Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
II.3.2. La révolution copernicienne d'après la méthodologie de programme de recherche.II.3.2.1. La révolution copernicienne : Quid?Le concept de révolution nous rappelle ici le changement de paradigme entendu comme un modèle théorique admis à une certaine époque, et qui oriente le travail des chercheurs. Il s'agit donc de l'acception kuhnienne du concept de révolution. Dès lors, laa question est de savoir comment le modèle théorique ptoléméen dégénère devant le modèle copernicien. D'après Lakatos, la révolution copernicienne est loin d'être la croyance populaire en l'héliocentrisme. La révolution copernicienne est de l'ordre du "monde 3" de Karl Popper (ou du monde de la connaissance objective). Elle se défait des croyances et des états de l'esprit pour interroger les jugements et leurs contenus. C'est dire que le changement opéré par Copernic ne se ramène pas à une simple croyance. Elle est, comme dit Kuhn, un événement multiple dont le noyau fut « une transformation de l'astronomie mathématique qui embrassait des changements d'ordre conceptuels en cosmologie, en physique, aussi bien qu'en matière de religion »183(*). Pour Lakatos, cette révolution peut être considérée comme : « L'hypothèse que la terre se meut autour du soleil plutôt que l'inverse, ou plus précisément, que le cadre de référence fixe du mouvement des planètes est formé par les étoiles, non pas la terre »184(*). Lakatos poursuit que la définition de la révolution copernicienne en terme de croyance en l'héliocentrisme est largement soutenue par les théoriciens de rationalité immédiate185(*). Ceux-ci fondent leur évaluation non pas sur des programmes de recherche, mais simplement sur des considérations empiriques. La méthodologie de programmes de recherche rend mieux compte du déplacement opéré par Copernic. II.3.2.2. Du géocentrisme à l'héliocentrisme. Cas d'un déplacement progressif
Pour notre auteur, le programme de Ptolémée et celui de Ptolémée se réclament, à l'origine, de la double paternité de Pythagore et de Platon. Les programmes pythagoricien et platoniciens énoncent leur principe de base, c'est-à-dire leur pierre angulaire heuristique en ces termes : « Puisque les corps célestes sont parfaits, il faut sauver tous les phénomènes astronomiques par la combinaison d'un nombre aussi faible que possible de mouvements circulaires uniformes »186(*). Ce principe heuristique, dit-il, était primaire et revêtait d'une importance supérieure au noyau dur qui n'était que secondaire. En effet, le débat sur le centre de l'univers est contemporain à la prime enfance de la philosophie grecque. Pythagore postulait déjà que le centre de l'univers est une boule de feu invisible à partir de régions habitées de la terre. Pour Platon, le soleil était le centre. Par contre, Eudoxe fait de la terre le centre de l'univers. Cette première hypothèse géocentrique se renforça en un noyau dur avec la complexité qui caractérise la physique aristotélicienne. Aristote postulait l'existence d'un mouvement naturel et violent qui séparerait tous les phénomènes terrestres des phénomènes célestes. Les phénomènes chimiques terrestres sont constitués de quatre éléments, alors que les phénomènes célestes se forment d'une quinta essentia, un cinquième élément qui est une essence pure. La première formulation rudimentaire de l'hypothèse géocentrique affirmait l'existence des orbes concentriques entourant la terre, avec un orbe pour chaque étoile, et un orbe propre pour chaque corps céleste187(*). Ce premier modèle comporte la limite d'être trop idéal et, par conséquent, erroné. Il ne prédit aucun fait inédit et échoue devant les anomalies aussi graves que la variation de la luminosité des planètes. La solution fut dès lors l'abandon, avec Ptolémée, du système des planètes tournantes. Ce changement de perspective sonna le glas du système géocentrique, car : « Après l'abandon de ce système de sphères tournantes, chaque modification du programme géostatique l'écarta un peu plus de l'heuristique platonicienne. Avec les excentriques, la Terre quitta le centre du cercle; avec les épicycles d'Apollonius et d'Hipparque, les trajectoires réelles des planètes autour de la Terre cessèrent d'être circulaires, enfin, avec les équants de Ptolémée, même le mouvement du centre vide de l'épicycle ne fut plus simultanément uniforme et circulaire : (...) au lieu d'un mouvement circulaire uniforme, on n'eut plus qu'un mouvement quasi circulaire, quasi uniforme »188(*). Ainsi, devant l'importance des anomalies auxquelles se heurtait le géocentrisme, chaque effort pour l'amender l'écartait réellement de l'hypothèse platonicienne originale. Lakatos voit le mérite de Copernic dans le fait d'avoir démontré que Ptolémée occasionna la dégénérescence heuristique du programme platonicien, notamment par le recours à des hypothèses ad hoc pour expliquer le mouvement circulaire uniforme des planètes189(*). Il précise que Copernic n'a pas inventé une nouvelle heuristique. Son effort consista simplement à remettre en honneur l'heuristique platonicienne, dont le noyau dur énonce que les étoiles fournissent le cadre de référence primordial de la physique. D'après Lakatos, Copernic, mieux que son prédécesseur, réussit à créer une heuristique platonicienne authentique. L'heuristique platonicienne fait des étoiles des corps parfaits, possédant un mouvement parfait : une seule et unique rotation autour d'un axe. Dans la lignée de Platon, Copernic fixa le mouvement des étoiles en les rendant immobiles. Il transférait ainsi le mouvement de la terre aux étoiles. Copernic fait donc de la Terre une planète, sachant que les planètes sont moins parfaites que les étoiles, à cause de la multiplicité du mouvement de leurs épicycles. Bien qu'il se soit débarrassé de l'équant ptoléméen, le système de Copernic comporte encore autant de cercles que chez Ptolémée. On est alors en droit de se demander ce qui fait la supériorité du système copernicien. * 183 KUHN, T. S., La révolution copernicienne, trad. franc. de HAYLI., A., Paris, Fayard, 1973, p. v. * 184 LAKATOS, I., Histoire et méthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstructions rationnelles, p. 150. * 185 Lakatos critique sérieusement le point de vue des positivistes entendus comme inductivistes et falsificationnistes, celui des conventionnalistes, et même l'interprétation de Kuhn et de Polanyi. Tous échouent à rendre compte de l'essence de la révolution copernicienne, parce qu'ils se basent sur la recherche des faits simplement empiriques La première catégorie que critique notre auteur est celle des positivistes. Ceux-ci se distinguent selon qu'ils sont inductivistes ou falsificationnistes. Les inductivistes stricts énoncent leur critère d'évaluation en ces termes : "une théorie est meilleure à une autre si, contrairement à sa rivale, elle a été déduite des faits" (LAKATOS, I, op. cit., p. 50.) Mais sachant que rien ne conduit à prouver que l'héliocentrisme de Copernic (et Aristarque, son prédécesseur) est déduit des faits, les inductivistes se gardent d'appliquer leur critère à la révolution copernicienne, car du point de vue des observations connues, il y a compatibilité entre les théories ptoléméenne et copernicienne. A vrai dire, le critère inductiviste, largement critiqué, ne tient pas debout. Car, "si une révolution scientifique consiste à découvrir des faits nouveaux et établir des généralisations valides à partir de ceux-ci, alors, il n'y a pas eu révolution (scientifique) copernicienne" (Cfr. LAKATOS, I., op. cit, p. 15)1. Pour les inductivistes probabilistes, la supériorité d'une théorie tient à la grandeur de la probabilité qu'elle apporte par rapport à l'ensemble d'éléments de preuve disponibles. Mais, poursuit Lakatos, tous les efforts à prouver la probabilité des théories scientifiques se sont révélés vains et stériles. Ainsi, partant du critère probabiliste, on ne peut soutenir l'idée d'une révolution scientifique. Les falsificationnistes défendent un double critère de reconnaissance de la supériorité théorique. La théorie supérieure devra être réfutable. En ce sens, la révolution copernicienne signifierait que Copernic est empiriquement réfutable, c'est-à-dire scientifique et Ptolémée, irréfutable, pseudo-scientifique. Une autre variante du falsificationnisme voit dans les deux programmes deux théories potentiellement réfutables, et que des expériences cruciales tardives auraient réfuté Ptolémée pour corroborer Copernic. Tel, dit Lakatos, est le point de vue de Popper qui affirme que Copernic adopta son programme alors que celui de Ptolémée n'était pas encore réfuté. Ce qui n'est pas le cas, pense notre auteur, car déjà avant Copernic, le programme de Ptolémée était réfuté et infesté d'anomalies. Ainsi, on ne peut soutenir le point de vue falsificationniste en vertu de sa contradiction avec l'histoire réelle des sciences : une trop large partie de l'histoire de sciences serait irrationnelle, si la rationalité scientifique suivait le modèle falsificationniste. Lakatos conclut que si une révolution scientifique consiste en la réfutation d'une théorie majeure et en son remplacement par une théorie rivale, alors la révolution copernicienne ne s'est jamais produite en 1838. * 186 Idem, p. 166. * 187 Cfr. Idem, p. 167. * 188 Ibidem. * 189 D'après Lakatos, Copernic adresse trois grands reproches au système de Ptolémée. Primo, l'introduction de l'équant viole l'heuristique propre de Ptolémée. Du point de vue heuristique, elle est simple adaptation empirique relevant de la psychologie scientifique. Secundo, il reproche à Ptolémée d'attribuer deux mouvements distincts à la sphère des étoiles, à savoir la rotation journalière et une autre rotation autour de l'axe écliptique. C'est là, dit-il, un défaut majeur du système parce que les étoiles, en tant que corps parfaits, doivent avoir un mouvement uniforme et unique. Copernic épouse ici le point de vue de Ravetz qui affirme que Ptolémée serait parti des présupposés erronés pour arriver à conclure que la différence entre l'année solaire et l'année sidérale varie de manière irrégulière. La sphère des étoiles tournerait ainsi de façon irrégulière autour de la sphère écliptique. Par conséquent, le Soleil ne se meut pas uniformément autour de la Terre. C'est là, conclut Ravetz, une grave violation de l'heuristique platonicienne. Tertio, le programme de Ptolémée lui-même est à la traîne derrière les faits. Il est une simple adaptation empirique psychologique (Cfr. Idem, pp. 168-169). |
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