Faute et Châtiment. Essai sur le fondement du Droit pénal chez Friedrich Nietzsche( Télécharger le fichier original )par Rodrigue Ntungu Bamenga Faculté de Philosophie saint Pierre Canisius Kimwenza, RDCongo - Bacchalauréat en Philosophie 2005 |
II.2.1.3. La faute moraleLa faute morale représente une dimension plus complexe de la dette. Pour en comprendre l'origine, il faut considérer l'expérience de la « mauvaise conscience ». Au sens nietzschéen, la mauvaise conscience est la maladie dans laquelle est tombé l'homme depuis que, demi-bête faite pour la vie sauvage, il se trouva brutalement enfermé par l'Etat primitif dans le carcan de la société et de la paix. Ses instincts de cruauté se retournèrent alors contre lui et il commença à se déchirer lui-même.58(*) A plus large échelle, la mauvaise conscience constitue l'effet psychologique du caractère social de la contrainte imposée à l'individu par ce passage brutal, de ce qui serait la horde primitive à la première forme d'Etat. Christophe COLERA a bien restitué à Nietzsche la signification profonde de la "société primitive". Celle-ci n'est pas un cadre de vie ordinaire, mais elle ressemble à une version de l'In-der-Welt-sein de Heidegger. Elle est le lieu d'incarnation et de personnification de l'individu. Les auteurs condensent ces idées dans la notion anglaise de « Social embodiment ».59(*) Mais, ajoute COLERA, les analyses de Nietzsche sur la société primitive vont plus loin : la « mort de Dieu » interdit toute volonté de retourner en arrière. Les idoles antiques, les totems et tabous qui cimentaient l'ordre social antique ne peuvent plus être restaurés. La société primitive présente également un avantage pour Nietzsche : elle comble les insuffisances ontologiques de l'homme et son incapacité à garantir par lui-même le sens de la vie. A vrai dire, cette société avec ses normes semble ici contraindre l'homme à s'affranchir impérativement de la vie primitive. Désormais, la liberté qu'il avait de satisfaire ses instincts les plus sauvages n'est plus tolérée. Cruauté, rancune, besoin de persécution, etc. doivent être brimés pour obéir à une norme supérieure établie par le groupe. Mais puisque l'homme assume douloureusement ce divorce exigeant, la mauvaise conscience produit en lui un double effet. D'un côté, l'intériorisation de la force qui ne peut plus s'épanouir ou le retournement de la force active contre soi-même. Ce retournement produit la douleur. De l'autre côté, cette douleur est elle-même spiritualisée, pensée désormais comme conséquence d'une faute : c'est la culpabilité. La faute morale se comprend dans ce contexte. Le rapport de droit privé entre débiteur et créancier est transposé en une forme de dette particulière : celle que les communautés primitives devaient aux ancêtres-dieux, protecteurs de la race. C'est que l'on croit les générations des vivants entièrement dépendantes des réalisations des ancêtres. En ce sens, « on pense donc avoir une dette envers les ancêtres, une dette qui augmente dans la mesure où la génération devient plus puissante et plus victorieuse. Car l'accroissement de la puissance laisse penser que les ancêtres, qui continuent d'exister sous forme d'esprits, ont augmenté leur aide ».60(*) Les traditions culturelles diverses ne contestent pas cette croyance. Aussi vieille que le monde, l'idée d'une présence ancestrale toujours agissante fait croire à l'idée d'une dette évidente envers les ancêtres. Nietzsche donne à l'"assistance aux ancêtres" une dimension plus radicale. C'est une « obligation juridique, et nullement un simple devoir de sentiment dont on pourrait même contester l'existence pour la plus longue période de l'espèce humaine ».61(*) On comprend pourquoi certaines sociétés peuvent donner force de loi et valeur positive aux dernières volontés des mourants. La reconnaissance à leur égard tantôt doit se traduire « sous forme d'aliments (...), des bêtes, des chapelles, des témoignages de vénération, avant tout de l'obéissance - car tous les usages sont oeuvres des ancêtres, l'expression de leurs préceptes et de leurs ordres -». Tantôt elle doit susciter la crainte d'une contre-prestation rendue au « créancier », et impose un rachat considérable. Par contre, à chaque symptôme de décadence de la race, à chaque indice de dégénérescence ou d'accident désastreux, il revient à l'ancêtre fondateur de ressentir le moindre degré de son intelligence, de sa prévoyance et de l'efficacité de son pouvoir. Ainsi, où commence la croyance en des dieux (Dieu), sinon dans cette crainte d'un ancêtre en la protection duquel j'ai confiance. Dans la même proportion, le sentiment de dette envers les ancêtres a cédé à l'idée d'une dette envers Dieu ; dette dont l'homme ne pourra jamais s'acquitter. Dieu, le grand créancier, suscite en l'homme la conscience d'une faute permanente dans son être même. Ainsi, la faute morale est issue du sentiment d'offenser Dieu. L'homme se reconnaît désormais "pécheur". Mais ce péché qui se révèle la faute la plus hautement estimée, se retourne d'abord contre le « débiteur » (l'homme pécheur), chez qui la mauvaise conscience augmente, jusqu'à penser l'impossibilité définitive du rachat. C'est l'idée de la « damnation éternelle ». Le même péché se retourne également contre le "créancier" (Dieu). Que l'on considère la faute d'Adam, le péché originel, la privation du libre-arbitre ; que l'on cherche la nature d'où l'homme est sorti et où l'on place le principe du mal ; que l'on gémisse enfin sur l'existence elle-même « qui ne vaut plus la peine d'être vécue », l'humanité se retrouve devant un paradoxe terrible. Paradoxe d'un soulagement temporaire, qui fut le coup de la religion chrétienne : « Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer les dettes de l'homme, Dieu se payant à lui-même, Dieu parvenant seul à libérer l'homme de ce qui pour l'homme est devenu irrémissible, le créancier s'offrant pour son débiteur, par amour (qui le croirait ?), par amour pour son débiteur! »62(*) Pour Nietzsche, la religion chrétienne, à la suite du Judaïsme, est censée « avoir apporté la libération de l'individu par la possibilité du rachat personnel de la faute. Elle constituerait donc une révolution émancipatrice de la condition commune. »63(*) Mais au lieu de renverser son cours funeste, elle l'accentue. C'est « une libération qui tourne court ». En définitive, la faute morale est une transposition de la dette due aux ancêtres-protecteurs dans la relation de l'homme à Dieu, où l'homme (le débiteur) a le sentiment d'une dette persistante envers Dieu, le grand créancier. Cette dette est le péché. La notion de faute ainsi traitée, examinons le point crucial de notre exposé, à savoir ce qu'entraîne une faute sur le plan social et juridique : le châtiment ou la punition. * 58 P. Champromis, op. cit., p. 2007. * 59 Christophe Colera, Individualité et subjectivité chez Nietzsche, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 58. Selon Colera, l'expression anglaise « Social embodiment » ne gagnerait rien à être traduite. « Embodiment » signifie aussi bien incarnation que personnification. Il évoque l'idée d'exprimer, de mettre en application (to embody), et sous-entend également le corps (body) par lequel l'homme se rend présent au monde. * 60 Georges Goedert, op. cit., p. 287. * 61 GM, p. 145. * 62 GM, p. 152. * 63 Christophe Colera, op. cit., p. 67. |
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