Théorie de la Reconstruction Rationnelle. Programmes de Recherche et Continuité en sciences( Télécharger le fichier original )par Julien NTENDO BIASALAMBELE SJ Faculté de Philosophie St Pierre Canisius, KInshasa - Licence en philosophie 2007 |
II.2.1.2. Du contenu du "noyau dur"Le noyau dur est conventionnel, et d'une convention variable d'un programme à l'autre. Toujours est-il que, du fait de ce caractère conventionnel, le noyau dur se compose essentiellement des propositions universelles. Dans le débat sur le conventionnalisme, Karl Popper affirme avec une clarté éclatante que le conventionnalisme ne peut porter que sur des propositions singulières ou propositions d'observation constituant la base empirique. Lakatos, quoique proche de Popper, se démarque d'une telle vision de choses pour épouser le point de vue de Le Roy. Ainsi, pour notre auteur, le noyau dur ne peut être constitué des seules propositions d'observations. La décision de ne pas considérer les seules propositions d'observation n'est donc pas la preuve d'un irrationalisme. Au contraire, « Les hommes de science (ainsi que les mathématiciens, comme je l'ai montré) ne font pas preuve d'irrationalité quand ils sont enclins à ne pas tenir compte des contre-exemples ou, comme ils préfèrent les appeler, des cas "récalcitrants" ou "résiduels"; ils aiment à mieux suivre la séquence de problèmes prescrits par l'heuristique positive et leur programme et ils élaborent (...) leurs théories sans s'en préoccuper. En opposition avec la morale falsificatrice de Popper, les hommes de science soutiennent souvent, et rationnellement, "qu'on ne peut se fier aux résultats expérimentaux ou que les divergences qui existent prétendument entre ces derniers et la théorie ne sont qu'apparentes et disparaîtront quand notre compréhension aura progressé »122(*). Lakatos propose de rester fidèle à une théorie aussi longtemps que possible. La tolérance et la fidélité évitent toute précipitation dans le rejet des théories. Elles offrent aux théories la possibilité de déployer toute leur force et de bien jouer leur rôle au coeur de la compétition123(*). Par ailleurs, le noyau dur d'un programme de recherche peut comporter des propositions métaphysiques. Notre auteur épouse donc le point de vue du falsificationnisme méthodologique sophistiqué124(*). En effet, celui-ci apportait déjà une solution évidente au problème de l'évaluation des théories syntaxiquement métaphysique, d'après le critère lakatosien de déplacement progressif. C'est ainsi qu'il affirme : « Nous conservons une théorie syntaxiquement métaphysique aussi longtemps que nous pouvons expliquer les cas problématiques en les modifiant de façon à augmenter le contenu dans les hypothèses auxiliaires qui leur sont rattachées »125(*). Voyons, à titre illustratif comment des propositions métaphysiques sont intégrées dans le système cartésien. La base de la métaphysique cartésienne est une proposition universelle : "il y a dans les processus de la nature un mécanisme d'horlogerie réglé par des principes (a priori) animateurs"126(*). Du point de vue de sa syntaxe, cette proposition est irréfutable dans la mesure où elle ne contredit aucun énoncé de base ou d'observation spatio-temporellement singulier. Cependant, poursuit le Logicien hongrois, cette première proposition pourrait contredire une théorie scientifique telle que "la gravitation est une force égale à fm1m2/r² qui s'exerce à distance"127(*). Il y aurait alors contradiction avec le premier énoncé métaphysique au cas où l'expression "action à distance" serait interprétée soit littéralement, soit comme une vérité ultime représentant une cause ultime, soit comme représentant une cause immédiate. Pour Lakatos, ladite expression devra être interprétée au sens figuré, c'est-à-dire "comme une manière abrégée de désigner quelque mécanisme caché d'action par contact". Dans ce sens, la proposition newtonienne (la deuxième) pourrait trouver son explication en rapport avec la première, qui est cartésienne. Dans ce cas, la question réside de trouver une hypothèse auxiliaire capable de réaliser cette explication ou cette réduction. Au cas où une telle hypothèse produirait un déplacement empirique progressif, la métaphysique cartésienne devra être considérée comme bonne, scientifique, et capable de produire un déplacement progressif. Au cas contraire, c'est-à-dire dans la mesure où l'hypothèse auxiliaire devant réaliser la réduction ou l'explication ne parvient pas à produire des faits inédits, alors la réduction constitue un déplacement de problème dégénératif ; la proposition métaphysique est par conséquent un simple stratagème linguistique. D'où la conclusion : « Nous n'éliminons pas une théorie (syntaxiquement) métaphysique quant elle entre en contradiction avec une théorie scientifique bien corroborée, comme le falsificationnisme naïf propose de le faire. Nous ne l'éliminons que si elle produit un déplacement qui est dégénératif à long terme et si une métaphysique rivale et meilleure est là pour la remplacer. La méthodologie d'un programme de recherche à noyau "métaphysique" n'est pas différente de celle à noyau "réfutable", sauf peut-être quant au niveau logique des incompatibilités qui sont la force motrice du programme128(*) ». Après ce bref aperçu sur le contenu du noyau dur, à savoir des propositions universelles du point de vue spatio-temporel et métaphysiques, c'est-à-dire propositions irréfutables en terme poppérien, il convient de s'interroger sur ce qu'est l'heuristique positive dans un programme de recherche. * 122 Idem, p. 127. * 123 Cfr. Ibidem. * 124 La version dogmatique du falsificationnisme renvoie ad patres les propositions métaphysiques du fait de leur irréfutabilité, en ce sens qu'elles n'offrent pas la possibilité de leur réfutation/vérification par rapport à une base empirique (des propositions factuels) que le chercheur suppose claire et évidente. La version naïve du falsificationnisme méthodologique a révélé le caractère conventionnel - et jamais factuel - des propositions d'observations constituant la base empirique. C'est avec la version sophistiquée qu'il apparaît clairement que les propositions métaphysiques sont intégrées, non pas seulement comme savoir acquis non problématique, mais plutôt comme noyau dur d'un programme de recherche. * 125 Idem, p. 52. La deuxième note infrapaginale indique clairement que les théories métaphysiques ne doivent pas être écartées de la science. Elles ont leur rôle à jouer en tant que noyau dur conventionnel d'un programme de recherche. * 126 Idem, p. 53. * 127 Ibidem. * 128 Idem, p. 54. Pour Lakatos, le choix même de la forme logique dans laquelle se formule une proposition métaphysique est fonction de la décision méthodologique du chercheur, de l'état de ses connaissances. Bref, ce choix rationnel dépend de l'évaluation critique du programme de recherche qui héberge cette métaphysique. |
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