car les théories scientifiques
les plus établies ne sont toujours pas à même de prouver
leur connaissance. La science n'est pas non plus un ensemble discontinu de
conjectures, qui seraient sorties victorieuses face au modus tollendo
expérimental ; ceci du fait de l'utopie de l'évidence de la
base empirique factuelle sur laquelle repose toute vérification. La
science n'est pas non plus un ensemble de théories admises par une
simple convention : l'arbitraire, le relativisme et le danger
d'élever au rang de science n'importe quelle théorie, minent de
l'intérieur le conventionnalisme pur et simple. Il s'en suit que le
progrès scientifique ne suit pas les codes d'honneur qui ont
été remises en question, c'est-à-dire que la science et le
progrès scientifique ne peuvent se dire d'après les
critères falsificationnistes, justificationnistes et conventionnalistes.
Ce progrès n'est pas cumulatif, et moins encore discontinu.
Ainsi, reprenant les éléments pertinents de ces
théories de rationalité, Lakatos opère un
dépassement. A ses yeux, l'activité scientifique n'opère
nullement avec des théories isolées. Elle engage des
séries de théories, organisées en un système
cohérent, c'est-à-dire en un programme de recherche. Dans sa
constitution, un programme de recherche comporte une structure normative
permanente, conventionnelle et conventionnellement irréfutable. Ce cadre
normatif détermine l'esprit général ainsi que les
idées directrices de la recherche. Pour garantir
l'inattaquabilité de ce noyau dur, le scientifique adopte de nouvelles
auxiliaires qui lui servent bouclier ou de glacis protecteur. Ces
hypothèses affrontent les réfutations, et si celles-ci sont plus
victorieuses, le chercheur remplace ces hypothèses auxiliaires par
d'autres, capables d'assurer la survie du programme. Ce remplacement est
déterminé par l'heuristique positive et obéit à
l'exigence de compatibilité.
L'heuristique positive, par sa relation dialectique avec
l'heuristique négative, offre l'essentiel de l'activité
scientifique. Elle nous a apparu d'abord comme un travail théorique
consistant à fournir les principes nécessaires dans l'adoption du
glacis protecteur ; ensuite elle est une entreprise de construction des
modèles mathématiques miniaturisés d'interprétation
de la réalité. Ainsi, l'heuristique positive assure une autonomie
relative de l'activité scientifique.
On parle d'autonomie par le fait que l'attitude du chercheur
en face des anomalies se modifie radicalement dans la méthodologie
lakatosienne. Ce qui compte comme anomalie ne provient nullement de
l'extérieur du programme : l'heuristique positive prévoit
déjà les anomalies auxquelles le chercheur va se confronter ainsi
leur importance, et l'ordre dans lequel le chercheur devra les aborder. Ainsi,
l'heuristique positive offre au chercheur une plus grande marge de
liberté en face des anomalies. Au lieu d'arrêter le travail
théorique lorsque émerge un contre-exemple, le chercheur choisit
de minimiser l'anomalie et de continuer librement sa recherche, dans l'espoir
que il parviendra ultérieurement à transformer les exemples
récalcitrants en exemples de corroboration du programme de recherche.
C'est là dire que Lakatos rompt avec la
procédure par conjecture et réfutation. Un fait singulier ne peut
faire s'écrouler une théorie universelle. L'activité
scientifique ne s'arrête pas en lorsque surgissent des anomalies, elle
poursuit courageusement son chemin. Minimiser les erreurs dans la pratique
scientifique, c'est la manière commune d'agir de tous les scientifiques,
c'est aussi une grande marge de rationalité. On sait d'ailleurs avec la
thèse dite Duhem-Quine, qu'en cas de contre-verdict expérimental,
au lieu de rejeter la nouvelle théorie, le chercheur
réévalue sa théorie interprétative : il modifie les
faits pour laisser vivre la théorie.
Il appert ainsi que la méthodologie de programmes de
recherche repose sur un vaste travail d'adjonction de nouvelles
hypothèses qui, du reste doit obéir à un principe majeur
de scientificité : la capacité de nouvelles
hypothèses à opérer un déplacement progressif. Une
série de théories qui se veut scientifique doit apporter un
double progrès, théorique et empirique. Elle devra, d'abord
être théoriquement capable d'expliquer tout le contenu de
connaissance fournie par sa rivale ; ensuite, elle devra prédire
des faits inédits ou nouveaux inattendus ou impossibles à partir
de la théorie rivale ; et enfin, une partie de ces faits
inédits doit être corroborés par l'expérience. Le
déplacement progressif, entendu comme prédiction de la
nouveauté factuelle est critère de scientificité et
condition de progrès d'une série de théories à
l'intérieur d'un même programme. Une théorie qui
opère un tel déplacement supplante sa rivale, elle est alors une
théorie mature. Au cas contraire, elle est immature et elle
dégénère. On comprend alors que l'évaluation ne
consiste pas en un schémas binaire qui engage une théorie face
à un fait, mais qu'elle est une évaluation triviale ou une
relation triangulaire entre deux théories de même niveau et
l'expérimentation.
Lakatos prévient cependant que la nouveauté
théorique paraît évidente pour plus d'une théorie.
Elle est immédiate. Ce qui n'est pas le cas pour la nouveauté
empirique. Une théorie qui entre en jeu n'est pas toujours capable
d'offrir une prédiction factuelle immédiate. Celle-ci
apparaît après un long moment de son développement. De
même que la réfutation d'une théorie n'implique pas
automatiquement son rejet, de même il revient d'éviter la
précipitation dans la déclaration de la
dégénérescence d'un programme de recherche. En raison du
fait que les adeptes d'un programme en dégénérescence
peuvent adopter une variante progressive d'un même programme de recherche
et fournir les hypothèses auxiliaires corroborants dont le programme a
besoin pour son succès. Il n'est donc pas irrationnel de travailler sur
un programme qui dégénère, ni de greffer un nouveau
programmes sur deux anciens programmes à fondements incompatibles. Les
canons de la rationalité scientifiques se définissent alors en
termes de concurrence et de tolérance méthodologique.
Lakatos milite en faveur d'un libéralisme normatif qui encourage les
programmes à s'insérer dans une lutte pour la survie. Il faudra
laisser un espace vital minimum aux programmes, puisque la rationalité
immédiate - conçue comme l'existence d'une série
d'expériences factuelles cruciales qui renversent les théories-
n'existe pas en science. Elle est même utopique. Le libéralisme
méthodologique devient donc un challenge au dogmatisme et à la
tendance qu'ont certaines méthodologies à s'imposer comme une
norme -unique et universelle- de rationalité scientifique.
Si la rationalité immédiate est utopique, la
rationalité scientifique est une reconstruction rationnelle qui
intègre, dans une discussion critique, l'histoire propre des
théories de la rationalité ou programmes de recherches
scientifiques.
D'après Imre Lakatos, la reconstruction rationnelle est
une lecture de l'histoire idéale des théories de la
rationalité. L'outil de cette critique est fourni par
l'épistémologue qui se charge de dégager les
séquences rationnelles de chaque programme de recherche. Si l'histoire
des sciences distingue généralement l'histoire interne de
l'histoire externe, la reconstruction rationnelle nécessite que
l'histoire interne de chaque théorie de la rationalité soit
complétée par son histoire externe. A ce sujet, il revient
à dire que Lakatos propose une nouvelle démarcation entre ces
deux formes d'histoire. L'histoire interne, entendue comme l'évolution
de la structure normative et intelligible qui définit la
scientificité d'une science, est première dans la reconstruction.
L'histoire externe est seconde et reste déterminée et
précisée par l'histoire externe. L'histoire externe regroupe
alors un ensemble de facteurs socio-psychologiques que nécessite et
prévoit l'histoire interne. Ces facteurs ont un rôle à
jouer dans la rationalité et doivent y être
intégrés. Lakatos peut ainsi reconstruire l'histoire de toutes
les méthodologies : leurs critères de démarcation ou code
d'honneur leur sert de noyau dur, et les facteurs externes jouent le rôle
d'hypothèses auxiliaires constituant l'heuristique positive.
Dans la dernière section, la méthodologie
lakatosienne entend soumettre au crible de la raison toutes les théories
de la rationalité et leurs critères de démarcation.
Lakatos se préoccupe alors de savoir jusqu'où ces critères
sont rationnels et rendent compte de la spécificité de
l'activité scientifique. Ces critères sont évalués
en rapport avec les jugements de valeur de base de l'élite scientifique,
c'est-à-dire par la capacité de ses critères à
opérer, au cours de leur histoire, un déplacement
théoriquement et empiriquement progressif. Il s'agit, en d'autres
termes, d'appliquer à chaque théorie de rationalité ses
propres critères de démarcation, d'acceptation et de rejet. La
méthodologie de programmes de recherches est donc une historiographie.
Elle atteste que l'histoire des sciences est un champ de bataille des
théories scientifiques et des programmes rivaux. Les théories
vivent et meurent à l'intérieur des programmes qui les
hébergent. Les programmes rivaux se livrent à une lutte pour la
survie dans laquelle l'épistémologie joue le rôle
d'arbitre. Il reconstruit l'histoire rationnelle, c'est-à-dire les
séquences de connaissances chargées de valeur (reconnus par
l'élite scientifique). La rationalité scientifique, en tant
qu'elle est normative, exige l'intégration de toutes les phases de
succès des programmes de recherche, en vue de la reconstruction
rationnelle de sciences. La méthodologie des programmes de recherche
apparaît alors comme un méta-critère qui, non seulement
énonce des principes heuristiques supérieurs, mais aussi offre la
possibilité d'intégrer et de comprendre les autres programmes de
recherche comme rationnels. C'est, ce qui, d'après notre auteur,
explique la supériorité de la méthodologie des programmes
de recherche. On comprend alors que l'histoire réfute les
critères falsificationnistes, justificationnistes et inductivistes, et
que le progrès scientifique ne peut être pensé dans de tels
canons.
La théorie de la rationalité lakatosienne telle
qu'exposée, a reçu d'énormes critiques déjà
du vivant de Lakatos qui peuvent paraître fondées. En
réalité, elle ne prétend pas proposer une sinécure
de rationalité scientifique. C'est dire pour finir que, même
après la méthodologie de programmes de recherche, l'investigation
sur la spécificité de la science et sur la rationalité des
critères de démarcation doit continuer son chemin.
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