3. Des cycles de transmigration
a. De la mythologie traditionnelle à la justice
divine de Platon
Platon évoque la destinée des âmes dans
plusieurs de ses ouvrages, en particulier dans Phèdre, dans
L'apologie de Socrate, dans le Gorgias et dans La
République. Les dialogues portent sur des aspects
différents. Ainsi, le Gorgias insiste sur les avantages qu'il y
a à bien se comporter et insiste sur la proportionnalité de la
sentence ; Phédon montre que la mort (thanatos,
èÜíctçïñ), c'est-à-dire la
séparation de l'âme et du corps173, n'est qu'un
accès des justes à la félicité, et qu'il ne faut
donc pas la craindre ; La République évoque le choix
d'une nouvelle existence avant la renaissance. Les développements sur la
destinée des âmes sont présentés comme un mythe et
non comme un dogme, bien qu'ils semblent empreints de religiosité. Nous
ne pouvons pas écarter la dimension morale puisque l'âme est
jugée post mortem pour les actes qu'elle a commis lors de son
incarnation. La crainte du châtiment et l'espérance du bonheur
sont autant d'incitations à bien se comporter de son vivant.
L'espérance acquise est aussi un moyen de voir venir la mort avec une
certaine sérénité, la perspective de l'immortalité
de l'âme étant moins anxiogène qu'une disparition pure et
simple de son être dans le néant, comme le fait savoir Socrate
dans le Phédon. La justice divine fait en outre écho
à la justice humaine, ce qui confère au mythe une dimension
éthique.
Platon prolonge la tradition grecque, la poésie
d'Homère et d'Hésiode174, ainsi que la mystique
pythagoricienne et orphique -- mais il est vrai que les origines d'une croyance
en la vie après la mort sont bien plus anciennes et qu'on les retrouve
dans les civilisations sumériennes, égyptiennes et
hébraïques --. Dès lors, il faut évoquer la tradition
mythique dont Platon s'inspire, avant d'exposer ses propres apports. Selon
Homère, le partage de l'univers se fait entre Zeus, Poséidon et
Hadès : « Nous sommes trois frères, issus de Cronos,
enfantés Rhéa : Zeus et moi, et, en troisième
Hadès, le monarque des morts. Le monde a été
partagé en trois ; chacun a eu son apanage. J'ai obtenu pour moi,
après tirage au sort, d'habiter la blanche mer à jamais ;
Hadès a eu pour lot l'ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein
éther, en pleins nuages. La terre pour nous trois est un bien commun,
ainsi que le haut
173 Op. cit., p. 213 (Phédon 64 c).
174 Op. cit., pp. 292-293 (La République, V,
468 d-469 a).
Olympe175 ». La description
géographique est complétée ce même
poète176, qui avait déjà décrit le
chemin qui mène au royaume des morts : « Quand vous aurez atteint
le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts
et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants
profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison
d'Hadès ! À travers le marais, avance jusqu'aux lieux où
Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui,
du Styx, tombent dans le Cocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la
Pierre : c'est là qu'il faut aller177 ». Dans la
mythologie traditionnelle grecque, le jugement des âmes ne comportait que
deux options ; la première est réservée aux justes et
conduit à la félicité dans les îles des Bienheureux.
Ce lieu est déjà décrit dans un poème
d'Hésiode : « Zeus, fils de Cronos et père des dieux, a
donné une existence et une demeure éloignées des hommes,
en les établissant aux confins de la terre. C'est là qu'ils
habitent, le coeur libre de soucis, dans les Îles des Bienheureux, au
bord des tourbillons profonds de l'Océan, héros fortunés,
pour qui le sol fécond porte trois fois l'an une florissante et douce
récolte178 ». L'autre destination est
dédiée aux impies et les précipite dans le Tartare, lieu
d'expiation et de peine.
Platon complète la mythologie traditionnelle en la
rendant moins rudimentaire et plus équitable, grâce notamment
à l'avènement du règne de Zeus, lequel fait suite au
règne de Kronos179. Avant de parler du cycle des âmes,
il faut donc à nouveau revenir au temps révolu de Kronos, car
à cette époque la loi qui gouvernait la destinée des
âmes différait. Selon Platon, l'univers, lors du règne de
Kronos, est partagé entre trois dieux, Zeus, Poséidon et Pluton,
qui règnent respectivement dans les cieux, dans les eaux et sur la
terre180. Zeus est averti par Pluton que les jugements sont mal
rendus, car trop hâtifs et rudimentaires. Le dieu des cieux
remédie à ce problème en privant les hommes de la
connaissance du moment de
175 MAZON Paul, Homère Iliade, Tome III (chants
XIII-XVIII), Paris, Société d'Edition « Les Belles Lettres
», 1949, p. 73 (Homère, Iliade XV, v. 187).
176 Précisons ceci à propos de l'oeuvre d'art
qu'est l'Iliade d'Homère et des Travaux
d'Hésiode : « Le texte qui nous est parvenu de l'Iliade est une
?vulgate?, et il était déjà sans doute une vulgate
à l'époque où il fut apporté d'Asie Mineure en
Grèce [...] Cela ne veut pas dire qu'il est impossible de le
considérer comme remontant à un original unique, oeuvre d'un
poète créateur. Cela signifie seulement que de très bonne
heure le texte original est devenu un texte flottant ». MAZON Paul,
Homère Iliade, Tome I, (Chants I-VI), Société
d'Edition « Les Belles Lettres », 1937, Préface, p. V.
177 B ERARD Victor, L'Odyssée, poésie
homérique, Tome II : chants VIII-XV, Paris, Société
d'Edition « Les Belles Lettres », 1939, pp. 78-79 (Homère,
Odyssée, X, L'évocation des morts, v. 504-51 2).
178 MAZON Paul, Hésiode, Théogonie- Les travaux
et les jours- Le bouclier, Paris, Société d'Edition «
Les Belles Lettres », 1972, p. 92 (Hésiode, Les travaux et les
jours, v. 170).
179 Déjà évoquer Chapitre II, 2, a, p.
43.
180 Op. cit., p. 279 (Gorgias 523a-524 a).
leur mort, connaissance jadis enseignée aux hommes par
Prométhée. Plongés dans l'ignorance à ce propos,
les hommes sont dans l'obligation de penser à chaque instant à la
fin de leur vie, au lieu d'attendre le dernier moment pour se préparer
à passer devant le juge. Désormais l'appréciation du juge
ne sera plus biaisée par la prévoyance des prévenus,
puisque la comparution porte sur l'existence entière dudit jugé,
et non seulement sur ce qu'ils étaient au moment de leur mort. Zeus
prive alors les hommes de la possibilité de faire illusion lors du
jugement en leur ôtant leur enveloppe charnelle lorsqu'ils paraissent
devant le juge, car la beauté et la richesse ne doivent plus fausser la
destinée des âmes en les faisant paraître plus belles
qu'elles ne sont. Les hommes privés de corps et de vêtements,
c'est la vérité nue des âmes qui apparaît
dorénavant, et non plus les illusions du monde sensible. Il s'instaure
par conséquent une égalité devant le jugement, les rois
étant jugés sur les mêmes critères que les simples
citoyens. La règle s'applique aussi aux juges, afin de régler le
problème de la partialité et de rendre une justice de meilleure
qualité. D'ailleurs, Zeus remplace les anciens juges, qui étaient
des vivants sous le règne de Kronos, par ses propres fils, deux de
l'Asie -- Minos et Rhadamante -- et un d'Europe -- Eaque --. Ils rendent leurs
sentences dans la prairie où se situe le carrefour menant aux routes
conduisant aux îles Fortunées et au Tartare. Aux nouveaux juges
sont attribués des responsabilités spécifiques :
Rhadamante juge l'Asie, Eaque l'Europe et Minos est là pour aider ses
deux frères à trancher la décision en cas de doute sur la
destination de l'âme jugée. Avec ce système, les âmes
sont assurées d'être envoyées là où elles
méritent d'aller, puisque les juges sont foncièrement
équitables et qu'ils ont par nature une morale supérieure. La
justice (dikê, äßêç), administrée
par des dieux, acquière un caractère sacré, les hommes mis
à nu devant elle ne pouvant que ressentir sa
majesté181. Platon se sert de ce mythe pour exposer
l'idée qu'il se fait d'un juste jugement (krisis,
êðßæéñ) en plaçant comme
idéal la recherche de la vérité. C'est ainsi que l'on
passe du règne de Kronos à celui de Zeus.
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