Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
III.4.3. Larry Laudan: six reproches faits à Imre LakatosDans son ouvrage intitulé La dynamique de la science276(*), Larry Laudan développe une nouvelle approche du progrès scientifique, en termes de traditions de recherche. Il veut, en fait offrir une autre lecture du jeu scientifique dont l'activité principale consiste en la résolution de problèmes, là où Kuhn et Lakatos ne peuvent en rendre la pertinence. Il adresse à cet effet quelques critiques à Kuhn et à Lakatos. Laudan relève six grandes insuffisances de la méthodologie de programmes de recherche. Premièrement, il pense que Lakatos offre une conception empirique du progrès scientifique, de la même manière que Thomas Kuhn, par le fait que Lakatos fait reposer le progrès sur la prédiction des faits inédits. Ces faits ne visent, pour Laudan, qu'à accroître l'éventail des énoncés empiriques277(*). Deuxièmement, il fustige le caractère limité des types de changements qu'autorise la méthodologie de programme de recherche278(*). A cet effet, Laudan écrit que la seule relation que Lakatos autorise entre deux théories est "l'addition d'un nouveau postulat ou la réinterprétation sémantique de certains termes de la théorie précédente"279(*). Dans ce sens, poursuit-il, l'existence de deux théories dans un même programme de recherche n'est possible que si l'une implique l'autre. Troisièmement, Laudan porte un coup fatal à Lakatos quand il affirme que toue la méthodologie lakatosienne reste encore dépendante des notions tarskienne et poppérienne de contenu empirique et de logique. C'est la comparaison des contenus empiriques qui détermine le progrès chez Lakatos. Celui-ci ne spécifie donc pas de techniques de mesure du contenu des théories scientifiques280(*). Ensuite, se ralliant sans doute à la critique déjà faite par Feyerabend, Laudan affirme que, chez Lakatos, l'acceptation des théories n'est pas rationnelle; ce qui implique l'inexistence d'un lien interne entre une théorie du progrès scientifique et une théorie de l'acceptation rationnelle281(*). Cinquièmement, la faiblesse de Lakatos réside dans l'affirmation que l'accumulation des anomalies n'a aucun impact sur l'évaluation d'un programme de recherche. Laudan rapporte que l'histoire des sciences dément une telle manière de procéder. Enfin, une de grandes faiblesses de la méthodologie de programmes de recherche est la rigidité de son noyau dur irréfutable, qui ne permet aucun changement fondamental282(*). Bien que reconnaissant la pertinence des analyses de ses prédécesseurs, Laudan se propose d'oser une nouvelle acception du jeu rationnel et du progrès scientifique. Thomas Lepeltier à son tour reste sceptique sur la pertinence des critères lakatosiens de rejet et d'acceptation des théories et de programmes de recherche283(*). Ces critiques paraissent certes fondées. D'ailleurs, Lakatos parle d'une relation dialectique entre les deux formes d'heuristique, mais il ne précise pas les termes de cette relation. Pourtant, c'est dans ce rapport que se joue l'essentiel de l'activité scientifique. En plus, poussant la critique à l'extrême, Lakatos relit Popper afin de l'adapter à ses nouvelles thèses. La version sophistiquée du falsificationnisme méthodologique est une invention purement lakatosienne dans le système de Popper. Cette version n'est pas vraiment différente de la méthodologie de programmes de recherche scientifiques. Cependant, en dépit de toutes ces critiques, l'oeuvre épistémologique de Lakatos vaut son pesant d'or. Non seulement elle sauve l'activité scientifique du scepticisme, de l'irrationalisme et de la discontinuité, mais aussi elle développe une nouvelle manière de faire l'histoire des sciences en reconnaissant le rôle joué par l'erreur, l'anomalie au coeur de la rationalité scientifique. Ensemble, l'erreur et le progrès font un bout de chemin, qu'il s'agisse des sciences expérimentales ou des mathématiques. De même, la démarche lakatosienne vise à mettre la Raison au coeur de l'activité scientifique. Ce domaine du savoir est rationnel dans la mesure où il s'ouvre à la critique et à la discussion rationnelle. La rationalité scientifique exige alors de mettre à l'épreuve les théories scientifiques, ainsi que les critères qui les fondent. En outre, la critique embrasse même les critères d'évaluation eux-mêmes. Ce retour à un fondement rationnel de la science est, en mon sens, un des mérites indéniables d'Imre Lakatos. Il s'agit donc de revenir à cette instance régulatrice et d'y fonder toute l'entreprise de la connaissance, car sans fondement rationnel la science serait anarchique et ne différerait pas du mythe et de la religion. Enfin, en tant que chantre du libéralisme normatif et du pluralisme théorique, Lakatos rend, mieux compte que Popper et Kuhn, de la complexité, de la diversité du réel, du monde et de diverses méthodes d'approche de cette réalité. Aussi prévient-il contre tout dogmatisme tendant à ériger en norme de rationalité un principe méthodologique. Les méthodologies ne se valent peut-être pas, chacune offre une grille de lecture de la réalité. Les prétentions et le pouvoir explicatif de chaque méthodologie doivent être évalués dans la critique, mais il reste évident qu'il n'existe aucun critère universel de rationalité. Ainsi, on peut conclure qu'il n'existe pas de vérités révélées dans les sciences. Sachant que l'expérience est une construction, chaque méthodologie, qui se veut scientifique voudrait offrir une explication de l'univers, ou d'un phénomène de l'univers, devra d'abord agencer l'aspect conceptuel et l'aspect théorique, et se convaincre qu'elle n'offre qu'une explication et non pas l'explication de ce phénomène. La promotion du pluralisme méthodologique et théorique est, à notre avis, un point fort du système lakatosien. Ce pluralisme peut être élargi hors du champ épistémologique, pour embrasser les domaines culturels, les relations interpersonnelles, les attitudes et comportements, bref, toute l'anthropologie. Il s'agit donc de reconnaître la richesse qui réside dans la diversité. Le pluralisme permet l'établissement d'un dialogue interculturel ainsi que le respect de la différence, la multiplicité de la pensée, la pluralité des visions du monde, la diversité des modes de vie, vie menacée par une uniformisation planétaire largement fondée sur la domination de la technoscience et sur les lois du marché. Ainsi, la vérité peut être comprise comme un idéal qui se dit dans une pluralité de voies contingentes. Il n'y a donc pas de via sacra ou de voie royale, unique et universelle vers la vérité (ou vers la rationalité). Lakatos nous aura donc servi de tremplin pour clamer notre credo dans le respect de la différence de nos jugements qui, en somme, constituent une richesse indéniable. * 276 Dans sa version d'origine, l'ouvrage s'intitule Progress and its Problems. Towards a Theory of Scientific Growth. Il a été traduit en français par Philip Miller sous le titre de La dynamique de la science, Bruxelles, Mardaga, 1987. * 277 Cfr. BWANGILA, C., op. cit., p. 64. * 278 Ibidem. * 279 LAUDAN, L. La dynamique de la science, p. 91, cité par BWANGILA, C., op. cit., p. 64. * 280 Ibidem. * 281 Cfr. BWANGILA, op. cit, pp. 64-65. * 282 Cfr. Idem, p. 65. * 283 On ne peut toutefois que rester dubitatif sur la pertinence de ce critère d'acceptation et de rejet des programmes de recherche -- et donc des activités cognitives -- puisqu'il présente un aspect temporel. Combien de temps doit-il s'écouler avant que l'on puisse décider qu'un programme de recherche a dégénéré et qu'il est incapable de conduire à la découverte de phénomènes nouveaux ? Les faits corroborants peuvent apparaître avec un grand recul. Ce qui revient à dire qu'un programme de recherche qui dégénère en un moment garde la possibilité de devenir fécond dans l'avenir. On ne peut donc proposer un véritable critère de démarcation entre science et pseudo-science qui consiste à proposer une démarche à suivre dans le choix de théories. En d'autres termes rien ne peut garantir pour l'avenir la supériorité heuristique de telle ou telle théorie par rapport à telle autre. Par conséquent, pense Lepeltier, le système de Lakatos ne permet pas de distinguer la science des autres activités cognitives. Ainsi, conclut-il, en dépit de la pertinence de ses critiques, Lakatos n'est pas arrivé à caractériser de façon complètement satisfaisante la spécificité de l'activité scientifique. La tentation reste grande de ne voir dans la notion de programme de recherche qu'un mot sans référent, de la même manière que le concept de rationalité reste un concept vide de sens. Cfr. LEPELTIER, Th., op. cit, in http://revue.de.livres.free.fr/cr/lakatos.html. D'autres lecteurs de Lakatos reconnaissent la pertinence de ses critiques et la cohérence logique de son raisonnement. C'est ainsi qu'un commentateur de Alan Chalmers reconnaît le mérite de Lakatos de réintroduire une dimension plus humaine dans la science, là où le falsificationnisme verse dans le scepticisme. Il reproche cependant le manque de pragmatisme de sa méthodologie des programmes de recherche : celle-ci est inutile du point de vue pratique, pour les scientifiques ; car pour enseigner que la seule manière de procéder dans l'évaluation d'un programme qui dégénère, est d'attendre que le temps passe. On conclut alors que la méthodologie lakatosienne est une fausse méthodologie dont le scientifique ne peut se servir en pratique. (Cfr. CHALMERS, A. F., Qu'est-ce que la science ?, Paris, La Découverte, 1987, in http://cer1se.free.fr/principia/index.php/les-programmes-de-recherche-de-Lakatos/ |
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