Conclusion
Il apparaît désormais clairement que le mouvement
de révolution circulaire se manifeste à des degrés divers
dans les dialogues platoniciens. Il ne se contente pas d'être effectif
dans la rotation des astres ; il s'applique dans le devenir, en assurant les
cycles de décadence et de régénérescence, que se
soit dans le domaine du politique ou de la transmigration des âmes.
Le récit de ce mouvement est bien souvent mythique,
bien qu'il soit basé sur des proportions géométriques. Si
les mathématiques peuvent expliquer la régularité et
l'harmonie des cycles, Platon n'écarte pas les dieux issus de la
mythologie grecque et leur donne un rôle central dans la cosmologie. La
bonté démiurgique trouve son expression dans le nombre et dans la
forme circulaire, laquelle est la meilleure imitation possible de la perfection
et de l'immuabilité des Formes. Lors du retrait du démiurge, ce
sont les astres, animés par les âmes des dieux olympiens, qui
assurent la régularité des mouvements astraux. Mais la source du
mouvement, que ce soit pour le ciel ou pour le monde sublunaire, est
l'âme du monde, éternelle, automotrice et motrice de tous les
corps. L'âme du monde embrasse l'univers dans son ensemble, elle en est
l'intellection la plus aboutie. Ce mouvement circulaire est lié à
Nécessité, sans lui le corps du monde mourrait.
Tout comme le corps du monde est le véhicule de
l'âme et que l'âme donne la direction à son mouvement, la
tête de l'homme est le siège de l'âme qui guide son
existence. En effet, la correspondance entre le macrocosme et le microcosme est
maintenant évidente, le premier étant le modèle du second,
par sa perfection plus grande. Le fait que le non engendré est
supérieur à l'engendré est une constante chez Platon ;
cela explique la prépondérance des Idée sur la
matière, la supériorité de l'intelligible sur le sensible,
la primauté de l'âme sur le corps. La vie des hommes dans le monde
sensible est un simulacre de celle de la divinité, divinité sans
laquelle l'homme court à la destruction, comme l'illustre le mythe de
Kronos. Ainsi, alors que dans les cieux le mouvement de révolution
circulaire assure la mesure du temps, dans le sensible les cycles se traduisent
par la décadence inéluctable des organismes et des
cités, qui passent de la génération
à la vieillesse, du gouvernement vertueux à la tyrannie, avant
que de nouveau un nouveau cycle vertueux fasse jour. De là vient que
pour retarder la destruction de la cité, les hommes doivent imiter
l'harmonie cosmique et prendre pour modèle un pasteur divin. De
même, le cycle des âmes suit un parcours délimité
d'une part par Nécessité et ses filles, et d'autre part par leur
capacité à contempler l'intelligible, c'est-à-dire la
disposition qu'elles ont à mener une existence vertueuse. Le but ultime
de la recherche de la vérité est de rejoindre la perfection
céleste, afin de pouvoir enfin se passer de la chair et des
réincarnations. Il est donc possible d'échapper au cycle,
à condition de quitter le sensible pour l'intelligible. C'est là
l'espoir de la philosophie platonicienne.
L'inversion du mouvement rotatif, inclus dans le mouvement de
révolution circulaire, se traduit de plusieurs façons, en
fonction du sujet auquel il s'applique. Pour ce qui est de la course des
astres, la succession des périodes termine un cycle lors de
l'avènement de la grande année?, qui correspond à la
restitution de l'ordre originellement instauré par le démiurge.
Dans le monde sublunaire, l'inversion a des conséquences plus tragiques
pour les vivants. Elle est une catastrophe qui conduit au trépas une
bonne partie de l'humanité, plongeant les rescapés dans l'oublie
des cycles antérieurs. Lors de la rétrogradation, seuls ceux qui
ont assez contemplé la vérité survivent ; ils deviennent
les seuls témoins de l'âge révolu. Dans le domaine du
politique, la succession des périodes qui font progressivement passer de
l'aristocratie à la tyrannie, c'est-à-dire de la raison à
l'animalité, se conclut par le retour cyclique de la vertu, une fois le
règne du pire accompli, nécessairement. Pour ce qui est des
périodes de réincarnations des âmes, elles se poursuivent
jusqu'à accomplir un laps de temps estimé à dix mille ans
; après les réincarnations successives, la fin du cycle aboutit
à la possibilité pour toutes les âmes, durant une
période, de contempler l'intelligible. L'ascension totale des âmes
a pour but de trier celles qui ont les facultés et la volonté de
connaître le vrai et le beau, de celles qui sont trop faibles pour cela.
La sélection a pour vocation de déterminer le type de
réincarnations qu'elles subiront et la possibilité ou non d'une
réminiscence. Comme pour la grande année, il s'agit en quelque
sorte d'une remise à zéro significative d'un temps cyclique
supérieur aux périodes qu'il englobe. Tous ces
éléments confortent l'hypothèse de travail selon laquelle
le mouvement de révolution circulaire s'applique non seulement aux
rotations astrales, mais aussi au monde sublunaire, que ce soit pour les
plantes, les animaux, les hommes, les cités ou les âmes.
Loin d'être figée dans une rigidité
dogmatique, la pensée de Platon introduit une recherche constante de
l'harmonie, dont le nombre et la géométrie sont les piliers,
l'institution d'une justice divine conçue pour servir de modèle
à celle des hommes, mais aussi la liberté dans le choix de la
destinée humaine, qui confie à l'âme une part de
responsabilité dans sa destinée. Ce qui rythme l'ensemble de ce
mécanisme cosmologique et éthique est l'âme du monde,
principe du mouvement de l'univers. Le mouvement circulaire a donc une cause
ontologique, qui trouve sa justification en lui-même. Il est
antérieur à tout, et la cause de tout ; il est la condition
sine qua non de la vie du corps du monde et de tout mouvement
particulier. La circularité de son mouvement émaille des domaines
aussi divers que l'astronomie, le politique, le récit mythique, ou bien
encore la destinée des âmes. La pensée de Platon se refuse
à la linéarité du discours et de la temporalité,
préférant la perfection du mouvement circulaire. Cette
circularité n'est pas vaine, elle signifie une recherche de perfection ;
elle n'empêche nullement une évolution vers le bien et facilite au
contraire la dynamique vertueuse. Le mouvement circulaire a donc une
nécessité logique, doublée d'un sens moral. La
pensée de Platon porte en elle une dynamique unique -- celle de ce
mouvement singulier désigné sous le terme de mouvement de
révolution circulaire -- qui dans ses manifestations se décompose
en de complexes et subtiles modalités.
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