Chapitre Premier : La figure du cercle
lors de la première démiurgie
1. Théodicée et proportions
a. Une volonté bienveillante
Le mythe narré par l'astronome pythagoricien de Locres
Timée présente une explication jugée
vraisemblable de l'origine de l'univers. Le modèle théorique
hypothétique part du principe que le démiurge créé
à partir des Formes (ou Idées, éäåct) le monde
en tentant de modeler la matière de manière à la rendre la
plus parfaite possible. Le rôle du démiurge est donc central et
introduit la distinction entre le producteur et son produit. Il est
l'organisateur de l'informe et le producteur des images sensibles et est par
nature bon5. Il tend a organisé le monde de la meilleure
façon qui soit. De là s'affirme la bonté divine, rendant
l'être bon et l'intelligence de l'être bonne. C'est pourquoi il
semble permis de qualifier la fonction démiurgique de
théodicée6. L'intelligence qui connaît se fait
démiurgique parce que « celui qui a constitué le devenir,
c'est-à-dire notre univers (...) était bon, or (...) il souhaita
que toutes choses devinssent le plus semblables à lui ». Par
conséquent, le démiurge ne peut constituer que les êtres
immortels ; il ne peut façonner les êtres mortels, car «
s'ils tenaient de moi leur naissance et leur participation à la vie, ces
êtres seraient les égaux des dieux »7. La
tâche de créer les mortels est donc révolue aux dieux issus
des dieux. Nous pouvons par conséquent distinguer deux
démiurgies, la première qui consiste à
générer le divin, c'est-àdire ce qui est toujours, et une
seconde vouée à produire le mortel, c'est-à-dire ce qui
devient toujours. Platon renoue avec les ambitions des premiers
métaphysiciens en proposant une explication totale de la
réalité tout en prenant compte du sujet pensant, cher à
Socrate. Ce qui ressort le plus dans ces dialogues est le souci de
dépasser le monde de la multiplicité, de l'impermanence et de
l'illusoire grâce à l'idée générale, une et
immuable, appartenant au monde intelligible composé d'idées
hiérarchisées. La plus haute perfection, la plus
générale et
5 BRISSON Luc, Le même et l'autre dans la
structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Editions
Klincksieck, 1974, p. 29.
6 PHILONENKO Alexis, Leçons
platoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 522. En
réalité le terme théodicée est
anachronique, puisqu'il a été créé en 1710 par
Gottfried Wilhelm von Leibniz dans son Essais de théodicée
sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du
mal. Cependant ce terme illustre la pensée de Platon qui postule
que le mal vient de la résistance de la matière à
intégrer entièrement le bien : « La puissance de Dieu est la
mesure de son être. Ce n'est pas Dieu qui est impuissant à
transformer pleinement à son image le Devenir ; c'est le Devenir qui ne
peut recevoir l'Etre entièrement ». GOLDSCHMIDT Victor, La
religion de Platon, Presses Universitaires de France, Collection mythes et
religions, 1949, p. 57.
7 Op. cit.., p. 134 (Timée 41
c).
la plus raisonnable de toute est l'Idée du Bien
(agathon, Üãaèüí), assimilable à
l'Idée du Beau. Cette pensée est exposée dans le
célèbre mythe de la caverne dans La
République8 et se retrouve dans la morale, la justice,
la politique et la cosmologie platonicienne.
Le Bien Suprême est donc clairement
désigné comme étant le terme ultime et la cause finale de
toute recherche du bien, puisqu'il est « ce que toute âme poursuit
et qui constitue la fin de tout ce qu'elle entreprend, ce bien dont elle
pressent l'existence sans pouvoir, dans sa perplexité, saisir pleinement
ce qu'il peut être »9. Il confère aux autres
formes beauté, harmonie, ordre, simplicité. Les philosophes sont
naturellement « épris de cette science qui peut éclairer
pour eux quelque chose de cet être qui existe éternellement et ne
se dissipe pas sous l'effet de la génération ou de la corruption
»10, car ils sont épris de vérité. Au
sommet du système est donc placée la Forme du Bien. Celle-ci
communique l'existence et l'essence, mais elle-même est encore
au-delà de l'essence, comme le montre la comparaison avec le soleil:
« Pour les objets de connaissance, ce n'est pas seulement leur
cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien,
mais c'est leur être et aussi leur essence (ousia,
ïýæßa) qu'ils tiennent de lui, même si le bien
n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence,
dans une surabondance de majesté et de puissance »11.
Ainsi le modèle (paradéigma,
ðaðÜäåéãìa) du Bien Suprême
existe en soi, il se suffit à lui-même et n'est pas qu'un plan de
création attendant un exécutant. Il faut remarquer que Platon
accorde une grande importance à la forme du Bien, puisqu'il
présente la bonté comme étant « le principe tout
à fait premier du devenir, c'est-à-dire du monde
»12 . La bonté est associée à la recherche
de perfection et d'ordre. Plus précisément, « la
bonté démiurgique est essentiellement la bonté,
déjà dérivée, de l'Intelligence procédant du
Bien, mais qui, rencontrant la Matière, prolonge la diffusion du Bien
»13.
Or, ce qui est le plus synonyme d'harmonie et d'ordre est la
symétrie (summetros,
Óòììåçðéct), celle-ci
s'opposant au chaos, au désordre et au sans mesure (ametros,
Üììåçðïñ). Le propre de la
symétrie est par conséquent de rester semblable (ana
logon, aíÜëïãïí), même lors
du mouvement. Le démiurge choisit cette propriété et
l'impose à l'Univers, car elle ressemble aux formes pures.
Découvrir les symétries dans le monde sensible est par
ailleurs
8 L EROUX Georges, Platon La
République, Paris, GF Flammarion, 2004, pp. 359-384 (La
République, VII, 514a-51 7b).
9 Ibid., p. 348 (La République,
VI, 505 e).
10 Ibid., p. 316 (La République,
VI, 485 b).
11 Ibid., p. 353-354 (La
République, VI, 509 b).
12 Op. cit., p. 118 (Timée, 29
e).
13 GOLDSCH MI DT Victor, La Religion de
Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 56.
une manière de connaître les copies des Formes.
En étudiant les rapports mathématiques, Platon comprend que ces
dernières permettent de découvrir les indices de l'intelligible
dans le sensible. Expliquons : Á et C n'ont aucune ressemblance.
Cependant, il suffit qu'A/B = B/C (B étant une identité
intermédiaire) pour qu'il existe un rapport entre A et C. L'âme du
monde a une structure mathématique et régit le mouvement avec des
rapports mathématiques. Elle est aussi l'identité
intermédiaire entre l'être et le devenir.
Que désigne le terme démiurge
(dêmiourgos,
äÞìéïíðãïñ) ? Le
mot provient du grec dêmios, qui signifie
plébéien, populaire, et de ergon, signifiant l'oeuvre,
le travail14. Mais Platon lui confère un sens philosophique.
Il faut donc le comprendre ici comme désignant le « le fabriquant
et le père de l'univers »15 . Il est le fabricant de par
son travail artisanal, tout en étant dirigé par un modèle
théorique. C'est pourquoi il n'est pas un créateur, mais
l'organisateur d'une matière et de formes déjà
présentes. Il est une entité distincte, dont la description se
fait souvent avec des termes anthropomorphiques. Il éprouve des
sentiments, souhaite, réfléchit, prévoit, raisonne et
parle. Cependant, il n'est pas un individu, mais plutôt une fonction ; sa
volonté s'appliquant au réel dans son ensemble, il devient celui
qui ordonne le monde, à la manière d'un représentant
juridique. Le travail artisanal est explicitement avancé par Platon, qui
le compare à un modeleur de cire, à un ouvrier travaillant le
bois ou à un assembleur d'éléments16. Le
démiurge imprime une forme à la matière, sans être
l'auteur de la forme. Les éléments de l'Univers sont le feu,
l'air, l'eau et la terre17, comme le font savoir l'opinion
traditionnelle et Empédocle à ce sujet. Il est fait mention de
relations entre les quatre éléments, les formes
géométriques connues à l'époque de Platon et les
lettres18. En somme, pour que la genèse de l'univers se
fasse, il faut une volonté exclusivement bienveillante -- le
démiurge --, puis une mise en ordre du chaos originel afin de
transformer celui-ci en un cosmos harmonieux -- travail artisanal du
matériau brut --. Il faut ajouter à cela le calcul et la
géométrie afin de rendre ce cosmos équilibré et
beau (kalon) -- fonction
14 GOBRY Ivan, Le vocabulaire grec de la
philosophie, Paris, Ellipses, Collection Vocabulaire de..., 2000, p.
33.
15 Op. cit., p. 116 (Timée 28
c).
16 Ibid., p. 190 : « Voilà ce
qu'avait en vue celui qui, à la façon d'un modeleur de cire,
fabriqua notre corps » (Timée 74 c) ; p. 123
(Timée 36 e) : « Ce dernier passa à l'assemblage de
tout ce qu'il y a de matériel à l'intérieur de cette
âme » ; voir aussi Timée 74 c, 28 c, 33 b, 30 b, 33
d, 76 e. CHAMBRY Emile, Platon
ProtagorasEuthydème-Gorgias-Ménexène-Ménon-Cratyle,
Paris, GF Flammarion, 1967, p. 401 (Cratyle 389 c). Op. cit.,
pp. 482-483 (La République, X, 596 c).
17 Op. cit., p. 261 (Gorgias 507
e). BRISSON Luc, Platon Phèdre, Paris, Flammarion, 2004,
pp. 117-118 (Phèdre 245 e- 246 c). Op. cit., p. 118
(Le Politique 269 d). MAROUANI Ahmed, Dieu, la nature et l'homme
dans les derniers dialogues de Platon, Thèse pour le Doctorat de
philosophie sous la direction de MATTEI Jean- François,
Université de Nice Sophia-Antipolis, faculté des Lettres, Arts et
Sciences Humaines, 2001, p. 218.
18 Op. cit., p.146 (Timée 48
b), p. 156-157 (Timée 54 d- 55 b) et p. 247.
intellectuelle et esthétique du démiurge --, et
il faut enfin introduire une intelligence qui anime la matière --
l'âme du monde19 --. Ce sont ces étapes que nous allons
évoquer dans ce chapitre.
Avant la démiurgie, l'univers existait, le
réceptacle (khôra ou chôra,
ýëç) était là, les Idées planaient dans
un lieu supra céleste, mais un chaos total régnait.
Khôra est par conséquent en deçà de
l'origine, elle est une errance, privée de logique et de discours qui
pourrait la raconter, elle est sans signification ni valeur. De plus, elle
n'engendre rien de sensible ou d'intelligible, elle n'est qu'un lieu de
réception. Elle est pourtant douée d'un mouvement qui lui est
propre, qui est source de résistance à la volonté
démiurgique et qui la rend rebelle à la perfection des
Idées20. Elle contraint le démiurge, de sorte qu'il
organise tout ce qu'il y a de visible de manière à ce qu'il n'y
ait rien d'imparfait, mais seulement « dans la mesure du possible »,
précise Platon régulièrement21. Ceci signifie
que le démiurge n'a pas un pouvoir absolu, puisqu'il est limité
par le milieu spatial, par le modèle des formes intelligibles et par la
nécessité. Il résulte de la résistance de
Khôra au savoir une part d'indétermination qui se
retrouve dans ce qui devient toujours, c'est-à-dire dans le monde
sensible. Cette limitation s'exprime dans le sensible, associé au
devenir, lequel s'oppose au savoir total qui est toujours.
Le démiurge commence donc par fondre les alliages avant
de constituer l'âme cosmique : « Entre l'être indivisible et
qui reste toujours le même et l'Etre divisible qui devient dans les
corps, il forma par un mélange des deux premiers une troisième
sorte d'Etre ; et de nouveau en ce qui concerne le Même et l'Autre, il
forma un composé tenant le milieu entre ce qu'il y a en eux
d'indivisé et ce qu'il de divisible dans les corps ; et, prenant ces
trois ingrédients, il forma de la même façon par un
mélange, où ils entrainent tous, une seule réalité,
en unissant harmonieusement par force la nature de l'Autre, rebelle au
mélange, au Même, et en les mêlant à l'Etre, formant
une unité à partir de ces trois choses22 ».
L'âme est composée par les mêmes éléments que
les autres réalités, c'est-à-dire par l'Etre, le
Même (tauton, ç~ýçüí) et
l'Autre (thatéron,
èÜçåðïí). Le premier mélange se
fait entre l'être divisible et l'être indivisible, entre le
Même divisible et le Même indivisible, entre l'Autre divisible et
l'Autre indivisible. Le second mélange se fait à partir du
résultat du premier mélange, autrement dit
19 Voir Chapitre I, 3, a, p. 23.
20 DERRIDA Jacques, Khôra, Paris,
Editions Galilée, 1993.
21 Exemples lisibles de cette restriction dans
Timée en 32 b, 37 d, 38 c, 42 e, 53 b, 65 c, 71 d, 89 d.
22 Ibid., p. 124 (Timée 35
a).
entre l'Etre intermédiaire, le Même
intermédiaire et l'Autre intermédiaire. Le résultat de ces
mélanges est l'âme du monde23.
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